Cognition et langage-D - L2C2

Cognition et langage Anne Reboul, L2c2, CNRS UMR5230 Depuis l'époque classique, les philosophes lient étroitement le langage et la pensée: d'Aristote (4me siècle avant notre ère), à Donald Davidson, mort en 2003, en passant par Leibniz et par les philosophes des lumières, les textes philosophiques insistent sur le fait qu'il n'y a pas de pensée sans langage. Par contraste, un certain nombre de travaux récents sur l'évolution du langage (qui s'interrogent sur la façon de rendre compte de l'émergence du langage dans le cadre de la théorie darwinienne) proposent des scénarios sociaux. Le plus connu d'entre eux a été proposé par l'anthropologue évolutionniste britannique Robin Dunbar. Le fait que le ciment social dans les groupes de primates est largement constitué par l'épouillage (qui ne concerne que deux individus, l'épouilleur et l'épouillé) imposerait une limite quant au nombre d'individus qui composent un groupe, nombre au‐delà duquel l'épouillage devient impossible parce que trop coûteux en temps (en d'autres termes, il interfère avec d'autres activités vitales, comme la recherche de nourriture ou de partenaires sexuels). L'idée défendue est donc que que le langage est le moyen d'établir un contact au‐delà des paires concernées par l'épouillage, parce que la transmission vocale permet de s'adresser à plusieurs individus à la fois. Lorsque les groupes humains ont dépassé la taille limite en deçà de laquelle l'épouillage est l'outil social par excellence, le langage prend le relai et constitue le moyen de maintenir la cohésion de groupe. Outre l'argument de l'épouillage, Dunbar note que la communication de nombre de primates comporte un pourcentage élevé de vocalisations qui n'ont pas d'autre fonction que la régulation sociale (elles accompagnent les contacts et limitent l'agression entre membres du groupe, mais ne désignent rien de spécifique), qui constitueraient donc la base à partir de laquelle le langage a évolué. Il ajoute, à la suite d'une étude statistique, que les conversations de bistrots (ou plutôt, dans le cas présent, de pubs) sont constituées de commérage à 70%. Le commérage étant une activité sociale, on peut en déduire que le langage a évolué pour des raisons sociales, qui en constituent la fonction. Les théories sur l'évolution sociale du langage semblent largement, si ce n'est entièrement, contradictoires avec l'hypothèse selon laquelle le langage est d'abord et avant toute chose un outil cognitif, permettant aux êtres humains d'acquérir des connaissances. Ces théories sociales rencontrent cependant un certain nombre de difficultés intrinsèques. D'abord, l'hypothèse selon laquelle le langage aurait évolué à partir des vocalisations sociales des primates parait difficilement tenable : les vocalisations sociales ne se retrouvent que chez les singes et non chez les grands primates (elles sont extrêmement limitées, voire inexistantes chez les gorilles, les orangs‐outans et même chez les chimpanzés, notre parent le plus proche du point de vue de l'évolution). Le scénario proposé par l’anthropologue évolutionniste britannique Robin Dunbar suppose donc qu'elles ont disparu chez l'ancêtre commun aux grands primates et qu'elles sont réapparues chez l'être humain, ce qui est peu plausible1. Ensuite, ces vocalisations n'ont pas de signification au sens strict du terme, elles ne désignent rien, ce qui en fait des précurseurs peu plausibles pour les mots et les phrases 1 R. Dunbar: Grooming, Gossip and the evolution of language. 1997 et R.
Dunbar, R. The human story: A new history of mankind’s evolution, 2004. du langage naturel. Enfin, des études neuroscientifiques montrent que la localisation des systèmes cérébraux qui leur sont sous‐jacents chez les singes les place parmi les systèmes émotionnels, ce qui ne se retrouve en rien pour la localisation cérébrale du langage chez les êtres humains. Qui plus est, on trouve chez les êtres humains un ensemble de signaux non verbaux (notamment le rire) qui sont à l'heure actuelle largement considérés comme l'aboutissement de l'évolution des vocalisations sociales des primates non humains et qui, même s'ils accompagnent souvent la communication linguistique, ne lui sont pas indispensables et, de fait, n'appartiennent pas au langage. Tous ces éléments militent pour une vision moins restrictive de l'évolution (et de la fonction) du langage. Un argument important dans cette optique consiste à remarquer que le scénario social proposé par Dunbar n'explique en rien pourquoi les unités linguistiques (les mots et les phrases) ont un contenu (représentent quelque chose). De ce point de vue, l'argument du commérage (et de son importance dans les interactions) n'est une justification de la thèse de Dunbar que si l'on change la signification du terme "social" : dans le scenario initial, le passage de l'épouillage physique au langage comme une sorte d'épouillage virtuel, "social" renvoie à la cohésion de groupe ; cependant, il n'y a aucune raison de penser que le commérage joue un rôle quelconque dans la cohésion de groupe. Plutôt, il permet de faire ou de défaire des réputations et joue donc un rôle dans les relations futures à l'intérieur du groupe, mais il n'est pas en lui‐même un facteur de cohésion. Et, à la différence des vocalisations sociales, il a un contenu et ce fait doit être expliqué, ce que la théorie de Dunbar ne semble pas en mesure de faire. ‐
‐ ‐ Les théories sociales sont apparus relativement récemment dans le champ de l'évolution du langage. Elles succédaient à des scenarios « cognitifs », qui faisaient reposer le langage et ses structures (notamment syntaxiques) sur des structures conceptuelles sous‐jacentes, permettant de représenter l'environnement en termes d'acteurs et d'actions : ce qui se retrouve à la fois dans la distinction entre les verbes et les noms et dans la structure syntaxique des phrases en termes de sujets, de verbes et d'objets2. (réf ?) Ces scénarios alternatifs venus de la linguistique générative des linguistiques cognitives ?) suggèrent que l'impulsion du langage est venue du système cognitif et notamment d'un développement spécifique des capacités conceptuelles humaines. Dans la mesure où le langage dans toute sa complexité apparait spécifique à l'espèce humaine, on peut supposer que ces capacités conceptuelles diffèrent fortement entre une espèce de primates, l'être humain, et les autres espèces de primates. La complexité de l'évolution humaine est marquée par le fait que l'évolution par la sélection naturelle est un processus efficace, mais lent: il se produit à l'échelle du temps géologique (où les unités pertinentes sont le million d'années) et non à l'échelle du temps historique (où les unités pertinentes se comptent tout au plus en quelques millénaires). Or le temps géologique est court en ce qui concerne l'évolution humaine : l'ancêtre commun le plus récent avec les chimpanzés a vécu dans une fourchette de 5 à 7 millions d'années et notre espèce, homo sapiens sapiens est apparu il y a environ 2 F. Newmeyer, Language form, and language function, 2000. 150 000 ans. On ne peut évidemment pas dater avec certitude l'apparition du langage, mais un faisceau d'indices convergents, liés tout à la fois aux données archéologiques (notamment une explosion technologique et symbolique il y a environ 30 à 50 000 ans, la révolution paléolithique) et la découverte récente d'un gène lié au langage, le gène FOXP2, qui semble coïncider, dans sa forme humaine (il remplit d'autres fonctions dans diverses espèces animales), avec l'arrivée de sapiens sapiens, vont dans le sens d'un apparition relativement récente. Si l'on suit la piste cognitive et conceptuelle, vu la faible durée disponible pour l'évolution de l'espèce humaine (≈ 5‐7 millions d'année), il semble raisonnable de chercher un élément en lui‐même peu important, mais avec des conséquences cognitives importantes. Vers la fin des années 90, le psychologue français Joël Fagot et son équipe, travaillant en psychologie comparée sur des primates à Marseille, ont mis en évidence des différences importantes entre les êtres humains et les autres espèces de primate dans le domaine de la vision. Alors que les singes ont une préférence pour le traitement local de l'information visuelle et semblent incapables de dépasser ce niveau de traitement, portant une attention démesurée au détail, les êtres humains ont une préférence pour le traitement global de l'information visuelle et perçoivent d'abord la forme générale d'un objet, avant d'en percevoir, lorsque c'est pertinent, les détails. En d'autres termes, les singes ne voient que l'arbre et pas la forêt, alors que les êtres humains voient d'abord la forêt, puis l'arbre. Il y a un consensus général sur le fait que la création de concepts implique une forme ou une autre d'abstraction, c'est‐à‐dire la possibilité d'ignorer les détails lorsque l'on voit un objet donné pour n'en retenir que ce qu'il partage avec d'autres objets de la même catégorie. Par exemple, mon chien Tolkien, qui est un labrador (un chien plutôt grand au poil ras et au museau allongé) est un chien, au même titre que le chien de ma voisine, Guimauve, qui est un pékinois (un petit chien à poils longs, avec un nez court). Le fait que la perception humaine favorise la perception de l'ensemble plutôt que des détails suggère que c'est cette particularité cognitive de niveau relativement bas qui a permis l'explosion conceptuelle qui caractérise l'espèce humaine (nous pouvons classer Tolkien et Guimauve non seulement comme des chiens, mais comme des canidés, des carnivores, des mammifères et des animaux). En d'autres termes, l'abstraction conceptuelle humaine se ferait dès le niveau de la perception. Bien que le débat soit intense autour des capacités conceptuelles animales, il faut reconnaître que la psychologie comparée n'arrive pas à mettre en évidence dans les espèces animales des concepts aussi riches et organisés dans des hiérarchies aussi complexes que ceux que l'on trouve chez les êtres humains. Qui plus est, les expériences en question ne réussissent qu'au terme de processus d'apprentissage longs et laborieux, alors que, comme montre l'acquisition du langage, la conceptualisation humaine se fait facilement et rapidement (on évalue le vocabulaire d'un enfant à l'entrée en primaire à 3 à 5 000 mots). La capacité humaine à grouper les objets en catégorie permet également l'accumulation de connaissances sur les membres des catégories en question et c'est ici que nous retrouvons les structures conceptuelles évoquées plus haut. Nous sommes capables non seulement de classer Tolkien et Guimauve comme des chiens, mais aussi de savoir que les chiens aboient, qu'ils chassent les lapins quand l'occasion se présente, qu'ils sont de bons gardiens, qu'ils peuvent mordre, etc. etc. De fait, il ne semble pas y avoir de limite en principe à la quantité de connaissances que l'on peut accumuler à propos des objets rassemblés par un concept. Ce type de connaissances semble imposer des représentations structurées en agent – action – patient. La question que l'on peut se poser dès lors est celle de la nature de ces représentations et celle de leur émergence : d'abord, rien n'impose que les représentations en question (par exemple, les chiens aboient) soient (ou puissent prendre une forme) verbale(s). De fait, les sourds‐muets utilisent des représentations non verbales, gestuelles, pour communiquer. Mais, au‐delà, rien n'impose que ces représentations soient publiques, que l'on puisse les partager avec d'autres: nous pouvons avoir une représentation du fait que les chiens aboient sans que cette représentation nous ait été communiquée par autrui et sans la communiquer nous même. On retrouve là une hypothèse philosophique très ancienne, dissociable en elle‐même de l'hypothèse d'un lien entre langage et pensée, mais qui lui a souvent été associée, celle d'un langage intérieur, un langage de la pensée. Cette hypothèse est centrale dans les débats contemporains en sciences cognitives et il y a un certain nombre d'arguments en sa faveur, notamment le fait mis en évidence par un grand nombre de travaux en psychologie du développement que les enfants avant un an (avant l'acquisition du langage) possèdent un grand nombre de concepts et de connaissances qui ne dépendent donc pas du langage. Une question évidente est celle de l'émergence d'un tel langage de la pensée. Une hypothèse intéressante a été proposée par Liane Gabora, une psychologue américaine, sur la base des théories de la complexité. La notion centrale est celle d'auto‐organisation : à partir du moment où un certain nombre (critique) de concepts sont liés entre eux, le processus s'accélère et les concepts récents s'insèrent dans le réseau ainsi obtenu automatiquement. Qui plus est, l'organisation du réseau (les liens entre les concepts) se structure elle aussi automatiquement, selon des structures "syntaxiques". On aurait donc un langage de la pensée qui aurait évolué préalablement au langage public (verbal) sur la base de l'évolution (probablement adaptative) d'une préférence perceptuelle spécifique à l'espèce humaine. Reste cependant à savoir pourquoi le langage est devenu public. Il faut ici faire une différence entre deux types d'évolution, l'évolution biologique, dont il a été dit plus haut qu'elle nécessite un temps géologique, et l'évolution culturelle, dont nous n'avons pas encore parlé. L'évolution culturelle, dans ses manifestations les plus abouties, semble, à l'exemple du langage, proprement humaine: si l'on peut parler de cultures animales, c'est dans un sens très restreint, qui n'inclut, par exemple, pas de manifestations symboliques et qui ne montre pas l'accumulation caractéristique des cultures humaines. L'évolution culturelle est en partie semblable à l'évolution biologique (les artefacts notamment, par exemple, les outils, semblent obéir à des processus de sélection), mais la différence majeure est l'échelle temporelle: là où l'évolution biologique nécessite le temps géologique et la longue durée, l'évolution culturelle se satisfait de durées beaucoup plus courtes et se situe dans le temps historique. On peut ainsi distinguer l'évolution du langage, comme capacité cognitive biologiquement déterminée, qui est biologique, de l'évolution des langues, comme outils de communication publique, qui est culturelle (mais bien évidemment en grande partie contrainte par la nature du langage au sens biologique et cognitif). Cette double évolution, biologique et culturelle, permet de rendre compte de deux caractéristiques apparemment opposées du langage naturel, la diversité des langues d'une part et l'universalité d'un certain nombre de structures, notamment syntaxiques, de l'autre. Reste à savoir pourquoi les langages publics sont apparus. Une hypothèse extrêmement récente et intéressante, proposée par un anthropologue et un psychologue français, Dan Sperber et Hugo Mercier, suggère que la fonction principale d'un langage public est d'argumenter3. (réf ?). Cette hypothèse repose sur un scenario social bien diffèrent de celui propose par Dunbar : l'activité collective est particulièrement développée dans les groupes humains et elle suppose l'accord des membres du groupe non seulement sur les fins, mais sur les moyens. Le langage public permet d'atteindre un consensus quant aux actions à entreprendre en permettant aux membres du groupe de présenter des raisons pour telle ou telle décision ou contre telle ou telle autre. Dans cette optique, l'évolution du langage public s'accompagne de l'évolution des capacités humaines de raisonnement, permettant la production et l'évaluation des arguments. On obtient ainsi un scenario dans lequel le langage est à la fois cognitif et social, ce qui explique pourquoi les langages humains comportent des caractéristiques liées a la communication et d'autres liées à la cognition, suivant le modelé œcuménique proposé par le linguiste canadien Frederick Newmeyer au début des années 2000. (réf.) 3 H. Mercier, H. La Théorie Argumentative du Raisonnement, Thèse E.H.E.S.S, 2009.