Sophie FANTONI-QUINTON : « Nous pensons que l`approche

Entretien
Sophie FANTONI-QUINTON : « Nous pensons que l’approche mixte,
individuelle ET collective, doit être préservée ».
Sophie Fantoni-Quinton, professeur des universités, praticien hospitalier, docteur en droit, Lille 2 /
CHRU Lille, qui a participé à la mission « Aptitude et médecine du travail », explique les propositions
qui ont été formulées dans le rapport qui a été remis le 21 mai au ministre du Travail, en montrant
en quoi le dispositif actuel ne permet pas à la santé-travail de remplir ses missions dans de bonnes
conditions, ni de répondre aux besoins des entreprises et des travailleurs.
ISTNF. Vous avez réalisé de nombreux écrits sur la notion d’aptitude, le rapport récemment remis
au Gouvernement, auquel vous avez participé, vient appuyer vos idées, comment est-il construit ?
Sophie Fantoni-Quinton. Au départ nous voulions réaliser un rapport court, de 40 pages, pour qu’il
soit facile à lire par tout le monde, on en a finalement écrit 80, hors annexes, parce qu’il nous a semblé
nécessaire d’argumenter nos propositions, afin que tout le monde comprenne pourquoi il nous est
apparu indispensable de repenser l’aptitude telle qu’elle est utilisée aujourd’hui de façon
automatique. Pour ce faire, en plus de nombreuses auditions, nous nous sommes appuyés sur des
arguments juridiques et la jurisprudence, nous avons repris des réflexions déontologiques et éthiques
qui animent depuis près de 25 ans la profession, et nous nous sommes basés sur la littérature
internationale pour le volet scientifique et médical.
Tout le monde est habitué à cette notion d’aptitude, un peu comme on ferait référence à un usage, à
une tradition. Parce que l’aptitude est la conclusion logique de toute visite médicale, les gens font
souvent l’amalgame entre l’aptitude et la visite médicale, alors que ce sont deux choses complètement
différentes. En entamant cette mission, nous avons clairement voulu distinguer les deux sujets : la
notion d’aptitude, tout d’abord, et la notion de suivi de santé, ensuite. Les deux objectifs de ce rapport
ont donc été premièrement, de repenser un suivi de santé optimisé en fonction des besoins de santé,
et non dicté par des textes inapplicables et, deuxièmement, d’argumenter et d’expliquer en quoi la
notion d’aptitude, telle qu’elle est actuellement utilisée, entretenait un certain flou au sein de la
profession, sans aucune garantie.
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ISTNF. A-t-il fallu vous entendre au préalable pour savoir ce que vous mettiez les uns et les autres
derrière le terme « aptitude » ?
SFQ. Cette mission a été confiée à cinq personnes, parmi lesquelles Hervé Gosselin, qui est un des
experts français de la question. Hervé Gosselin, aujourd’hui inspecteur général des affaires sociales, a
été conseiller à la Cour de cassation et avait rendu un rapport en 2007 dont certaines mesures ont été
ensuite reprises par des dispositions législatives. Les trois autres membres de la mission, sans être des
experts du domaine, avaient chacun un regard intéressant sur le sujet. Le député, Michel Issindou,
avait été rapporteur sur le sujet de la pénibilité ; Christian Ploton, DRH Renault, en tant que praticien
de terrain abordait la question avec son regard d’expert en ressources humaines, il avait la vision des
services autonomes ; le second inspecteur général des affaires sociales, Anne-Carole Bensadon, était
médecin de santé publique, elle apportait un regard pertinent sur le suivi de santé. In fine, nous étions
très complémentaires, tous les cinq, certains d’entre nous jetant parfois un œil nouveau sur le sujet,
ce qui était très constructif. De ce fait, nous nous sommes efforcés de disséquer cette notion d’aptitude
sur tous les plans possibles afin que chacun puisse en apprécier la consistance.
Après avoir entendu de nombreux acteurs de terrain, nous avons su maintenir un équilibre au sein de
la mission pour faire en sorte que ce rapport soit équilibré et argumenté, sans parti pris. Les deux Igas
ont rédigé l’ensemble du document, après que nous ayons élaboré un plan de façon conjointe, en
collant à la lettre de mission. Il s’agit d’une écriture collective avec de nombreux allers/retours. Aucun
chapitre n’a été écrit sans que les cinq d’entre nous n’aient été sollicités : tout le monde a donné son
avis, tout a été discuté, parfois à la ligne près ou au mot près. Il a fallu aussi prendre le temps d’arrêter
les termes de nos discussions, pour les traduire de façon simple, sans transaction mais avec un langage
partagé. Nous avons essayé de comprendre les points de vue qui étaient défendus par chacun, afin de
trouver la meilleure formulation.
ISTNF. Au sein de la mission, vous préconisez de ne plus consacrer l’aptitude qu’aux postes de
sécurité. Cela sera-t-il accepté par tous, en entreprise et dans les services de santé au travail ?
SFQ. Ce n’est pas certain. Pourtant le système actuel n’est pas pleinement satisfaisant. Les salariés
rencontrés en visite médicale ont parfois peur de la décision qui sera prononcée, du coup ils ne se
confient pas forcément, et, de ce fait, ils ne bénéficient pas toujours des conseils adéquats que
justifierait leur état de santé.
Aujourd’hui, à l’embauche, 99,9 % des salariés sont déclarés aptes. Les études sociologiques ont
montré que les médecins manient l’aptitude dans le cadre d’un large spectre, qui va de la prévention
pure à une médecine de contrôle, sans que personne ne le sache a priori, et cela en contradiction avec
les principes du Code de Santé publique, qui précise bien que les fonctions de contrôleur et de
préventeur sont incompatibles. De fait, le médecin du travail fait souvent primer le droit à l’emploi.
L’employeur, de son coté, pense que si le salarié est apte, ça veut dire qu’il est en bonne santé. La
protection juridique, médicale, assurantielle, que les employeurs imaginaient avec la visite
d’embauche, n’existe pas. Les représentations sont faussées…
Constatant cette situation, nous avons retenu l’idée que l’aptitude ne devait plus être utilisée
aujourd’hui, parce qu’elle était touchée par un lourd atavisme, parce qu’elle est source d’ambiguïté et
qu’elle cristallise beaucoup d’incompréhension et de contentieux et, surtout, parce qu’elle n’est pas
pertinente sur le plan scientifique, ni protectrice au niveau juridique. D’ailleurs, l’aptitude n’est même
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pas définie juridiquement. On l’explique dans le rapport : l’aptitude est d’origine assurantielle, médicolégale, elle est liée au contexte de l’après-guerre. Sélective, l’aptitude ne protège certainement pas de
la discrimination, comme certains ont pu le dire. Le médecin a d’autres outils beaucoup plus utiles pour
exercer sa mission.
ISTNF. Existe-t-il une alternative à la suppression de l’avis d’aptitude ?
SFQ. Aujourd’hui, quels sont les outils utiles dont un médecin du travail a besoin pour agir ? Il doit
pouvoir faire des préconisations individuelles et collectives : il a besoin de conseiller un salarié, de
conseiller un employeur, il est nécessaire qu’il puisse dialoguer avec tout le monde.
Dans certains pays, au nom de l’autonomie du salarié, il n’y a plus d’aptitude du tout : on donne aux
salariés une information, conformément à la directive européenne de 89, ils ont droit d’aller
rencontrer le médecin du travail quand ils le souhaitent, et le médecin du travail, expert en santé au
travail, est conseiller en prévention. Dans d’autres pays, les employeurs proposent des autoquestionnaires, parfois très discriminatoires, que les salariés remplissent et qu’ils signent avant
l’embauche ; on voit aussi intervenir des médecins de contrôle qui pratiquent de la sélection.
Nous avons opté, dans nos recommandations, pour un dispositif assez équilibré : pour les postes de
sécurité, le contrôle est nécessaire, en amont, parce que ces postes ont un impact sur la sécurité des
tiers, mais en dehors de ces situations, il n’y a pas d’intérêt à faire du contrôle en entretenant un
système onéreux, alors qu’un dispositif de prévention serait certainement plus bénéfique et moins
coûteux.
ISTNF. Cette idée est-elle partagée par la profession, avez-vous pu entendre des professionnels de
terrain ?
SFQ. Nous nous sommes rendus dans deux territoires, à Lyon et à Rennes, au sein desquels nous avons
rencontré tous les acteurs : services de santé au travail, inspection, Carsat, agriculture, indépendants...
Il a été décidé de ne pas aller dans le Nord – Pas-de-Calais, région pourtant souvent citée en exemple.
Cela ne nous a tout de même pas empêché de rencontrer des services nordistes. Parallèlement, sont
venus en audition tous les services de santé au travail, petits et grands, qui ont voulu nous présenter
leur projet. J’ai écrit au Collège des enseignants de la discipline, également, et, partout en France, des
groupes de travail se sont créés : sept d’entre eux m’ont envoyé une synthèse écrite de leurs travaux.
Très honnêtement, nous avons vraiment eu une vision très représentative de la situation. Nous avons
reçu plus de 170 contributions écrites et des dizaines de personnes ont été auditionnées. En sept mois,
alors que mes premiers articles avaient suscités l’émoi, j’ai entendu et j’ai lu de véritables professions
de foi venant de médecins du travail et de professionnels de la santé au travail qui décrivaient
comment ils voyaient la santé au travail de demain. Dans la majorité des cas, ces médecins allaient
dans le sens de nos propositions, très peu d’entre eux voulaient garder l’aptitude telle qu’elle existe
aujourd’hui… ça veut dire que notre profession évolue, toutes générations confondues, dans la France
entière.
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ISTNF. Au-delà de repenser l’aptitude, vous avez fait des propositions concernant le suivi de santé
des salariés.
SFQ. Nous pensons que l’approche mixte, individuelle ET collective, doit être préservée. Aujourd’hui,
tout le monde reconnait que la réforme de 2011 est une bonne réforme et qu’il ne faut pas faire une
révolution de notre système de santé au travail mais bien une évolution. Le bilan intermédiaire de la
réforme de la médecine du travail, qui a été remis en janvier 2012, mais qui n’a pas été publié, montrait
déjà que le système était inéquitable. De fait, sur le terrain, nous ne pouvons pas continuer à défendre
une approche individuelle systématique par le médecin du travail pour tous, car il nous faudrait trois
fois plus de médecins du travail.
Nous nous sommes dits, au sein de la mission, qu’il fallait réorganiser le dispositif en privilégiant les
salariés les plus fragiles et les plus exposés aux risques professionnels. Où faut-il placer nos forces
vives et notre expertise ? Dans la prévention des risques professionnels et le maintien dans l’emploi.
C’est-à-dire, mettre l’accent sur les visites de reprise, de pré-reprise, après un arrêt de travail, mais
aussi sur toutes les personnes les plus vulnérables ou celles qui sont exposées à des risques particuliers.
ISTNF. Les SST sont-ils vraiment dans l’incapacité actuellement à faire face aux exigences
réglementaires ?
SFQ. Beaucoup de chiffres circulent concernant notre capacité à assurer les visites réglementaires…
Au sein de la mission nous avons tenté d’y voir plus clair. Nous avons utilisé les données officielles de
l’Urssaf en partant du nombre de déclarations préalables à l’embauche (DPAE), considérant que le
nombre de DPAE était égal au nombre de visites d’embauche à faire par les services de santé au travail,
puisque les dérogations à la répétition des visites d’embauche sont pratiquement inutilisables. Voilà
le constat qui peut être fait : on compte chaque année en France 22 millions de DPAE, auxquelles il
faut ajouter plus 16 millions de DPAE pour les intérimaires… ça vous laisse imaginer le nombre de
visites d’embauche théoriques que les services de santé au travail devraient réaliser chaque année.
Or, actuellement, les rapports annuels nous montrent que nous ne faisons en tout que 3 millions de
visites d’embauche par an. Aujourd’hui la situation est donc celle-là : on ne voit qu’une infime partie
des salariés en embauche.
Notre système ne répond pas aux objectifs quantitatifs qui lui sont assignés par le Code du Travail.
C’est vrai pour les visites d’embauche, c’est vrai pour les visites périodiques. Depuis la réforme, on doit
voir les salariés en visite médicale périodique tous les deux ans normalement, ou moins souvent en
fonction des agréments, mais dans certaines régions, par manque de médecins du travail, les gens ne
sont plus vus que tous les six ou sept ans. Il faut le reconnaître, entre le nombre de visites d’embauche
et le nombre de visites réellement exigées par le Code du Travail, il y a un écart important. Pour autant,
il faudrait s’interroger sur le fondement de ces exigences réglementaires qui organisent aujourd’hui le
suivi de santé des salariés, car les périodicités des visites médicales ne sont absolument pas fondées
sur des recommandations scientifiques : qui nous dit que les personnes qui sont vues sont celles qui
ont le plus besoin de nous ?
ISTNF. Quelle serait la formule idéale ?
SFQ. Seuls 2/3 des postes proposés en médecine du travail à l’Internat sont pris par les internes : la
médecine du travail n’intéresse pas assez les jeunes médecins aujourd’hui. Dans ce contexte, cela ne
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sert à rien d’augmenter le numérus clausus, puisque le nombre de postes ouverts n’est pas pris. Pour
changer la donne, il faut rendre ce métier plus attractif en faisant mieux connaître la richesse de cette
discipline, ce qui fait la spécificité de la profession. Il faut également sortir de la logique des examens
médicaux prescrits par le Code du Travail pour mieux utiliser les compétences du médecin du travail…
Beaucoup d’internes me le disent : ils ne veulent pas exercer un métier routinier, ils veulent un projet
de santé, manager des équipes, interagir au sein d’un service. Il faut organiser le suivi de santé en
conséquence. Nous proposons de substituer aux visites d’embauche des entretiens infirmiers
d’information et de prévention sous la responsabilité fonctionnelle du médecin du travail et avec des
protocoles au cours desquels, notamment, sera ouvert un dossier médical. L’infirmier pourra voir
toutes les personnes qui démarrent un emploi, y compris celles qui font des contrats de quelques jours
et qui, une fois dans le circuit, seront convoquées tous les cinq ans.
L’infirmier pourra orienter le salarié vers le médecin s’il repère une difficulté. Les infirmiers sont tout
à fait capables de remplir cette mission dans le cadre de leur décret de compétence et avec une
formation idoine. Concernant le suivi périodique, puisque les fonctionnaires sont vus tous les cinq ans,
on s’est dit qu’il ne fallait pas faire de différence dans le privé : ce sera tous les cinq ans minimum, sauf
difficulté de santé ou risque particulier. Bien sûr, il faudra que la visite à la demande du salarié soit plus
fréquente.
ISTNF. Quelles seront les suites de ce rapport ?
SFQ. Notre souci commun c’était bien l’amélioration et la faisabilité d’un suivi de santé des salariés, en
partant du principe que le système français, alliant une approche de santé au travail collective et
individuelle, devait être conservé. Nous avons recherché en quoi nous pouvions rénover les dispositifs
existants pour améliorer la santé des salariés, sans entraîner une énième réforme angoissante pour la
profession toute entière. Notre réflexion était celle-là : le médecin du travail est indispensable, c’est
un spécialiste, il faut recentrer ses actions sur les salariés qui en ont le plus besoin, il faut donc libérer
du temps médical pour qu’il puisse prioriser ses actions à partir des besoins de santé, en gardant de la
marge de manœuvre, qu’il puisse prescrire des suivis de santé et conseiller des actions de prévention,
et non être englouti sous les visites systématiques.
Certaines de nos propositions pourraient être reprises par la Loi de modernisation sociale. Le risque
serait que ce rapport reste une lettre morte ou qu’il soit incompris, voire méprisé, au nom de positions
de principe, sans en examiner les argumentations. Nous aurions aimé avoir plus de temps pour pouvoir
expliquer nos propositions aux partenaires sociaux et aux parlementaires. Quoiqu’il en soit, ce
document doit être pris comme un point de réflexion pour l’avenir.
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