La Madone du Breuil une oeuvre inconnue de Léonard

LA MADONE DU BREUIL
UNE ŒUVRE INCONNUE DE LEONARD DE VINCI ?
Conservée en France dans une collection particulière, la peinture de chevalet objet de
cette étude est à ce jour tout à fait inconnue des spécialistes de la Renaissance italienne. Ce
tableau peint sur bois1, que son style et ses caractères d’ancienneté apparents tendent à
rattacher à l’école florentine, représente une Vierge de profil fortement inspirée de la Vierge
à l’Enfant et deux anges de Filippo Lippi, du musée des Offices de Florence. La Vierge, en
buste, inclinée dans une position de prière, présente le côté droit de son visage au spectateur.
Sa robe bleue laisse entrevoir la tonalité rougeâtre de sa cotte. Comme chez la Madone de
Lippi, son front nu est orné d’un fin collier de perles et sa coiffe faite d’un mélange
artistiquement élaboré de nattes, de perles, et de très fine toile de soie transparente,
développée en de multiples plis. Le paysage sur lequel elle se détache, probablement inspiré
lui aussi de la Madone de Filippo Lippi, est toutefois dans un état d’altération tel qu’il est
presque impossible de l’observer dans ses détails.
La Madone du Breuil (collection privée).
1
. Le bois du panneau paraît être du noyer ou une autre essence s’en approchant. Le panneau mesure 48 cm de
hauteur sur 36 cm de largeur (35,5 cm à la base, le côté droit du panneau étant légèrement rogné).
1
Filippo Lippi, Vierge à l’Enfant et deux anges,
musée des Offices, Florence.
En effet, la peinture est très sombre et jaunie, comme en témoigne particulièrement la
coiffure de la Vierge. De plus, on observe en plusieurs endroits un chanci important du vernis,
notamment sur l’épaule de Marie. Le tableau est dans un état de conservation fort inégal. Les
parties sombres (paysage, robe) ont mal résisté au temps, alors que le visage est assez bien
conservé. Au niveau du décolleté de la Vierge, où une petite partie de la couche picturale a
sauté, on remarque une impression très sombre (bleu ou brun foncé ?), qui paraît avoir été
appliquée par le peintre sur l’ensemble du tableau. Pour accentuer le caractère aérien de la
coiffure, l’artiste semble avoir peint celle-ci sur le fond bleu clair en couche légère utilisé
pour le ciel. Ce dernier semble lui-même peint sur une impression sombre. Le pigment bleu
employé dans la partie inférieure du tableau (vêtement et paysage) a beaucoup foncé avec le
temps. Il pourrait s’agir d’un bleu artificiel à base de cuivre. Peut-être le paysage comporte-til également certains glacis à base de goudron. Le visage de la Vierge, pour lequel le blanc de
plomb, siccatif puissant de l’huile, a vraisemblablement été utilisé, est dans un état de
conservation relativement satisfaisant. Quelques glacis de laque rouge modèlent les yeux, le
2
nez, la bouche et l’ombre du maxillaire inférieur. Le tableau, dans ses parties sombres comme
dans ses parties claires, ne semble pas avoir fait l’objet de restaurations ou de retouches.
La Madone du Breuil (avec son cadre).
Le cadre, assemblage de quatre baguettes de bois recouvertes de plâtre mouluré doré à
l’or fin2, présente un savant décor végétal, plus ou moins inspiré des rais-de-cœur, mais qui
s’éloigne cependant de ce motif classique par une composition singulière, dont aucun
équivalent n’a pu être repéré à ce jour. Il s’apparente, par son style, aux cadres de la première
Renaissance italienne. Toutefois, sa sobre élégance tranche avec la richesse des cadres du
Cinquecento, composés d’éléments d’architecture classique et de multiples frises alternant
nombre de motifs ornementaux. Cette sobriété, qui s’accorde pleinement avec celle du
tableau, semble plus en adéquation avec les productions du Quattrocento. Est-il permis
d’émettre l’hypothèse que le cadre, qui entretient des rapports esthétiques étroits avec la
peinture, pourrait avoir été spécifiquement conçu pour cette dernière, et à la même époque,
peut-être par le peintre lui-même comme cela arrivait couramment3 ?
2
. Il mesure, dans ses parties extérieures, 43,5 cm de largeur sur 56 cm de hauteur et comporte quelques fissures
çà et là. Les clous retenant le panneau dans son cadre et les crochets de suspension du cadre sont d’époque
récente.
3
. Cf. par exemple : Filippino Lippi, Vierge à l’Enfant avec saint Etienne et saint Jean Baptiste, retable de la
salle de l’Audience, 1503, Musée municipal de Prato (Italie).
3
CONTEXTE ARTISTIQUE
Comme nous l’avons dit, tout semble rattacher la Madone du Breuil aux productions
picturales florentines du dernier tiers du Quattrocento. A cette époque, le thème de la Vierge,
la plupart du temps associée à l’Enfant, entourée ou non d’anges ou de saints personnages, est
particulièrement apprécié en Italie et dans les autres pays d’Europe occidentale, en raison,
notamment, du développement de la doctrine de l’Immaculée Conception (encouragée par une
bulle du pape Sixte IV en 14764). A Florence, le type de Madone créé par Filippo Lippi
apporte, dans les années 1460-1480, un élan novateur aux représentations traditionnelles de la
Vierge. Il connaît un vif succès et sera repris de façon récurrente par les émules du peintre.
Le choix du modèle pourrait donc orienter, de prime abord, vers un élève ou suiveur
de Filippo Lippi. Mais les choses sont-elles aussi simples ? Pas si l’on observe attentivement
le tableau. En effet, si l’on retrouve bien, chez cette Madone, la plupart des éléments
graphiques caractéristiques de celle de Filippo Lippi (profil, coiffure, collier de perles sur le
front, vêtement...), en revanche le peintre s’en écarte délibérément par un traitement, non pas
plus réaliste, mais tout à la fois plus mystérieux et plus humain. La Vierge semble plongée
dans une pieuse et profonde méditation. Son visage, plein de sagesse et de maturité, n’a plus
grand chose à voir avec celui de la jeune femme gracieuse, à la beauté idéalisée, peinte par F.
Lippi. La scène est empreinte d’une atmosphère mystérieuse qui n’existe pas dans les œuvres
du célèbre peintre florentin. Contrairement à ce que l’on pourrait trouver dans la copie
studieuse et appliquée d’un élève, on a ici une œuvre très personnelle, plus spirituelle, fort
éloignée esthétiquement de son modèle. L’exécution très libre de cette dernière dénote le
caractère indépendant et volontaire de son auteur.
Mais est-il seulement possible d’attribuer la Madone du Breuil à un atelier florentin
plutôt qu’à un autre ? On distingue traditionnellement deux courants dans la peinture
florentine de cette époque : l’un se rattachant à Baldovinetti et réunissant Verrocchio, les
Ghirlandaio et les Pollaiuolo, l’autre regroupant Filippo Lippi, Sandro Botticelli et Filippino
Lippi. Cette distinction demeure très théorique étant donné la diversité des inspirations et des
influences réciproques. Ainsi, Botticelli subit l’influence de Filippo Lippi, mais aussi celles de
Verrocchio et d’Antonio del Pollaiuolo. De plus, les échanges ne se font pas seulement à
l’intérieur de ce qu’on appelle « l’école florentine » : le Pérugin, par exemple, bien
qu’étranger à la ville de Florence, passera quelques temps dans l’atelier de Verrocchio. La
Madone du Breuil, même si elle s’inspire d’un tableau de Filippo Lippi, est en décalage
artistique avec son modèle et apparaît comme une œuvre difficile à relier à un courant précis
de la peinture florentine.
A partir des années 1480-1485, sans toutefois disparaître, l’engouement des peintres
florentins pour les Vierges dans le style de celles de Filippo Lippi est quelque peu éclipsé,
sous l’impulsion notable de Léonard de Vinci, par un nouveau type de Vierge plus réaliste et
moins figée. Pour cette raison, il paraît peu probable que la Madone du Breuil ait été peinte
après ces années-là. De plus, comme elle s’inspire de la Vierge à l’Enfant et deux anges des
4
. Sixte IV « approuva en 1476 la fête de l’Immaculée Conception (avec messe et office propres)... »
(J. N. D. Kelly, Dictionnaire des Papes, Brepols, 1994, p. 522).
4
Offices, elle est donc postérieure à 1465 environ, date à laquelle on admet que Filippo Lippi a
peint sa célèbre Madone.
La réalisation de la Madone du Breuil pourrait donc se situer entre 1465 et 1485
environ. Ces dates extrêmes se trouvent d’ailleurs confortées par l’observation et la datation
du cadre, dont il a été question plus haut.
L’ŒUVRE D’UN PRECURSEUR
La singularité de la Madone du Breuil tient également à ses caractéristiques
techniques. L’utilisation de l’huile dans cette peinture, à une époque où la détrempe était
encore majoritairement employée à Florence, traduit le caractère précurseur du peintre, sa
volonté de progresser dans son art. Sa démarche expérimentale est confirmée par le mauvais
état de la peinture, manifestement dû en partie à l’utilisation de ce nouveau liant, avec par
endroits un séchage trop lent des couches picturales sous-jacentes.
Si l’on observe encore le tableau, on s’aperçoit aussi que le peintre s’écarte des
principes traditionnels du disegno. Il introduit un effet de clair obscur et créé l’atmosphère
évanescente et mystérieuse de la scène au moyen d’un rendu relativement vaporeux du
contour et des traits et modelés du visage de la Vierge. Or cette technique n’est pas sans
rappeler le sfumato, procédé bien connu introduit par Léonard de Vinci aux alentours de 1480.
Progressivement employé par le peintre, il connaîtra son apogée dans la Joconde5, la Sainte
Anne, la Vierge, l’Enfant et l’agneau6 et surtout dans le Saint Jean-Baptiste7.
La personnalité du peintre de la Madone du Breuil paraît donc celle d’un homme
d’une grande sensibilité, qui s’écarte volontairement, tant sur le plan technique qu’esthétique,
de la peinture telle qu’on la conçoit habituellement à son époque, à Florence. Le choix de la
Madone de Filippo Lippi comme modèle suppose aussi une certaine humilité, et permettrait
presque d’en déduire que l’auteur de la Madone du Breuil est encore relativement jeune. Car
s’il faut du talent pour avoir réalisé une copie aussi libre, il faut aussi l’humilité de la jeunesse
pour s’être livré à cet exercice de copie, caractéristique de la méthode de formation des
peintres de l’époque.
Si l’on procède à un tour d’horizon des peintres florentins de la seconde moitié du
Quattrocento mais également de leurs contemporains appartenant à d’autres « écoles »
italiennes, on est obligé d’admettre qu’aucun ne répond objectivement au portrait qui vient
d’être ébauché. Aucun si ce n’est Léonard de Vinci lui-même. La Madone du Breuil, même si
elle emprunte un modèle connu de la peinture florentine s’écarte de façon trop évidente, par
sa facture, du style des deux Lippi, de Botticelli8, de Baldovinetti, des Pollaiuolo, des
Ghirlandaio, ou encore de Lorenzo di Credi, pour ne citer que les peintres les plus célèbres.
5
. Paris, musée du Louvre.
. Paris, musée du Louvre.
7
. Paris, musée du Louvre.
8
. On peut, pour s’en convaincre, la comparer par exemple à La Vierge à l’Enfant avec saint Jean-Baptiste de
Botticelli, conservée au Louvre, où la Vierge est également présentée de profil.
6
5
Plutôt que de peindre l’élégance et la délicatesse comme tous l’auraient fait, chacun à leur
manière, le peintre de la Madone du Breuil cherche, au moyen d’une technique novatrice, à
évoquer la Vierge Marie non pas comme un être gracieux et idéalisé, mais comme une
personne de chaire et d’os, dont l’expression et la beauté, empreintes de spiritualité, sont là
pour toucher le spectateur. La scène entière repose sur la Vierge, dont le peintre tente de
traduire les saintes et profondes pensées.
Quel peintre relativement jeune, et en même temps extrêmement doué, pouvait-il
s’intéresser à un procédé (le sfumato) inventé par Léonard et que ce dernier commençait à
peine à mettre en pratique vers 1480 ? Quel peintre à la sensibilité aussi proche de celle de
Léonard de Vinci aurait peint avec une technique aussi semblable à la sienne et à la même
époque ? On serait bien en peine de trouver réponse à ces questions tant les connaissances
actuelles sur l’œuvre de Léonard permettent, comme nous allons le voir, non seulement de
mettre en relief les nombreuses analogies entre la Madone du Breuil et les œuvres
autographes reconnues de Léonard, mais encore de replacer cette dernière dans la carrière du
peintre, au moment où quittant l’atelier de Verrocchio, il s’affranchit des modèles du maître et
affirme son indépendance.
UNE ŒUVRE DE JEUNESSE DE LEONARD ?
A la fin des années 1470, Léonard de Vinci semble s’intéresser particulièrement aux
représentations de la Madone. Il multiplie, avec de nombreuses variantes, les études
d’Adoration et de Vierge à l’Enfant, passant de modèles « verrocchiesques » enseignés dans
l’atelier du maître et conformes aux goûts du moment, à un type de Vierge plus réaliste et plus
humain. Cherchant à peindre le monde réel, il introduit dans les représentations de la Vierge à
l’Enfant un mouvement physique qui rend la scène plus vivante et émouvante, plus proche du
spectateur. Ce nouveau type de Madone inventé par le peintre et qui va renouveler
l’iconographie traditionnelle, semble partir de l’observation de scènes de la vie de tous les
jours, celles, touchantes, d’une jeune mère avec son bébé.
De cette époque datent plusieurs études présentant d’importantes similitudes avec la
Madone du Breuil. C’est le cas de celles pour une Nativité conservées au Metropolitan
Museum of Art de New York 9 et à la Royal Library de Windsor Castle 10, de l’étude pour une
Madone au chat conservée au British Museum11, ou encore de celle pour une Vierge à la
coupe de fruits conservée au Louvre 12, chez lesquelles on perçoit le même penchant de
Léonard pour les Vierge à la tête inclinée et pensive, dont le visage respire la sagesse.
9
. Inv. 17.142.1.
. Inv. 12560.
11
. Londres, British Museum, inv. 1856-6-21-1 r et v.
12
. Cabinet des dessins, inv. 486.
10
6
Etude pour la Madone au chat, British Museum,
Etude pour la Vierge à la coupe de fruits, musée du Louvre.
Etude pour la Madone au chat, musée des Offices.
Madone du Breuil.
7
Etude pour la Madone au chat, musée des Offices.
Mais la plus intéressante de ces représentations mariales est le dessin de la Madone au
chat conservé au musée des Offices13. Ce dessin semble presque directement dériver de la
Madone du Breuil. La Vierge est vue sous un angle légèrement différent, mais inclinée dans
une position très semblable. Son front nu, la position décalée de ses yeux l’un vis à vis de
13
. Florence, musée des Offices, Gabinetto dei disegni e delle stampe, 421 E r.
8
l’autre, l’expression calme et intelligente de son visage, sont très proches de ceux de la
Madone du Breuil.
Madone du Breuil.
Etude pour la Madone au chat,
musée des Offices (détail du visage).
On retrouve, chez cette Madone au chat, les vêtements portés par la Madone du
Breuil, vêtements directement empruntés à la Madone de Lippi : robe de dessus arrondie sur
les épaules dont le décolleté en forme de « V » laisse entrevoir la cotte. Or, Pietro C. Marani,
dans un ouvrage de 1999 consacré à Léonard, note très judicieusement que lorsqu’on examine
ce dessin de la Madone au chat, « on s’aperçoit que Léonard part d’une représentation de la
Vierge légèrement de trois quarts et au visage penché vers l’Enfant, typique de la peinture
florentine des années 1470 (on la retrouve en particulier dans la Vierge de Berlin de
Verrocchio, dans celle de Sandro Botticelli du Museo dello Spedale degli Innocenti à
Florence ou dans celle de Filippo Lippi conservée aux Offices) »... D’après lui, « il semble
que la Vierge, à l’origine, n’ait pas été associée à ce mouvement [celui du groupe] :
observatrice immobile de l’Enfant qui lui échappe littéralement des bras, elle retient son fils
d’un geste timide dénué de force et d’efficacité ; même son expression n’est pas
appropriée »14.
Cette observation de Marani est particulièrement intéressante. Sans connaître bien
entendu l’existence de la Madone du Breuil, il remarque donc que la Vierge représentée dans
la scène de la Madone au chat des Offices dérive d’un modèle fixe de représentation tel qu’on
peut le trouver, notamment, dans la Vierge à l’Enfant et deux anges des Offices. Or ce
« modèle fixe » dont s’est servi Léonard pour la Madone au chat, n’est-il pas justement la
Madone du Breuil et indirectement la Vierge à l’Enfant et deux anges de Filippo Lippi ? C’est
ce qu’on est en droit de penser. La Madone du Breuil paraît précisément constituer un stade
14
. Pietro C. Marani, Léonard de Vinci, Actes Sud/Motta, 1999, p. 87 a.
9
intermédiaire entre la Madone de Lippi et la Madone au chat. Cette dernière a d’ailleurs avec
la Madone du Breuil certains points communs que l’on ne retrouve pas chez la Madone de fra
Filippo Lippi, tels que le décalage entre les deux yeux, qui ne se situent pas sur le même axe,
ou la forme plus développée du front proportionnellement aux autres parties du visage.
Dans les années 1470, la Vierge à l’Enfant et deux anges de Filippo Lippi est, à n’en
pas douter, un modèle du genre pour tous les jeunes peintres de la génération de Léonard. Ce
type de représentation de la Madone (Vierge assise, à mi-corps, avec l’Enfant) s’imposera à la
plupart des peintres florentins de cette génération, non seulement aux élèves de Lippi, mais
aussi à l’atelier de Verrocchio. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que la plus célèbre des
représentations sacrées de Lippi ait servi de modèle au jeune Léonard. Aussi précoce et génial
qu’il soit, aussi indépendant et autodidacte qu’il puisse paraître, Léonard n’en partage pas
moins les valeurs communes à tous les jeunes peintres florentins de son temps. A la fin des
années 1470, l’œuvre de Filippo Lippi inspire toujours autant d’intérêt et de respect. Gloria
Fossi note d’ailleurs qu’en 1481, on parle encore « d’un Filippo gratioso, c’est à dire
gracieux, ce qui dans la tradition humaniste se traduit par capable de communiquer clairement
les notions d’harmonie, la diversité des éléments et des ornements »15. Elle ajoute que
« l’hommage solennel que lui rendit Laurent le Magnifique à vingt ans environ de sa mort est
sans nul doute le signe que sa célébrité n’avait pas subi de baisse. Laurent de Médicis (qui fut
pourtant moins indulgent pour les frasques des artistes que ne l’avait été Cosme l’Ancien)
chargea Filippino Lippi d’élever pour son père une tombe imposante dans la Cathédrale de
Spolète, ville où Filippo était mort en 1469 ; tombe plus grandiose que celles que les
Florentins avaient conçues pour Giotto et Brunelleschi »16.
La plupart des auteurs ont attribué le changement opéré par Léonard de Vinci dans sa
façon de représenter la Vierge à l’Enfant, c’est à dire son passage d’un modèle fixe d’atelier à
une scène « en mouvement », à sa méthode d’observation directe de la réalité. Dans le Codex
Atlanticus17 Léonard précisera en effet que la méthode visant à copier diverses compositions
de divers maîtres « serait bonne si elle se fondait sur des œuvres excellemment composées et
dues à des maîtres habiles, mais ceux-ci étant si rares que l’on en rencontre fort peu, il est plus
sûr d’aller directement aux œuvres de la nature qu’à celles qui furent imitées avec grand
dommage d’après ses originaux, et ainsi acquérir une mauvaise méthode ». Pour lui, « la
peinture va déclinant et se perdant d’âge en âge quand les peintres n’ont pour modèle que la
peinture de leurs prédécesseurs »18.
Mais ce goût incontestable de Léonard pour l’observation de la nature ne semble pas,
en particulier à ce moment de la carrière du peintre, en contradiction avec l’observation de
l’iconologie traditionnelle, surtout lorsqu’elle vient d’un maître tel que Filippo Lippi. Dans
son Traité de la peinture, Léonard ne conseillera-t-il pas aussi de s’exercer d’abord la main à
reproduire des dessins exécutés par de bons maîtres et, une fois cet entraînement acquis, de
s’adonner au dessin d’après nature ? C’est ce que remarque Pietro C. Marani : « Je me
15
. Gloria Fossi, Filippo Lippi, Paris, 1989, Philippe Sers éditeur, Paris, p. 19.
. Id., ibid., p. 21.
17
. Milan, Biblioteca Ambrosiana, Cod. Atl., f. 534 v. (ex. 199 v-a). Cité d’après Marani, op. cit., p. 329 a.
18
. Milan, Biblioteca Ambrosiana, Cod. Atl., f. 181 r-a. Cité d’après Serge Bramly, Léonard de Vinci, éditions J.C. Lattès, 1988, p. 96, note 38.
16
10
demande si l’investigation de la nature et son imitation tant soulignée, aussi bien à l’époque
des Sforza dans le Paragone que plus tard dans le nombre de préceptes que Léonard réunira
dans le Traité de la peinture..., ne constituaient pas une théorie destinée tout entière à
s’opposer aux mauvais maîtres du Quattrocento trop éloignés d’une peinture naturelle, plutôt
qu’en une méthode opératoire à l’intention du peintre »19.
La Madone du Breuil semble bien illustrer un aspect du talent de Léonard qu’on ne
saurait négliger : sa capacité à emprunter des modèles de maîtres jugés dignes d’intérêt et à
s’en servir pour créer des œuvres très personnelles, d’un genre nouveau. Filippo Lippi, pour
composer son célèbre tableau, s’était servi d’un thème iconographique connu, celui de la
Vierge de l’Adoration inclinant la tête vers l’Enfant Jésus couché sur le sol, telle qu’elle
apparaît dans les Nativités20. Dans sa composition, il avait fait le choix d’assoir la Vierge sur
un siège, de hausser la position de l’Enfant et de lui adjoindre deux anges, construisant une
scène d’intérieur peuplée d’aimables bambins. Bien que charmant, le résultat en est peu
naturel, car le regard de la Vierge se dirige toujours vers le sol, alors que l’Enfant Jésus ne s’y
trouve plus... Avec la Madone du Breuil, Léonard prend le contrepied de fra Lippi.
S’intéressant exclusivement à la Vierge, il écarte délibérément les autres personnages et place
Marie au centre d’une composition, dans laquelle elle se détache sur un paysage lointain. Il
adopte ainsi la mode flamande, comme l’avait fait Piero de la Francesca dans ses portraits de
Federico de Montefeltro, duc d’Urbino, et de son épouse21. Là où Filippo Lippi nous livre une
Vierge curieusement perdue dans ses pensées au milieu d’enfants joyeux et agités, le peintre
de la Madone du Breuil nous invite à méditer avec Marie dans le silence et la solitude
absolue. L’artiste veut donner à voir les pensées de la Vierge. Suivant l’évolution de la pensée
religieuse de son époque, a-t-il voulu représenter la Vierge Marie hors du temps humain ?
Marie dans la pensée de Dieu avant l’Immaculée Conception ? Ce qui est sûr, c’est que le
paysage, sans doute lui aussi inspiré par le célèbre tableau de fra Lippi, est là pour souligner
l’harmonie mystérieuse de l’âme humaine et du cosmos. Une restauration du tableau, en
rendant l’arrière-plan à nouveau visible, permettrait sans doute de confirmer les points
communs avec le tableau du maître. Gloria Fossi note que le paysage du tableau de fra Lippi
« constitue comme un tableau dans le tableau » et « annonce déjà les vastes paysages de
Léonard de Vinci »22...
Si l’on s’intéresse à ce tournant dans la carrière du peintre que sont les dernières
années de la décennie 1470, on ne peut ignorer la note de Léonard qui se rapporte à ses
travaux du moment. Cette note autographe, qui figure sur un feuillet actuellement conservé
aux Offices, nous informe qu’en décembre 1478, le peintre avait commencé deux « Vierge
Marie »23. Elle a donné lieu à de nombreuses spéculations sur lesquelles nous ne reviendrons
pas ici. Il nous semble néanmoins que l’identification de ces deux « Vierge Marie », si tant est
qu’elle soit possible un jour, doit reposer sur un postulat simple que les spécialistes ont eu
19
. Pietro C. Marani, op. cit., p. 329 b.
. Ce thème iconographique, très prisé par Filippo Lippi, se retrouve également chez son fils Filippino : voir
l’Adoration de l’Enfant de 1478 (Musée des Offices), qui, par son dépouillement, n’est pas sans rappeler la
Madone du Breuil.
21
. Florence, musée des Offices.
22
. Gloria Fossi, op. cit., p. 68.
23
. Feuillet 446 E r : " A di[cem]bre 1478 incominciai les due Vergini Marie ". Cité d’après Pietro C. Marani, op.
cit., p. 83 b.
20
11
tendance à négliger : commencées en même temps, les deux Vierge devaient, sur le plan
graphique, présenter de nombreux points communs. La Madone du Breuil, susceptible
d’éclairer d’un jour nouveau l’œuvre peint de Léonard, peut-elle être identifiée à l’une des
deux « Vierge Marie » auquel le peintre fait allusion ? On ne peut l’exclure. La note de
Léonard prouve au moins que toutes ces études de Madone, dont nous avons montré ci-dessus
les rapports avec la Madone du Breuil, ne restèrent pas à l’état de projet mais donnèrent lieu,
bien au contraire, à la réalisation ou tout au moins au commencement de l’exécution de deux
« Vierge Marie ».
A côté de la note de Léonard, sur le même feuillet, figurent deux profils masculins. Or,
à ce moment de sa carrière (vers 1477-1480), où la représentation de la Vierge Marie
constitue pour lui un sujet de prédilection, Léonard étudie également des profils tant
masculins que féminins. De cette époque datent un Profil de guerrier du British Museum, des
études de profils conservées à Windsor Castle24, et une tête de profil figurant sur le même
feuillet que l’étude pour une Nativité dont nous avons parlé plus haut (conservée elle aussi à
Windsor Castle).
Parmi tous ces profils, certaines têtes de femmes du feuillet 12276 (recto et verso) de
Windsor, sont très proches de la Madone du Breuil, dont elles partagent notamment une
caractéristique : le mouvement arrondi de la coiffe au niveau de la nuque. Ce détail semble
avoir particulièrement plu à Léonard, qui le répète plusieurs fois sur le feuillet. Il s’agit
manifestement d’un élément graphique emprunté à la Vierge à l’Enfant et deux anges de
Filippo Lippi.
De plus, bien qu’elle s’inspire de la Madone de Lippi, on retrouve chez la Madone du
Breuil un type de visage cher à Léonard, servant tant aux représentations de jeunes femmes
que de jeunes hommes, et qui semble correspondre à l’idée qu’il se fait de la jeunesse et de la
beauté. Ce type de visage est déjà utilisé par le peintre pour l’ange de son Annonciation,
conservée au Musée des Offices. On le trouve aussi dans l’étude d’une Tête de femme
conservée au même musée25 ou chez le Jeune homme de profil qui fait face à un Vieillard26. Il
se laisse également deviner, notamment, dans l’esquisse de visage figurant en haut à gauche
de l’étude de Draperie conservée à Rome27 et dans l’étude pour un Profil de femme conservée
à Milan28. Ces différents visages de profil, au caractère parfois androgyne, ont la même pureté
juvénile, la même finesse des traits.
24
. Inv. 12276 r et v.
. Florence, musée des Offices, Gabinetto dei disegni e delle stampe, inv. 428 E r.
26
. Florence, musée des Offices, Gabinetto dei disegni e delle stampe.
27
. Gabinetto nazionale delle stampe, Fondo Corsini, inv. F. C. 125770.
28
. Milan, Pinacoteca Ambrosiana, inv. F 274, inf. 14.
25
12
Léonard de Vinci, L’Annonciation, musée du Louvre (détail de l’Ange).
Léonard de Vinci, Jeune homme faisant face à un
vieillard (détail), musée des Offices.
13
Comparaison des visages de l’Ange de l’Annonciation (musée du Louvre), de la Madone du Breuil (collection privée)
et du Jeune homme faisant face à un vieillard, après inversion du visage (musée des Offices).
DES ELEMENTS CARACTERISTIQUES DE L’ART DE LEONARD
La Madone du Breuil partage avec les œuvres peintes autographes de Léonard, tant
celles de sa jeunesse que de sa maturité, plusieurs particularités techniques.
Il n’est pas inutile, d’une part, de préciser qu’elle est peinte, selon toute apparence, sur
un panneau en noyer. Or, le bois de noyer est justement le « matériau que Léonard préconise
dans l’un des préceptes du manuscrit A de l’Institut de France, où il décrit aussi très
précisément le processus à suivre pour peindre un tableau sur bois »29. La Dame à
l’hermine30, la Belle Ferronnière31 ou le Portrait d’un musicien32, sont peints sur du noyer.
D’autre part, comme nous l’avons déjà souligné, la Madone du Breuil est peinte à
l’huile, ce qui est loin d’être un détail anodin pour l’époque. Dans son ouvrage sur la
Renaissance italienne 1460-1500, André Chastel montre très bien à quel point la peinture à
l’huile, technique empruntée aux peintres flamands, se révéla novatrice à Florence, dans les
années 1470 : « ...connue depuis les années 1425-1430, plus sérieusement prise en
considération vers 1450, c’est encore après 1460 que la nouvelle technique va être finalement
expérimentée : le milieu qui réagit le mieux est - semble-t-il - l’atelier de Verrocchio. Parmi
les notes les plus anciennes de Léonard, entré dans cet atelier vers 1464, il y a précisément des
recettes de vernis et de mélanges de couleurs (Codex Atlanticus, 262 r°, e). Le style fini qu’on
pratique dans l’atelier, la recherche d’effets moelleux chez Lorenzo di Credi, autre élève de
29
. Pietro C. Marani, op. cit., p. 177 b.
. Cracovie, Czartoryski Museum.
31
. Paris, musée du Louvre.
32
. Milan, Pinacoteca Ambrosiana.
30
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Verrocchio, sont significatifs. Il s’agissait bien d’une révolution : la technique de la tempera
(détrempe), avec sa matité et sa richesse tonale, est entièrement remise en question par le
nouveau mode de poser la couleur, dont la fluidité permet les reprises, la fusion des tons et
d’innombrables nuances »33. Toutes ces possibilités offertes par la peinture à l’huile, Léonard
va les utiliser pour mettre au point sa technique du sfumato, déjà perceptible chez la Madone
du Breuil. Les imperfections techniques de cette dernière, liées à l’utilisation encore
expérimentale de l’huile, traduisent pleinement le caractère empirique de l’art de Léonard en
cette fin des années 1470. On retrouve des imperfections du même genre dans d’autres œuvres
du peintre comme la Vierge à l’œillet34 ou la première Vierge aux rochers35.
D’autres particularités de la Madone du Breuil méritent d’être évoquées.
Celle de sa coiffe, par exemple, négligemment disposée en de multiples petits
« paquets », comme chez la Madone de Lippi ou celle de Verrocchio de Berlin 36, et qui
annonce déjà de façon étonnante, par son caractère vaporeux, le voile de la Sainte Anne du
Louvre.
Ou encore celle du paysage, à l’arrière-plan : bien que difficile à observer, car plongé
actuellement dans l’obscurité faute de restauration, on voit qu’il a été traité, comme le ciel, en
longs coups de pinceau volontairement désordonnés. Ces longs coups de pinceau
caractéristiques, il nous semble les retrouver de façon assez troublante dans les paysages de
Léonard, en particulier celui du Saint Jérôme inachevé de Rome37.
Comme nous l’avons écrit plus haut, les yeux, le nez, la bouche et l’ombre du
maxillaire inférieur de la Vierge sont enveloppés d’un glacis de laque rouge. Ce glacis
accentue le caractère sanguin de la carnation. Mais, en ce qui concerne plus particulièrement
le contour de la partie inférieure de la mâchoire, il n’est pas impossible qu’on ai là une
tentative de Léonard de mise en pratique des recommandations sur les reflets de la chair, et
plus précisément des reflets de la chair sur la chair, qu’il formulera dans son Traité de la
peinture : « les reflets de la chair qui reçoit la lumière d’une autre chair sont plus rouges et
présentent une meilleure carnation qu’aucune autre partie de la peau de l’homme ». Le
précepte sur les reflets colorés de la chair trouve sa pleine application dans La Belle
Ferronnière, sur la joue de laquelle se reflète la couleur rouge de sa robe.
Enfin, la Madone du Breuil présente une autre caractéristique à ne pas négliger : en
observant de près le tableau, on remarque sur la paupière, le bas de l’œil et le menton de la
Vierge, de longs traits pratiquées à dessein à l’aide soit d’un pinceau, soit du doigt. Or, le
traitement de la surface picturale avec les doigts est une constante dans l’œuvre de Léonard. Il
utilise cette technique dans le Baptême du Christ (peint avec Verrocchio)38, le Portrait de
33
. André Chastel, Renaissance italienne 1460-1500, Gallimard, 1999, p. 757, réédition en un volume de
Renaissance méridionale Italie 1460-1500 et Le Grand Atelier d’Italie 1460-1500, publiés en 1965 aux mêmes
éditions, dans la collection " L’univers des Formes ".
34
. Munich, Alte Pinakothek.
35
. Paris, musée du Louvre.
36
. Berlin, Gemäldegalerie, n°104 A.
37
. Rome, Pinacoteca Vaticana.
38
. Florence, musée des Offices.
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Ginevra Benci39, l’Annonciation des Offices et, plus tard, dans le paysage du Saint Jérôme
inachevé ou la seconde Vierge aux rochers40. Ce procédé d’estompage, tout en renforçant
l’effet de sfumato, permet d’accentuer la réalité des carnations. S’il s’agissait de traces de
doigts, ce que seules des analyses scientifiques seraient à même de confirmer, elles pourraient
constituer une sorte de signature autographe de Léonard.
La Madone du Breuil (détail du visage).
39
40
. Washington, National Gallery of Arts.
. Londres, National Gallery.
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CONCLUSION
La Madone du Breuil pourrait donc se révéler un maillon essentiel dans la
connaissance de l’œuvre de Léonard de Vinci et la genèse de son art. Divers indices autorisant
sa datation dans les dernières années de la décennie 1470-1480, époque où le peintre quitte
l’atelier de Verrocchio pour se mettre à son propre compte, elle semble une transition entre les
œuvres de jeunesse et celles de la maturité. Plus encore que ses autres œuvres autographes, la
Madone du Breuil témoignerait du génie précoce de Léonard, chez lequel s’établit un
décalage entre l’apprentissage et les enseignements qu’il va acquérir seul par l’observation de
la nature et la mise en œuvre de techniques qui lui son propres. On a parlé, à propos de la
Dame à l’hermine, d’un « mouvement de l’âme ». Si le mouvement physique est évidemment
absent chez la Madone du Breuil, puisque la représentation de Marie est ici réduite à sa plus
simple expression, en revanche le mouvement de son âme, la profondeur de ses pensées,
transparaissent de façon remarquable à travers l’expression de son visage. On ne peut
s’empêcher d’établir des parallèles avec les recommandations de Léonard : « donne à tes
figures une attitude révélatrice des pensées que les personnages ont dans l’esprit ; sinon ton
art ne méritera pas la louange »41, ou encore « cette figure est plus louable dont l’attitude
exprime le mieux la passion qui l’anime »42.
L’unité de traitement de la Madone du Breuil semble exclure d’emblée la possibilité
d’une collaboration entre plusieurs peintres : tout porte à croire qu’il s’agit bien d’une œuvre
autographe de Léonard. On peut espérer qu’elle fasse un jour l’objet d’analyses scientifiques à
même de conforter cette attribution au célèbre peintre, en mettant en évidence les éléments
caractéristiques de son art qui n’ont pu qu’être partiellement évoqués ici.
Contact Madone du Breuil / Madonna du Breuil / Léonard de Vinci / Leonardo da Vinci :
[email protected]
41
42
. L’une des idées fondamentales du Traité de la peinture.
. Ms 2038 de la B.N.F., f°29 v. Cité d’après S. Bramly, op. cit.
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