Une profession de foi libertine ?

Séquence 3, séance 9
Une profession de foi libertine ?
Objectif : Dans quelle mesure ce texte propose-t-il une profession de foi libertine ?
Support : Manon Lescaut de l’Abbé Prévost (L’Ecume des Lettres p. 54)
Activité : Lecture analytique
v La situation du passage :
Le texte est extrait de la longue discussion entre Tiberge et Des Grieux lors de sa détention à Saint Lazare. Le procédé est habile et
efficace : utiliser un temps mort de l’action pour offrir un débat d’idées qui se substitue à l’action. L’extrait est une réponse aux
critiques de Tiberge, c’est un texte rhétorique, argumentatif, réfutant une objection de Tiberge sur le « faux bonheur du vice ». Echo de
l’épisode de Saint-Sulpice, l’extrait est encore un exemple de dispute (de débat polémique sur un sujet théologique, philosophique),
d’exercice d’éloquence, comme celui soutenu en Sorbonne, avec cette fois-ci un renversement de thèse : la rhétorique n’est plus au
service de la religion mais de l’amour.
L’importance du passage est enfin soulignée par la sympathie dont Prévost entoure la thèse de Des Grieux en la rapportant au
style direct alors que la pensée de Tiberge n’a eu droit, précédemment, qu’à un traitement au discours indirect. Tout autant que Tiberge,
c’est le lecteur qui doit être persuadé au terme de ce discours. Tiberge ne sera pas convaincu ; sa réaction sera indignée comme le
montre l’extrait. C’est qu’il perçoit part de manipulation qui régit ce développement : sous le discours explicite et avoué de Des Grieux,
qui ne prétend que défendre le droit à aimer et souffrir, Tiberge entrevoit un discours implicite, une impiété qui consiste à substituer au
bonheur de la religion la sanctification par la passion.
v L’argumentation audacieuse de Des Grieux
o Une réfutation :
Il s’agit pour Des Grieux de réfuter l’accusation de conduite insensée, d’effacer la contradiction soulevée par Tiberge d’une poursuite de
l’amour perçue comme une suite de malheurs. Le but de Des Grieux est résumée à la fin de notre extrait : « L’unique chose que je veux
conclure ici, c’est qu’il n’y a pas de plus mauvaise méthode pour dégoûter un cœur de l’amour que de lui en décrier les douceurs et de
lui promettre plus de bonheur dans l’exercice de la vertu » l. 27-29.
Les marques de l’argumentation sont nombreuses :
Le vocabulaire de l’argumentation se retrouve, dans ce texte : qu’il est aisé de vaincre, lorsqu’on oppose rien à vos armes !
Laissez-moi raisonner à mon tour » l. 1-2 ; « c’est un paradoxe insoutenable » l. 7 (le paradoxe est une idée qui va à
l’encontre de l’opinion commune ou qui contient une contradiction). Tiberge utilise aussi le vocabulaire du raisonnement
(spécieux) : « ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c’était un malheureux sophisme » l. 21-22.
La démonstration par l’argumentation par analogie (définie plus loin) l. 2-19
L’omniprésence des connecteurs logiques qui structurent le propos : « or » l. 9, « donc » l. 17 etc.
Le raisonnement sous forme de syllogisme (un type de raisonnement logique reposant sur deux prémisses et qui aboutit à une
conclusion :
§ « De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir » l. 29-31
§ « Or, le cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous les plaisirs, les plus doux
sont ceux de l’amour » l. 31-33
ð Conclusion, laissée au lecteur : L’amour est donc la voie privilégiée pour atteindre le bonheur.
o Le raisonnement par analogie :
Le raisonnement de Des Grieux est particulièrement efficace. Il repose sur une analogie entre la morale hédoniste du jeune homme et
celle que défend Tiberge, dont les fondements sont religieux. Dans les deux cas, il s’agit de trouver le bonheur (l. 19), mais par une
audace rhétorique inouïe, Des Grieux substitue à la dévotion divine l’amour d’une femme comme moyen d’atteindre le bonheur. Il
évoque à deux reprises les similitudes entre la quête spirituelle de Tiberge, faite de douleurs et de renoncements, et les souffrances de
l’amour : « une disposition toute semblable » (l. 12-13) ; « Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien » (l. 1718).
De nombreux procédés rhétoriques soutiennent son argumentation, on citera entre autres :
–
l’emploi de questions rhétoriques (l. 2 à 6 ; l. 11 à 13) ;
–
les hyperboles (« mille peines » l. 8, « tissu de malheurs » l. 9, « mille douleurs » l. 13) ;
–
le parallélisme (« le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné » l. 19). Si l’on suit le raisonnement du Chevalier,
la voie religieuse choisie par Tiberge et celle du libertinage ont en commun cet ascétisme de la souffrance.
Cette équivalence, cette « égalité » comme la nomme Des Grieux, est soulignée par des parallélismes de construction et des reprises de
mots :
1
-
aux « tissus de malheurs » (reprenant « mille peines ») au travers desquels on tend à la félicité » fait écho le symétrique :
« je tends au travers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprès de [Manon] ».
Les images du mélange et de la traversée malheureuse se retrouvent dans les éléments du comparé (l’amour) et du
comparant (la religion) : dans les deux cas on évoque un « terme » heureux qui justifie les tourments endurés (« on tend à la
félicité » l. 9, « un terme heureux qu’on espère » l. 11 ; « vivre heureux auprès d’elle » l. 14,
dans les deux cas on fait appel à un soutien du cœur, « la force de l’imagination » d’un côté l. 10, « l’espérance d’arriver à
mon terme » l. 15 de l’autre pour surmonter les contrariétés du réel.
Les situations sont donc identiques.
Ce raisonnement par analogie s’avère être aussi un argument d’autorité (la religion est la référence absolue, hors de toute réfutation) :
si l’identité des deux situations est établie, on ne peut plus alors blâmer son attitude sans condamner dans le même temps la conduite
des chrétiens vertueux, des martyrs. Des Grieux en ressort protégé, rendu hors d’atteinte par l’autorité des saints. Pour ce faire, il lui
faut rendre incontestable cette égalité et établir que la vertu chrétienne ne s’acquiert pas sans peines diverses (l. 2-9). En effet, si son
malheur à lui ne fait pas de doute, celui des martyrs chrétiens est plus contestable. Il est d’ailleurs contesté par les mystiques dont Des
Grieux s’empresse de dissocier Tiberge (les mystiques considèrent que les douleurs du martyre sont déjà un bonheur en soi) : « Direzvous, comme le font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un
paradoxe insoutenable. » l. 5-7. Des Grieux insiste alors que la réalité des souffrances du martyr : il les évoque dans deux séries
graduées et orientées vers des situations concrètes : « peines, traverses et inquiétudes » d’abord, « prisons, croix, supplices et tortures
des tyrans » ensuite, qui l’autorisent à reprendre enfin l’ensemble de manière hyperbolique sous la forme de « mille peines ».
o Une redéfinition du bonheur, mêlé de malheur :
Finalement, Des Grieux se livre à un raisonnement sur un mot : le mot bonheur. A la base de la démonstration, il y a un argument par
définition. Il faut faire admettre que la peine entre dans la définition du bonheur, que l’inquiétude est comprise dans le sens du mot,
qu’être heureux n’est pas incompatible avec le fait d’endurer des malheurs. L’argument consiste à redéfinir le bonheur en proposant une
définition analytique, ce qu’on appelle encore une définition en extension (c’est-à-dire en énumérant les propriétés du terme) telle que
soit admise la coexistence d’états heureux et d’états malheureux dans le bonheur. La première partie du texte exploite ainsi le champ
lexical de la dénomination : Des Grieux interroge sur « ce que vous appelez le bonheur » l. 3, puis il enquête sur le nom donné aux
diverses souffrances endurées avant de se livrer à une nouvelle définition péremptoire : « Ce bonheur […] ce n’est qu’un tissu de
malheurs au travers desquels on tend à la félicité » l. 7-9. La généralisation opérée par le « on » permet de glisser de la conception
chrétienne et vertueuse du bonheur à la sienne, celle du bonheur amoureux, objet de sa revendication. Ce tour de passe-passe est visible
dans l’emploi du « or » l. 9 : Des Grieux cherche à démontrer la grande proximité des deux chemins vers le bonheur : si Tiberge
accepte que le bonheur chrétien soit parfois mêlé de malheur (l. 9-11), il doit aussi accepter les peines que Des Grieux endure pour
être heureux avec Manon : « pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensée, dans ma conduite, une disposition toute
semblable ? » l. 12-13.
v Des Grieux revendique le droit à l’amour
Le Chevalier développe un discours très particulier, qui s’apparente à une sorte de morale à rebours des conventions sociales et
religieuses. Cette morale a une finalité, la recherche du bonheur, et se donne comme moyen principal pour l’atteindre, l’amour : « J’aime
Manon ; je tends au travers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprès d’elle » (l. 13-14). Elle évolue dans le dernier
paragraphe du texte vers l’hédonisme : « il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir » (l. 30-31).
On peut donc bien parler de morale dans la mesure où Des Grieux expose une règle de conduite générale (aimer passionnément)
orientée vers un objectif supérieur (le bonheur). En revanche, là où la morale dominante prône le contrôle des passions pour atteindre
un bonheur éternel dans l’autre vie, la morale libertine cultive la passion qui procure plaisir et bonheur, ici et maintenant.
o La légitimité de l’amour :
Explicitement, Des Grieux ne veut que plaider en faveur du droit à aimer. Pour établir cette légitimité de l’amour, Des Grieux s’appuie
sur son expérience, son « je » est omniprésent dans le texte. Cette implication personnelle est mise en évidence au milieu du texte avec
de manière très éloquente : isolée par la parataxe (absence de subordination), une proposition indépendante concentre ce défi à la
morale traditionnelle : « j’aime Manon » ; l’amour est à la fois affirmé et assumé, il semble tout expliquer, tout justifier. Après le
raisonnement analogique précédent, cette affirmation absolue, sans adverbe, sans précision circonstancielle, avec un présent
d’énonciation qui prend presque la valeur d’un présent de caractérisation (l’amour que porte Des Grieux à Manon le caractérise dans sa
personne), prend un air de gravité solennelle. Cette expression indique ce dont Des Grieux a conscience : que dans ce sentiment
amoureux, le bonheur va côtoyer le malheur, la joie va alterner avec les chagrins. Ce mélange de bonheur et de malheur est sensible
dans le balancement même des propositions : « la voie par où je marche est malheureuses // mais l’espérance… » l. 14-15 ou encore
« un moment passé avec elle // tous les chagrins que j’essuie » 16-17. C’est une reprise presque philosophique du thème de SaintSulpice (lors de la discussion entre Manon et Des Grieux) : « Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je
lis ma destinée dans tes yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! »
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o Le droit à aimer et à souffrir :
Le droit à aimer devient le droit à souffrir, le droit au malheur volontaire. Si Prévost semble ici accorder sa préférence à la thèse de
Des Grieux et non à celle de Tiberge, il ne soutient pas constamment son héros, et l’homme de qualité, porte-parole de l’auteur dans
l’Avis qui sert de préface au roman, rejoint plutôt le point de vue moral de Tiberge : « [le public] verra dans la conduite de M. Des
Grieux un exemple terrible de la force des passions. J’ai à peindre un jeune aveugle qui refuse d’être heureux, pour se précipiter
volontairement dans les dernières infortunes. » Le texte est une réponse à ce jugement : l’aveugle est lucide, il sait que l’amour vaut les
souffrances. En acceptant les douleurs, les peines, Des Grieux s’autorise aussi les joies, les plaisirs.
o Un bonheur charnel :
Son bonheur est charnel, il passe par les sens : la fin du texte est une succession d’évocations de formes de « douceurs » procurées par
l’amour l. 29. Le terme de la quête de Des Grieux est de vivre « tranquille auprès d’elle » l. 14 un bonheur « sensible au corps » car
Manon est présente physiquement dans ces instants de bonheur. La réalité de la souffrance légitime la réalité du plaisir : l’expérience de
la souffrance ôte tout interdit sur l’expérience du plaisir. « Le bonheur que j’espère est proche » est une formule qui s’achève par une
syllepse (sens propre et figuré employé en même temps) : le bonheur est proche parce qu’il est d’un avenir prochain (sens temporel) ; il
est proche aussi parce qu’il est là auprès de Des Grieux, dans la présence même de Manon (sens spatial) : le bonheur est une
expérience sensible. Les affirmations péremptoires de la fin du discours insistent sur le plaisir des sens qu’apporte l’amour, et qui
constitue le bonheur : « il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir (…) de tous les plaisirs les plus doux sont ceux de
l’amour » l. 30-31.
o Le bonheur comme quête :
Le bonheur par l’amour est enfin l’objet d’une quête. Espéré au terme d’une traversée douloureuse, il est rencontré également en
chemin : c’est la métaphore de la voie et de la marche et qui, dans le texte, éclaire cette double présence du bonheur : le bonheur total
à venir, ou le bonheur partiel, mêlé de malheur, mais présent. Les moments de bonheur avec Manon, goûtés çà et là répandent de la
douceur là il y a le malheur et font espérer un bonheur total dans le futur. Grâce aux moments de bonheur, la quête pénible devient
allègre, les signes s’inversent : un « moment » efface « tous les chagrins », la peine se mue en plaisir. L’amour repose sur une
certitude : le bonheur est humain, accessible, on le connaît par expérience et l’avant-goût que l’on en a rend à la fois plus impatient et
plus confiant dans la suite de la quête.
v La religion de l’amour qui supplante la religion chrétienne
S’il y a liberté d’esprit et même peut-être provocation de la part de Des Grieux, c’est dans la mesure où l’analogie qu’il établit ne
sert pas seulement à justifier l’amour qu’il a pour Manon, à établir une simple équivalence entre religion et amour. Des Grieux avance
distinctement la supériorité du bonheur dans l’amour sur le bonheur dans la vertu ; il termine même son discours par là.
o La supériorité du bonheur apporté par l’amour :
La comparaison entre bonheur spirituel et bonheur amoureux était déjà audacieuse, la conclusion l’est plus encore : elle donne
l’avantage au bonheur amoureux en avançant plusieurs arguments :
le plaisir le plus sûr est le plus grand : plus sûr parce qu’il est prochain « l’autre est éloigné » l. 19.
le plaisir le plus grand repose sur les sens : « le cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que, de
tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l’amour » l. 31-33.
Le plaisir des sens répond aux aspirations de la nature : « De la manière dont nous sommes faits… je défie qu’on s’en
forme une autre idée » l. 29-31.
Remarquons le raisonnement sous forme de syllogisme (un type de raisonnement logique reposant sur deux prémisses et qui aboutit à
une conclusion) :
Prémisse majeure : « De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir »
l. 29-31
Prémisse mineure : « Or, le cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous les plaisirs, les
plus doux sont ceux de l’amour » l. 31-33
ð Conclusion, laissée au lecteur : L’amour est donc la voie privilégiée pour atteindre le bonheur.
Des Grieux rejoint donc ici l’esprit des Lumières en proclamant la supériorité de l’expérience sensuelle sur les hypothèses de la raison ;
il ne croit qu’au tangible, au concret. La suite de la conversation de Des Grieux et de Tiberge le confirme : « Confessez qu’avec des
cœurs comme nous les avons, [les délices de l’amour] sont ici-bas nos plus parfaites félicités ». Cette valorisation d’ici-bas jette un
certain discrédit sur l’au-delà : c’est finalement le programme de bonheur proposé par la religion qui est mis en échec. Le bonheur
chrétien est mis en doute, le bonheur de l’amour règne en souverain.
o Une religion qui exige des martyrs :
Des Grieux confère au plaisir les mêmes attributs qu’à la religion. En premier lieu : il exige des martyrs : Des Grieux dépeint son
cheminement vers le bonheur comme un martyre, un chemin parsemé de sacrifices et d’épreuves. Là encore, la comparaison avec les
saints éclaire sa conception de l’amour comme religion : Des Grieux pour Manon, comme les saints pour Jésus-Christ, a connu les
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peines, les traverses (les malheurs dans la langue classique) et les inquiétudes. Mieux encore, le martyre des saints est évoqué avec des
mots assez larges pour englober aussi métaphoriquement les aventures malheureuses vécues par Des Grieux :
les « tyrans » l. 5 sont les empereurs romains qui ont persécuté les premiers chrétiens mais aussi les de manière
hyperbolique, les figures d’autorité qui abusent de leur pouvoir pour contrarier l’amour de Des Grieux pour Manon
(M. de B., le père de Des Grieux, le vieux G… M…) ;
la « prison » l. 4, il la connaît au moment même où il prononce ce discours ;
les « supplices et les tortures » l. 5 enfin rendent assez bien compte de son tourment moral après les trahisons de
Manon.
Des Grieux est un véritable martyr de l’amour et sa passion (de patior en latin : souffrir) le sanctifie (il est un saint de la religion de
l’amour).
o Une profession de foi
C’est finalement une véritable profession de foi en l’amour qui est prononcée. L’amour est une divinité et le « J’aime Manon » sonne
comme le credo chrétien qui engage toute la vie, toute la conduite de Des Grieux dans un acte de dévotion totale. A plusieurs reprises,
Des Grieux évoquera l’amour comme un dieu ; il ne voit rien de mal en cela, nulle faute, nulle transgression, sinon une réponse aux
aspirations de son cœur. Son « dieu d’amour » ne demande que sincérité et fidélité (c’est ce dont il devra faire preuve à chaque
trahison de Manon), et Des Grieux est un tel dévot qu’il n’aura aucun mal à pardonner à Manon. Sa foi est si grande qu’il ne peut
mentir ou cacher ses convictions ni à Tiberge ici (alors qu’il a besoin de l’aide de Tiberge pour transmettre une lettre au frère de
Manon), ni à quiconque (son père, par exemple). Il agit en nouveau converti zélé car le sentiment amoureux est bon, c’est pour lui la
valeur ultime, qui justifie tout : Tiberge ne peut le condamner pour aimer Manon (il minimise la stupeur de Tiberge : « Ne vous alarmez
pas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner » l. 26). Des Grieux l’a déjà exprimé ainsi : « l’amour est une passion
innocente ». Cette apologie de la sensibilité annonce la deuxième moitié du XVIIIe siècle, où elle règnera sur la littérature.
o Des Grieux Libertin ?
Devant cette profession de foi, le lecteur peut comprendre les protestations de Tiberge, qui voit dans le discours de son ami un
blasphème (une injure envers la religion) ou un sacrilège (un manque de respect volontaire envers ce que l’on considère d’ordinaire
comme sacré) : « c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irreligion (…) une idée des plus libertines et des plus monstrueuses » l.
22-25. Son mouvement de recul (l. 20), son ton sérieux (l. 21) témoignent de sa stupeur, voire de son horreur face au libertin impie
qu’est devenu son ami intime. Cependant, Des Grieux n’est pas un prosélyte, il ne cherche qu’à justifier son amour pour Manon et ne
prône qu’un bonheur individuel : « J’aime Manon ; je tends au travers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. » l.
13-14.
v Conclusion
A travers cette discussion, Des Grieux fait dont valoir sa morale libertine : il fait preuve de liberté d’esprit et de moeurs. On peut
néanmoins nuancer le terme de « libertinage » car Des Grieux cherche avant tout à construire un système philosophique justifiant le
bonheur individuel au nom de l’amour. La manipulation de l’autre, le jeu pervers du désir ne font pas partie de ses aspirations.
Les textes échos proposés p. 54, proposent d’autres systèmes moraux et une vision du monde différente :
- Dans l’extrait de La Princesse de Clèves, l’éducation de Mademoiselle de Chartres repose sur le goût de la vertu (l. 10-11,
p. 81), qui doit l’éloigner de la « galanterie ». Cette vision du monde, héritée de sa mère, présente l’amour comme un piège
et les hommes comme étant peu dignes de confiance.
- L’extrait des Liaisons dangereuses, pages 82-83, montre le système « moral » de la Marquise de Merteuil. Elle s’impose un
certain nombre de règles très rigides, destinées à faire d’elle une parfaite libertine : « Cette utile curiosité, en servant à
m’instruire, m’apprit encore à dissimuler » (l. 6-7) ; « je me suis travaillée » (l. 14), etc.
La finalité morale de ces deux « systèmes » est évidemment radicalement différente. Il s’agit dans le premier cas de défendre la vertu
en accord avec des principes religieux et sociaux ; dans l’autre, de défendre une réputation, un rapport de domination valorisé dans le
milieu des libertins et dont la vertu classique est naturellement bannie.
Pourtant, ces deux visions féminines du monde ont certains éléments en commun : elles font apparaître une grande méfiance vis-à-vis
des hommes, la fragilité de la position féminine dans les sociétés du XVIIe et du XVIIIe siècles et la nécessité de trouver les « armes »
pour résister au danger. Là où Madame de Chartres prône la retenue, l’honnêteté et la simplicité d’une vie maritale, la Marquise de
Merteuil défend le plaisir et le pouvoir par l’intrigue et la dissimulation.
Autre plan plus simple pour l’oral (le commentaire cherche à développer tous les aspects du texte, c’est pourquoi il est plus dense) :
I.
Une profession de foi libertine
a. L’ « irreligion » de Des Grieux (Libertinage d’esprit) : l’analogie entre la religion et l’amour
b. La recherche du plaisir (libertinage de mœurs)
II.
La morale philosophique de Des Grieux : la quête du bonheur individuel (et non le libertinage de Laclos)
a. Une ascèse (le bonheur de Des Grieux est un chemin semé de peines et non un simple hédonisme de jouisseur)
b. La recherche du bonheur individuel avec Manon
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