Premières pages

Joëlle Guillevic
Le journal
de Jo Manix
mai 1996 – mai 2001
Éditions Flblb
Le Journal de Jo Manix
mai 1996 – mai 2001
De la même auteure, chez le même éditeur
Le journal de Jo Manix, mars 1994 – juillet 1995
Merci à Nylso
et à la Fanzinothèque de Poitiers
Les éditions Flblb ont reçu en 2015 l’aide de la Région Poitou-Charentes.
Mise en page : Thomas Dupuis, Lucie Castel, Maxime Charasson
Corrections : Nicole Augereau
© Nylso & Éditions Flblb
ISBN : 978-2-914553-083-5
Dépôt légal : deuxième trimestre 2015
Éditions Flblb
1, rue Paul Verlaine 86 000 Poitiers
05 49 00 40 96 – www.flblb.com
Joëlle Guillevic
Le Journal de Jo Manix
mai 1996 – mai 2001
Éditions Flblb
Qui n’était pas né en 1960 a de
grandes chances d’ignorer l’existence de Joe Mannix, le détective
au grand cœur. Joëlle Guillevic
connaissait pourtant cette série
américaine, et elle opta pour le
pseudo androgyne de Jo Manix,
au lieu de conserver le patronyme
qu’elle partageait avec un poète.
Son expérience du machisme
dans le milieu de la bande dessinée des années 90 n’y est sans
doute pas pour rien, et l’ambiguïté
sexuelle était très vite levée pour
qui se penchait sur ses bandes
dessinées autobiographiques, un genre en pleine émergence. Ses convictions
féministes affleurent dans ses pages, et se manifestaient dans ses actes. Elle
m’encouragea ainsi à participer à Chez Jérôme Comix, le fanzine créé autour
de la librairie Alphagraph : « Dans le numéro 0 je suis la seule fille ! Il faut
leur montrer ce qu’on sait faire ! »
Joëlle avait fait des études de tourisme par goût du voyage, mais son travail
en agence ne la passionnait pas. En 1992, avec Nylso, ils eurent l’audace de
quitter leurs boulots à Paris pour revenir à Rennes et se mettre à la bande
dessinée. L’année suivante ils créaient la revue Le Simo, qui publia une quinzaine d’auteurs, dont l’Américain John Porcellino. Après le douzième et dernier
numéro en 1996, l’association Le Simo continua à éditer des livres : Nylso et
Manix, comme beaucoup dans le milieu du fanzinat, étaient à la fois auteurs,
éditeurs, maquettistes, chefs de fabrication, commerciaux, distributeurs, attachés de presse… Une organisation en marge des circuits classiques du livre,
qui existait aussi grâce aux aides du CNL, à l’assurance chômage et au RMI.
Ces livres en noir et blanc détonnaient par leur liberté de ton et de format.
À peine arrivée à Rennes, en 1998, j’avais eu la chance de tomber, lors d’un
concert, sur les publications des petits éditeurs locaux : Les taupes de l’espace,
La Chose, Le Simo, L’Œuf, Sentimentals bourreaux. J’ignorais qu’ils s’étaient
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déjà fait un nom dans le petit milieu de la bande dessinée d’auteurs. On pouvait aussi les dénicher tout en bas d’une étagère au Forum du livre. Puis bien
en vue chez Alphagraph. Cette librairie, créée en octobre 1999 par Jérôme
Saliou, vendait une flopée de fanzines et d’éditeurs indépendants, ainsi que les
romans de Brautigan, Manchette ou Pouy, auteurs de référence pour ma petite
bande d’étudiants en lettres. On s’y informait sur les concerts de la semaine et
autres bons plans, comme le salon « Le temps du fanzine » en mars 2000 à la
bibliothèque de la Borderie. Il y avait là tous les auteurs que je rêvais de voir
participer à Mécanique Urbaine, revue littéraire initiée par mon colocataire
et ses potes de philo (et qui manquait à la fois de dessins et de filles). Tony
Papin fit son timide mais donna des planches très vite, Sébastien Lumineau
(qui signait Imius) fut sarcastique mais ne dit pas non, et Nylso se montra tout
à la fois critique et encourageant. Il me présenta ses livres et ceux de Joëlle,
et je fus invitée à passer chez eux pour récupérer des originaux. J’y restai
plusieurs heures, ravie de discuter avec des auteurs-éditeurs. J’en partis avec
une sélection de fanzines et la promesse de revenir les voir. On se croisait un
peu partout, ils ne tardèrent pas à adopter notre petite bande.
Sous leurs airs modestes et toujours curieux, Manix et Nylso n’étaient pas
des bleus. Ils avaient écumé les festivals, rendu visite à nombre d’auteurs et
d’éditeurs et tissé un réseau bien au-delà de Rennes. Leur choix radical de
l’auto-édition leur laissait à peine de quoi vivre, mais à les voir en terrasse ou au
cinéma, revenant d’une virée à la mer ou d’un séjour à Bruxelles pour dessiner
dans l’atelier de l’employé du Moi, j’enviais leur dolce vita. C’était minimiser
le travail qu’ils abattaient. La presse boudait leurs illustrations, et de leur côté
ils refusaient bon nombre de participations au Simo, dont la sobriété pouvait
masquer l’exigence. Eux-mêmes s’étaient lancés après qu’Olivier Josso et Laure
Del Pino leur aient transmis leur expérience de microéditeurs, puis refusé des
pages pour leur revue Brûlos le Zarzi. Un cercle vertueux, le Do-It-Yourself ?
J’entrevoyais un monde éditorial en marge et en pleine ébullition. L’Association,
qui avait opté pour une diffusion professionnelle en librairie, en apparaissait
comme le chef de file. Manix et Nylso tempérèrent mon enthousiasme à l’égard
de cet éditeur, en me rappelant les mots durs de Jean-Christophe Menu dans
un courrier aux adhérents « Si d’autres font du sous-Association de bas étage,
quelle importance ? C’est vrai qu’on commence à voir un certain nombre de
bandes dessinées autobiographiques écrites par des gens qui n’ont absolument rien à dire ou qui ont une vie déplorable, du style Lolmède. » Ils étaient
encore furieux contre cette attaque, eux qui publiaient Lolmède depuis leurs
débuts. Un petit pataquès dans ce petit milieu, qui rappelle que l’émergence
de courants nouveaux impose quelquefois de jouer des coudes. À Rennes, la
librairie Alphagraph, le collectif artistique Les ateliers du vent et le festival
Périscopages contribuèrent à réunifier les chapelles en permettant aux uns
et aux autres de mieux se connaître 1.
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Quand la timidité de certains frôlait le snobisme (on révolutionne la BD dans
notre coin et on attend que le lectorat et les éditeurs s’en aperçoivent), Joëlle
était capable de foncer sur un obscur dessinateur dont elle avait lu deux pages
dans une revue, pour faire connaissance, échanger techniques et lectures.
Elle correspondait ainsi avec des auteurs aux États-Unis, à Hong Kong ou en
Allemagne. Elle gardait un franc-parler qui sciait les pattes, ainsi qu’un goût
prononcé pour l’écriture (littéraire, cinématographique, dessinée). Tout en
discutant, elle réalisait des croquis au crayon-pinceau, souvent rehaussés de
couleurs à l’aquarelle. Des mini-tableaux d’une élégance qui m’évoquaient
les peintures des nabis et qui, couplés avec ses écrits quotidiens, pouvaient
se retrouver dans son journal dessiné. Son goût pour les moments partagés
ou les virées à l’improviste se manifestait avec d’autant plus d’intensité qu’en
2000 Joëlle sortait de sa première chimiothérapie. Son journal se fait l’écho
de la maladie, qui ne passe pourtant jamais au premier plan, bien que cette
saloperie ait eu le dessus en septembre 2001.
Quinze ans plus tard, qu’est-ce qui a changé ? Alphagraph a fermé en 2014.
L’édition indépendante a fini par toucher le grand public puis s’est fait rattraper,
comme prévu, par les éditeurs industriels. La BD autobiographique est devenue
un genre en soi, comme le reportage dessiné. Les jeunes auteurs bloguent,
passent plus de temps sur les réseaux sociaux qu’en librairie, dessinent sur
tablette graphique. Et aussi : le croquis devient une activité populaire, le dessin
contemporain a la cote, les étudiants en arts redécouvrent la risographie, la
sérigraphie. Les auteurs continuent de s’organiser collectivement pour publier,
monter des festivals, expérimenter ; l’édition artisanale foisonne, éternellement
précaire, de plus en plus graphique. Nylso a publié la série Jérôme d’Alphagraph et dessine toujours.
Et le Journal de Jo Manix n’a rien perdu de sa légèreté ni de son acuité. Les
qualités d’un bon détective.
Lénon, avril 2015
1. cf. Une scène dans l’ombre, l’aventure de la BD d’auteur à Rennes, de Nicolas Auffray, éditions Goater, 2012
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