Dans le cercle marielle - La Propriété Caillebotte à Yerres

Date : AVRIL 15
Page de l'article : p.62-67
Journaliste : Valérie Bougault
Pays : France
Périodicité : Mensuel
OJD : 42730
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le cercle
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Texte VALERIE BOUGAULT
Après Nancy l'automne dernier, c'est la propriêté
Caillebotte, située au sud de Paris, qui accueille une
exposition des oeuvres des Rouait, dynastie de peintres
célèbre pour son amitié avec Degas et les impressionnistes.
I t si, finalement, tout était de la
—i faute de Degas? Edgar Degas
J (1834-1917), le peintre célébré,
mais aussi l'irremplaçable, singulier et
prodigieux ami d'Henri Rouart (18331912), grand bourgeois du xixe siècle
et, par capillarité, figure tutélaire de tout
son clan ? Pourrait-il être responsable de
l'étrange maladie, non déclarée auprès de
la faculté de médecine, mais qui ravage
cependant cette famille depuis près d'un
siècle et demi? Tous n'en meurent pas,
mais tous sont atteints par ce que leur
héritier direct, l'écrivain et académicien
Jean-Marie Rouart, qualifie de « passion
maniaque et obsessionnelle pour la peinture ». Chez les Rouart, on vit, respire,
dort, dîne, en peinture. Elle est le sujet
de toutes les conversations, de toutes les
Ci-dessus: Henri Rouart, Autoportrait,
lettres
et, probablement, de tous les rêves.
1880, huile sur toile, 49 x 40 cm
Le phénomène s'aggrave avec le temps :
(COLLECTION PARTICULIÈRE ©CHRISTIAN BARAJA)
À droite: Claude Monet, Les Vidas
on ne s'allie qu'à des enfants de peintres.
à Bordighera, 1884, huile sur toile,
Ernest (1874-1942), troisième des quatre
115 X 130 cm (PARIS MUSÉE DORSAY
fils d'Henri, épouse Julie Manet, fille de
PHOTO DE PRESSE RKN)
Berthe Morisot et d'Eugène Manet, le
frère d'Edouard. Ses deux frères Eugène (1872-1936) et Louis (1875-1964) convolent
respectivement avec Yvonne et Christine Lerolle, les deux filles du peintre Henri Lerolle
et célébrissimes modèles des Jeunes Filles au piano de Renoir. Tous ces mariages sont
suggérés, arrangés, conclus par Degas, célibataire farouche mais inlassable entremetteur. Une lignée d'artistes se forme, qui va de 1855 à nos jours.
Tout commence dans une cour decole. Au lycée Louis-le-Grand. Henri et Edgar
sont condisciples. Ils se perdent de vue, pour mieux se retrouver sur une barricade,
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Ci-dessus: Edgar Degas, Portrait d'Henri Rouart, 1871, huile sur toile,
38,2 x 33,2 cm (PARIS MUSEE MARMOTTAN-MONET ©BRIDGEMAN IMAGES)
Ci-contre, en haut : Ernest Rouart, L'Homme au chien, portrait d'Eugène Rouart,
1904, huile sur toile, 101 x 82 cm (COLLECTION PARTICULIÈRE ©CHRISTIAN BARAJAJ
En bas: Ernest Rouart, Portrait de Julie Manet, 1905, huile sur toile,
70 X 82,7 cm (COLLECTION PARTICULIÈRE ©CHRISTIAN BARAJA)
celle du siège de Paris, en 1870. Rouart commande une batterie d'artillerie, Degas sert.
Cest que l'adolescent s'est mué, en 1853,
en polytechnicien, avant de renoncer à la
carrière militaire pour se consacrer à celle
d'ingénieur et devenir un entrepreneur brillant dont les inventions, celles du « pneumatique », d'un modèle de bicyclette ou du
froid industriel, remplissent aujourd'hui les
vitrines du musée des Arts et Métiers. Les
succès du capitaine d'industrie ne lui font
jamais délaisser sa passion pour la peinture. On sait avec quelle ardeur, proche de
la frénésie, il collectionne les œuvres. Pas
un jour ne passe sans qu'il rapporte chez lui,
34 rue de Lisbonne, dans l'hôtel particulier
qu'il a fait construire plaine Monceau, une
toile glanée à l'Hôtel Drouot ou bien dans
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l'atelier de quelque artiste. Signac, après une
visite en 1898, en est « affolé » : « II n'y a plus
une place vide. C'est une profusion de merveilles: Corot, Delacroix, Millet, Jongkind,
Courbet, Daumier, Degas. J'en ai tant vu que
j'en sors ahuri ». Catalogue d'artistes auquel
il faut ajouter Fragonard et Goya, Cézanne
et Gauguin, dont Rouart est le premier
à acheter une toile, le fameux Have Have
Mahana, aujourd'hui au musée des BeauxArts de Lyon.
À la mort d'Henri Rouart, en 1912, trois
ventes disperseront près de cinq cents toiles,
dont les Danseuses à la barre, qui atteindront 435000 francs, le prix le plus élevé
jamais payé pour l'œuvre d'un artiste vivant.
Loin d'être flatté, Edgar Degas reste atterré
de cette folie soudaine.
La peinture pour tout horizon
Terrassé par le chagrin, aussi. Il perd son
meilleur ami, son frère choisi. Et l'un des
rares interlocuteurs avec lequel il parle d'art,
échange points de vue, avis et conseils : « Tu
t'y connais ! », lui écrit-il un jour. Car Henri
Rouart manie aussi le pinceau, « à l'ombre
des génies », comme le souligne dans son
livre Dominique Bona. À 50 ans, abandonnant ses responsabilités de chef dentreprise
à son gendre, il se consacre entièrement à la
peinture. On l'a dit, c'est là une vieille maîtresse. Dès 1857, il a fréquenté Barbizon, y a
rencontre Millet et Rousseau et, finalement,
reçu les conseils de Corot, son maître absolu, dont il possédera jusqu'à quarante-sept
toiles. D'amateur, il devient un peintre de
talent et, surtout (à l'inverse de son cher
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LE SALON DES ROUART
EXPOSÉ À MELUN
Ci-dessus: Ernest Rouart, Le Jardin de La Queue-en-Brie, 1885, huile sur toile, 92,5 x 79,2 cm
(COLLECTION PARTICULIÈRE ©CHRISTIAN BARA1A) À droite: Henri Rouart, Entrée de La Queue-en-Brie,
1885, huile sur toile, 44 x 37 cm (COLLECTION PARTICULIERE ©CHRISTIAN BARAJA)
Degas, rivé à son atelier fermé), un peintre
de plein air. La ville ne l'inspire guère, il lui
faut des jardins, des champs, des bosquets,
des rivières ou des vues des Pyrénées. Finement, Jean-Dominique Rey, son arrière
petit-fils et critique d'art, observe que la
couleur de prédilection d'Henri Rouart,
e est le vert. « Les arbres sont à son œuvre ce
que l'eau est à celle de Monet » et son travail,
une variation infinie, « une sorte d'émanation faite de bruissements, d'ombres colorées,
de luminosité tempérée ». La propriété familiale de La Queue-en-Brie (lire encadré) lui
offre des motifs inépuisables, tout comme
ses voyages incessants, de la Bretagne à
Venise, qui donnent le tournis à Degas. Tout
naturellement, il devient un compagnon de
route des impressionnistes et après avoir
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participé, en 1873, au salon des Refusés, il
rejoint leurs manifestations de 1874 à 1886.
Cet homme, pourtant, dont Degas fit à huit
reprises le portrait, reste irrémédiablement
modeste et refuse à Durand-Ruel, qui songe
peut-être à le « lancer », une exposition
personnelle. Son œuvre demeure « presque
inconnue et le bien de ses seuls enfants »,
s'étonne Paul Valéry en 1938.
Henri Rouart avait hérité d'une propriété
achetée par son père en 1851
à La Queue-en-Brie, dans le Val-de-Marne,
un lieu qui allait devenir une villégiature
favorite de ses enfants et de leurs nombreux
amis. L'infatigable ingénieur, qui n'aimait
rien tant que peindre des paysages, y planta
son chevalet, entre deux voyages à Venise,
en Touraine ou dans les Pyrénées. Et lorsque
la pluie rendait l'exercice impraticable,
il se rabattait sur la maison, dont il couvrit
les murs, les portes, les trumeaux, voire les
armoires, de vues bucoliques. Vingt de ces
panneaux et médaillons ont échappé à la
destruction et ont été légués par la famille
Marin-Bricka, héritière de la fille aînée
d'Henri, au musée de Melun. Restaurés,
trois d'entre eux, des huiles qui formaient
le décor du salon de billard (ill. : ©DR),
sont désormais exposés au public. V. B.
MUSÉE DE MELUN. 5, rue du Franc-Mûrier,
77000 Melun, OI 64 79 77 7Z,
www.ville-melun.fr
Une extrême discrétion
Ce refus de la notoriété, cette discrétion cultivée à l'extrême, Henri Rouart les a légués à
son fils Ernest. Ce brillant élève, timide et
solitaire, renonce à Polytechnique pour,
selon le mot de Paul Valéry, son plus proche
ami, « consumer sa vie dans une réflexion
constante et une analyse infinie sur l'art de
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Ci-dessus Ernest Rouart, Paul Valéry, 1930 huile sur toile.
74 x 63 cm (COLLECTION PARTICULIERE ©CHRISTIAN BARAJA)
peindre » Circonstance exceptionnelle, son
pere confie son apprentissage à Degas, dont
il sera l'unique elève Son « heritier » aussi
puisque Degas, preuve d'une confiance inhabituelle, aurait voulu qu'a sa mort Ernest
se charge de trier le contenu de son atelier
Grandir « sous l'œil perspicace, affectueux,
maîs menaçant comme une gueule de loup
chargée a balles de Degas », comme l'écrira
son autre ami, Léon-Paul Fargue, qu'est-ce
que cela donne' De beaux pastels de femmes
nues en contre plongee, proches de ceux du
maître, puis des paysages postimpressionnistes et d'émouvants portraits de Julie
Manet Enfin, un style unique émerge dans
les années 1930 Quelque chose de la solitude d'un homme en reserve, plus prompt à
sauvegarder, honorer, eclairer la peinture des
autres que la sienne, se répand sur ses toiles
À la plage, dans un jardin public, sur le bou
levard, des hommes, des femmes semblent
saisis au ralenti, silhouettes élégantes maîs
visages neutres, touche nébuleuse pour un
monde qui rappelle celui d'Edward Hopper
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Ci-dessus Augustin Rouart Metro dans la nuit, 1947 huile sur bois
40 x 33 cm (BOULOGNE B LLANCOURT MUSEE DES ANNÉES TRENTE ©CH BARAJA)
Page de droite Augustin Rouart Le Petit Pêcheur 1943, peinture
à l'œuf sur toile, 62 x 45 cm (COLLECTION PARTICULIERE ©CHRISTIAN BARAJA)
En quête de vérité
De l'ombre despotique de Degas, l'un des
Rouart au moins ne semble avoir retenu
que la leçon de lumière Augustin (1907
1997), petit-fils des deux Henri, Rouart et
Lerolle, neveu d'Ernest, porte la passion
de la peinture à un point d'incandescence
absolue « II croyait que la vie ne valait
d'être vécue qu'a condition de donner nais
sance à un beau tableau », témoigne son fils
Jean-Marie Rouart S'il a vécu dans la familiarité des Renoir, Morisot et autres Manet,
sa tradition à lui remonte à Holbein Faut il
y voir les racines de cette precision, de ce
souci de perfection qui imprègne ses toiles,
ces natures mortes aux citrons, empreintes
d'une miraculeuse poésie et pourtant si réalistes ? Inclassables et magiques, ses portraits
denfants, ses longues plages de Noirmoutier
noyées dans la lumiere fragile disent assez
l'intraitable recherche d'une vente de la
peinture qui se moque des courants Singularité, toujours, et a travers elle, fidelite à
lesprit des Rouart On connaît la conclu-
sion du plus célèbre roman de Gabriel
Garcia Marquez « aux lignées qui ont vécu
cent ans de solitude, il n'est pas donne de
seconde chance sur terre » La célébration
aujourd'hui du talent des Rouart prouve
tout le contraire.
AVOIR
•• 3 L'EXPOSITION « LES ROUART.
DE L'IMPRESSIONNISME AU RÉALISME
MAGIQUE », Propriete Caillebotte,
8, rue de Concy, 91330 Yerres,
OI 8037 2061, du 28 mars au 5 juillet.
+ d'infos. http.//bit.ly/7361rouart
À LIRE
- LES ROUART: DE L'IMPRESSIONNISME
AU RÉALISME MAGIQUE, par Dominique Bona,
de l'Académie française, avec des
textes de Paul Valery. Léon-Paul Fargue,
Frédéric Vitaux, David Haziot, Charles
Villeneuve de Janti et Jean-Marie Rouart,
éditions Gallimard (192 pp. 100 ill.. 35 O.
- UNE JEUNESSE À L'OMBRE DE
LA LUMIERE, par Jean-Marie Rouart,
Gallimard Folio. Paris 2000.
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