Le Bocage pavillonnaire, une ethnologie de la haie Pauline Frileux Préface de Françoise Dubost, dessins d’Alain Freytet Grâne, Créaphis, “Lieux habités”, 2013, 288 p., 25 € Le Bocage pavillonnaire nous convie à un étrange voyage. Un voyage dans les territoires du proche, dans un premier temps. Nous connaissons – ou pensons connaître – les territoires du périurbain, des lotissements, des tissus pavillonnaires apparus et installés en France à partir des années 1970. Nous y vivons, les traversons, ou y visitons nos proches. Tandis que les débats engagés sur l’aménagement de l’espace les ont largement stigmatisés, que des modèles contemporains d’écoquartiers cherchent à s’y substituer dans des zones ciblées, le pavillonnaire continue, on le sait, d’essaimer, constituant 70 % des territoires récemment artificialisés – à une cadence que les engagements pris à l’issue du Grenelle de l’environnement ne semblent pour le moment pas en mesure de contrebalancer. Ce voyage, l’ethnoécologue Pauline Frileux nous propose de l’accomplir à travers trois communes françaises, toutes placées dans un contexte métropolitain : celui de Rennes pour les deux premières, celui de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée pour la troisième. Après avoir exposé le paradoxal écart entre le modèle rêvé et le territoire stigmatisé, puis restitué les trajectoires d’aménagement ayant présidé à la constitution des trois bocages pavillonnaires explorés, l’ouvrage de Pauline Frileux nous place directement au contact des habitants. Ce seront eux qui, en filigrane, rendront ce voyage à la fois passionnant, interrogateur, parfois inquiétant. Ils se présenteront au milieu de leur jardin, sur leur parcelle, à proximité des haies auxquelles ils attribuent différentes fonctions et valeurs. Celles, plus anciennes, que l’on attachait à la haie basse de la cité-jardin, sorte d’interface qui à la fois expose et met en contact les habitants de la rue, ont volé en éclat dans l’univers pavillonnaire d’aujourd’hui. Tout au long de l’ouvrage se décline cette revendication contemporaine, à l’articulation des formes spatiales et des représentations humaines, de pouvoir constituer autour de l’habitation une “pellicule protectrice” que Colette Pétonnet avait en son temps décrit dans ses travaux pionniers d’anthropologie urbaine. La haie, dans sa matérialité, son épaisseur, assure à l’habitant une garantie d’appropriation de la parcelle et de liberté d’usage (y compris pour déroger aux règlements qui interdisent parfois la culture d’un potager). Mais cette liberté a un coût financier et symbolique. La haie est consommatrice de temps, d’argent (de services), transforme l’habitant en jardinier alors qu’il n’a pas toujours reçu d’un héritage familial des compétences horticoles ou une curiosité naturaliste. Autour d’eux (les jardiniers) s’inventent et se développent des marchés spécifiques, proposant à la fois des services et des espèces adaptées aux demandes immédiates (obturer, tailler facilement) ou évoluant au gré des modes (un chapitre est consacré aux espèces reines, laurier-cerise, troènes, thuya, puis à la relève du faux-cyprès). Ils doivent se tenir prêts aujourd’hui à affronter ce minuscule insecte, le bupreste du genévrier, échappé des pelouses calcaires en régression, et dont un pépiniériste de la région de Montauban signala le premier (en 1976) les attaques sur ses plantations de thuya. On les suit dans leur combat pour maintenir cette “harmonie de l’immobile” (p. 265) dont les principes esthétiques et formels se sont peut-être définis, il y a fort longtemps, dans les premiers traités français de jardinage (Claude Mollet), et qui se perpétuent dans un contrôle invisible qui circule d’une parcelle à l’autre, à l’échelle du quartier : “tu devrais avoir honte, tu n’as pas coupé de l’autre côté, ça déborde”, dit cette femme de Bussy-Saint-Georges à son mari (p. 255). L’autre côté, c’est celui du trottoir et de la rue, de ce qui reste de l’espace public. Alors, lorsque les pouvoirs publics prennent conscience des marques profondes d’homogénéisation et de standardisation des paysages pavillonnaires, apparaissent des stratégies visant à encourager la diversification des plantations, la conservation des traces des haies agricoles anciennes, la mise en place de techniques de paillage ou de compostage… Agences d’urbanisme, paysagistes, Conseils d’architecture, d’urbanisme et d’environnement, associations, organismes techniques spécialisés sont mobilisés dans la mise en œuvre – souvent militante – de ces dispositifs. On ne s’étonnera pas de voir, dans l’agglomération rennaise, le Fonds d’intervention pour la qualité de la vie appuyer et financer leur mise en œuvre : on retrouve là l’un des piliers des politiques paysagères des années 1980, qui visait de façon inaugurale les paysages du quotidien. Des pionniers, tel Dominique Soltner, développent une pédagogie de la haie à l’usage des agriculteurs, qui s’étendra peu à peu au contexte des tissus pavillonnaires et à leurs habitants. Ceux-ci relaient ces encouragements et ces savoirs, les mettent en acte, par l’intermédiaire de conférences, de guides, de fiches, d’articles, de réunions de quartier. Les pépiniéristes et les entrepreneurs leur emboîtent le pas, proposant des offres plus diversifiées. Certains habitants vont chercher dans les bois les espèces qui leur conviennent, tandis que d’autres, dans un mouvement contraire, s’attachent à réunifier ce que les pouvoirs publics s’étaient escrimés à installer. Des haies monospécifiques sont réinstallées en lieu et place des structures plantées en préverdissement ou distribuées à l’arrivée des premiers occupants. Ceux-ci sélectionnent, s’arrangent, détournent à leur avantage ces mélanges qu’ils n’ont pas choisi. C’est l’un des aspects du livre de Pauline Frileux qui en fait l’originalité et la pertinence : il donne une image, au travers des pratiques habitantes, de l’impact des politiques de diversification des haies, de sensibilisation aux approches écologiques du jardinage, des projets de préverdissement, des démarches de conseil. Les exemples bretons montrent que ces politiques sont loin d’être neutres, se traduisent par un infléchissement des pratiques, et participent in fine de la création de nouveaux paysages. Souvent minorées par les discours de professionnels qui valorisent plus certainement l’action de planification, les diverses médiations dont le livre de Pauline Frileux témoigne ont un pouvoir avéré de transformation de l’espace, des pratiques et des représentations. Elles s’appuient sur des savoirs qui font l’objet d’une appropriation progressive par les habitants. Leurs conséquences spatiales sont dispersées, temporaires parfois, et ne peuvent s’observer que sur le temps long, au terme de deux à trois décennies d’application ; on ne peut les appréhender sans faire l’économie d’une enquête approfondie, qui articule les savoirs des sciences humaines, de l’écologie et de l’aménagement. C’est ainsi que des outils prometteurs se constituent, aux côtés des pratiques du projet spatial, et contribuent à en interroger les méthodes et les stratégies lorsque l’on entend influer sur des pratiques. L’ouvrage de Pauline Frileux peut ainsi se lire sous plusieurs angles, d’autant plus qu’il reste sobre et assez objectiviste dans l’exposé des faits et des témoignages. Il trouve sa place dans la continuité des travaux de Bernadette Lizet, Françoise Dubost et Martine Bergues 1. Il dialogue avec les paysagistes, au travers des dessins d’Alain Freytet (qui ouvrent chaque chapitre, sans autre illustration) et appellent à se pencher sur le travail d’agences non médiatiques, telle celle de Ronan Désormeaux qui a une influence décisive sur le contrôle de la métropole rennaise, inscrite dans son paysage depuis plusieurs générations de schémas directeurs. Il peut aussi se lire dans l’actualité des débats soulevés par la démarche “Bimby”, sur la densification des tissus pavillonnaires par la division parcellaire, à laquelle il offre un point de vue nouveau et complémentaire. Il confirme en tout cas que ces tissus peuvent se constituer comme un terrain d’action, à condition d’inventer des stratégies de projet spécifiques centrées sur les habitants. L’ouvrage de Pauline Frileux aidera sans aucun doute à en constituer la boîte à outils. Alexis Pernet 1 Martine Bergues, En son jardin, une ethnologie du fleurissement, Paris, Maison des sciences de l’homme, “Ethnologie de la France”, 2011.
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