« - Oh, faites comme tout le monde : arrêtez d’essayer de comprendre, et comprenez ce que vous pouvez. Si vous êtes incapable de discerner la vérité, c’est que vous vous protégez d’elle.» - L’essence du silence par Danjel Almaren. Chapitre 21 : Renforts Cela faisait trois jours qu’ils avaient quitté la vue de Maurennes lorsque les montagnes commencèrent à disparaître, laissant place à un épais brouillard matinal masquant les replis et les valons verdoyants au cœur desquels le regard de Veranix se perdait ordinairement. La Passe accusait désormais une légère pente, marquée de régulières marches descendantes. La végétation perdait de son audace, opposant une résistance décroissante aux pas de leurs chevaux : les verdoyantes herbes abandonnaient leurs vives couleurs, tandis que les bouquets de longues tiges dont le vent agitait les têtes se raréfiaient drastiquement, et les branches des arbres se faisaient moins drues alors que de moins en moins de troncs ponctuaient le sommet du mur. Ordinairement emmitouflée dans les plis de son ample cape de fourrure, Veranix se surpris à étouffer à l’intérieur de son manteau : le climat s’adoucissait, au fur et à mesure qu’ils quittaient la fraicheur des Merigées. Le brouillard cachait la vue, mais elle devinait aisément que sous le grand voile qui recouvrait les pieds de la muraille s’étendaient les premières acres des Plaines Ardentes, d’immenses steppes d’herbe jaunâtre à l’odeur de soufre, qu’un éternel automne privait de pluie la majeure partie de l’année. On disait de ces étendues qu’un tel climat était dû aux sources volcaniques jalonnant la plaine de petits cratères, de fosses de flammes et de failles irrégulières d’où jaillissaient des colonnes de vapeur. De tels phénomènes étaient considérés comme quelques réminiscences de l’activité ravageuse des Monts Ardents, déversant des flots de laves sur les collines adjacentes, fulgurants et mortels fleuves de feu inondant du jour au lendemain les terres calcinées sur lesquelles peinaient à prospérer de téméraires pousses, dont la croissance inexorable n’était entravée ni par la chaleur ni par le cruel manque de fertilité du sol brûlé. La muraille s’arrêtait au beau milieu de la mer de brouillard. Ils avaient dépassé les dernières hauteurs visibles depuis le sommet de l’édifice, et face à eux s’ouvrait le vide, l’extrémité du mur plongeant dans les nues volatiles et cotonneuses. Tandis qu’ils s’en approchaient, Siord-Shayne écarta bien vite sa crainte de rester bloqué sur la route surélevée : les imposantes plaques d’obsidienne dont était constitué la muraille, assemblées en quinconce, offraient aux voyageur un imposant escalier aux hautes marches, formé par les restes de sa construction. - Nous devrons descendre de cheval. Ils ne peuvent pas franchir un tel dénivelé avec quelqu’un sur le dos. » Veranix acquiesça, captivée par les marches de géant, devant elle, irrégulièrement déchaussées et mal assemblées, comme si le colosse de maçon qui en avait assemblé les dalles avait manqué un ou deux coups de marteau. Les quelques interstices entre les gigantesques blocs noirs offraient de larges ouvertures à la vue de l’elfe, comme autant de failles où Damis pouvait choir et disparaître tout entier. Chaque descente de niveau était une épreuve de force pour les voyageurs comme pour leurs montures. Ils s’étaient rapidement pliés à une méthode de descente simple et efficace : Siord-Shayne sautait d’abord au bas du dénivelé, puis guidait les deux chevaux qui franchissaient précautionneusement la hauteur. Veranix faisait suivre le matériel trop lourd ou trop encombrant pour rester sur leur dos le temps de la manœuvre, puis descendait à son tour. Les premières descentes s’effectuèrent lentement, chacun prenant soin de ce que ni eux ni les chevaux ne se blessent, efficaces dans leurs gestes rapides mais dénués d’empressement. Ils appliquaient désormais de façon quasi mécanique la procédure qui s’était installée naturellement, au rythme de chaque nouvelle dalle. Ils répétaient les étapes de leur tactique, sans mot dire, descendant inexorablement l’imposante hauteur de la muraille. Ils progressaient lentement, bien trop lentement pour Veranix, qui avait cessé depuis longtemps de compter les dalles, exténuée par le travail de longue haleine que consistait la tâche qu’elle s’était naturellement attribuée. Retirer les sacoches, les poser, attendre, les faire descendre, passer la hauteur, marcher jusqu’au prochain dénivelé. Ses épaules la faisaient souffrir, et ses massages de plus en plus fréquents et nerveux n’avaient plus pour effet que d’accentuer ses douleurs aux poignets. Elle en vint à plaindre l’assassin qui, en plus de réceptionner leur matériel à chaque fois qu’elle le faisait descendre, devait replacer les lourdes pièces de cuir sur le dos des chevaux : son état ne devait pas être plus enviable. Puis, elle cessa simplement de penser, oubliant la pénibilité du travail que leur imposait le franchissement de tels obstacles. Comme étriqué dans la répétition idiote que constituait pareille action, son cerveau cherchait à se divertir, s’évader de la monotonie délétère dans laquelle on l’enfermait. Elle contempla un moment les limbes naturelles qu’ils traversaient, son regard perdu dans l’infinie complexité des volutes de vapeur, à tel point qu’elle en oublia le nombre de marches qu’ils descendirent durant son égarement. La réalité lui revint brusquement à l’esprit, sans raison, sans crier gare. Elle en vint à maudire son corset, qu’elle avait desserré pour lui permettre de respirer suffisamment, mais dont les rebords meurtrissaient son dos, à chaque fois qu’il lui fallait descendre leur barda ou simplement franchir le rebord de la pierre. Le brouillard s’évanouissait sous l’effet combiné de l’avancement de la journée et de la perte d’altitude, imperceptible mais bien réelle. Siord-Shayne déposa la sacoche qui ruinait son épaule engourdie par la fatigue sur la croupe de Damis. Ses vêtements saturés de transpiration collaient à sa peau, et le cuir de son pantalon en venait à irriter ses jambes, frottant contre ses genoux à chacun de ses pas. S’il avait regretté initialement de devoir mettre la princesse à contribution, ses membres endoloris approuvaient désormais grandement cette idée, et il imaginait l’état dans lequel il aurait été s’il avait eu à déplacer seul les lourdes sacoches. L’étrange râle qui parvint soudain à ses oreilles provoqua sa réaction immédiate. Il accourut rapidement vers le bord de la roche où Veranix était supposée se trouver, rongé d’inquiétude. S’était-elle foulé quelque chose, ou pire encore, en tentant de déplacer une charge trop lourde pour elle ? Siord-Shayne apercevait haut de sa silhouette, derrière une pile d’affaires qui lui masquaient la vue : elle était assise, probablement adossée contre les sacoches. - Vous allez bien ? » s’enquit-il, nerveux, tout en grimpant par-dessus la pierre, non sans difficulté. Il releva la tête, une fois sur le rebord, découvrant Veranix, les pans de son corset ouverts de chaque côté de son dos, ne laissant qu’une longue bande de tissu protéger sa poitrine du regard de l’assassin, qui la contempla un instant, avant de se retourner précipitamment, horriblement gêné. - Oui, je vais bien. » déclara-t-elle posément, derrière lui, nullement offusquée, au grand soulagement de Siord-Shayne, qui attendait le dos tourné, ne sachant que faire. Apres la délivrance que constituait le fait de décrocher les attaches de la pièce de cuir qui enserrait son torse, l’amusement que procurait à Veranix la réaction de l’assassin lui semblait digne d’un antidote à sa douleur et à sa fatigue. Elle se mit à rire silencieusement, espérant ne pas être entendue : curieusement, elle s’était mise à éprouver de la compassion pour le jeune homme, qui s’avérait largement éloigné de l’image de meurtrier qu’elle lui croyait correspondre : loin de manifester une quelconque forme de sauvagerie, il semblait au contraire totalement dévoué à sa mission de protection. Il lui donnait l’impression d’être animé par une sorte de paranoïa chronique, effrayé de chacune des possibles manifestations de mécontentement ou de gêne de la part de Veranix. Elle souhaitait lui épargner de croire qu’elle se moquait de lui. Elle trouvait l’attention qu’il lui portait réellement touchante, au fur et à mesure que les preuves d’un tel dévouement s’accumulait au long de leur voyage. Il se refusait à lui demander n’était-ce que la plus petite forme d’aide dans les tâches d’entretien et de préparation qui jalonnaient leurs haltes, et il arriva qu’il se propose pour s’occuper de son cheval et de l’établissement de la part du campement de l’elfe, avant que celle-ci n’insiste pour s’occuper de décharger ses affaires elle-même. Si elle peinait encore à croire qu’elle était vraiment fille de reine, l’assassin s’acharnait avec ardeur à la traiter de la sorte, ce qui finalement n’était pas sans l’amuser. Veranix avait tenté avec humour quelques expériences à base de faux caprices, constatant l’extrême dévotion avec laquelle l’assassin était prêt à suivre ses moindres désirs, et la contrition qu’il éprouvait à imaginer la contrarier. D’ailleurs, le simple fait de parler à la princesse semblait le troubler au plus haut point. Elle avait choisi de ne pas lui imposer cette gêne, et de ne lui adresser la parole que lorsque cela semblait nécessaire. Elle constata cependant un certain progrès dans ce comportement de parfait serviteur : au moins, il ne l’avait pas empêché de l’aider à transporter leurs sacs. « Vous pouvez me rendre un service ? » Siord-Shayne déglutit. Dieux que cette voix ressemblait à celle de Koyaanis, surtout lorsqu’il ne pouvait pas voir qui lui parlait. - …Bien sûr. » - Mettez ça dans la sacoche de droite, et apportez-moi la chemise qui est dans la même sacoche. » Il se retourna avec toutes les précautions du monde, observant tour à tour Veranix et le paquet de cuir que constituait désormais le corset plié, dans sa main tendue. Au bout de quelques interminables secondes, Veranix se mit à rire devant la figure déconfite de son ‘’protecteur’’, pâlissant d’embarras devant la vision d’autant de peau nue de la princesse. « Ne me regardez pas comme ça, je vais finir par croire que je vous fais peur. » - Bien…Je… j’y vais tout de suite. » Siord-Shayne attrapa l’objet, puis se précipita en bas de la pierre, avant de lâcher un soupir de lassitude. Il ne s’y ferait jamais, pensait-il, approuvant l’ironique assertion de Veranix : sa présence allait finir par l’effrayer tant elle lui était troublante. Pourquoi son esprit s’acharnait-il à ce point à superposer l’image impérissable de la reine sur les traits de sa fille ? *** Des ruines du chantier inachevé partaient les restes de sentiers profondément marqués dans le sol sablonneux, filant à travers les longues collines, à perte de vue. L’horizon laissait apparaitre les timides silhouettes de gigantesques montagnes, au loin, voilées par la distance : sur la gauche, s’effaçant progressivement devant eux, les noirs sommets des Monts Ardents ; à droite, simple tache blanchâtre au rebord des cieux nacrés, les contreforts des Almaren, au cœur desquels se cachait la forteresse de Ferentas, leur destination. Même si la journée n’était que peu avancée, rien au monde n’aurait pu les forcer à subir la force des rayons solaires plus longtemps : aucun arbre ne venait apporter un semblant d’ombre, dans de telles steppes. Subir les cahots de l’indicible route était hors de question dans leur état, et Veranix préférait profiter de la fraicheur du roc tant qu’elle le pouvait. Par un accord tacite, tous deux exténués, ils établirent machinalement leur campement entre les imposantes piles de blocs rocheux couverts de plantes grasses, profitant enfin de l’ombre salvatrice, d’un peu de repos et d’un rapide repas : ni l’un ni l’autre n’eut la patience de préparer quoi que ce soit, et ils avalèrent sans faire de considérations leur pain de seigle et leur fromage, avant de s’affaler sur leurs couvertures respectives. Siord-Shayne était incapable de dormir. Ses bras l’élançaient perpétuellement, comme si ses muscles s’étaient brisés sous l’effort, et les rares courants d’air n’arrivaient pas à dissiper les intenses bouffées de chaleur qui se dégageaient du sol, comme si les vents lui apportaient tantôt l’air frais des hauteurs, tantôt la chaleur des rejets de vapeur qui ponctuaient la plaine de colonnes de fumée. Au bout d’un moment, incapable de supporter l’inactivité, il s’assit sur ses couvertures. L’humidité de sa chemise, bien que désagréable, offrait un rafraichissement temporaire à son dos meurtri. Se prenant a maudire Shira pour sa merveilleuse idée, il se ravisa bien vite, considérant les problèmes qu’auraient suscité le même trajet s’il avait choisi de ne pas emprunter la Passe : le trajet n’en aurait été que plus long et, tout compte fait, tout aussi pénible. Seule la descente de l’immense muraille l’avait été, tandis que le reste de leur marche à cheval s’était effectuée sur une route grandiose, merveilleusement plate, dénué d’obstacles, offrant aux sabots de leur monture de francs pavés, une terre compacte ou de larges surfaces de graviers : ils n’auraient pu espérer meilleures conditions. La traversée de longs cols tortueux et d’interminables dénivelés au travers des vallées leur aurait coûté bien plus qu’une simple demi-journée de repos, quand bien même l’état déplorable de Siord-Shayne n’était pas fait pour argumenter en faveur d’une telle conclusion. Il se surprit à observer Veranix, endormie, étalée sur le dos, dans ses couvertures recouvrant à peine ses jambes. Ses moments de sommeil étaient les seuls où il pouvait la voir s’éloigner de l’image de volonté et de force d’esprit qu’elle lui offrait ordinairement, si distante et pourtant plutôt conciliante, pour ce qu’il s’avait de ce qu’inspirait à la princesse son statut de meurtrier venu chambouler sa petite escapade en montagne. Siord-Shayne s’offrait le loisir de quelques pensées indiscrètes, sachant pertinemment que de telles interrogations ne trouveraient probablement jamais de réponse : que faisait-elle ici, fille de reine ignorant son propre rang ? De plus, si elle n’avait jamais connu la vie de château, pourquoi observaitelle des manières si distinguées ? Il ne savait rien de la vie de la jeune princesse : après tout, peutêtre avait-elle simplement été éduquée loin de sa mère pour sa propre protection, avec toutefois les égards dus à sa qualité d’héritière. Il continua à spéculer inutilement, passionné par la rare impression de sérénité et d’abandon qui se dégageait de l’elfe effondrée de lassitude, ses yeux clos sous ses paupières aux bords ceints de traits sombres, sa bouche entrouverte, laissant seul le mouvement régulier qui soulevait sa poitrine à intervalle régulier témoigner que la vie courait encore dans son corps affalé sur l’étoffe sombre. Encore une fois, il dut éloigner de son regard les traits de Koyaanis que son imagination s’efforçait à visualiser sur les siens. Cette princesse qui, de son point de vue, avait atterri dans sa vie comme de nulle part, lui apportant une nouvelle vague d’absurdités à la succession d’évènements qui avait précédé cette escorte sur les chemins des Terres Sylphae. Ceci était tellement étrange… le sauvetage, trop réussi pour ressembler à une vraie mission, sa résurrection, sa mort, et surtout, le baiser de Koyaanis, avant qu’elle ne lui porte le coup de grâce. S’il attribuait le reste de ses incertitudes aux desseins obscurs des plans de la reine, que signifiait donc cette soudaine preuve d’amour, totalement hors de propos dans un pareil moment ? Et quand bien même il passait sur la raison d’un tel attachement de la part de la puissante souveraine, comment en était-elle venue à le tuer, contre ses sentiments, suffisamment puissants pour faire flancher son bras et lui arracher des larmes ? Il cessa bien vite de penser, trop fatigué pour continuer à s’étendre sur de vaines réflexions. Si la descente de la Passe ne l’avait pas suffisamment exténué, une telle analyse du paradoxe que sa vie était devenue avait anesthésié ses courbatures et endormi le peu de volonté qui lui restait. Allongé sur le côté, ses paupières de plus en plus lourdes, il gardait son regard rivé sur le corps immobile de Veranix : elle paraissait si vulnérable, une fois endormie. Le sommeil le gagna progressivement, et il laissa lentement sa vue s’assombrir, emporté dans le vide d’une léthargie privée de rêves. *** La chaleur lui pesait déjà lorsqu’elle se réveilla en sursaut, captivée par l’odeur agréable qu’elle percevait depuis quelques minutes. Elle se frotta les yeux, ahurie de son évasion récente des limbes du sommeil, cherchant du regard et du nez la provenance d’une telle fragrance, qu’elle repéra aisément. Siord-Shayne, assis sur l’une des immenses pierres de taille, s’acharnait à broyer au pilon une mixture dans un petit bol. Les deux ustensiles appartenant à Veranix, son premier réflexe aurait été de demander à l’assassin pourquoi se permettait-il d’emprunter ses affaires, mais elle se souvint rapidement que son serviteur inopiné avait une sainte horreur de la contrarier. Une rapide réflexion la fit parvenir à la touchante conclusion que l’assassin lui préparait tout simplement son repas, broyant des amandes dans du miel, son petit déjeuner favori, dont elle avait acheté les précieux ingrédients lors d’un des marchés ouverts de Maurennes, et dont elle ne s’était pas privée une seule journée depuis leur départ. - Vous savez, je pouvais le faire moi-même. » Siord-Shayne sursauta, manquant renverser sa préparation. Il ne s’était pas aperçu du réveil de l’elfe, pas plus qu’il ne l’avait entendu arriver à sa hauteur. - Je ne voulais pas vous réveiller. » parvint-il à répondre, provoquant l’apparition d’un sourire fugace sur la figure encore endormie de la princesse, une manifestation de joie qu’il ne s’attendait pas à provoquer. Il aurait préféré mettre l’elfe sur le fait accompli et terminer sa besogne avant qu’elle ne se lève, afin qu’elle ne fasse que juger le pour et le contre de son ingérence, mais elle ne semblait pas lui en vouloir. Veranix s’étira longuement, avant de prendre place à côté de l’assassin, observant la maladroite méticulosité avec laquelle il s’efforçait de reproduire les gestes qu’il avait copié chez elle, malaxant les fèves avec application, en prenant garde de ne pas renverser une goutte de la pâte ainsi constituée. Elle s’étonnait de l’attention dont il faisait preuve, et n’eut été ce trouble qu’elle lui inspirait, elle aurait trouvé sa dévotion tout à fait charmante. Et pourtant, il n’était qu’un assassin. Un homme payé pour tuer d’autres hommes. De quoi avait-il peur lorsqu’il la contrariait ? Pensait-il réellement que Veranix allait dénoncer le moindre de ses manquements à « sa mère, la reine » ? Essayait-il de s’attirer ses bonnes grâces ? Ou tentait-il tout simplement de se débarrasser de l’image détestable qu’il revêtait en tant meurtrier ? Lorsqu’il eut terminé, Veranix accepta le bol, toujours souriante. Elle savait comment obtenir les réponses à quelques une de ces questions, et s’était décidée à paraitre moins inconditionnellement froide avec son protecteur, qui au-delà de représenter simplement une autre extravagance de sa nouvelle vie, était surtout son sauveur. *** Il n’y avait guère que les vachers pour investir ainsi les grandes étendues arides. Le petit village, constitué d’une trentaine d’habitations et de quelques commerces, ceinturait l’unique pont de bois qui traversait le fleuve à des lieues à la ronde. Les rives apportaient un peu de fraîcheur aux plantes, aux hommes et au bétail, prodiguant le seul élément manquant à ces terres pour redevenir fertiles : de l’eau. Les pluies étaient si rares que les routes de terre nue en étaient constituées de sable et de graviers blancs, chaque pas soulevant d’imposantes bouffées de poussière, l’absence de vent provoquant rapidement l’accumulation de cette fine poudre dans les airs, étincelante sous l’imperturbable clarté solaire. Le village ne comportait qu’une unique rue principale, menant droit au pont. Une imposante auberge trônait à l’extrémité de la petite place que la grande trouée circulaire dans la ligne régulière de frêles habitations en planches et madriers semblait former. Siord-Shayne s’étonnait de sa taille, le bâtiment à la façade méticuleusement repeinte apparaissant deux fois plus large que les autres. Dans la rue, il avait également constaté l’opulence certaine des quelques commerces dont il avait pu identifier les devantures : un magasin d’équipement, un boucher, et quelques comptoirs dont il ignorait l’utilité. Il avait également cru reconnaitre la devanture d’un tanneur, et, étrangement, une banque, un établissement qu’il s’imaginait mal figurer au beau milieu d’un village perdu au cœur des Plaines Ardentes. Il ignorait que le nombre de voyageurs itinérants étaient suffisants pour permettre à un tel commerce de prospérer. - Je pense que c’est la seule auberge. » Sa déclaration laissa l’elfe pensive. Veranix observait la rue quasiment déserte, les regards étrangement méprisants qu’ils suscitaient, et surtout, leur rareté exemplaire : elle avait vu communauté bien plus fraternelle que cette ville minuscule, où le silence de mort qui régnait n’était apparemment perturbé que par les pas de leurs propres montures. - S’y arrête-t-on ? » Sans quitter des yeux les quelques passants, Veranix interrogeait l’assassin. - Je… Oui, sauf si l’endroit ne vous convient pas. » Il s’étonnait que son avis soit requis, mais qu’importe : il n’allait pas se refuser les quelques preuves de sympathie dont la princesse faisait preuve à son égard. Veranix soupira, avant de reporter son regard sur l’assassin qui attendait sa confirmation. - Ça ira très bien. J’ai besoin d’un bain chaud. » Fronçant le nez, elle ajouta : « Et vous aussi… » Le crin de leurs chevaux, que leur marche dans les plaines avait d’ores et déjà recouverts d’une couche de terre, se teintait désormais d’une fine pellicule nacrée, envahissant également leurs vêtements. La sombre cape et le corset de Veranix étaient parsemés de milliers de pointillés clairs, et le long manteau de toile bleu nuit de Siord-Shayne revêtait une teinte bien plus diurne, maintenant que les monceaux de fine poussière s’étaient accumulés dans les entrecroisements du tissu. Arrivés à hauteur des barres installées face à l’établissement, ils descendirent sans un mot, prenant soin d’attacher leurs chevaux qui plongèrent instantanément l’encolure vers le bac rempli d’eau, justement prévu pour étancher leur soif ; Veranix mourrait d’envie de faire de même, malgré les longues et fréquentes rasades prélevées à sa gourde, plus tôt, sur la route. La contrée était diablement sèche, et le fleuve était la seule source de fraicheur de toutes les étendues calcinées par le soleil. À peine avaient-ils atteint le rudimentaire trottoir de planches qui les séparaient de l’entrée de l’auberge que deux hommes sortirent du bâtiment par la sombre ouverture. De simples éleveurs, à en juger par leur accoutrement. Leurs maillots largement ouverts permettaient à une bonne partie de leur peau rougie de s’aérer, de courtes braies laissant leurs genoux apparents profiter également du peu de fraicheur que délivraient les rares vents. Ils portaient aux pieds de solides bottes de cuir usé, les ordinaires sabots que ces gens portaient dans les vertes praires de Norelie apparaissant inappropriés ici, où chaque pas soulevait de larges nuages de poussière et de sable. Le premier, bâti comme un bœuf plutôt rondouillard, se déplaçait de manière à exposer les roulements de ses larges épaules, l’épaisseur de sa mâchoire carrée mise en valeur par sa mine patibulaire et son regard méfiant. L’autre, maigrichon, malingre, apparaissait comme un rat de compagnie pour la bête de somme humaine qu’il suivait, comme s’il cherchait à se cacher des regards derrière le ventre imposant de son comparse. Pourtant, il arborait une solide musculature, à en juger par l’épaisseur relative de ses bras trop longs. Ils allèrent droit à la rencontre de Siord-Shayne, forcé de ce fait à stopper son avancée vers l’auberge, Veranix s’arrêtant également, derrière lui, réalisant la présence des deux bonhommes qui leur barraient la route. - Vous allez où, comme ça ? » demanda le gros, croisant les bras. Malgré le fait que l’assassin le dépasse de près d’une tête de hauteur, il le toisait sans demi-mesure, imposant sa question comme un mur infranchissable. - Je vous demande pardon ? » Apparemment, son regard vairon n’impressionnait pas le vacher, pas plus que le ton qu’il emprunta, se voulant intimidant, voire menaçant, mais qui ne provoqua pas même un haussement de sourcil de la part de son interlocuteur. - On aime pas trop les étrangers, par ici. » répliqua-t-il sans bouger d’un pouce. -Surtout ceux qui se trimbalent avec autant d’armes. » Le gringalet, ce disant, lorgnait avec insistance les dagues de Veranix, avant de lui adresser un regard méprisant qu’elle lui rendit avec ferveur, forçant l’homme à finalement détourner les yeux, offrant à Veranix la conviction de la piètre force d’esprit dont pouvait faire preuve le vacher. -Ou qui s’cachent sous une cape par un pareil soleil. » renchérit le rondouillard sans prêter attention aux minimes déboires de son camarade. Veranix soupira. Elle était assoiffée, et elle n’avait pas besoin d’un tel contretemps pour retarder le moment où elle pourrait enfin se rafraîchir. Dépassant Siord-Shayne, elle tenta de s’approcher de la porte, mais les mains tendues et les interjections répétées du grand maigre l’en empêchèrent. - Oh, oh, on a pas fini avec vous. » La masse corporelle du gros lard était suffisante pour imposer les deux voyageurs à rester près du mur, les séparant de leurs chevaux, tandis que le maigrelet leur interdisait le passage vers l’auberge. Veranix, profondément agacée, ne cessait de retenir le geste mécanique que la simple présence des deux gaillards suffisait à provoquer, portant machinalement sa main aux pommeaux de ses dagues, à sa ceinture. Elle jeta un regard insistant à l’assassin, qui semblait décidé à ne rien faire. Siord-Shayne, stressé par la situation et peu désireux d’en venir aux mains, tentait de conserver une expression neutre et impassible, soutenant le regard agressif du pataud qui lui cachait la lumière du jour. Ils n’avaient pas besoin d’ennuis supplémentaires, et le plus tôt ses imbéciles se seraient calmés, le plus tôt ils pourraient se rassasier, et profiter de leur escale : Hors de question de se servir de ses armes, pensait-il. - Derrière toi, abruti. » Le grand gaillard tourna la tête, suffisamment rapidement pour voir arriver le poing serré d’une main ganté de cuir noir et de métal doré, projetée vers son visage. Mais pas suffisamment pour l’éviter. Sa mâchoire encaissa la violence du choc, projetant une giclée de sang en provenance de ses gencives malmenées, sur les planches poussiéreuses. Un guerrier en armure intégrale, heaume inclut, l’épée au côté, l’observa s’effondrer sous le choc, déséquilibré et quelque peu sonné. Le maigrichon, mû par un réflexe de solidarité envers son compère en mauvaise posture, se retourna lui aussi, quittant l’elfe du regard, un instant de trop. Veranix, furieuse, gratifia d’un grand coup de pied l’entrejambe de l’homme. La douleur le plia en deux sur-le-champ, offrant une occasion imprenable à Veranix pour envoyer son poing sur sa mâchoire inférieure, ce qui eut pour effet de l’envoyer rejoindre son camarade grassouillet à terre. - Dégagez. » Le chevalier appuya cet ordre concis d’un rapide geste de la main, en direction de la grande place vide, indiquant d’un mouvement de tête nerveux que lambiner ne pourrait attirer aux deux gêneurs que d’autres hématomes, ou pire. Ils se relevèrent prudemment, époussetant discrètement leurs vêtements couverts de poussière, avant d’entreprendre de quitter les lieux, apparemment contrariés par la situation mais peu désireux de contester la silhouette en armure qui les toisait, les poings sur les hanches. Ils dépassèrent Siord-Shayne et Veranix, le grand gros accordant un dernier regard à l’assassin, que ce dernier soutint difficilement, perturbé par la façon dont la confrontation avait basculé à leur avantage. Veranix, quant à elle, rendit avec une hargne décuplée la courte œillade que l’homme fut capable de lui adresser. Quand ils se furent à peine éloignés de quelques mètres, le maigrichon se retourna, avant de dresser le poing dans leur direction dans un geste provocateur. Aussitôt, le guerrier dégaina son épée, faisant tournoyer l’arme autour de son poignet, et fit un brusque pas en avant, provoquant la fuite précipitée des deux compères, mus par un instinct de survie primaire que l’éclat brillant de la lame avait brusquement réveillé. Le chevalier partit d’un éclat de rire suraigu, cristallin, contrastant fortement avec l’aspect menaçant de son armure intégrale et de son étrange lame, qu’il rengaina avant de se retourner vers les deux voyageurs, intrigués. - Une belle paire de débiles. Vous inquiétez pas, ‘y sont tous comme ça ici, ils ont peur des étrangers. » Siord-Shayne constatait que la voix naturelle du guerrier paraissait beaucoup moins rauque lorsqu’il se devait de converser normalement, pour autant qu’elle persiste à lui sembler rude bien que désormais plutôt enjouée. - Je vous remercie. » commença-t-il. Il jeta un coup d’œil à Veranix, qui observait leur sauveur inopportun à la dérobée, avant d’engager les présentations, se décidant à employer un nom d’emprunt, soucieux de conserver l’anonymat de Veranix. « Je m’appelle Solotern, moi et ma compagne voyageons… » - Qui êtes-vous ? » Veranix lui coupa brusquement la parole, dardant son regard sur les fentes incurvées du heaume de son interlocuteur. Siord-Shayne balbutia un instant, frustré d’avoir été coupé dans son élan de narrateur. Pour toute réponse, ledit heaume se tourna un instant vers elle, avant que le chevalier ne commence à le retirer de son crâne, révélant peu à peu le visage de jeune femme qu’il abritait, ainsi qu’une foisonnante chevelure rousse terminée par une longue tresse, qui vint naturellement retomber dans son dos, libérée de la cage de métal noir et doré. - Mes hommages, princesse. » Ce disant, la guerrière fléchit légèrement les genoux, inclinant la tête, face à Veranix, lui adressant un curieux salut de sa main droite aux doigts écartés en étoile, plaquée contre sa poitrine. « J’m’appelle Anir. » Troublée, Veranix observait le visage ponctué de cicatrices orné de deux brillants yeux verts au regard espiègle, surplombés par deux lignes d’un roux flamboyant dont l’une d’entre elle avait vraisemblablement été scindée en deux par une lame, au court d’un des nombreux combats que la soldate avait probablement menés. La guerrière lui rendait son regard avec bienveillance, imperturbablement enjouée, une expression qui se voulait réconfortante et rassurante pour la princesse, mais qui ne faisait qu’augmenter la force du tumulte qui agitait les pensées de celles-ci. Anir, visiblement déçue par la gêne persistante de Veranix, qui paraissait presque horrifiée de son soudain salut, se tourna vers l’assassin, tout aussi perdu que sa protégée mais plus apte à considérer la soldate ferentienne comme une part de la réalité. - Que faites-vous ici ? » demanda Siord-Shayne. Il ne pouvait s’empêcher d’être impressionné par le fait qu’une femme soit pourvue d’une telle carrure : il ne doutait pas un seul instant que la guerrière soit apte à lui broyer les doigts d’une simple poignée de mains, et sa lourde armure ne l’entravait pas le moins du monde dans ses mouvements, pas plus que la chaleur ne semblait l’importuner. Quoi d’étonnant qu’un pays tel que Ferentas comporte autant de femmes dans les rangs de ses soldats, quand sa reine elle-même prouvait à maintes reprises sa capacité à repousser la moindre menace de sa propre lame ? « On m’a chargé de vous fournir une vraie escorte, à vous et à la princesse. Y’à mes hommes qui attendent dans un campement hors du village, un peu en amont de la rivière. On a préféré s’installer dans un vieux truc en ruine, à côté de l’eau. » Devant l’expression suspicieuse de Veranix, toujours aussi muette, Anir sourit, et poursuivit : « Autant de soldats dans la ville, ça les aurait trop fait flipper pour qu’ils nous laissent tranquilles, eh. Vous verrez, on n’y est pas plus mal installé que dans leur pourriture, là. » Ce disant, elle désigna d’un signe de tête rapide la façade de l’auberge. « Y’a que la devanture qu’est un peu jolie, vous pouvez me croire. Allez, venez, j’ai mis mon cheval un peu à l’ écart, prenez les vôtres. » Interloquée, Veranix questionna l’assassin du regard, qui semblait aussi peu renseigné qu’elle. Evidement que Siord-Shayne ne connaissait pas la guerrière, dont la naissance datait probablement d’après sa mort. Il n’avait pas reconnu les courbes singulières des armure de service de la garnison de Ferentas, peu habitué à en apercevoir la version féminine, et surtout pas dans ses tons sombres et dorés : une gradée, probablement. Le cheval bai en armure légère qu’ils rejoignirent appartenait vraisemblablement à la guerrière, qui dénoua rapidement les boucles de sa longe attaché à une des poutres formant l’entrée du village. Ils enfourchèrent leurs chevaux, les deux voyageurs attendant de suivre Anir, qui quant à elle approcha sa monture de celle de Siord-Shayne, avant de lui souffler d’un air complice, sur le ton de la comédie : - Votre compagne ? Eh, il a bon goût, votre ‘’Solotern’’, pour s’enticher d’une princesse… » Elle éclata d’un grand rire, fière de sa tentative d’humour qui laissa Veranix de marbre, ne réussissant qu’à perturber Siord-Shayne au plus haut point.
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