Classics of the Military Field in the Social Sciences Classiques du champ militaire dans les sciences sociales Quatre exemples de travaux d’ingénierie sociale “militaire” aux États-Unis dans les années 1950 et 1960 : o Robert Egbert et alii, Fighter I : An Analysis of Combat Fighters and Non-Fighters, Technical Report n°44, Human Resources Research Office (HumRRO, operating under contract with the Department of the Army), Alexandria, VA, George Washington University, 1957, 72 pp.: www.dtic.mil/cgibin/GetTRDoc?AD=ADA325914. o Leo Bogart, ed., Social Research and the Desegregation of the US Army, Chicago, Markham, 1969, vii + 393 pp. o Albert J. Wohlstetter, Frederic S. Hoffman, Robert J. Lutz & Henry S. Rowen, Selection and Use of Strategic Air Bases, Santa Monica, CA, RAND Corporation Report R-266, avril 1954 (déclassifié en 1962), xli + 383 pp.: http://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/reports/2006/R266.pdf. o Morton Deutsch, “A Psychological Basis for Peace”, pp.369-392 in Quincy Wright, W.M. Evan & Morton Deutsch, eds., Preventing World War III : Some Proposals, New York, Simon & Schuster, 1962, 460 pp. L’approche technologique La période qui s’étend de l’immédiat après-guerre au milieu des années 1960 est en Amérique l’âge d’or de l’ingénierie sociale au service des armées et de l’action militaire. Les universités, mais aussi quelques think tanks spécialisés, y contribuent largement, et y trouvent leur compte : les contrats de recherche appliquée ou “opérationnelle” sont à cette époque l’une des sources de financement de l’enseignement supérieur américain. Grâce au prestige immense que les armées ont engrangé entre 1941 et 1945, et face au danger extérieur dans cette phase initiale de la Guerre froide, la condition sine qua non d’une telle pratique – sa légitimité sociale et politique – est largement remplie. Le consensus s’étiole pourtant quelque peu au tournant des années 1960. On voit alors émerger une contre-ingénierie, mise au service non pas de l’institution militaire et de la Défense mais de valeurs que fait éclore la peur d’une troisième guerre mondiale. Une telle évolution prélude à la montée du dissensus et de violentes polémiques antimilitaristes dans la seconde moitié [1968-1973] de la guerre au Vietnam. Les ponts entre Défense et Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net), vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 2 les universités seront alors coupés pour un temps assez long, et les recherches de type ingénierie confinés en matière militaire à quelques officines. En attendant, l’approche technologique prospère deux décennies durant (19451965), et elle le fait malgré un certain nombre de faiblesses intrinsèques (dont nombre de 1 chercheurs ont pleinement conscience ). Elle a pour trait distinctif l’aide directe à la décision par application des méthodes et acquis des sciences sociales dans la collecte de faits ou la mise à l’épreuve d’hypothèses en situation, l’allocation des moyens et les procédures de choix des fins subordonnées (par rapport à celles que définit l’échelon supérieur). Cette approche technique évacue la question des valeurs et présume, chez les acteurs concernés, l’absence (ou la mise sous le boisseau) de désaccords sur les cadres conceptuels existants : elle se contente d’appliquer à un terrain particulier des principes généraux, et considère cette application comme non problématique. Conformément à cette logique, l’ingénierie sociale s’épanouit dans les contextes marqués par le consensus et l’existence de propositions ou de méthodes universellement applicables. En d’autres termes, le cas de figure “technologique” se manifeste surtout là où l’application des sciences de l’homme présente des homologies avec celle des sciences de la nature : lorsque la distinction entre “ingénieur” et “chercheur”, ou encore entre recherche “fondamentale” et “appliquée”, a un sens fondé en raison. Privilégiant le schéma cause-effet, il est adapté aux objets justiciables d’un recours aux paradigmes déterministes. On le trouve donc plus souvent du côté du pôle psychologique, ou associé à certains aspects de l’analyse économique – là où l’instrumentalisme scientiste a souvent pignon sur rue – que chez les politistes, sociologues ou anthropologues, plus divisés que d’autres en écoles aux axiomatiques incompatibles, et voués à l’énoncé de vérités sujettes à spécification spatiotemporelle. Sauf si elle sait se limiter à la fonction proprioceptive (mise au jour de faits ou tendances, évaluation des effets probables d’une décision) et s’abstenir de préconisations impératives fondées sur des certitudes trop circonscrites pour leur assurer une justification à toute épreuve, l’ingénierie sociale est plus fragile que les autres genres au regard de la légitimité intellectuelle et sociale. Elle compense cette faiblesse en recrutant ses acteurs, par le biais de la recherche contractuelle, dans les larges viviers de chercheurs généralistes pour qui le champ militaire n’est qu’un terrain comme un autre (et qui ne s’y attardent généralement pas). Il faut donc noter que cet “engineering model” est souvent le genre 2 spontanément le moins porté aux traitements tenant compte des spécificités du champ. 1 Ces faiblesses sont clairement soulignées dès 1949 par les auteurs des deux premiers volumes (The American Soldier) des Studies in Social Psychology in World War II. Ces auteurs comptent parmi les plus influents au sein des sciences sociales américaines au cours des décennies qui suivent. Cf., ici même, la rubrique “Classiques” du vol.1, n°3, Summer/ Été 2011. 2 Ces liens sont d’affinité, non de nécessité, et dépendent en réalité de l’aspect traité, de la force et du caractère momentané ou non de la demande sociale : on peut envisager l’ingénierie sociale comme le fait d’un milieu minoritaire mettant en œuvre, à l’écart des courants sociaux et intellectuels dominants, des connaissances adaptées à la nature particulière de l’objet. Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 3 En termes axiologiques, l’ingénierie sociale “militaire” n’est guère compatible en temps ordinaire, en raison des idéaux affichés, avec les valeurs libérales traditionnelles (moralisme, légalisme, catastrophisme) qui avaient cours avant la Guerre froide et la conversion américaine, en 1947-1948, au réalisme stratégique. En revanche, le “réalisme pragmatique” lui est souvent associé. Ce dernier mérite une mention spéciale, car il fait figure, par sa mise entre parenthèses consensuelle des divergences de valeurs, de réaction dominante en temps de guerre totale (les deux conflits mondiaux en témoignent), ou encore 3 de fortes tensions de nature à mettre en péril les idéaux de la modernité. Il convient de souligner également la nature des relations entre “ingénieur social” et commanditaire, et le statut des travaux qu’accomplit le premier au regard de la publicité. Visant l’efficacité pratique, et non l’établissement de propositions d’intérêt intellectuel général, celui-ci n’a d’obligations qu’à l’égard du second, lequel le gratifie d’une rémunération monétaire ou symbolique, et peut limiter sa liberté en fixant à son analyse des bornes matérielles (fond, moyens) ou temporelles – ce qui ne va pas toujours sans problèmes. À cela s’ajoutent les frustrations nées d’échelles de temporalité différentes entre commanditaires de recherche et chercheurs, frustrations qui minent parfois la confiance, ou même la compréhension, entre les deux milieux : dans une grande structure bureaucratique, même quand un commanditaire identifié est intéressé par une recherche sous contrat qu’il a suscitée, il n’est souvent plus en poste lorsque le rapport final est soumis, lequel a dès lors des chances de rester dans les tiroirs. Lorsqu’elle dépasse la collaboration occasionnelle et s’institutionnalise, l’approche technologique se pratique soit en régie, dans le sein même de l’organisme client (recherche interne), soit – aux États-Unis, beaucoup plus souvent – dans le cadre de relations bilatérales (recherche contractuelle). Dans les deux cas, la publication des résultats ne figure pas au nombre des produits naturels de la mise des sciences sociales au service de décideurs. Bien au contraire, il n’est pas rare que ces résultats soient affectés de restrictions diverses quant à leur distribution, quand ils ne sont pas soumis, comme il est courant en matière militaire, à un régime de confidentialité, voire de secret. Seules des considérations extérieures à la finalité d’origine de la relation chercheur-client peuvent inciter à autoriser ou à promouvoir la publicité (fréquemment différée) des travaux. Il en va ainsi lorsque les intérêts de carrière des chercheurs dépendent de leurs publications, lorsque le souci de limiter le secret administratif au sein des institutions publiques, le sentiment de l’intérêt général, ou une politique de relations publiques bien comprises poussent à lever le voile sur nombre d’activités internes ou contractuelles jusque-là dérobées au regard. Les trois premiers exemples d’ingénierie présentés ci-après illustrent fort bien ces divers traits idéal-typiques. Le dernier montre que la contre-ingénierie partage en large mesure certaines de ces caractéristiques – mais, comme on va le voir, pas toutes. 3 C’est ainsi que le réalisme pragmatique et l’ingénierie se sont emparés d'une large part des recherches sur le terrorisme et les atteintes à la sécurité intérieure au cours de la période récente. Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 4 HumRRO, FIGHTER Project (Egbert, 1957) Le point de départ de ce projet se situe dans la forte impression que produit le livre, publié en 1947, d’un général de réserve qui détaille les résultats des enquêtes qu’il a 4 menées pendant la guerre auprès de quelque 400 compagnies d’infanterie. Il y défend l’idée que l’efficacité combattante repose sur 15% au mieux des effectifs, plus disposés que d’autres (pourtant exposés aux mêmes risques) à faire usage de leurs armes contre l’ennemi. Il récidive au début de la guerre de Corée, et parvient (quoique avec des taux de combattants actifs plus élevés) aux mêmes conclusions. Les déboires que connaît l’armée américaine à divers moments du conflit coréen soulignent le problème, et la conduisent à chercher le moyen d’identifier à l’avance, s’il se peut, les caractéristiques personnelles des fantassins réputés respectivement les plus efficaces (“fighters”) et les moins combatifs (“nonfighters”), avec pour objectif une meilleure allocation de la ressource combattante. Commencée juste avant la fin des hostilités en Corée, l’étude sera pour l’essentiel conduite après l’armistice, au moyen de 27 questionnaires et de 60 tests objectifs. Le premier soin des enquêteurs est de tester une population de 645 soldats sur tout un ensemble de critères physiques, médicaux, psychotechniques, sociaux, biographiques et de personnalité, avant de constituer deux groupes contrastés selon le critère de l’efficacité au combat. Pour cela, ils procèdent à des entretiens qui leur serviront à sélectionner, sur la base d’indices objectifs (présence ou absence de décorations pour fait d’armes) et subjectifs (au moins deux témoignages circonstanciés de leurs camarades, jugement de l’interrogateur et de l’intéressé), les meilleurs et les moins bons des combattants. Ils retiennent 310 cas parmi les moins équivoques, qui se répartissent en 55% de fighters et 45% de non-fighters. Les engagés, les gradés et les plus anciens (que ce soit en termes de durée des services dans l’armée ou sur le théâtre d’opérations) s’avèrent être, en proportion, un peu plus nombreux parmi les fighters que les appelés, les non-promus et les nouveaux. Les Blancs y sont, comme le montre le tableau suivant, beaucoup mieux représentés que les minorités raciales (résultat qui sera un moment classé secret) : Blancs Noirs Autres Fighters 67% 21% 59% Non-fighters 33% 79% 41% Ceci conduit à s’interroger sur l’incidence des préjugés raciaux dans les jugements émis par les pairs (à une époque où la société civile américaine connaît les premiers soubresauts de la déségrégation, déjà largement entrée dans les faits au sein de l’armée), mais confirme nombre d’observations sur le manque relatif d’ardeur combattante des Noirs au cours des conflits précédents. Les soldats noirs natifs du Sud (lieu de la ségrégation de 4 S.L.A. Marshall, Men Against Fire, New York, Morrow, 1947. Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 5 jure) se montrent moins combatifs que ceux du Nord, ce qui suggère qu’une socialisation à un statut de soumission exerce un effet dépresseur sur ce point. On peut au demeurant généraliser en transposant ce trait au statut socio-économique, puisque les fils des classes moyennes sont plus souvent dans la catégorie des fighters que ceux de la classe ouvrière. On découvre que le QI moyen de l’échantillon total s’établit à 85, ce qui reflète tout à la fois les modalités d’allocation de la main-d’œuvre militaire en vigueur et la vieille tradition libérale qui consiste à faire combattre ceux qui n’ont rien de plus utile à faire. Cependant, une différence assez sensible se manifeste sur ce point puisque le QI moyen des fighters est de 91, contre 78 pour les non-fighters. Une santé robuste, une bonne coordination psychomotrice, une morphologie mésomorphique, une stature plus élevée (taille, poids), une bonne stabilité émotionnelle, la pratique des sports de contact, sont bien corrélées avec les caractéristiques de combativité les plus favorables. Il en va de même de l’extraversion, d’un tour d’esprit sarcastique, de l’indépendance, et de l’absence d’anxiété. Les traits biographiques le plus fortement liés à l’inefficacité au combat sont une famille perturbée, un père absent ou décédé (40% des cas chez les non-fighters, ce qui a privé les intéressés d’un modèle de rôle masculin : la masculinité étant une caractéristique plus fréquente des soldats combatifs), un cursus scolaire écourté pour des raisons économiques familiales, des expériences sexuelles précoces (premiers attouchements : 14 ans et 3 mois en moyenne, contre 15 ans et 8 mois pour les fighters), mais – pour les mariés – un âge au mariage plus tardif d’un an. (Des travaux voisins montreront que le rang dans la fratrie n’est pas indifférent : les aînés, a fortiori les fils uniques, sont moins souvent fighters que les cadets). Enfin, les orientations “libérales” (de gauche) sont statistiquement moins propices à la combativité que les autres. Ces profils sont contrastés et cohérents. L’étude, publiée en décembre 1957, s’accompagne de recommandations en matière de sélection et d’affectation dans des unités combattantes, ainsi que de remédiation en phase de formation et d’entraînement pour ceux que les tests désignent comme moins portés au combat. Comme le relève Morris Janowitz dans le commentaire qu’il consacre à cette étude 5 en 1959, on pourrait penser que les caractéristiques associées au fighters sont celles qui distinguent les leaders dans la plupart des activités civiles. Or, le lien statistique constaté à cet égard entre statut social civil et combativité guerrière n’a rien de très remarquable. En réalité, les qualités mises en évidence par le FIGHTER Project sont plutôt de celles qui facilitent l’insertion dans des groupes primaires entièrement masculins, capables de hauts niveaux de cohésion face à des situations de danger. Déségrégation raciale et armées (Bogart, 1969) La décision que prend le Président Truman, par un décret de 1948, de mettre fin à la ségrégation raciale dans les armées fait de ces dernières une institution-pilote en la matière : la démarche n’interviendra dans la société civile, au Sud, que quelque vingt ans 5 In Sociology and the Military Establishment, New York, Russell Sage Foundation, 1959 (p.75). Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 6 plus tard. La déségrégation militaire démarre lentement, mais les premiers combats en Corée obligent à l’accélérer. L’Operations Research Office (ORO) est chargé d’une étude (le Project CLEAR) sur l’utilisation de la main-d’œuvre noire dans les unités de l’armée de Terre. La commande date de fin mars 1951. Les conclusions sont présentées oralement au général adjoint au chef d'État-major de l’US Army le 13 juillet. Les premiers rapports écrits seront soumis en octobre de la même année. Une version expurgée produite par 6 l’ORO en 1955 n’obtiendra pas l’autorisation de paraître. Il faudra attendre 1969, avec la parution du livre de Leo Bogart, principal artisan du Project CLEAR, pour connaître ses résultats et les leçons à en tirer. L’examen des attitudes face à l’intégration raciale, mené successivement en Corée et aux États-Unis, illustre de manière caricaturale les difficultés pratiques auxquelles peut se heurter l’ingénierie sociale. Outre les délais draconiens imposés (et à quelques jours près respectés), les chercheurs sont soumis à des contraintes sévères de nature à compliquer leur travail. L’équipe doit être constituée de personnels nouveaux : les chercheurs existants de l’ORO sont absorbés à d’autres tâches. Les femmes sont a priori exclues du travail de terrain puisque entretiens et administration des questionnaires se feront pour partie dans la zone des combats. Il faut au demeurant que les enquêteurs revêtent l’uniforme : ils se voient affecter un grade (lieutenant-colonel pour le directeur du projet). Le recrutement ne peut se faire que parmi les social scientists disposant déjà d’une habilitation au secret militaire : l’enquête de sécurité habituellement menée par le FBI prendrait trop de temps. Il est décidé, pour des raisons scientifiques louables, que les entretiens avec des soldats noirs ne pourront être conduits que par des Noirs. À cela s’ajoutent les réticences voire l’hostilité déclarée des hiérarchies locales, des conditions matérielles difficiles (les équipes de deux hommes sillonnent les lignes en jeep à la recherche des unités que le plan d’échantillonnage leur a désignées) et, à une époque où la traversée du Pacifique par avion prend deux jours et où les liaisons radio sont limitées, de gros problèmes de communication. Une autre difficulté surgit lors de la rédaction des rapports : faut-il conserver le langage cru, voire souvent obscène, qui est celui qu’utilisent les soldats (notamment les Noirs) dans les entretiens ? Les considérations scientifiques l’emportant sur les considérations sociales, les responsables décident de répondre par l’affirmative. Mal leur en prend : l’obscénité langagière de certaines citations sert de prétexte, d’une mauvaise foi transparente, pour ne pas lever le secret alors même que la guerre est terminée, et que les conclusions des chercheurs ont été acceptées et appliquées. Il semble que la vraie raison de ce maintien du Secret Défense se situe du côté de la Garde nationale et de ses divisions “sudistes”, qui même fédéralisées, conserveront longtemps encore le principe d’exclusion des Noirs de leurs rangs : jusqu’au Vietnam inclus. Or, la Garde constitue un puissant lobby politique dans les États fédérés et à Washington, qui saura souvent empêcher ses unités de suivre l’exemple de l’armée régulière. 6 Operations Research Office, Project Clear : The Utilization of Negro Manpower in the Army, Chevy Chase, MD, Johns Hopkins University, 1955. Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 7 Les auteurs reconnaissent explicitement leur dette intellectuelle envers Gunnar 8 Myrdal et Samuel Stouffer : les délais impartis laissaient peu de place à une nouvelle conceptualisation, à supposer qu’elle soit possible. Au plan méthodologique, le scalogram (“analyse hiérarchique”) de Guttman qui, mis au point trop tard, n’avait pas été massivement utilisé dans l’analyse des données de la Seconde Guerre mondiale par l’équipe que dirige Stouffer, le sera ici, car il s’agit moins de comparer l’attitude moyenne de populations diverses à l’égard de plusieurs objets, que d’examiner les degrés de l’attitude envers un objet unique, l’intégration raciale, observés dans des unités comparables en tous points sauf deux : le dosage Blancs/ Noirs, et l’affectation géographique (États-Unis/ Corée). 7 Ce qui rend cette étude fascinante, ce sont en effet les conditions quasi expérimentales qui président, en Corée surtout, à son accomplissement. Sous la pression des nécessités opérationnelles et de la pénurie de combattants, la déségrégation a déjà commencé dans les faits au moment où les enquêteurs mettent le pied sur le théâtre d’opérations. Les unités qu’ils soumettent à leurs entretiens et à leurs questionnaires présentent des caractéristiques de composition raciale très diverses : certaines sont à majorité blanche, d’autres à majorité noire. Le dosage, susceptible de varier dans le temps, permet de saisir les processus d’évolution en fonction de ce critère, tout comme en fonction d’autres données de situation (par exemple, avant et après le combat). On ne peut détailler ici les conclusions du rapport final, mais on peut utilement reproduire les leçons qu’en tire 18 ans plus tard Leo Bogart dans Social Research and the Desegregation of the US Army. L’autorité institutionnelle lui apparaît comme un important facteur de succès : le hasard n’est pour rien dans le fait que l’armée et l’Église catholique américaines ont été les premières à mettre en œuvre une intégration raciale réussie : les ressources de légitimité ne leur faisaient pas défaut pour l’imposer. Ce trait souligne à lui seul les limites de toute transposition de l’expérience en la matière de l’US Army à une société civile où individus et groupes peuvent toujours choisir de sortir d’un jeu qui ne leur convient pas. Mais, en même temps, il donne quelques indications sur ce que pourraient être des stratégies locales ou temporaires efficaces. Le second enseignement est que l’époque, au tournant du XXe siècle, où les champions de la cause noire pouvaient, comme Booker T. Washington (conseillé par Robert Park), préconiser la ségrégation au nom du principe “Égaux mais séparés”, appartient à un passé bien révolu : les intéressés sont quasi unanimes à la rejeter (quoi qu’en disent, ajoute Bogart, les Noirs radicaux des années 1960, partisans d’un nouveau séparatisme de combat). La troisième leçon est plus importante encore : tout régime de ségrégation envers une minorité de statut inférieur donne naissance à une élite artificiellement protégée contre la concurrence fondée sur le seul mérite, et qui a tout à craindre de l’intégration (c’est ce qui se passera pour les enseignants des écoles noires dans 7 Gunnar Myrdal (assisté de Richard Sterner et Arnold Rose), An American Dilemma : The Negro Problem and American Democracy, New York, Harper Bros., 1944. 8 Samuel Stouffer, The American Soldier, vol.1, chap.10. Cf. rubrique “Classiques” in Res Militaris, vol.1, n°3, Summer/ Été 2011, p.29 sqq. Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 8 les années 1960). Dans ces conditions, une compensation peut utilement contribuer à calmer ses angoisses si l’on ne veut pas qu’elle s’allie aux forces conservatrices. Le dernier enseignement est des quatre le plus chargé de signification pour l’avenir : l’étude a mis en évidence un phénomène de “point-bascule” (“tipping point”) lorsque le groupe favorisé a le sentiment que son statut majoritaire est mis en danger par l’intégration. Ses attitudes envers la déségrégation se détériorent, les rapports se tendent, et si la fuite est possible, elle peut prendre des allures d’exode. Cette “découverte” anticipe au plan conceptuel, sur le “théorème de l’échiquier” de Schelling, et dans la réalité sociale sur les phénomènes qui affecteront de plus en plus souvent l’immobilier aux États-Unis, ou encore l’armée de métier des deux décennies qui suivront (de 1973 au début des années 1990), dont certaines armes ou spécialités dans lesquelles les Noirs sont surreprésentés à concurrence de deux ou trois fois leur proportion nationale connaissent des difficultés pour attirer des engagés volontaires blancs. Le rapport R-266 de la RAND Corporation sur le choix et l’utilisation optimale des bases aériennes stratégiques (Albert J. Wohlstetter et alii, 1954) La construction de bases pour les bombardiers du Strategic Air Command aux États-Unis et à l’étranger devient un problème de premier plan au début des années 1950 : le budget de la Défense pour 1952 lui réserve 3,5 milliards de dollars, somme considérable puisqu’elle représente un peu moins de 10% du budget hors opérations en Corée. Le problème est initialement traité sous l’angle économique : lorsque l’US Air Force s’adresse à la RAND Corporation, organisme qu’elle a créé en 1946 aux fins de recherche appliquée, elle lui demande d’établir une liste d’emplacements à l’étranger susceptibles d’entraîner des coûts réduits au minimum, et l’étude est confiée à son département d’études économiques, alors dirigé par Charles Hitch. Fidèle à la transdisciplinarité de la recherche opérationnelle (alors en phase de transformation en “analyse des systèmes”), RAND y associera les départements de mathématique, d’électronique et d’analyse des coûts. Albert Wohlstetter, 9 pilote du projet, présente lui-même un profil de formation qui allie plusieurs disciplines. Très vite, pourtant, l’étude quitte partiellement le terrain économique pour s’orienter vers des considérations stratégiques. Le souci de réduction des coûts avait conduit l’armée de l’Air à concentrer les moyens sur un nombre limité de bases. Wohlstetter soulève la question de la vulnérabilité de ces bases à une attaque atomique surprise de bombardiers soviétiques, et dans un pré-rapport interne, recommande au contraire la dispersion des ressources. Comme cette solution dispendieuse ne fait pas l’unanimité au sein de la RAND, les conclusions de Wohlstetter ne sont pas communiquées à l’US Air Force, et l’on passe de longs mois à préciser les critères d’appréciation conciliant les deux points de vue, économie et sécurité, et à cerner les marges d’erreur (que se passerait-il si les capacités 9 Sur tous ces aspects, cf. Bruce L.R. Smith, The RAND Corporation, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1966. Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 9 ennemies étaient supérieures de x, y, ou z % aux évaluations admises , si le taux de panne des équipements dépassait les normes retenues ?, etc.). Des contacts avec le Département d’État permettent de prendre en compte le facteur politique (relations plus ou moins aisées avec les États étrangers susceptibles d’abriter les bases). Les considérations d’accessibilité opérationnelle du territoire de l’Union soviétique par diverses voies en fonction de la répartition de ses moyens de défense antiaérienne, le niveau de dommages infligé à l’adversaire en fonction de la capacité d’emport des avions et de la distance, de délais d’alerte en cas d’attaque adverse, font l’objet d’une attention particulière. À la fin du printemps 1952, alors qu’un rapport de 400 pages est prêt à être soumis à l’État-major, ses conclusions, qu’on pouvait s’attendre à voir provoquer des remous au sein de la hiérarchie, reçoivent le soutien inattendu de Thomas Finletter, Secrétaire à l’armée de l’Air, qui n’en a pas encore connaissance, mais qui s’inquiète de la vulnérabilité des bases stratégiques. En septembre, une tornade s’abat sur la base de Carswell, détruisant 12 bombardiers lourds B-36. La voie semble ouverte pour une acceptation rapide des conclusions soumises par Wohlstetter, Lutz, Hoffman et Rowen. Quatre solutions avaient été initialement envisagées, entre lesquelles il s’agissait d’arbitrer dans un contexte marqué sur de nombreux points par l’incertitude : 1) conserver le plan d’origine, qui prévoyait des bases avancées au plus près de l’URSS ; 2) implanter les bases à mi-distance ; 3) opter pour un ravitaillement en vol de bombardiers intercontinentaux basés aux États-Unis ; 4) construire à l’étranger des bases légères de ravitaillement au sol où les bombardiers venus des États-Unis ne feraient que des escales techniques. Le rapport, se fondant sur toute une gamme d’hypothèses assorties de marges d’approximation, démontre que la solution la plus sûre est la quatrième, et que le plan initial de l’US Air Force (70 bases distribuées sur le pourtour du territoire adverse en temps de guerre) serait l’option affectée de la plus grande vulnérabilité : l’estimation la plus favorable de l’arsenal atomique de l’URSS conduit à penser qu’en 1956, elle pourrait, par une première frappe surprise, détruire la quasi-totalité des bombardiers américains. En d’autres termes, le plan d’origine était de nature à compromettre la mise en œuvre de la doctrine (alors nouvelle) de dissuasion par représailles massives, puisqu’aucune capacité de représailles atomiques ne subsisterait. L’option 3, bien que sûre, présente de tels inconvénients de coût qu’elle contraindrait le SAC à limiter le nombre de missions ou d’avions. L’option 2, combinant tous les inconvénients, serait des quatre globalement la plus mauvaise. Les arguments décisifs en faveur de l’option 4 sont que les coûts économiques et politiques en sont moins élevés, que les bombardiers ne resteraient au sol à proximité de leurs cibles que le temps de se ravitailler, et que les itinéraires entre les États-Unis et les escales avancées pourraient être suffisamment variés pour éviter tout risque d’un Pearl Harbor aérien. Ces conclusions demeurent valables si l’erreur d’appréciation des capacités nucléaires adverses atteint un facteur 10. Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 10 Le rapport R-266 est donc à l’origine de la distinction fondamentale, désormais classique, entre première et seconde frappe, et de l’idée aujourd’hui banale selon laquelle la dissuasion repose sur une capacité de seconde frappe invulnérable. Il est aussi caractéristique d’une façon d’aborder les problèmes de stratégie, par l’angle technique de l’allocation de ressources rares, et il illustre le rôle que les économistes joueront aux ÉtatsUnis dans ce domaine. Enfin, il est l’exemple même d’une stratégie de communication des résultats parfaitement réussie. Ce point revêt une importance critique pour tous les travaux d’ingénierie. Il ne suffit pas, en effet, de présenter des conclusions rationnelles et pertinentes : il faut encore que le commanditaire les reçoive, les assimile, les accepte et les applique. La frustration de chercheurs dont les rapports restent lettre morte peut s’avérer sur le long terme une source importante de démoralisation. L’habileté consistera ici en une stratégie de relations publiques réservant la primeur des résultats aux seuls intéressés (SAC, puis État-major de l’armée de l’Air), avant de les soumettre à l’échelon supérieur (Département de la Défense) et de les exposer aux critiques extérieures (celles, notamment, des autres armées). Elle consiste en second lieu dans une préparation du terrain : une version abrégée du rapport est diffusée en 75 exemplaires au sein de la hiérarchie avant la sortie du rapport principal ; une alliance est passée avec ceux des officiers d’aviation qui ont été consultés pendant la réalisation de l’étude et dont on sait qu’ils sont favorables à ses conclusions ; surtout, entre mars et octobre 1953, Wohlstetter se livre en personne à 92 présentations orales (briefings) du rapport devant diverses catégories de dignitaires en uniforme. L’État-major décide de faire examiner les conclusions par un comité ad hoc qui se prononcera à la majorité. Une difficulté importante réside dans la lutte que se livrent au sein du SAC les partisans du bombardier lourd et les tenants d’appareils plus légers et plus rapides : on ne peut l’esquiver qu’en démontrant que les points conclusifs ne seraient pas affectés par le choix à opérer entre ces deux options. Le désaveu infligé par le rapport aux auteurs du plan initial conduit à des manœuvres dilatoires, et il faudra une visite du président de la RAND, flanqué de deux vice-présidents, au général Thomas S. White, chef d’État-major par intérim, pour débloquer la situation. Le comité ad hoc rend un verdict favorable en septembre 1953. L’annonce par Malenkov de l’explosion de la première bombe thermonucléaire soviétique a sans doute joué un rôle important dans l’accélération du processus de décision, tout comme des considérations tenant aux particularités du cycle de préparation et d’approbation du budget. Les premières mesures d’application des recommandations seront prises avant la sortie officielle, au 1er avril 1954, du rapport final et sa diffusion générale au Pentagone. La vulnérabilité devient un souci constant des planificateurs de l’US Air Force, les installations critiques sont “durcies”, et les nouvelles bases à l’étranger se conforment au modèle d’escale technique décrit dans l’étude. Comme le relève Bruce Smith (op.cit.), ce succès est dû dans une large mesure à la liberté accordée aux chercheurs de reformuler le problème qui leur avait été soumis, et à l’accès direct des responsables de la RAND au sommet de la hiérarchie de l’organisme commanditaire : le rapport R-266 constitue à cet Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 11 égard une exception brillante plus qu’un cas d’école statistiquement représentatif. Outre sa célébrité, son intérêt, et la raison de son inclusion ici, résident dans le fait qu’il soulève la plupart des questions posées par l’approche technologique dans le contexte militaire. Morton Deutsch, “A Psychological Basis for Peace”, 1962 L’apparition des armes thermonucléaires dans l’arsenal des deux superpuissances aux prises durant la Guerre foide engendre des craintes dans l’opinion, chercheurs universitaires compris. Les psychologues sont à l’avant-garde d’un mouvement qui voit naître une ingénierie, source de préconisations pratiques, qui n’épouse plus la politique stratégique dure des Administrations américaines successives, mais prône une attitude plus conciliante qui fait le pari d’une attitude symétrique du côté soviétique. Si on la compare aux polémiques antimilitaristes qui interviendront à la fin de la guerre du Vietnam, il s’agit donc d’une position pacifiste modérée. Cinq présupposés constituent le point de départ des propositions avancées par l’auteur : 1) une guerre nucléaire majeure produirait des effets qu’aucun homme sain ne saurait juger désirables ; 2) lorsqu’une guerre limitée éclate, le risque existe qu’elle dégénère en guerre majeure, et que des armes nucléaires soient utilisées ; 3) les armes de destruction massives ne peuvent être désinventées, et elles constituent pour l’humanité un héritage permanent ; 4) toute guerre dans laquelle un des adversaires se croit acculé à la défaite peut mener à un recours aux armes nucléaires, même si le désarmement en a réduit le nombre ; 5) une paix armée entre des pays hostiles ne dure jamais longtemps. Même si les psychologues ne peuvent offrir que des certitudes fragmentaires, ils sont sans doute les mieux armés pour traiter de la guerre et des relations internationales, explique Deutsch, car la littérature classique faisant autorité sur ces questions montre que ce sont des phénomènes de nature psychologique. Il est vrai sans doute que la guerre exige une organisation et des ressources collectives, mais ses instigateurs sont des individus stratégiquement placés dans l’appareil de décision, et leur psychologie, les sources d’irrationalité potentielles de leur comportement, importent au premier chef. Parmi cellesci, les déformations perceptives jouent un grand rôle. La perception que nous avons des actes d’autrui nous dérobe le plus souvent la situation qui leur a donné naissance et qui permettrait de les comprendre. Devant des actes que nous ne comprenons pas, nous réagissons, quand ils nous affectent, par la peur ou l’hostilité. Il suffirait pourtant de mieux connaître l’autre et le contexte dans lequel il évolue pour éviter que de tels sentiments ne débouchent sur un conflit violent. La proposition d’Anatol Rapoport est à retenir sur ce point : la communication entre États antagonistes devrait être gouvernée par le principe suivant lequel les représentants d’un pays ne pourraient présenter leur argumentation propre avant d’avoir exprimé les arguments de l’adversaire sous une forme susceptible de recueillir son assentiment. Une telle procédure n’abolirait pas les conflits, mais elle réduirait à tout le moins les sources d’incompréhension mutuelle. Un bon psychothérapeute ne procède pas autrement. Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 12 En second lieu, nos perceptions du monde extérieur sont moins souvent déterminées par l’expérience directe que par l’information indirecte que nous recevons sur l’autre. Or, cette information est soumise à des normes de groupe et à des distorsions qui accentuent les traits qui nous semblent bizarres, inattendus, sujets à controverse ou choquants. Des contacts directs, des échanges réguliers de savants, d’artistes, d’hommes politiques, de touristes, et la possibilité donnée aux leaders d’opinion de s’exprimer librement à la radio, à la télévision ou dans les journaux du pays adverse, seraient clairement de nature à prévenir les déformations grossières entre image et réalité. Qu’aurions-nous à perdre à en faire l’offre à l’URSS ? Les pressions à la conformité qu’exercent les groupes auxquels nous appartenons affectent également l’expression de nos opinions. Combien de nos intellectuels, de nos politiques sont en faveur d’une admission de la Chine communiste à l’ONU, mais n’osent pas le dire face à un discours dominant qui fait de ce pays l’incarnation du Mal absolu ? Les contestataires ne doivent pas craindre de s’exprimer : ils seront surpris de l’écho qu’ils suscitent. Un facteur supplémentaire de déformation réside dans les mécanismes de perception sélective : nos attitudes, empreintes de cohérence, nous empêchent d’intégrer des données qui les contredisent ou qui dérangent la perception que nous avons de nous-mêmes. Nous projetons également sur l’autre des traits négatifs que nous ne percevons pas chez nous, selon la logique de la paille et de la poutre. Ainsi, nous sommes prompts à dénoncer l’absence de liberté en URSS, mais il nous est difficile de voir les Noirs privés de droit de vote dans nombre d’États du sud, notre domination de l’Amérique latine ou notre odieux traitement des Indiens. Les distorsions d’image de l’autre ne sont pas irrémédiables : lorsque la réalité nous inflige des démentis répétés, il n’est pas rare que nous corrigions nos perceptions. Pourtant, d’autres mécanismes peuvent s’opposer à une telle évolution. Par exemple, nous pouvons donner à la déformation perceptive de l’autre une importance telle que le coût psychologique et social d’une réorganisation de la façon dont nous le voyons est prohibitif. Ainsi, beaucoup de militaires, d’industriels, d’investisseurs, d’ouvriers ou de cadres des industries d’armement ont de bonnes raisons de redouter un monde sans menace de guerre, qui pourrait déprécier leurs services, leurs espérances de gain, leur statut, voire leur enlever leur emploi. Une parade simple consisterait ici à offrir une compensation matérielle ou symbolique à tous ceux qui seraient affectés négativement par une détente du climat international. Un second mécanisme de perpétuation des distorsions perceptives est celui qui inhibe tout contact ou échange significatif avec l’autrui dévalorisé : c’est ce que Newcomb appelle “hostilité autiste”, contre laquelle la procédure préconisée par Rapoport peut être d’un certain secours. Enfin, il faut compter avec ce que Merton dénomme la prophétie auto-réalisatrice, dont la course aux armements fournit une excellente illustration. Les perceptions erronées toutefois n’expliquent pas tout : certains contextes d’interaction peuvent donner à l’absence de confiance réciproque un caractère tragique et bloquer tout comportement rationnel. Il est des situations sociales où deux acteurs qui poursuivent Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 13 des objectifs dictés par leur intérêt propre ne peuvent que produire des effets négatifs pour chacun d’eux : Deutsch décrit ici, sans le nommer, le “dilemme du prisonnier”. Il faut donc persuader les deux camps qu’il est de leur intérêt de prendre en compte celui de l’autre, et pour cela mettre en œuvre des politiques de coopération dans tous les domaines avec les États communistes, c’est-à-dire un programme de massive reconciliation (sous-entendu : à l’opposé de la massive retaliation de John Foster Dulles), et cela même s’il faut s’attendre, au début du processus, à quelques rebuffades. Définir des règles du jeu acceptables par tous et s’y tenir, malgré les difficultés prévisibles que la distorsion des perceptions ne manquera pas d’engendrer de part et d’autre : telle est pour les États-Unis la seule solution rationnelle aux problèmes de la Guerre froide. De telles règles existent déjà dans certains domaines, et il suffit de les observer : charte des Nations-Unies, décisions de la Cour internationale de La Haye, etc. L’adhésion à des principes universalistes et au droit international soulève la question de l’attitude à avoir vis-à-vis des violations de l’ordre qu’ils définissent. La seule attitude qui vaille est celle qui résiste aux transgressions de l’ordre sans renoncer à l’universalisme, et en laissant la porte ouverte à une reprise de relations coopératives : les contre-menaces, les représailles, le discours agressivement viril transforment les situations où la négociation est encore possible en affrontements où chacun craint de perdre la face. Une possibilité existe de faire coexister des acteurs qui ne se font pas mutuellement confiance si un tiers peut tenir le rôle de médiateur accepté par les parties. Le droit, l’opinion publique, des amis communs remplissent fréquemment cette fonction dans les rapports entre individus. La difficulté est que l’affrontement Est-Ouest s’est développé jusqu’ici dans un système bipolaire : il convient donc d’encourager la formation de groupes d’États non-alignés assez forts, indépendants et unis pour remplir utilement cet office (sans se cacher le risque de voir le tertius gaudens jouer l’Est contre l’Ouest ou inversement pour profiter de la situation sans égard pour l’intérêt de tous). En attendant l’avènement d’une situation internationale de ce type, il faudra apprendre à négocier et comprendre que les jeux à somme non nulle du type de ceux qu’on trouve dans les relations sociales entre patrons et ouvriers de l’industrie peuvent fournir un modèle pour les relations internationales. La quête du prestige et de l’influence n’est pas en soi déraisonnable : seuls le sont, à l’âge des missiles intercontinentaux, les moyens militaires. Il serait en conséquence judicieux de suivre Amitai Etzioni lorsqu’il prône l’institutionnalisation de compétitions internationales dans les domaines de réalisation les plus différents, à haute valeur ajoutée pour l’humanité tout entière, répétées à intervalles réguliers, où donc la défaite ne serait jamais totale ou irréversible, et le nombre de concurrents suffisamment élevé pour que des camps hostiles ne puissent se reformer. La contribution de Deutsch se termine par un Manifeste : Intellectuels, savants, lettrés, et professeurs de tous les pays, unissons-nous ; nous n’avons rien à perdre que nos œillères idéologiques. Les problèmes qui assaillent le monde sont trop sérieux pour laisser des dogmes ou des intérêts nationaux étroitement définis, obscurcir la tâche qui est la nôtre. Nous ne Res Militaris, vol.5, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2015 14 pouvons nous permettre de laisser le conflit de slogans et de catégories idéologiques dominer nos analyses. Nous devons être libres de voir les grands problèmes de notre temps – la course aux armements nucléaires, les énormes disparités de niveau de vie entre nations, les préjugés raciaux, l’intolérance idéologique, la croissance démographique rapide – à la lumière de l’explosion des connaissances qui se produit sous nos yeux. Commençons par substituer aux affirmations dogmatiques de l’idéologie un esprit ouvert et la mise à l’épreuve objective et factuelle de nos théories et hypothèses sur le développement économique, le changement social, et le façonnement de personnalités créatives et responsables. À cette seule condition, nous serons en mesure d’atteindre l’objectif d’une vie plus saine, plus belle et plus sociable. [Traduction par mes soins] Ce texte remarquable signale le retour de la question des valeurs au tournant des années 1960 : le consensus n’est plus ce qu’il était quelques années plus tôt. En se situant au niveau de la détermination des fins premières, et non des moyens ou des fins secondes, il suggère un refus, par les psychologues de renom, du statut subalterne dans lequel l’ingénierie enferme leur discipline. Dans le même temps, il montre que l’approche techno10 logique, comme Edward Shils le notera plus tard, peut fort bien se passer de commande officielle, et substituer au contrat une défense et illustration gratuites de la Cause dans la définition d’un programme et de recommandations pour l’action : il s’agit bien d’une contreingénierie. Toutefois, elle se sépare assez nettement de l’ingénierie “officielle” sur un point : l’appel à l’opinion, qui la rapproche alors du genre polémique (dont elle n’a pourtant pas la virulence). Un autre trait y apparaît clairement : les changements qui ont affecté l’approche psychologique de la guerre et des relations internationales depuis l’apogée (dans les années 1940) et le déclin (après 1950) des théories sur les pulsions agressives ou le rôle prophylactique de l’éducation pour expliquer et prévenir les conflits collectifs violents. Le terrain s’est déplacé vers les modalités de la communication, les effets cognitifs de la perception, les phénomènes de groupe et même vers les structures d’interaction. Bref, cette psychologie se fait plus sociale (à preuve la mise à contribution d’Etzioni ou de Merton), reflétant en cela le triomphe de la problématique des attitudes, de leur formation et de leur changement, de Muzafer Sherif à Leon Festinger (non cités mais fort présents dans ce texte) en passant par Stouffer. Comme dans les années 1930 et 1940, toutefois, le réductionnisme psychologique, s’il est moins net, aboutit à la même cécité devant la souveraineté, la force et leur rôle dans l’ordre social interne tout comme dans le relatif désordre externe. Et l’on peut se demander, avec plus d’un demi-siècle de recul, si l’attitude conciliante préconisée par Morton Deutsch vis-à-vis de l’URSS aurait permis de mettre un jour fin à la Guerre froide aussi efficacement que la ligne “dure” de Ronald Reagan dans les années 1980 : à cette question, l’“histoire virtuelle” ne fournit pas de réponse assurée d’elle-même… 10 Edward Shils, The Calling of Sociology and Other Essays on the Pursuit of Learning, Chicago, University of Chicago Press, 1980.
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