Le droit à la réputation, à la vie privée et à l`image

Le droit à la réputation,
à la vie privée et à l'image
C'est en élevant à une certaine supra-légalité les droits à l'honneur, à la réputation et
à la vie privée que la Charte québécoise innove le plus. Ce n'est pas que ces droits fussent
dépourvus de protection avant l'avènement de la charte; depuis longtemps, les tribunaux
ont assuré la protection de ces intérêts de la personne en appliquant le principe de
l'obligation de réparer le dommage causé par sa faute à autrui1.
Du caractère supra-légal de ces droits et libertés fondamentales, ressortent de
véritables principes susceptibles de baliser la portée des interventions de l'administration
publique. Ces droits sont forcément l'objet de limites tel qu'en fait foi l'article 9.1 de la
charte venant poser que :
Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs
démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice.
La réforme du Code civil a voulu traduire, à l'aube du XXIe siècle, les mutations
profondes qu'a connues la société québécoise depuis 18662. Dans la disposition
préliminaire, il est déclaré que:
Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de
la personne et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les
personnes, ainsi que les biens.
Le code est constitué d'un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se
rapportent la lettre, l'esprit ou l'objet de ses dispositions, établit, en termes exprès
ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il constitue le fondement des
autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au code ou y déroger.
Le premier titre du livre premier énonce les principes généraux relatifs à la
jouissance et à l'exercice des droits civils. On y trouve l'article 3 qui déclare que:
1
Voir Pierre TRUDEL, Droit de l'information et de la communication - notes et documents, Montréal,
Éditions Thémis, 1984, p. 59 et ss.
2
Commentaires du ministre de la justice, Québec, Les publications du Québec, 1993, p. VI.
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Droit de l'information et de la communication
3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à
l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation
et de sa vie privée.
Ces droits sont incessibles.
Le deuxième titre est consacré à certains droits de la personnalité. Il compte quatre
chapitres qui portent respectivement sur l'intégrité de la personne, notamment quant aux
soins, à la garde en établissement et à l'examen psychiatrique, sur le respect des droits de
l'enfant, sur le respect de la réputation et de la vie privée et sur le respect du corps après le
décès. Les dispositions relatives à la vie privée retiendront notre attention. Elles se lisent
comme suit:
35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.
Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci ou
ses héritiers y consentent ou sans que la loi l'autorise.
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une
personne les actes suivants:
1. Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;
2. Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;
3. Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux
privés;
4. Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
5. Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin
que l'information légitime du public;
6. Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents
personnels.
Enfin, le Code énonce un régime général sur la cueillette des renseignements
personnels et la constitution de dossiers sur autrui. Ces dispositions d'application générale
sont complétées d'une loi particulière régissant la collecte, la gestion et la communication
des renseignements personnels par les entreprises3.
3
Il s'agit de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, L.Q. 1993, c. 17.
La notion d'entreprise est définie ainsi à l'article 1525: «Constitue l'exploitation d'une entreprise l'exercice,
par une ou plusieurs personnes, d'une activité économique organisée, qu'elle soit ou non à caractère
commercial, consistant dans la production ou la réalisation de biens, leur administration ou leur aliénation,
ou dans la prestation de services».
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Les droits fondamentaux de l'information
37. Toute personne qui constitue un dossier sur une autre personne doit avoir un
intérêt sérieux et légitime à le faire. Elle ne peut recueillir que les renseignements
pertinents à l'objet déclaré du dossier et elle ne peut, sans le consentement de
l'intéressé ou l'autorisation de la loi, les communiquer à des tiers ou les utiliser à
des fins incompatibles avec celles de sa constitution; elle ne peut non plus, dans la
constitution ou l'utilisation du dossier, porter autrement atteinte à la vie privée de
l'intéressé ni à sa réputation.
38. Sous réserve des autres dispositions de la loi, toute personne peut, gratuitement,
consulter et faire rectifier un dossier qu'une autre personne détient sur elle soit pour
prendre une décision à son égard, soit pour informer un tiers; elle peut aussi le
faire reproduire, moyennant des frais raisonnables. Les renseignements contenus
dans le dossier doivent être accessibles dans une transcription intelligible.
39. Celui qui détient un dossier sur une personne ne peut lui refuser l'accès aux
renseignements qui y sont contenus à moins qu'il ne justifie d'un intérêt sérieux et
légitime à le faire ou que ces renseignements ne soient susceptibles de nuire
sérieusement à un tiers.
40. Toute personne peut faire corriger, dans un dossier qui la concerne, des
renseignements inexacts, incomplets ou équivoques; elle peut aussi faire supprimer
un renseignement périmé ou non justifié par l'objet du dossier, ou formuler par écrit
des commentaires et les verser au dossier.
La rectification est notifiée, sans délai, à toute personne qui a reçu les
renseignements dans les six mois précédents et, le cas échéant, à la personne de qui
elle les tient. Il en est de même de la demande de rectification, si elle est contestée.
41. Lorsque la loi ne prévoit pas les conditions et les modalités d'exercice du droit
de consultation ou de rectification d'un dossier, le tribunal les détermine sur
demande.
De même, s'il survient une difficulté dans l'exercice de ces droits, le tribunal la
tranche sur demande.
Examinons maintenant les principaux contours du droit à la réputation et du droit à
la vie privée.
L'honneur et la réputation des personnes
L'échange d'information entre les personnes prend différentes formes : rapporter des
nouvelles, se raconter des histoires, potiner, faire des ragots etc. Ce type de communication
soulève parfois des inquiétudes, notamment quand l'information divulguée concerne des
individus en particulier et qu'elle a pour effet d'atteindre leur réputation. L'individu
indisposé par l'information qui circule à son égard est confronté à l'émetteur de ces
informations qui fera appel, sans doute, à son droit à la liberté d'expression.
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Droit de l'information et de la communication
L'atteinte à la réputation peut même se faire sous forme d'affichages de
photographies numérisées4 (il s'agit alors de photographies qui, en plus d'être diffusées
sans le consentement de la personne, sont truquées et déforment la réalité pour porter
atteinte à la réputation de la personne qui y apparaît). Le professeur Kayser explique que la
protection des personnes contre la réalisation et la publication de leur image peut avoir
pour but de les protéger contre «l'altération publique de leur personnalité.» Selon Kayser5,
cette altération peut en effet être réalisée, non seulement avec les propos d'une personne,
mais aussi, et souvent d'une manière suggestive, avec son image. Kayser affirme que dans
ces cas, la protection des personnes n'est pas limitée à leur vie privée : elle s'étend à leurs
activités publiques : «S'il importe que leur vie privée ne soit pas dénaturée aux yeux du
public, il en est de même pour leurs activités publiques.»6
Comment permettre aux personnes de préserver leur réputation tout en respectant
le droit des tiers à la liberté d'expression?
Afin de répondre à ces interrogations, il faut examiner les contours du droit à la
réputation, plus particulièrement, sa nature et ses limites.
La protection de l'honneur et de la réputation des personnes
La réputation prend tout son sens dans la vie sociale7. Elle comprend deux volets,
chacun ayant une composante externe à la personne. Le premier volet touche à l'essence du
terme réputation qui se définit comme le jugement que les autres portent sur une personne8.
Selon Moscovi :
Ces [jugements sommaires] portent non pas sur les agissements particuliers de la
personne, que ceux-ci soient individuellement insensés, malhonnêtes, habiles ou
courageux, mais sur des traits de caractère permanents. Il s'agit en effet de savoir
si la personne est insensée, malhonnête, habile ou courageux.9
Moscovi affirme que ce jugement est le résultat d'un processus social :
4
David J. LOUNDY, «E-law : Legal Issues Affecting Computer Information Systems and Systems Operator
Liability», Online 1995, (http://www.leepfrog.com/E-Law/E-Law/Contents.html).
5
Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée. Paris,
Economica, 1995, 3e éd., N° 89, p.189.
6
Kayser ajoute : «La protection des personnes contre la réalisation et la publication de leur image peut enfin
avoir pour but de les protéger contre l'exploitation de celle-ci. C'est, en effet, l'image de la personnalité le
plus souvent exploité. Elle l'est, en particulier, pour la publicité des produits. La protection, dans ce cas
comme dans le précédent, ne comprend pas seulement les images de la vie privée : elle s'étend aux images
des activités publiques». Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit. Protection du secret
de la vie privée. Paris, Economica, 1995, 3e éd., N° 90, p.189-190.
7
Selon Moscovi, la réputation est une manifestation purement humaine et fondamentale pour la société. Voir
S. MOSCOVI, Psychologie sociale des relations avec autrui, Paris, Nathan, 1994, p. 120.
8
Moscovi définit la réputation «comme le jugement porté par une communauté sur un individu particulier
appartenant généralement, mais pas nécessairement à cette même communauté» dans S. MOSCOVI,
Psychologie sociale des relations avec autrui, Paris, Nathan, 1994, p. 119.
9
S. MOSCOVI, Psychologie sociale des relations avec autrui, Paris, Nathan, 1994, p. 125.
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Les droits fondamentaux de l'information
Ces jugements sommaires relèvent de certains processus sociaux : les informations
ou les comportements observés sur lesquels ils se fondent sont partagés avec les
autres mais surtout les conclusions auxquelles ils donnent lieu sont également l'objet
de partage. Lorsque nous parlons des autres avec un tiers, nous ne nous contentons
pas d'échanger des observations portant sur des faits, nous comparons nos
évaluations, nous testons nos conclusions et nous nous influençons mutuellement.
Le résultat de ces processus sociaux est donc la réputation, autrement dit la somme
des points sur lesquels les observateurs sociaux sont d'accord, les traits de
caractère dont ils ont la même représentation. D'une certaine manière, on peut donc
dire que les réputations existent moins dans la tête des individus que dans les
conversations tenues par des groupes d'individus10.
Le second volet de la réputation se rattache à son caractère instrumental. Moscovi
écrit que :
[...] notons [...] que nous sommes capables de connaître les autres de réputation,
c'est-à-dire par l'intermédiaire de ce que nous entendons dire à leur propos.
La réputation se définit comme les propos que les autres entendent dire à l'égard
d'une personne. On la conçoit alors comme un moyen pour les autres de connaître une
personne11. La connaissance acquise par les autres à propos d'une personne leur est fort
utile. À titre d'exemple, dans un monde social, cette connaissance leur permet d'évaluer
l'importance qu'ils veulent accorder à la personne et de juger de la pertinence d'établir ou
non des liens avec elle. D'ailleurs, Moscovi affirme que :
le fait de dépendre de ouï-dire pour connaître les autres est une particularité, voire
une nécessité, de la société moderne, dans laquelle la mobilité géographique et le
brassage de différentes communautés sont importants.12
Cependant, la réputation n'est pas seulement utile aux autres. Si elle est jugée bonne,
elle s'avère utile aussi pour la personne à partir de laquelle elle est construite. Par exemple,
dans un monde social, une bonne réputation peut servir à faciliter la tâche d'une personne
dans le cadre de son développement de liens et d'échanges avec les autres. Afin de s'assurer
une place dans la société, la personne aura donc intérêt à se bâtir une bonne réputation.
Afin de se faire valoir aux yeux des autres, la personne se comportera de façon à être digne
d'elle-même, de ses qualités, de ses attributs. Pour ce faire, la personne devra prendre
conscience de sa valeur et de la considération qu'elle mérite de la part des autres. C'est dans
cette conscience que se situe le sens du mot honneur :
10
S. MOSCOVI, Psychologie sociale des relations avec autrui, Paris, Nathan, 1994, p. 125.
11
«Concrètement, nous apprenons à connaître les autres de trois manières différentes : - la première est
l'observation directe, qui demeure un moyen efficace d'apprendre certaines choses, [...]; - la seconde passe
par ce que les autres nous révèlent d'eux-mêmes; - la rumeur constitue la troisième source d'information :
les uns racontent des choses sur les autres» dans S. MOSCOVI, Psychologie sociale des relations avec
autrui, Paris, Nathan, 1994, p. 123.
12
S. MOSCOVI, Psychologie sociale des relations avec autrui, Paris, Nathan, 1994, p. 123.
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Droit de l'information et de la communication
L'HONNEUR, c'est la conscience, mais la conscience exaltée. C'est le respect de
soi-même et de la beauté de sa vie porté jusqu'à la plus pure élévation et jusqu'à la
passion la plus ardente.13
Au cours des siècles et selon les civilisations le terme honneur a pris différents sens.
Selon Charles Seignobos, les Romains voyaient dans l'honneur une distinction sociale14.
Avec la chute de l'Empire Romain, Seignebos affirme que cette notion a été remplacée par
l'honneur du chevalier :
La conception même de l'honneur, malgré son nom latin, n'a plus été celle des
Romains qui voyaient dans l'honneur surtout une distinction sociale; c'est les
sentiments de l'honneur que le guerrier a de sa valeur personnelle et qui lui fait un
devoir de réprimer toute offense par les armes au péril de sa vie.15
D'ailleurs, Bernard Beignier affirme que c'est l'honneur du chevalier qui aurait
marqué durablement et probablement l'Occident. Selon lui, le sens de l'honneur est l'héritage
direct de la chevalerie16. Jan de Vries explique que chez les peuples germaniques, les
marques distinctives de la notion d'honneur sont le courage et la fidélité. Selon lui, «Le sens
moral des Germains culmine dans l'honneur qui est le fondement inébranlable de la dignité
humaine». Beignier précise que contrairement aux Romains, pour qui l'honneur ne revêt pas
de caractère de susceptibilité17, chez les peuples celtes, «le sentiment d'honneur serait
étroitement associé à la vengeance car l'amour-propre conduit nécessairement à se
venger».18
Beignier conclut que l'honneur est une polysémie.
notion :
Alembert définissait ainsi la
13
A. de VIGNY, «Servitude et grandeur militaires» in Oeuvres complètes, La Pléiade, dans B. BEIGNIER,
L'honneur et le droit, Paris, L.G.D.J., 1995, p. 29.
14
«Récompense, prix, reconnaissance de la vertu déférée à quelqu'un par le jugement des citoyens. Telle est la
définition du terme honos, devenu plus tard honor, que propose Cicéron dans le Brutus (81.181). [...] Le
plus grand honos qui puisse être déféré à un homme dans la Rome Antique, est une magistrature». FOYER,
J., Préface de B. BEIGNIER, L'honneur et le droit, Paris, L.G.D.J., 1995, p.5.
15
C. SEIGNOBOS, Histoire sincère de la Nation française, réed. Paris, 1982, p. 69 dans B. BEIGNIER,
L'honneur et le droit, Paris, L.G.D.J., 1995, p. 20-21.
16
B. BEIGNIER, L'honneur et le droit, Paris, L.G.D.J., 1995, p. 21.
17
«[...] l'honneur des Romains n'a pas le caractère de susceptibilité que revêtirait ultérieurement ce sentiment.
On ne trouve pas trace, chez les Gallo-Romains, de ce qui s'appellera plus tard le point d'honneur. Un
soufflet est considéré comme un outrage, puisque la loi punit même celui qui frappe sine dolore; d'autre
part, certains affronts, même sine pulsatione, sont considérés comme injures atroces. Mais l'idée que ces
affronts ne peuvent se laver que dans le sang du coupable, est également étrangère au droit et aux moeurs»
dans B. BEIGNIER, L'honneur et le droit, Paris, L.G.D.J., 1995, p. 22.
18
B. BEIGNIER, L'honneur et le droit, Paris, L.G.D.J., 1995, p. 23.
78
Les droits fondamentaux de l'information
dans l'homme du peuple, l'honneur est l'estime qu'il a pour lui-même, et son droit à
celle du public, en conséquence de son exactitude à observer certaines lois établies
par les préjugés et la coutume.19
L'honneur est donc l'estime qu'une personne porte envers elle-même, la perception
qu'elle se fait de sa valeur et le jugement qu'elle porte sur la considération20 qui devrait lui
être accordé par les autres. En d'autres mots, l'honneur est le jugement qu'une personne
porte sur la réputation qu'elle mérite. Ainsi, tout en étant distincts, les concepts d'honneur
et réputation sont interreliés21.
Le droit au respect de l'honneur et de la
réputation : ses limites, ses contours.
Revendiquer son honneur, c'est exprimer son désir de maîtriser la circulation des
propos qui circulent à son égard en vue de limiter ceux qui pourraient injustement porter
atteinte à sa réputation. Voilà l'essence du droit au respect de la réputation22.
19
D'ALEMBERT, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, dans B.
BEIGNIER, L'honneur et le droit, Paris, L.G.D.J., 1995, p. 39.
20
«La notion de considération est souvent mentionnée comme l'un des éléments de l'honneur et de la
réputation : il s'agit en quelque sorte de l'estime que les autres nous portent». P. A. MOLINARI, P. TRUDEL,
«Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects généraux et applications»,
dans FORMATION PERMANENTE DU BARREAU (dir.) Application des Chartes des droits et libertés en
matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 202.
21
ÉCOLE DU BARREAU, Personnes, familles et successions, Collection de Droit, Vol. 3, Cowansville, Yvon
Blais, 1995-1996, p. 67. É. DELEURY, D. GOUBAU, Le droit des personnes physiques, Cowansville, Yvon
Blais, 1994, Note 5, p. 134. H. BRUN, «Libertés d'expression et de presse; droits à la dignité, l'honneur, la
réputation et la vie privée» (1992) 23 R.G.D. 449, p. 453.
D'aucuns considèrent que bien qu'elles soient liées l'une à l'autre, les notions d'honneur et de réputation
sont distinctes quant à l'intérêt que chacune protège : «Le droit à l'honneur se rapporte de façon plus intime
à la perception que la personne a d'elle-même et s'évalue de manière subjective; il ne relève pas de l'opinion
publique, bien qu'il dépende en partie de l'entourage de la personne. Le droit à la réputation a une autre
dimension qui fait nécessairement appel à l'opinion publique et se rattache plus étroitement à l'idée de
renommée qu'à celle de dignité. Il implique la reconnaissance par les autres de la valeur est des qualités de
la personne dans un milieu donné» dans ÉCOLE DU BARREAU, Personnes, familles et successions,
Collection de Droit, Vol. 3, Cowansville, Yvon Blais, 1995-1996, p. 67-68. «La première [l'honneur] revêt
un caractère subjectif [...] De même, [l'honneur] ne relève pas [...] de l'opinion publique. L'honneur apparaît
ainsi comme un critère qu'une personne applique à sa propre vie et par lequel elle indique la manière
d'apprécier ce qu'elle est ou ce qu'elle fait. [...] La réputation repose sur des éléments objectifs. [...] Pour sa
part, la réputation implique la reconnaissance publique des qualités et du mérite d'une personne» dans P.
MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects
généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes
des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 203.
22
«Les démocraties on toujours reconnu et révéré l'importance fondamentale de la personne. Cette importance
doit, à son tour, reposer sur la bonne réputation. Cette bonne réputation, rehausse le sens de valeur et de
dignité d'une personne, [...]. Et une réputation ternie [...] peut rarement regagner son lustre passé. Une
société démocratique a donc intérêt à s'assurer que ses membres puissent jouir d'une bonne réputation et la
protéger aussi longtemps qu'ils en sont dignes». Hill c. Église de Scientologie [1995] 2 S.C.R., 1130, 1175.
«Le droit au respect de la réputation, par son appellation même, s'entend comme celui de ne pas voir
l'honneur et la considération que les autres nous portent entachés [...]». Voir P. A. MOLINARI, P. TRUDEL,
«Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects généraux et applications»,
dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes des droits et libertés en
matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p.202.
Notons au passage qu'il serait intéressant de se questionner plus longuement sur la nature du droit au
respect de la réputation, tel qu'il est reconnu en droit québécois. Est-ce un droit subjectif? objectif?
79
Droit de l'information et de la communication
Les notions d'honneur et de réputation étant interreliées, lorsque le législateur écrit
«réputation», il vise aussi la notion d'«honneur». Ainsi, l'utilisation du terme «droit au
respect de la réputation», réfère aussi au «droit au respect de l'honneur».
Dans certaines circonstances23, l'atteinte au respect de la réputation est également
protégée au moyen du Code criminel24. On vise ici les atteintes à la réputation les plus
graves25 et elles se qualifient de «libelle diffamatoire»26. Le libelle diffamatoire trouve son
origine dans l'histoire anglaise. Au départ, l'objectif des législateurs était de réprimer la
publication de matériel diffamatoire afin de protéger l'ordre public. On craignait que suite à
une atteinte à leur réputation, les victimes cherchent à se venger contre les malfaiteurs ou à
s'engager avec eux dans un duel, afin de venger le préjudice subi. Avec le temps, on a mis
l'emphase sur la protection de la réputation de la victime, qui, selon certains auteurs, serait
le seul fondement des dispositions sur le libelle diffamatoire du Code criminel27. Le Code
criminel reconnaît d'autres infractions qui ont des composantes semblables au libelle
diffamatoire : le libelle séditieux et le libelle blasphématoire28. Ces crimes semblent
toutefois être tombés en désuétude29. Retenons enfin que le libelle diffamatoire peut donner
lieu à des dommages punitifs en vertu de l'article 728 C.cr30.
collectif? individuel? Dans le cadre des nouveaux environnements électroniques, quelle devrait-être la
nature de ce droit? Une analyse approfondie de ces questions dépasse le cadre de la présente étude.
23
«Over the years a number of Canadian cases have also adopted the view that a proceeding for criminal libel
is not warranted unless there is some issue as to violation of public rights or a breach of duty to the
community». R. v. Stevens [Man.] [1995] 4 W.W.R. 153-154. (C.A.).
24
Voir le libelle diffamatoire, à l'art. 298 C. cr., la diffamation, à l'art. 301 C. cr., le libelle délibérément faux, à
l'art. 300 C. cr., le libelle séditieux, à l'art. 59 du C. cr. et le libelle blasphématoire, ar. 296 C. cr. Nous
jugeons bon de reproduire ici les articles 298 (1) et 301 du C. cr. :
298. (1) [Définition] Un libelle diffamatoire consiste en une matière publiée sans justification ni excuse
légitime et de nature à nuire à la réputation de quelqu'un en l'exposant à la haine, au mépris ou a u
ridicule, ou destinée à outrager la personne contre qui elle est publiée.
301. [Diffamation] Quiconque publie un libelle diffamatoire est coupable d'un acte criminel et passible
d'un emprisonnement maximal de deux ans.
25
«The essential feature of criminal libel remains - as in the past - the publication of grave, not trivial, libel»
dans Gleaves vs. Deakins (House of Lords, per Lord Scarman) cité dans R. v. Stevens [Man.] [1995] 4 W.W.R.
153, 176 (C.A.).
26
Voir art. 298 C. cr.
27
R. v. Stevens [Man.] [1995] 4 W.W.R. 153 (C.A.). D'ailleurs, dans cette même affaire, la Cour d'Appel d u
Manitoba a déclaré que l'un des principaux objectifs de l'art. 300 C. cr. était la protection de la réputation.
(Voir p. 74) Notons finalement que cette même Cour a jugé que bien que l'art. 300 C. cr. viole le droit à la
liberté d'expression, cette disposition est constitutionnelle puisqu'elle rencontre les critères établis par
l'art. 1 de la Charte canadienne. (Voir p. 153-154)
28
Voir Douglas A. ALDERSON, «The constitutionalisation of Defamation : American and Canadian
Approaches to the Constitutitional Regulation of Speech» (Nov. 1993) 15 Advocates Quarterly 385-424. Il
rappelle qu'en 1984, la Commission du Canada de Réforme du droit avait proposé l'abolition de ce crime.
29
COMMISSION DE REFORME DU DROIT, Le libelle diffamatoire, document de travail 35, Ottawa,
Approvisionnements et services, 1984.
30
Comme le note la professeure Hélène Dumont, il s'agit ici «pour la victime de libelle diffamatoire de
recouvrer, de la partie adverse, un montant raisonnable de frais dont le quantum est laissé à l'appréciation de
la Cour». H. DUMONT, Pénologie : Le droit canadien relatif aux peines et aux sentences, Montréal, Éd.
Thémis, 1993, p. 532. Voir également art. 729 C.cr. qui prévoit que cette ordonnance de frais peut être
exécutée comme un jugement civil lorsqu'impayée.
80
Les droits fondamentaux de l'information
Le préambule de la Charte québécoise prévoit que «les droits et libertés de la
personne humaine sont inséparables des droits et libertés d'autrui»31. Il s'ensuit que le droit
au respect de la réputation est limité par le respect des droits des tiers32. De façon générale,
les droits des tiers auxquels il est fait allusion sont le droit à la liberté d'opinion,
d'expression33 ou à l'information34. C'est le rôle du tribunal d'établir la frontière entre ces
droits35. Cette section se veut un survol des différents principes qui servent de guide au
tribunal dans l'exercice de cette fonction.
De façon générale, une personne peut s'exprimer librement, en autant que de ce fait,
elle ne cause de préjudice à autrui. En droit québécois, l'atteinte à la réputation est défendue
par l'art. 1457 du C.c.Q.36, qui encadre la notion de faute civile. Ainsi, c'est la notion de
faute civile qui détermine l'étendue du droit au respect de la réputation d'une personne face
aux tiers37. Par l'analyse des circonstances ayant donné lieu à des recours pour atteinte
31
Charte des droits et libertés de la personne (préambule), L.R.Q., c. C-12.
32
S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON, (dir.), dans Les
Personnes et les Familles, Montréal, Adage, 1995, p. 19.
33
Notons que l'art. 2 (b) de la Charte canadienne reconnaît à chacun «la liberté de pensée, de croyance,
d'opinion et d'expression, y compris la liberté de presse et des autres moyens de communication». Charte
canadienne des droits et libertés, L.R.C. (1985), App. II, n° 44. L'art. 3 de la Charte québécoise reconnaît
que «Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de
religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté
d'association». Voir également : Dubois c. Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, [1983] C.A. 247 dans
S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON (dir.), dans Les
Personnes et les Familles, Montréal, Adage, 1995, p. 19 : «[...] je diffère d'opinion quant à la limite - dans u n
pays où la liberté d'expression et d'opinion a toujours eu droit de cité et est maintenant l'un des droits
fondamentaux protégés tant par la Charte des droits et libertés de la personne que par la Charte canadienne
des droits et libertés - de ce qui est acceptable dans l'intérêt du public sans pour autant constituer une
atteinte abusive à la dignité, à l'honneur et à la réputation d'autrui. Tout est de savoir s'il s'agit en l'espèce
de l'exercice non abusif et normal du droit à la liberté d'expression et d'opinion».
34
S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON, (dir.), dans Les
Personnes et les Familles, Montréal, Adage, 1995, p. 19. «Ainsi, le droit au respect de la réputation est de la
vie privée d'une personne vont trouver leurs limites dans l'intérêt que le public a de prendre connaissance
de certains aspects de sa personnalité afin, par exemple de juger s'il y a lieu de continuer de lui accorder
confiance». P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie
privée. Aspects généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.)
Application des Chartes des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p.
220-221.
35
S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON, (dir.), dans Les
Personnes et les Familles, Montréal, Adage, 1995, p. 19. Ces auteures appuient cette affirmation, en référant,
à la note 225, à Dubois c. Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, [1983] C.a. 247, p. 256 (j. L'HeureuxDubé infirmant [1982] C.S. 190.) : «Entre la liberté d'opinion et d'expression, sans laquelle un pays ne
saurait être libre et démocratique, liberté qu'il y a lieu de favoriser et de protéger, et la caution d'atteintes
abusives à la réputation par des propos et des écrits diffamatoires soigneusement rédigés, véhiculant la
haine et le mépris, de nature à susciter la vengeance et la violence à l'endroit d'hommes publics, il y a une
marge. Il appartient aux tribunaux à qui l'on s'adresse de délimiter cette marge».
36
Art. 1457. «Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les
usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer préjudice à autrui. Elle est, lorsqu'elle est
douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui
et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel. [...]»
37
«La notion de faute de l'art. 1053 du Code civil a constitué pour les tribunaux l'instrument par lequel ils
ont dégagé l'ampleur du droit des personnes à la préservation de leur honneur et de leur vie privée». P.A.
MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects
81
Droit de l'information et de la communication
fautive à la réputation, il est possible de dégager l'étendue de la notion de sauvegarde de la
réputation38. De façon générale, la doctrine et la jurisprudence ont établi que l'atteinte à la
réputation était fautive dans les circonstances où elle est injustifiée et plus particulièrement,
dans les cas d'abus de confiance, de harcèlement et de diffamation.
Le droit au respect de la réputation a été sanctionné dans les situations intimes où
une personne abuse de la confiance d'une autre. Il s'agissait par exemple de la séduction, de
la rupture de fiançailles et l'aliénation d'affection39. De nos jours, le recours en abus de
confiance connaît, tant en doctrine qu'en jurisprudence, une certaine défaveur40. En
conséquence, nous jugeons que dans le cadre du présent travail, les limites imposées aux
comportements des personnes par le droit au respect de la réputation et défendues par le
moyen du recours en abus de confiance ne sont pas pertinentes.
Finalement, le droit au respect de la réputation impose aux tiers des limites de
conduite qui trouvent leur sanction via le recours en diffamation. Le recours en diffamation
est une poursuite pour atteinte fautive à la réputation. Dans ces circonstances, la
responsabilité découle de l'obligation imposée par la loi à toute personne de réparer le
préjudice causé à autrui.
C'est dans la jurisprudence sur la responsabilité en matière de diffamation qu'on a
dégagé le sens du droit au respect de l'honneur et de la réputation41. C'est donc dans l'étude
des circonstances donnant lieu à des recours en diffamation que l'on puise l'essence de
généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes
des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 200.
38
«Traditionnellement, ce sont les atteintes fautives, intentionnelles ou inintentionnelles à la réputation
d'autrui que le droit sanctionne. On reconnaît d'emblée qu'à la limite, toute expression ayant trait à la
personne ou aux actes d'un individu est susceptible d'affecter sa réputation. C'est sans doute ce qui
explique que la notion même de droit à la sauvegarde de la réputation se confond virtuellement avec celle
des atteintes fautives à la réputation, c'est-à-dire la diffamation. Ce droit ne confère donc pas une faculté
générale de s'opposer à la dissémination d'information qui nous paraît embarrassante mais il vise plutôt les
disséminations auxquelles ne se serait pas livré une personne prudente et diligente placée dans des
circonstances analogues». P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et
de la vie privée. Aspects généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.)
Application des Chartes des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p.
202.
39
«Le droit à l'honneur a été sanctionné par la jurisprudence québécoise principalement à propos de [...] de
situations particulières, soit : la séduction et la rupture de fiançailles [...], l'aliénation d'affection [...]» dans
J.-L. BAUDOUIN, La responsabilité civile, Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., no. 399, p. 229. «Il est à
noter que ces cas d'abus de confiance sont rarement sanctionnés de nos jours» dans S. LEBRIS, C.
BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON (dir.), dans Les Personnes et
les Familles, Montréal, Adage, 1995, note 228, p. 21.
40
«L'action en dommages-intérêts pour détournement de l'affection d'un conjoint, autrefois assez courante,
connaît depuis quelques années une certaine défaveur aussi bien en doctrine qu'en jurisprudence».
Millette-Dansereau c. Lepage, [1981] C.A. 644, p. 647 (j. Mayrand) dans S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les
droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON (dir.), dans Les Personnes et les Familles,
Montréal, Adage, 1995, note 228, p. 21.
41
P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects
généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes
des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 202.
82
Les droits fondamentaux de l'information
l'étendue du droit au respect de la réputation. Voyons donc l'aire de protection42 du droit
au respect de la réputation. Les premières questions à vider dans le cadre d'une telle étude
sont celles reliées à la terminologie, à la forme et aux éléments constitutifs de la diffamation.
Ensuite, nous nous pencherons sur le noeud du sujet, à savoir les critères d'appréciation de
la faute civile.
LeBris et Bouchard signalent la distinction qui peut être faite entre les termes
injures et diffamation : «la diffamation consiste en des allégations de faits portant atteinte à
l'honneur ou à la réputation de la personne» alors que «l'injure consiste en des propos
outrageants ou méprisants ou en des invectives (sans allégations de faits.)»43. Ce qui
importe c'est que les propos en cause atteignent la réputation et c'est dans ce sens que nous
emploierons l'expression diffamation. D'ailleurs Baudouin affirme que : «On retrouve le
terme diffamation employé la plupart du temps dans un sens large couvrant [...] l'insulte,
l'injure et pas seulement l'atteinte stricte à la réputation»44.
La diffamation peut être verbale ou écrite. Ainsi, contrairement à la common law
anglaise, en droit civil, on ne distingue pas entre la diffamation écrite (libel) et la diffamation
verbale (slander). La common law anglaise considère que la diffamation verbale comme un
délit moins grave que la diffamation écrite45. C'est d'ailleurs ce qui expliquerait pourquoi au
Canada, le C. cr. ne réprime pas la diffamation verbale.
Vallières affirme que même en common law, les distinctions entre le libel et le
slander sont dépassées; elle explique que des paroles prononcées par une personne peuvent
être disséminées pratiquement dans le monde entier et enregistrées par des appareils qui les
fixeront de façon permanente46. Baudouin affirme que :
Toute atteinte à la réputation, qu'elle soit verbale (parole, chanson, mimique) ou
écrite (lettre, pièce de procédure, caricature, portrait etc.), publique (articles de
journaux, de revues, livres, commentaires de radio, de télévision) ou privée, (lettre,
tract, rapport, mémoire), qu'elle soit seulement injurieuse ou aussi diffamatoire,
qu'elle procède d'une affirmation ou d'une imputation ou d'un sous-entendu, peut
constituer une faute qui, si elle entraîne un dommage, doit être sanctionnée par une
compensation pécuniaire.47
42
P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects
généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes
des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 199.
43
S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON, (dir.), dans Les
Personnes et les Familles, Montréal, Adage, 1995, p. 22.
44
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., no 416, p. 235236.
45
N. VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur, 1985, pp. 8-9.
46
N. VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur, 1985, p. 10.
47
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., no 415, p. 235236.
83
Droit de l'information et de la communication
Pour ce qui est des éléments constitutifs de la diffamation, précisons que pour qu'il
y ait diffamation, il faut que la victime soit identifiable48, que la diffamation soit publicisée
(en ce sens qu'au moins un tiers en ait pris connaissance) et que la diffamation résulte en
une perception négative des tiers, à savoir qu'elle expose la victime à la haine ou au mépris
et lui fait perdre l'estime ou la confiance du public49. Vallières affirme que ce dernier critère
s'évalue en fonction de la perception d'une personne ordinaire50.
Baudouin constate qu'à la lecture des principaux arrêts en matière de diffamation, les
tribunaux québécois ont souvent fait appel à des notions de common law. Il rappelle à cet
égard que ce recours à la common law est inutile et injustifié.51 En conséquence, il faut bien
distinguer entre la diffamation au sens du C.c.Q., dont l'étude des fondements constitue le
coeur du sujet et la diffamation au sens de la common law. Signalons immédiatement une
caractéristique du droit civil. Vallières rappelle que contrairement au droit anglais, où la
fausseté des propos est un élément constitutif de la diffamation52, en droit civil, l'allégation
48
«En principe, le plaignant doit prouver que la diffamation le visait personnellement. Dans la plupart des
cas, cette preuve va de soi puisque le diffamé est identifié nommément. Toutefois, il se pose parfois des
problèmes d'identification lorsque la personne diffamée n'est pas nommée, lorsque la diffamation est
dirigée contre un groupe ou une personne morale». N. VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal,
Wilson et Lafleur, 1985, p. 21.
49
S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON (dir.), dans Les
Personnes et les Familles, Montréal, Adage, 1995, p. 22.
50
Vallières nous rappelle que «La réputation d'une personne ne réside pas uniquement dans la bonne
opinion qu'elle a d'elle-même, mais dans l'estime que les gens ordinaires lui vouent» N. VALLIÈRES, La
presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur, 1985, p. 20. Notons au passage que l'auteure précise,
à la p. 21, que la perception du lecteur ou de l'auditeur est utile aussi lorsque l'identification de la personne
diffamée pose problème.
51
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., no 416, p. 235.
52
«Other than in Quebec, the law of defamation in Canada combines the wisdom and folly of the common law
with some relatively modest changes by way of legislation. Each province and territory has enacted its own
Libel and Slander Defamation Acts. Many of the provisions are based on the English Defamation Act, 1952,
although they have for the most part adopted unique protective provisions with regards to the
communications media, patterned after the Uniform Defamation Act. Canada has relied and continues t o
rely heavily on English precedent [...]. The law of Scotland, although covered by the Defamation Act 1952,
is sufficiently unique so that the common law lawyer must be aware of its differences, [...]. New Zealand, like
most provinces in Canada, has assimilated the law of libel and slander, and both are treated under their
legislation. The law in Australia differs from state to state. Victoria and South Australia are largely
governed by the English common law. Queensland and Tasmania have adopted codes. The law of New
South Wales and Western Australia is partly statutory and partly common law». R. E. BROWN, The Law o f
Defamation in Canada , Toronto, Carswell, 1994, Vol. 1, 2e éd., p. 8-10.
Notons également au passage la citation suivante qui réfère au droit anglais : «The law of defamation [...]
affords redress against those who speak defamatory falsehoods. Its purpose, [...] is to protect the reputation
that a person possesses in the general community and not the esteem with which the plaintiff regards
himself or herself». R. E. BROWN, The Law of Defamation in Canada , Toronto, Carswell, 1994, Vol. 1, 2e
éd., p. 52. Ainsi, nous déduisons que contrairement au droit civil, bien qu'il protège le droit à la réputation,
le droit anglais ne protège pas le droit à l'honneur. C'est pourquoi, selon nous, en droit anglais, seule la
divulgation ou la publication de propos faux donne lieu à un recours la diffamation. Parce que les autres
les croiront vrais, l'émission de propos faux à l'égard d'une personne risque de ternir injustement sa
réputation. Cependant, n'est-il pas exact que l'émission de propos vrais, avec la seule intention de nuire,
peut constituer une atteinte justifiée à la réputation d'une personne mais peut aussi constituer une atteinte
injustifiée à l'honneur d'une personne, c'est-à-dire à l'estime qu'elle se porte à elle-même? Le droit anglais
ne protège pas cette dimension.
Finalement, mentionnons que le droit du New South Wales, en Australie, ne fait pas de la fausseté des
propos une condition au recours en diffamation : «The opinions which collectively go to constitute a
84
Les droits fondamentaux de l'information
diffamatoire peut être conforme à la vérité comme elle peut être fausse53. Baudouin précise
que :
la diffamation en droit civil ne résulte pas seulement de la divulgation ou de la
publication de nouvelles fausses ou erronées. Il y a, à notre avis, responsabilité
lorsque les faits publiés sont exacts, mais que la publication n'a pour autre but que
de nuire à la victime.54
Sachant que les contours et les limites au droit au respect de la réputation s'infèrent
de ce qui constitue une faute en matière de diffamation, il faut maintenant se pencher sur la
question de savoir comment s'apprécie cette faute.
Les critères de la faute de diffamation
L'atteinte à la réputation peut être intentionnelle ou non intentionnelle. Selon
Baudouin, en droit civil québécois, l'atteinte fautive à la réputation peut résulter de deux
genres de conduite :
La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec l'intention
de nuire, s'attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à
l'humilier, à l'exposer à la haine ou au mépris du public ou d'un groupe. La
seconde résulte d'un comportement où la volonté de nuire est absente, mais où le
défendeur a malgré tout porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité,
sa négligence, son impertinence ou son incurie.55 Le droit de s'exprimer librement
ne peut donc être utilisé dans la seule fin de porter préjudice à autrui.56
Il doit donc y avoir un motif pour justifier une atteinte à la réputation.
Généralement, l'intérêt public est invoqué à cet égard57.
Les tribunaux déduiront la faute de trois éléments à savoir : 1) l'écart entre le
comportement de l'agent et celui d'une personne raisonnable et diligente — le bon père de
famille — aurait eu en semblables circonstances; 2) l'activité de l'agent au moment où le
préjudice a été causé et les conditions dans lesquelles elles s'exerçaient et 3) l'intérêt du
public.
person's reputation may, or may not, reflect the plaintiff's real character or disposition. Indeed, they may,
individually be based upon matter which is true or untrue. There is, thus, no necessary connection between
reputation and truth. This is reflected in the existing law in that the falsety of the imputation is not an
essential ingredient of the cause of action in defamation». NEW SOUTH WALES LAW REFORM
COMMISSION, Defamation, Report 75, Sydney, National Library of Australia, 1995, p. 18.
53
N. VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur, 1985, p. 10.
54
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., no 417, p. 236.
55
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile , 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., n° 417, p. 236-7.
56
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., no 417, p. 236.
57
Nous reviendrons sur le critère de l'intérêt public un peu plus loin dans l'exposé.
85
Droit de l'information et de la communication
De façon générale, les tribunaux déduiront la faute en prenant en considération
l'écart entre le comportement de l'agent et celui qu'une personne raisonnable et diligente - le
bon père de famille - aurait eu en semblables circonstances58. Cet écart de conduite
s'apprécie notamment en fonction du contexte de la l'atteinte à la réputation et de l'intérêt
public pouvant résider à l'égard des informations en cause.
La mesure de l'écart entre le comportement de l'agent et celui qu'aurait eu la
personne raisonnablement prudente et diligente passe par la recherche d'établissement de
standards.
Le standard de la personne prudente et diligente est un concept objectif59. Dans le
cadre de son appréciation, la qualité vraie60 ou fausse des propos émis peut être prise en
considération. Par exemple, dans certaines situations, étant établie la fausseté des
allégations, le tribunal pourrait inférer que le défendeur n'a pas pris toutes les précautions
qu'une personne raisonnable aurait prises afin d'éviter de publier des faussetés61.
Les tribunaux tiennent également compte des qualités de la personne diffamée, à
savoir si c'est un personnage public ou privé. Ainsi, ils sont plus tolérants face aux propos
diffusés à l'égard d'un personnage public. Baudouin écrit à cet égard :
Les personnages publics, comme les personnages politiques, peuvent s'attendre à
être plus souvent attaquées que d'autres et la mesure de tolérance à l'injure doit,
dans leur cas être plus large;62
58
P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects
généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes
des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 203.
59
P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects
généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes
des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 204.
60
«Il est bien établi que, dans notre droit de la responsabilité civile, la bonne foi ne constitue pas un facteur
susceptible d'exonérer de l'acte fautif. [...] Ce n'est [...] que dans le cas où les faits allégués dans le message
faisant l'objet de la poursuite sont vrais que le défendeur est admis à invoquer la bonne foi à l'égard des
conclusions qu'il pouvait tirer de ces faits. Alors, la bonne foi pourra être prise en considération même s i
les déductions, en fait, étaient erronées. Par conséquent, la seule croyance honnête en la véracité des
informations ou des déductions rapportées ne suffit pas». P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect
de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects généraux et applications», dans Formation
permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes des droits et libertés en matière civile,
Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 206-207.
61
P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects
généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes
des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 204. Voir également :
Bombardier c. Bouchard J-E 96-731 (C.A.) : «La liberté d'exprimer une opinion sur une question d'intérêt
public bénéficie d'une protection, mais celle-ci entre uniquement en jeu lorsque l'opinion diffamatoire
constitue l'expression honnête du point de vue de la personne qui l'émet. C'est à l'auteur de la diffamation
de convaincre le tribunal de l'authenticité de ses allégations. Or en traitant l'intimé de pédophile,
l'appelante savant qu'elle ne disait pas la vérité ou était tout le moins insouciante à cet égard. Ce faisant
elle a passé outre à son devoir et doit assumer un niveau raisonnable de responsabilité pour avoir porté
atteinte à l'honneur, à la dignité et à la réputation personnelle et professionnelle de l'intimé».
62
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., n° 419, p. 238.
Molinari et Trudel, référant à Vallières et Sauvageau précisent que cependant, «la critique des personnages
publics n'implique pas qu'il soit permis de les abreuver d'injures personnelles ou d'inventer des faussetés.
86
Les droits fondamentaux de l'information
Il est usuel de lire dans les décisions de tribunaux que la liberté d'expression a ses
limites. Également, le droit à la réputation n’est pas sans limites. Il doit être défini de
manière à ne pas rendre impraticables les activités d’information ou de commentaires
inhérents aux débats démocratiques. Le système judiciaire ne saurait favoriser le droit à la
réputation et faire fi des exigences inhérentes à l'exercice de la liberté d’expression. À cet
égard, le juge Lamer rappelle dans Snyder v. Montreal Gazette Ltd. que :
Quoi qu’il s’agisse d’une considération secondaire, il reste un autre facteur dont il
faut tenir compte dans les affaires de diffamation. Souvent, celles-ci mettent en
cause des journaux, des agences de presse, des stations de radio ou de télévision.
La justice qui vient en aide à la victime d’une diffamation ne doit pas oublier que la
presse écrite et parlée est indispensable et constitue une valeur essentielle dans une
société libre et démocratique. D’ailleurs, les Chartes québécoises et canadienne en
reconnaissent l’importance (art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne
et art. 2 de la Charte canadienne des droits et libertés.) En condamnant un organe
d’information à verser une somme considérable à la suite d’une diffamation, on
risque d’en paralyser le fonctionnement, voire dans certains cas, de mettre en péril
son existence même. Bien que la société attache sans doute une grande valeur à la
réputation de ses membres, cette valeur, comme elle est subjective, ne peut être
élevée au point de menacer le bon fonctionnement, sinon l’existence des organes de
presse essentiels à la sauvegarde d’un droit garanti par les Chartes.63
Ce passage vaut à plus forte raison à l'égard des citoyens qui s'expriment sur des
matières d'intérêt public. Dans une société qui respecte la liberté d'expression, l'évaluation
de l'intérêt public doit à la fois procéder d'une appréciation des faits spécifiques ayant
donné naissance à une action en diffamation et à une prise en compte de l'impact réfrigérant
que ne manquera pas d'avoir une décision qui vient sanctionner ce qui est avant tout une
participation légitime, bien que passionnée à un débat public.
La mesure de l’écart entre le comportement de l’agent et celui qu’aurait eu la
personne raisonnablement prudente et diligente, passe par la recherche ou l’établissement
de standards. Ces standards, le juge peut les puiser dans son expérience ou sa vision des
choses. Dans le cadre de son appréciation, la véracité ou la fausseté des propos émis peut
être prise en considération. Par exemple, dans certaines situations, étant établie la fausseté
des allégations, le tribunal pourrait inférer que le défendeur n’a pas pris toutes les
précautions qu’une personne raisonnable aurait prises afin d’éviter de publier des
faussetés64. Cependant, la transmission d’une information fausse n’est pas toujours
De même que l'erreur de jugement que peut avoir commis une personne dans l'exercice de ses fonctions
n'autorise pas à qualifier de malhonnête» dans P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de
l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects généraux et applications», dans Formation
permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes des droits et libertés en matière civile,
Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 207.
63
Snyder c. Montreal Gazette Ltd., (1988) 1 R.C.S. 494, 510.
64
Patrick A. MOLINARI et Pierre TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie
privée : Aspects généraux et applications», dans BARREAU DU QUÉBEC, FORMATION PERMANENTE,
Application des chartes des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1988,
197, 204.
87
Droit de l'information et de la communication
fautive65. Contrairement au droit anglais, où la fausseté des propos est un élément
constitutif de la diffamation66, en droit civil, l’allégation diffamatoire peut être conforme à
la vérité comme elle peut être fausse67. Baudouin précise que :
La diffamation en droit civil ne résulte pas seulement de la divulgation ou de la
publication de nouvelles fausses ou erronées. Il y a, à notre avis, responsabilité
lorsque les faits publiés sont exacts, mais que la publication n’a pour autre but que
de nuire à la victime68.
La prise en compte du contexte de la diffamation fait appel à différents concepts
Vallières rappelle que :
La faute ne se fonde pas uniquement sur une abstraction. Le type de l’individu
prudent n’est pas universel, le même pour toutes les sphères d’activités. Au modèle
abstrait du «bon père de famille» s’ajoute un élément subjectif. Dans l’appréciation
65
Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles Inc., (1994) R.J.Q. 1811 (C.A.).
66
Other than in Quebec, the law of defamation in Canada combines the wisdom and folly of the common law
with some relatively modest changes by way of legislation. Each province and territory has enacted its
own Libel and Slander Defamation Acts. Many of the provisions are based on the English Defamation Act,
1952, although they have for the most part adopted unique protective provisions with regards to the
communications media, patterned after the Uniform Defamation Act. Canada has relied and continues t o
rely heavily on English precedent [...]. The law of Scotland, although covered by the Defamation Act 1952,
is sufficiently unique so that the common law lawyer must be aware of its differences, [...]. New Zealand,
like most provinces in Canada, has assimilated the law of libel and slander, and both are treated under
their legislation. The law in Australia differs from state to state. Victoria and South Australia are
largely governed by the English common law. Queensland and Tasmania have adopted codes. The law o f
New South Wales and Western Australia is partly statutory and partly common law. R. E. BROWN, The
Law of Defamation in Canada, vol. 1, 2e éd., Toronto, Carswell, 1994, pp. 8-10.
Notons également au passage la citation suivante qui réfère au droit anglais : The law of defamation [...]
affords redress against those who speak defamatory falsehoods. Its purpose, [...] is to protect the
reputation that a person possesses in the general community and not the esteem with which the plaintiff
regards himself or herself. R. E. BROWN, The Law of Defamation in Canada, vol. 1, 2e éd., Toronto,
Carswell, 1994, p. 52. Ainsi, nous déduisons que contrairement au droit civil, bien qu'il protège le droit à la
réputation, le droit anglais ne protège pas le droit à l'honneur. C'est pourquoi, selon nous, en droit anglais,
seule la divulgation ou la publication de propos faux donne lieu à un recours la diffamation. Parce que les
autres les croiront vrais, l'émission de propos faux à l'égard d'une personne risque de ternir injustement sa
réputation. Cependant, n'est-il pas exact que l'émission de propos vrais, avec la seule intention de nuire,
peut constituer une atteinte justifiée à la réputation d'une personne mais peut aussi constituer une atteinte
injustifiée à l'honneur d'une personne, c'est-à-dire à l'estime qu'elle se porte à elle-même? Le droit anglais
ne protège pas cette dimension.
Finalement, mentionnons que le droit du New South Wales, en Australie, ne fait pas de la fausseté des
propos une condition au recours en diffamation : The opinions which collectively go to constitute a
person's reputation may, or may not, reflect the plaintiff's real character or disposition. Indeed, they may,
individually be based upon matter which is true or untrue. There is, thus, no necessary connection
between reputation and truth. This is reflected in the existing law in that the falsety of the imputation i s
not an essential ingredient of the cause of action in defamation. NEW SOUTH WALES LAW REFORM
COMMISSION, Defamation, Report 75, Sydney, National Library of Australia, 1995, p. 18.
67
Nicole VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur, 1985, p. 10.
68
Jean-Louis BAUDOUIN, La responsabilité civile, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1994, n° 417,
p. 236.
88
Les droits fondamentaux de l'information
de la faute, on doit tenir compte de l’occupation en cause et des circonstances qui
ont entouré son exercice.69
Dans le cadre de l’analyse de l’activité de l’agent au moment où le préjudice a été
causé et les conditions dans lesquelles elle s’exerçait, les tribunaux tiennent compte
notamment a) des activités de la personne au moment de la diffusion des propos
diffamatoires, b) du type d’informations émises et c) du contexte de la diffusion des
propos70.
La prise en considération du contexte de la diffusion des propos permet de
départager ceux qui n'ont pour but que de nuire de ceux qui relèvent de l'exercice légitime de
la liberté d'expression. Ainsi, dans la décision Fortin c. Syndicat national des employés de
l'Hôtel Dieu de Montréal (CSN)71, le juge rejette une poursuite en diffamation à la suite de
la publication dans un journal syndical d'épithètes désobligeantes à l'endroit du demandeur,
des sobriquets sans doute bien pires que ceux dont il est question dans les affaires Paquet c.
Rousseau et 129675 Canada c. Caron. Le demandeur avait en effet été traité
d'incompétent, accusé d'avoir commis des actes de harcèlement, d'avoir proféré des
menaces, il est traité de gangrène etc. Le juge Deschênes conclut à cet égard que :
[...] pour dure qu'ait été la campagne menée par le syndicat contre le demandeur,
cette campagne était fondée sur des faits sérieux ou des convictions honnêtement
tenues.
Ces faits devaient-ils être publiés ou ces convictions proclamées? Il faut d'abord
garder en mémoire que, suivant la preuve, la diffusion de ces faits n'a pas dépassé
les murs de l'Hôtel Dieu. Mais il faut aussi tenir qu'il s'agissait clairement d'une
question d'intérêt public. Les hôpitaux émargent au budget de l'État et leur
administration concerne tous les citoyens. Des faiblesses dans cette administration
peuvent donc, doivent même être publiées afin qu'elles soient corrigées dans l'intérêt
de tous.
Il est évidemment malheureux que ce conflit local entre le demandeur et le syndicat
soit survenu pendant que les négociations collectives dans le domaine de la santé
s'exacerbaient; celles-ci n'ont pas aidé à celui-là et les propos du syndicat envers le
demandeur n'auraient peut-être pas atteint le même niveau de virulence s'ils
n'avaient été nourris jusqu'à un certain point par l'exaspération généralisée que
tous ressentaient. Cette constatation n'enlève toutefois rien à la conviction de la
Cour que le syndicat recherchait honnêtement, par ses commentaires, une solution
au problème qui confrontait ses membres. L'attitude du syndicat était celle d'un
69
Nicole VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur, 1985, p. 58.
70
Patrick A. MOLINARI et Pierre TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie
privée : Aspects généraux et applications», dans BARREAU DU QUÉBEC, FORMATION PERMANENTE,
Application des chartes des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1988,
197, 204-207.
71
[1988]R.J.Q., 526.
89
Droit de l'information et de la communication
organisme habilité à représenter ses membres et à défendre leurs intérêts tels qu'il
peut légitimement les percevoir. (nos soulignements)72
Voilà un exemple d'une démarche qui a su tenir compte du contexte et des impératifs
d'intérêt public dans lesquels s'inscrivaient les propos soupçonnés d'être diffamatoires.
La question de l'intérêt public
Des droits concernant des intérêts aussi englobants et diversifiés que ceux qui se
rattachent au respect de la réputation et à l'information du public ne peuvent se définir
concrètement que dans leurs relations avec les autres droits et libertés73. C'est alors que la
notion d'intérêt public prend toute son importance.
Pour évaluer si certaines informations bénéficient de la protection et que, malgré
qu’elles aient pu porter atteinte à l’honneur ou la réputation d’une personne, elles devaient
être écrites, publiées et diffusées, le standard d’intérêt public joue un rôle central. Vallières
et Sauvageau écrivent que :
L’intérêt public, c’est le «juste motif» qu’un journaliste prudent et avisé invoquerait
pour motiver la divulgation de renseignements défavorables sur le compte d’un
individu.74
Cet intérêt public pourra varier en fonction des circonstances propres à chaque
situation75. Ainsi, il pourra être tenu compte, dans l’évaluation de cet intérêt public, de
«l’intérêt de la nouvelle» au regard des finalités traditionnelles de la liberté d’expression que
sont notamment l’épanouissement personnel et le développement démocratique.
L’affaire Beaudoin c. La Presse Ltée76 offre plusieurs illustrations des questions
d’intérêt public pouvant limiter, sinon complètement exonérer, la responsabilité civile d’un
journaliste découlant d’allégations ayant porté atteinte à la réputation d’une personne.
Dans cette affaire, la personne visée par une série de six articles était président d’un
organisme public, la Commission des courses du Québec, maintenant abolie.
Dans cette série d’articles, le journaliste André Noël s’interrogeait sur les motifs
ayant amené Beaudoin à la présidence de cette commission. Certains faits révélés par son
72
[1988]R.J.Q., 526 à la p. 537.
73
Voir en général: Pierre TRUDEL, «L'intérêt public en droit français et québécois de la communication» dans
Emmanuel DERIEUX et Pierre TRUDEL (dir.) L'intérêt public Principe du droit de la communication, Paris,
Victoire éditions, 179-189.
74
Nicole VALLIÈRES et Florian SAUVAGEAU, Droit et journalisme au Québec, Montréal, Éditions GRIC,
F.P.J.Q., 1981, no. 45, p. 29.
75
Voir entre autres Communication Voir Inc. c. Pelcom Marketing Inc., J.E. 94-797 (C.A.); Caron c.
Publications Photo-Police, [1993] R.R.A. 318 (C.S.); Rouleau c. Groupe Québécor Inc., [1992] R.R.A. 244
(C.S.); Desrosiers c. Groupe Québécor Inc., [1994] R.R.A. 111 (C.S.); Rizzuto c. Rocheleau, [1996] R.R.A.
448 (C.S.).
76
Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), j. Jean-Pierre Sénécal.
90
Les droits fondamentaux de l'information
enquête ont permis de découvrir que sa nomination avait été le résultat de pressions et
d’influences de la part du milieu des courses et n’était pas nécessairement le fruit de sa
compétence dans la fonction publique (au contraire). Sur ce point, le juge Sénécal écrit:
Il [le journaliste] pouvait questionner sa compétence et ses mérites pour ce poste. Il
était même de l’intérêt public de le faire en ce que l’examen de la compétence des
personnes qui occupent des charges publiques, particulièrement lorsqu’elles sont
importantes, est une matière d’intérêt public et qui vaut d’être scrutée en
démocratie.77
Avant la nomination de Beaudoin à la présidence, le milieu des courses était
particulièrement insatisfait du président en poste et des diverses politiques qu’il avait
mises en place. Sur le fait que la nomination de Beaudoin avait été motivée par les
pressions du milieu, le juge écrit:
[...] dire qu’une nomination a été suggérée par un groupe de pression ou a été le
résultat de l’influence et des pressions d’un lobby n’est pas en soi diffamatoire. Au
contraire, il est fréquent en démocratie qu’une nomination à un poste important soit
le résultat d’influences, de demandes.78
Sur l’utilisation des termes «pressions» et «influences», le juge écrit :
Les pressions, les influences de toutes sortes de lobbies, de groupes de «pression»,
précisément, sont monnaie courante dans notre système et en font intrinsèquement
partie. Chacun essaie de faire valoir son point de vue en démocratie, d’influencer le
cours des choses, de convaincre les dirigeants de faire ou de ne pas faire telle ou
telle chose. Cela n’a rien de répréhensible (si ce n’est qu’on dénonce les influences
qui sont cachées, qui ne veulent pas se faire voir).79
Il était également allégué dans les articles de La Presse que le président Beaudoin
avait été, par le passé, copropriétaire d’un cheval avec l’un des éleveurs les plus importants
du Québec. Or certains des chevaux de cet éleveur avaient été impliqués dans des
infractions de dopage. Sur ces relations antérieures, le juge écrit:
[...] quand une personne est nommée à un poste public important, il n’est pas
incorrect de faire état des liens (familiaux, d’affaires ou autres) de cette personne
avec certaines des personnes qui l’ont nommé, avec certaines personnes qui ont
recommandé sa nomination ou ont pu y être mêlées ou avec d’autres personnes
importantes. Au contraire, cela est opportun est approprié en démocratie pour que
l’on puisse juger de la valeur de la nomination, du fonctionnement des institutions et
du respect de l’intérêt et de l’éthique publics. Cela est encore vrai si la nomination
paraît à certains égards étonnante ou «questionnable» en raison de la façon dont
77
Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), 219.
78
Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), 222.
79
Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), 224.
91
Droit de l'information et de la communication
elle a eu lieu ou de la plus ou moins grande compétence de la personne nommée
(suivant le point de vue).80
Le contexte de la diffamation
Le critère81 du contexte de la diffamation fait appel à différentes notions. Dans le
cadre de l'analyse de ce critère, les tribunaux tiennent compte notamment des activités de la
personne au moment de l'émission des propos diffamatoires82, du type d'informations
diffusées83 et du contexte84 de l'émission des propos85.
***
Contrairement aux États-Unis, où les tribunaux ont manifesté un plus grand égard
pour la liberté d'expression, parfois aux dépens du droit au respect de la réputation86, les
juges de la Cour Suprême du Canada ont donné plus de poids que l'ont fait leurs collègues
80
Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), 229. Il convient de noter ici que le juge a considéré
comme un «glissement» de la part du journaliste le fait d'alléguer que cette copropriété antérieure ait été
une «irrégularité». Ce terme faisant référence à ce qui est «contraire à la loi», le journaliste est allé trop loin
et a, sur ce point, diffamé Beaudoin (p. 231).
81
«La faute ne se fonde pas uniquement sur une abstraction. Le type de l'individu prudent n,est pas universel,
le même pour toutes les sphères d'activités. Au modèle abstrait du "bon père de famille" s'ajoute un élément
subjectif. Dans l,appréciation de la faute, on doit tenir compte de l'occupation en cause et des circonstances
qui ont entouré son exercice» dans N. VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur,
1985, p. 58.
82
P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects
généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes
des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, p. 204.
83
Les auteures LeBris et Bouchard affirment qu'il existe une défense de commentaire loyal en matière d'intérêt
public, limitée aux textes d'opinion ou de nature éditoriale. Elles expliquent que pour invoquer cette
défense, il faut établir l'existence d'un intérêt public dans le sujet des propos, l'intention de servir une cause
juste et la justification des propos en regard des faits. S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la
personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON (dir.), dans Les Personnes et les Familles, Montréal, Adage,
1995, p. 23 et Note 269, p. 23. Pour une étude plus approfondie de cette question, voir P.A. MOLINARI, P.
TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects généraux et
applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes des droits
et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, p. 205. Ces auteurs réfèrent notamment à la
typologie proposée par le Juge Chevalier dans l'arrêt Fabien c. Dimanche Matin qui fait état de trois
catégories de messages : la relation de faits matériels, le rappel de propos prononcés par d'autres et le
commentaire.
84
«La cour doit tenir compte aussi du contexte dans lequel l'injure a été faite ou la diffamation effectuée.
Dans certains échanges particulièrement vifs, elle admet parfois la "compensation" d'injures, soit la défense
de provocation, à condition que, dans le premier cas, l'échange ait été simultané et, dans le second cas, que
l'injure résultant de la provocation ait été prononcée sur la champ.« J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité
Civile 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd., n° 419, p. 238.
85
Pour une étude plus approfondie de tous ces concepts voir P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au respect
de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects généraux et applications», dans Formation
permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes des droits et libertés en matière civile,
Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 204-207.
86
En particulier dans les circonstances où les propos publiés ont trait à une matière d'intérêt public.
92
Les droits fondamentaux de l'information
américains au droit au respect de la réputation87. Dans Hill c. Église de Scientologie88 la
Cour suprême canadienne a affirmé sa distinction par rapport à son équivalent américain, en
jugeant qu'il n'y avait pas lieu d'adopter, en common law canadien, la règle américaine de la
«malveillance véritable»89 dans une action opposant des plaideurs privés.
L'aire de protection du droit au respect de la réputation se définit ainsi. De façon
générale, toute personne a le droit de s'attendre à ce que des tiers n'émettent pas en public,
et ce de façon injustifiée, des informations permettant son identification et résultant en la
perception négative des autres à son égard. Ce principe est encadré par la notion civile de
faute. Le comportement fautif de l'agent se déduit en fonction de l'écart entre son
comportement et celui qu'une personne raisonnable et diligente aurait eu en de semblables
circonstances. L'appréciation de cet écart se fait en fonction du contexte de l'atteinte à la
réputation notamment, la qualité vraie ou fausse des propos émis, les qualités de la
personne diffamée, les activités de l'agent au moment de l'émission des propos
diffamatoires et du critère de l'intérêt public.
87
«It is inviting to compare the law of defamation in Canada with the emerging law in the United States,
particularly since 1964 when the Supreme Court of the United States constitutionalized a significant
portion of the common law. The American courts have openly declared their preference for the values of
freedom of speech and the press over that of reputation, particularly where a publication involves a matter
of public concern. It is true that Canadian [...] judges, no less than their American counterparts, have
championed the fundamental freedoms of speech and the press. [...] Unlike their American colleagues, [...]
our judges have weighed more heavily the value of personal reputation over those of free speech and a free
press. Presumably, our judges cherish free speech and a free press no less than their American counter parts.
They just happen to value personal reputation, particularly the reputation of their public servants, more».
R. E. BROWN, The Law of Defamation in Canada , Toronto, Carswell, 1994, Vol. 1, 2e éd., p. 5-6.
88
[1995] 2 S.C.R.1130.
89
«Dans l'arrêt New York Times c. Sullivan [...], la Cour Suprême des États-Unis a statué que la common law de
la diffamation alors en vigueur violait la garantie de liberté de parole prévue au Premier Amendement de la
Constitution. Elle a conclu que le droit du citoyen de critiquer les représentants du gouvernement revêt une
importance si exceptionnelle dans une société démocratique que son respect passe nécessairement par la
tolérance du propos qui, à la fin, peut être jugé mensonger. La solution adoptée consistait à supprimer les
présomptions de fausseté et de malveillance existant en common law, et à imposer au demandeur le fardeau
d'établir qu'à l'époque où les propos diffamatoires ont été tenus, le défendeur savait qu'ils étaient faux o u
ne se souciait pas de savoir s'ils l'étaient ou non». Hill c. Église de Scientologie [1995] 2 S.C.R. 1130, p.
1180. Pour une étude de la Public-Figure Doctrine américaine appliquée aux cas de diffamation sur les
Babillards Électroniques voir : T. BROOKS, «Catching Jellyfish in the Internet : The Public-Figure Doctrine
and Defamation on Computer Bulletin Boards» (1995) 21 Rutgers Computer & Technology Law Journal
461.
93
Droit de l'information et de la communication
Le droit à la vie privée
Les articles 3 et 35 du Code civil énoncent que le droit à la vie privée est un droit de
la personnalité et que ce droit est, contrairement à ce qui découle habituellement de cette
qualification, partiellement transmissible.
Avec l'apparition des technologies permettant de plus grandes intrusions dans
l'intimité des individus, on a vu le droit de la plupart des pays occidentaux et, notamment,
le droit québécois, sécréter à même les mécanismes existants, certaines protections des
intérêts affectés. Ce développement juridique se fonde sur un processus consistant à
examiner des faits, intérêts ou conflits, jusque-là épars et à première vue dénudés de tout
rapport entre eux, sous un angle commun et à les considérer comme un ensemble. C'est de
cette façon qu'a émergé, dans la jurisprudence et dans la doctrine, la notion de vie privée.
Comme plusieurs notions juridiques appelées à protéger une multiplicité d'intérêts,
la notion de vie privée a des contours imprécis. La notion de vie privée n'est pas, à ce jour,
consignée dans une loi90. Pierre Kaiser, dans son ouvrage sur la protection de la vie
privée91, relève que l'expression est aujourd'hui le plus souvent employée dans un sens
restreint afin de désigner les règles ayant pour fin de protéger les personnes contre les
atteintes au secret de la vie privée, c'est-à-dire la vie familiale et personnelle; on désigne
aussi sous ce vocable, les règles ayant pour but de protéger la liberté de la vie privée.
Les atteintes au secret de la vie privée résultent évidemment de la divulgation, c'està-dire le fait de porter à la connaissance du public, des événements ou des faits relevant de
la vie personnelle et familiale. La conservation de renseignements relatifs à la vie privée
peut également constituer un facteur important de péril pour la vie privée.
Un droit de la personnalité
Si l'on a pu entretenir des doutes à l'égard du rattachement du droit à la vie privée à
la catégorie des droits de la personnalité, ces doutes sont levés pour ce qui est du droit
québécois car l'article 3 range d'emblée ce droit au nombre des droits de la personnalité dont
toute personne est titulaire. Les droits de la personnalité n'entrent pas dans le patrimoine
de la personne; ils sont donc de ce fait, en principe, incessibles, imprescriptibles et
intransmissibles92. Leur caractère incessible, précisé au second alinéa de l'article 3, rend
inefficace les conventions par lesquelles on prétendrait céder ou renoncer à de tels droits de
façon définitive. Il demeure toutefois possible de s'engager à ne pas les invoquer pour un
certain temps ou moyennant certaines restrictions. Les droits de la personnalité confèrent à
leurs titulaires le pouvoir d'obtenir réparation lorsqu'un intérêt protégé par le droit a été
90
La notion de «Renseignements nominatifs» n'est pas équivalente aux renseignements concernant la vie
privée.
91
Pierre KAISER, La protection de la vie privée - Protection du secret de la vie privée, Paris, Économica,
Presses universitaires d'Aix Marseille, 1984, p. 9 et ss.
92
Pierre KAISER, «Les droits de la personnalité: aspects théoriques et pratiques», (1971)69 Rev. trim. D. Civ.
445.
94
Les droits fondamentaux de l'information
l'objet d'une atteinte93. Une telle réparation pourra être de nature pécuniaire et, sous réserve
des garanties relatives à la liberté de presse, pourra entraîner une interdiction de diffuser
l'information dommageable.
Un droit partiellement transmissible
Le législateur québécois a choisi de conférer au droit à la vie privée un certain
caractère de transmissibilité. Le second alinéa de l'article 35 précise que nulle atteinte ne
peut être portée au droit à la vie privée d'une personne «sans que celle-ci ou ses héritiers y
consentent» ou sans que la loi l'autorise. L'interdiction de porter atteinte à la vie privée
cesse donc lorsque l'intéressé à consenti a une telle atteinte. Ce droit de consentir à une
atteinte à la vie privée d'un défunt est reconnu à ses héritiers.
La transmissibilité du droit à la vie privée constitue une innovation. Le caractère
extra-patrimonial du droit à la vie privée s'oppose normalement à ce qu'il ait ce caractère car
c'est un droit attaché à la personne se fondant sur un souci de garantir le respect de son
intimité. Avec la mort, il n'y plus lieu de protéger de tels intérêts. Les intérêts qui méritent
d'être protégés après le décès sont liés au respect de la mémoire du défunt ou visent à
prévenir que les informations diffusées à propos du défunt constituent des atteintes à la vie
privée ou à la réputation de ses proches94.
Les atteintes à la vie privée
On ne trouve pas au Québec une foison de décisions judiciaires aussi riche que celle
qui caractérise le droit français. Mais la jurisprudence française, pays d'où sont issus les
principes de droit civil applicables au Québec95, a été souvent utilisée, sinon par les
tribunaux, sûrement par la pratique, afin d'aider à cerner la signification de la notion de vie
privée.
On a défini la vie privée comme étant «le droit de l'individu à une vie retirée et
anonyme96» ou «le droit d'être laissé seul à vivre sa propre vie avec un minimum
d'interférences des autres»97. L'expression «protection de la vie privée» est souvent utilisée
pour désigner toutes les règles de droit ayant pour finalité de protéger la vie personnelle et
familiale. Il y a dans le droit civil et dans le droit pénal de nombreuses règles qui peuvent,
de manière diverse, avoir cet effet. C'est un faisceau d'intérêts des personnes que vise à
93
Patrick A. MOLINARI et Pierre TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie
privée: Aspects généraux et applications», dans BARREAU DU QUÉBEC, FORMATION PERMANENTE,
Application des chartes des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1988, p.
197.
94
Goupil c. Publications Photo-Police Inc., [1983] C.S., 875; Huot c. Noiseux, [1893]2 B.R. 521.
95
Voir: Guy TREMBLAY, Une grille d'analyse pour le droit du Québec, Montréal, Wilson & Lafleur, 1987, p.
29 et ss. Frederick Parker WALTON, Le domaine et l'interprétation du Code civil du Bas-Canada, Toronto,
Butterworths, 1980, p. 104 et ss. Louis BAUDOUIN, Les aspects généraux du droit privé dans la province
de Québec, Paris, Dalloz, 1967.
96
Robert BADINTER, «Le droit au respect de la vie privée» , J.C.P. 68 I. 2136, n° 8.
97
Ibid.
95
Droit de l'information et de la communication
protéger le droit à vie privée. Le domaine de la vie privée regroupe donc certains types
d'information qui y sont, en principe, rattachées. Il connaît aussi des variantes selon les
qualités et la situation des personnes.
Plusieurs auteurs ont tenté, au cours des dernières décennies, de trouver une
définition de la notion de vie privée98. La plupart d'entre eux admettent cependant qu'il est
impossible, voire non souhaitable, d'en arriver à un tel consensus99. Aussi, il n'existe pas,
pour l'heure, de définition universellement admise du droit à la vie privée100. En effet, il est
difficile de cerner définitivement une notion comme celle de la vie privée qui évolue, en
fonction du contexte, des époques, des moeurs et, surtout, des personnes D'ailleurs,
certaines notions demeurent fondamentalement réfractaires à toute définition exhaustive;
elles se présentent plutôt comme des façons de dégager les finalités essentielles que devront
posséder les normes qui pourront être développées par les diverses instances de
réglementation ainsi que par ceux qui sont chargés d'appliquer les lois et les règlements.
L'interprétation des notions de vie privée, de liberté d'information et de droit [du
public] à l'information implique un certain jugement sur la conduite du diffuseur et de la
personne qui se plaint que l'on a porté atteinte à sa vie privée. Ce jugement ne saurait être
pratiqué sans prendre en considération les faits de chaque espèce. La notion de vie privée
n'est pas et ne pourra sans doute jamais être formulée avec plus de précision; ce qui ne
l'empêche pas d'être une notion déterminable, mais dans chaque situation concrète. Elle
varie avec le temps et les circonstances. Une détermination ayant été faite à une occasion ne
constitue pas nécessairement un précédent dans d'autres circonstances101.
98
Voir notamment Alan F. WESTIN, Privacy and Freedom, New-York, Atheneum, 1968, p.8 et ss; Richard A.
PARKER, «A Definition of Privacy», (1973-74) 27 Rutgers L.R. 275; Robert BADINTER, «Le droit au respect
de la vie privée», Juriclasseur périodique, 1968, no. 2136, par. 12.
99
Voir notamment sur les tentatives et les difficultés de cerner la notion de vie privée, Raymond LINDON, «La
protection de la vie privée : champ d'application», J.C.P. 1971, 2, 6734; Jean MALHERBE, La vie privée et le
droit moderne, Paris, Librairie du Journal des notaires et des avocats, 1968; Roger NERSON, «La protection
de l'intimité», J.T. 1959, 713; Jacques VELU, Le droit au respect de la vie privée, Travaux de la Faculté de
droit de Namur, vol. 10, P.U.M. Namur, 1974. En droit canadien voir aussi Peter BURNS, «The Law and
Privacy : the Canadian Experience», (1976) 54 Can. Bar Rev. 1; Geoffrey MARSHALL, «The Right t o
privacy : a sceptical view», (1975) 21 McGill L. J. 242; Hugh ROWAN «Privacy and the Law» in Special
Lectures of the Law Society of Upper Canada, 1973, ed. Richard De Boo Limited, Toronto, 1973, p. 259;
Jeremy S. WILLIAMS, «Invasion of Privacy», (1973) 11 Alta L. Rev. 15;
100
«Nous reconnaissons tous que chaque membre de la société doit pouvoir réserver à l'intimité certains
moments. L'être humain a toujours ressenti qu'il devait préserver l'anonymat de certains de ses gestes.
Aussi, plusieurs tentatives de définition du droit à la vie privée ont ponctué les dernières décennies.
Certains ont tenté d'articuler une définition autour du corps humain, ou encore autour de l'information que
chacun de nous génère. D'autres ont cru pouvoir définir la vie privée en opposant simplement cette notion à
celle de vie publique. Dans les faits, ainsi que l'écrit le professeur Benyekhlef, il apparaît difficile, voire
impossible, d'en arriver à une définition consensuelle du droit à la vie privée. [...] Loin de permettre u n
exercice efficient et harmonieux du droit à la vie privée, une définition ne peut qu'enferrer cette notion et
nuire à son développement». Voir Martin MICHAUD, Le droit au respect de la vie privée dans le contexte
médiatique: de Warren et Brandeis à l'inforoute, Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, 1996, p. 1 et 2.
L'extrait du texte cité du professeur Benyekhlef était tiré de Karim BENYEKHLEF, «Les dimensions
constitutionnelles du droit à la vie privée», dans Pierre TRUDEL et France ABRAN, Droit du public à
l'information et vie privée : deux droits irréconciliables ?, Montréal, Les Éditions Thémis, 1992, p. 18.
101
Voir Pierre TRUDEL, «Le rôle de la loi, de la déontologie et des décisions judiciaires dans l'articulation d u
droit à la vie privée et de la liberté de presse», dans Pierre TRUDEL et France ABRAN, Droit du public à
l'information et vie privée : deux droits irréconciliables?, Montréal, Les Éditions Thémis, 1992, p. 194 et
96
Les droits fondamentaux de l'information
De façon générale, les notions de vie privée, d'honneur et de réputation découlent du
principe de la dignité humaine102. D'aucuns considèrent la dignité humaine comme une
condition sine qua non à l'élaboration et à l'interprétation de tous les autres droits
fondamentaux de l'homme103. Ainsi, le droit à la sauvegarde de la dignité humaine a été
affirmé par la Cour Suprême du Canada104. Également, il est protégé de façon explicite par
la Charte des droits et libertés de la personne105 (la Charte québécoise). Les auteures LeBris
et Bouchard sont d'opinion que le droit à la dignité sous-tend l'ensemble des dispositions du
Code civil du Québec (C.c.Q.), et plus particulièrement, celles relatives aux droits de la
personnalité106.
Kayser rappelle que c'est dans la Déclaration universelle des droits de
l'homme107que la protection de la vie privée a été reconnue pour la première fois comme un
droit de l'homme. Depuis, le droit à la vie privée a aussi été reconnu dans la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales108, le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques109, la Convention américaine 110relative
aux droits de l'homme. Le droit à la vie privée appartient également l'enfant depuis la
signature de la Convention relative aux droits de l'enfant 111 en 1990. Au Québec, le droit à
195. Le professeur Trudel précise en outre dans ce texte l'importance pour le juge ou l'interprète de mettre à
contribution, dans l'appréciation du conflit, d'autres univers normatifs tels l'éthique et les normes autoréglementaires, la déontologie et les décisions judiciaires.
102
La définition de ce qu'est la dignité humaine ne fait pas unanimité. C'est peut-être pourquoi nous avons tant
de mal à distinguer, de façon claire, entre les notions de droit à la vie privée, droit à l'image, droit à
l'honneur et à la réputation, droit au secret etc. Il y aurait lieu de pousser plus loin l'étude de cette question,
notamment une recherche de ce que constitue la dignité en droit québécois, et ce, par rapport aux autres
juridictions nationales et internationales.
103
B. M. KNOPPERS, Dignité humaine et patrimoine génétique, Ottawa, C.R.D.C., 1991, p. 26.
104
R. c. Morgentalor, [1988] 1 r.c.s. 30, p. 166 (j. Wilson). Rodriguez c. C.B., [1993] 3 r.c.s. 519, p. 592 (j.
Sopinka). R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S., 103, P. 136 (j. Dickson]. Voir S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits
de la personnalité» dans Claire BERNARD, Danielle SHELTON, Les Personnes et Les Familles, Montréal,
Adage, 1995, p. 4, Note 53.
105
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12, art. 4: «Toute personne a droit à la sauvegarde
de sa dignité, de son honneur et de sa réputation».
106
S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans Claire BERNARD, Danielle SHELTON, Les
Personnes et Les Familles, Montréal, Adage, 1995, p. 4. En vertu de l'art. 3 du C.c.Q., les droits de la
personnalité comprennent, inter alia, les droits à la vie privée, à l'honneur et à la réputation: «Toute
personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa
personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée».
107
Proclamée à Paris le 10 décembre 1948 par l'Assemblée générale des Nations Unis; art. 12. Pierre KAYSER,
La protection de la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée, Paris, Economica, 1995, 3e
éd. n° 9, p. 19.
108
Signée le 4 novembre 1950, entrée en vigueur le 3 septembre 1953; art. 8. Pierre KAYSER, La protection de
la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée, Paris, Economica, 1995, 3e éd. n° 9, p. 19.
109
Adopté le 16 décembre 1966 par l'Assemblée générale des Nations Unies; art. 17. Pierre KAYSER, La
protection de la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée, Paris, Economica, 1995, 3e éd.
n° 9, p. 19.
110
Adoptée le 22 novembre 1969, art. 11. Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit.
Protection du secret de la vie privée, Paris, Economica, 1995, 3e éd. n° 9, p. 19.
111
Signée à New York le 26 janvier 1990, art. 16. Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit.
Protection du secret de la vie privée, Paris, Economica, 1995, 3e éd. n° 9, p. 19.
97
Droit de l'information et de la communication
la vie privée est reconnu comme un droit subjectif. Il est enchâssé dans l'art. 5 de la Charte
québécoise. À titre de droit de la personnalité, il est prévu expressément par les art. 3, 35 et
36 du C. c. Q.112.
La Déclaration universelle des droits de l'homme et le Pacte international relatif aux
droits civils et politiques réunissent dans une même disposition la protection de la vie
privée et celle de l'honneur113, alors que la Convention américaine juxtapose les deux
protections dans son article 11114. Le droit québécois reconnaît aux personnes un droit au
respect de leur honneur et de leur réputation115. L'art. 4 de la Charte des droits et libertés de
la personne (la Charte québécoise) reconnaît que «toute personne a droit à la sauvegarde de
sa dignité, de son honneur et de sa réputation». L'art. 3 du Code civil du Québec (C.c.Q.)
stipule que «Toute personne est titulaire des droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à
l'inviolabilité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée».
Le principe est affirmé à nouveau à l'art. 35 (1) C. c. Q. qui prévoit que «Toute personne a
droit au respect de sa réputation et de sa vie privée».
Bien que rattachée à la vie privée par le concept de dignité, la notion de vie privée
est distincte de celle de l'honneur et de la réputation. Ainsi, le droit à la vie privée peut être
brimé, par exemple, par une diffusion injustifiée de données personnelles même si cette
diffusion est sans effet sur la réputation. À cet égard, le professeur Kayser écrit :
Quels sont les rapports de la protection de la vie privée et de celle de l'honneur?
Elles n'ont pas la même fin. À la différence de la protection de la vie privée, qui tend
à assurer la paix et la liberté de la vie personnelle et familiale, celle de l'honneur a
pour but de protéger la réputation des personnes contre les atteintes illégitimes, et,
en même temps, d'assurer la paix sociale qui serait troublée par la liberté de ces
atteintes. Elle protège le sentiment de l'honneur, alors que la première protège le
sentiment de la pudeur à l'égard de la vie privée. Les deux protections n'ont pas,
d'autre part, le même domaine d'application. Celle de la vie privée protège
seulement la vie personnelle et familiale; celle de l'honneur protège les personnes
112
Art. 3, al. 1 C.c.Q.: «Toute personne est titulaire des droits de la personnalité, [tel] le droit [...] au respect [...]
de sa vie privée». Art. 35, al. 1 C.c.Q.: «Toute personne a droit au respect de sa vie privée». Art. 36 C.c.Q.:
«Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:
[...]».
113
Art. 12 de la Déclaration et 17 du Pacte.
114
Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée, Paris,
Economica, 1995, 3e éd., n° 73, p. 127. Notons que la Convention européenne consacre seulement le droit
au respect de la vie privée: art. 8.
115
«[Le droit] au respect de l'honneur ou de la réputation [...] [s'inscrit] avec d'autres droits dans la catégorie
des droits de la personnalité. Cette catégorie regroupe les droits possédés par tout être humain et destinés à
protéger les prérogatives essentielles à la dignité humaine». P.A. MOLINARI, P. TRUDEL, «Le droit au
respect de l'honneur, de la réputation et de la vie privée. Aspects généraux et applications», dans Formation
permanente du Barreau du Québec (dir.) Application des Chartes des droits et libertés en matière civile,
Cowansville, Yvon Blais, 1988, 197, p. 200.
98
Les droits fondamentaux de l'information
contre les allégations diffamatoires qui ont trait, non seulement à leur vie privée,
mais aussi à leurs activités publiques.116
[...]
Le droit au respect de la vie privée ayant pour but de protéger la paix et la liberté de
la vie personnelle et familiale, et le délit de diffamation l'honneur et la considération,
une atteinte à l'honneur, et à l'inverse une diffamation peut ne pas être une atteinte à
ce droit. La victime ne peut alors se prévaloir que des modes de protection de la vie
privée ou de ceux de l'honneur. Mais la plupart des atteintes au droit au respect de
la vie privée sont en même temps des atteintes à l'honneur ou à la considération,
parce qu'elles consistent en des divulgations de la vie privée qui portent atteinte à
l'honneur ou à la considération. La victime peut se prévaloir des modes de
protection de la vie privée et de ceux de l'honneur et de la considération, puisque le
même fait matériel constitue une atteinte au droit au respect de la vie privée et une
atteinte à l'honneur et à la considération.117
Jean-Louis Baudouin rattache le concept du droit à la vie privée à celui du droit à
l'intimité, qui selon lui, comprend le droit à la solitude118. À cet égard, Baudouin affirme que
le droit à la solitude sous-tend le principe que «tout citoyen a d'abord le droit d'être laissé
tranquille et de ne pas subir de harcèlement de la part des autres».119. Le professeur Kayser
considère que le droit à la solitude comprend le droit à l'anonymat :
116
Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée, Paris,
Economica, 1995, 3e éd. n° 73, pp. 127-128.
117
Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée, Paris,
Economica, 1995, 3e éd. n° 207, pp. 377-378.
118
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile, Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd. n° 393, p. 225. Selon le
professeur Kayser, le principe de droit à la solitude émanerait du droit américain:
«La protection du secret de la vie privée est d'abord assurée par le premier droit, dans l'ordre chronologique,
dégagé par la doctrine, le droit d'être "laissé tranquille", également désigné sous le nom de " droit à la
solitude". Il protège les personnes contre les investigations dans leur vie individuelle et contre la
divulgation de celle-ci, c'est-à-dire contre la recherche et la publication de faits relevant de cette vie et
également contre la réalisation et la publication de leur image. Il comporte des limites quand une personne
est devenue une "public figure", car il entre en conflit avec la liberté d'information garantie par le premier
amendement de la Constitution. [...] Il est aussi en conflit, pour les personnes qui ont des rapports
nécessaires avec l'administration et les entreprises privées, avec l'obligation où elles se trouvent de donner
des renseignements sur certains éléments de leur qui sont enregistrés dans des fichiers de type classique, et,
de plus en plus, dans des fichiers informatisés. [..]» Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le
droit. Protection du secret de la vie privée, Paris, Economica, 1995, 3e éd., Nos. 39-40, pp. 92-93.
119
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile, Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd. n° 393, p. 225. Notons
que l'on peut harceler une personne au moyen de la publicité. Pour une étude sur la publicité dans les
environnements électroniques, voir, dans le présent ouvrage les sections qui traitent du harcèlement (Partie
IV Les Information, chapitre 11 Le harcèlement) et de la publicité (Partie V La Communication et les
Échanges). Pour une étude sur le harcèlement dans les environnements électroniques, voir, dans le cadre d u
présent ouvrage, la section qui traite du harcèlement (Partie IV chapitre 11). Notons au passage que l'on peut
considérer que le harcèlement sexuel constitue une forme d'atteinte à la vie privée et, dans certaines
circonstances, une forme d'atteinte à la réputation. Pour une étude du harcèlement sexuel dans les
environnements électroniques, voir, dans le présent ouvrage, les sections qui traitent de l'atteinte à la
réputation (Partie IV, chapitre 9) et du harcèlement (Partie IV chapitre 11).
99
Droit de l'information et de la communication
Les particuliers ne désirent pas seulement «être laissés tranquilles» dans la mesure
où ils en éprouvent le besoin, ils désirent aussi communiquer avec d'autres, soit en
leur parlant directement soit en leur téléphonant. Le secret de la vie privée n'est
vraiment assuré que s'il s'étend aux idées et aux informations échangées dans ces
conversations. [...] Dans les communications des particuliers, ce ne sont pas
seulement les propos qui doivent bénéficier du secret, c'est aussi l'identité des
personnes qui communiquent. Les communications sont en quelque sorte
institutionnalisées entre les membres d'une association. Il n'est donc pas surprenant
que la Cour suprême des États-Unis tarde à leur reconnaître le droit à l'anonymat à
l'égard de l'autorité publique. [...] La Cour tend donc à considérer le droit à
l'anonymat des membres d'une association comme une conséquence nécessaire de
la liberté d'association, qui est garantie par la Constitution. Il fait partie du right of
privacy parce qu'il est la projection, la «pénombre» de la liberté d'association.120
Un cadre d'analyse est nécessaire afin de mieux cerner la sphère de la vie privée. Ce
cadre comporte deux volets, un volet identificateur ainsi qu'un volet contextuel. L'on peut
identifier deux grands volets à la définition de la vie privée. Il y a d'abord un volet
identificateur. Ce volet concerne les informations relatives aux éléments de la vie d'une
personne qui sont inclus a priori dans un domaine protégé. Mais le contour de ce domaine
varie suivant les personnes, la position qu'ils occupent dans la société et suivant d'autres
circonstances. C'est le volet contextuel de la vie privée, celui qui prend en considération les
personnes visées et le contexte de l'intrusion ou de la diffusion.
Le volet identificateur
S'agissant du volet identificateur, l'on peut poser qu'a priori, la vie privée s'oppose
à la «vie publique». Si l'on s'accorde pour reconnaître que toute personne doit pouvoir
soustraire sa vie privée aux ingérences et aux divulgations, l'on s'accorde tout aussi bien
pour dire que la vie publique des personnes doit être ouverte et transparente. Cela laisse
deviner qu'il y a certains types d'informations référant à des aspects de la vie d'une
personne qui sont inclus dans le «domaine» de la vie privée. Ce sont en quelque sorte des
informations qui ont pour caractéristique d'identifier le sujet. De tels renseignements se
rattachent à des aspects de la vie qui sont fréquemment associés à l'intimité.
La plupart des décisions de justice ayant eu à déterminer ce qui fait partie du champ
de la vie privée concernaient des vedettes ou des personnes ayant autrement défrayé la
manchette. Kaiser rappelle que «les éléments de la vie privée des simples particuliers sont
rarement l'objet d'une décision de justice, parce qu'ils ne sont pas souvent l'objet
d'investigations ni de divulgations.»121 Toutefois, ajoute cet auteur, lorsqu'il a été décidé
qu'une divulgation ou une recherche d'information est illicite, parce qu'elle a pour objet un
120
Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée, Paris,
Economica, 1995, 3e éd., Nos. 39-40, pp. 92-93.
121
Pierre KAYSER, La protection de la vie privée - Protection du secret de la vie privée, Deuxième édition,
Paris, Aix-en-Provence, Economica, Presse Universitaires d'Aix Marseille, 1990, p.174.
100
Les droits fondamentaux de l'information
élément de la vie privée, fut-ce d'une vedette, il en découle, à plus forte raison que ce type
d'information fait partie de la vie privée des simples particuliers.
Le volet contextuel
En opposant la vie privée à la vie publique, on met en lumière le fait que cette
dernière concerne les informations pertinentes à sa participation à la vie de la cité tandis
que ce qui est étranger à cette participation est du domaine de la vie privée. Comment
arrive-t-on à déterminer ce qui est étranger à la participation à la vie de la cité?
Toute la question est de déterminer quelles sont les divulgations qui sont licites et
celles qui ne le sont pas. Il fut une époque ou l'on expliquait le caractère licite des
investigations et divulgations sur l'intimité en présumant que les personnes braquées sous le
feu de l'actualité donnaient leur consentement tacite à la divulgation. Cette théorie du
consentement tacite n'est plus vraiment en vogue. Elle est en effet inexacte car elle
n'explique pas le fait que les personnes publiques ne peuvent retirer leur soi-disant
«consentement» ni même refuser explicitement de tolérer des divulgations et investigations.
On explique plutôt le caractère licite de certaines investigations et divulgations en
faisant observer qu'il existe des informations qui ont, par leur nature même, un caractère
public. Certaines informations participent en effet de questions sur lesquelles le public
possède un intérêt légitime à être informé et sortent de ce fait du domaine de la vie privée.
Pierre Kayser expose ainsi le fondement de la licité de la divulgation de certaines
informations concernant une personne:
Comment expliquer la licité des investigations et des divulgations relatives aux
activités publiques et leur illicité quand elles ont trait à la vie privée? Les premières
ressortissent du domaine de la liberté de l'information parce que le public a un intérêt
légitime à les connaître.122
L'intérêt du public à être informé est ainsi une notion de référence aidant à
déterminer, dans le contexte judiciaire, si le comportement attaqué va au-delà de ce que
permet chacun des droits se trouvant invoqués au soutien des prétentions de l'une et l'autre
partie123. Ainsi, les droits à la réputation et à la vie privée d'une personne vont trouver
leurs limites dans l'intérêt du public à prendre connaissance de certains aspects de sa
personnalité afin, par exemple, de juger s'il y a lieu de continuer de lui accorder sa
confiance124. La liberté d'expression est le fondement à ces limites au droit à la vie privée.
122
Id., p. 163
123
Voir en général : Pierre TRUDEL, «Liberté d'information et droit du public à l'information», dans Alain
PRUJINER et Florian SAUVAGEAU (dir.), Qu'est-ce que la liberté de presse?, Montréal, Boréal, p.174, à la p.
180; Pierre TRUDEL, Droit de l'information et de la communication Notes et documents, Montréal, Éditions
Thémis, 1984, pp. 13 et ss.
124
Voir à ce sujet la décision Ené v. Le Soleil, (1978) C. de D. 257, [1976] C.S. 1801. La référence à l'intérêt
public pour délimiter le droit d'une personne à s'opposer à la diffusion de son image est aussi faite dans
Field v. United Amusement Corp., (1971) C.S. 283.
101
Droit de l'information et de la communication
L'appréciation de cet intérêt public est donc une composante intrinsèque de la
définition de la vie privée. Elle préside à la détermination de la portée de la vie privée en
permettant le départage contextué entre les intérêts afférents à la préservation de l'intimité
des personnes et les autres valeurs qui peuvent rendre légitimes les intrusions et les
divulgations à propos d'une personne.
Le volet contextuel de la vie privée s'appréhende donc par l'examen de la situation
concrète de l'intrusion et de la divulgation. Ce volet de la définition de la vie privée se
détermine en tenant compte des nécessités de l'information publique de même que des
autres valeurs qui sont forcément en cause dans la délimitation du droit à la vie privée125.
Ainsi donc, le volet contextuel de la définition de la vie privée ne peut être défini autrement
que dans l'examen concret de la position occupée par le sujet au sein de la société, son rôle
dans le déroulement des affaires publiques, l'intérêt que les membres du public ont à
connaître certains aspects de son comportement et de ses moeurs susceptibles d'éclairer les
décisions et choix qu'ils ont à faire à son sujet.
C'est à la lumière de ces principes qu'il faut envisager les dispositions de l'article 36
du Code civil qui identifie certains des gestes qui peuvent être considérés comme des
atteintes à la vie privée. Cette disposition énumère, de manière non limitative, certains des
gestes qui sont susceptibles de constituer une atteinte à la vie privée. Il s'agit d'une
énumération non limitative ayant un caractère indicatif. Ces énumérations illustrent
certains cas de figure susceptibles d'être considérés comme des atteintes mais ce ne sont
pas, en soi des atteintes. Elles peuvent en constituer si quelque chose d'autre que le seul
geste matériel est démontré. Il faut en effet apporter la démonstration que le geste a entraîné
des révélations ou des intrusions portant sur le volet identificateur et le volet contextuel de
la vie privée.
Les limites et les contours du droit à la vie privée, à l'honneur et à la réputation
La vie privée ne saurait être reconnue comme un absolu. Ainsi, le droit au respect de
la vie privée connaît des limites126. Certaines de ces limites émanent de la personne ellemême, à savoir le consentement du sujet et l'absence d'expectative légitime de vie privée.
D'autres proviennent du droit des tiers127. En effet, le préambule de la Charte québécoise
que «les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés
d'autrui»128. Nadeau et Nadeau constatent que la limite d'un droit donné est souvent
fonction de la limite d'un autre droit.
125
Pierre TRUDEL, «Le rôle de la loi, de la déontologie et des décisions judiciaires dans l'articulation du droit
à la vie privée et de la liberté de presse» dans Pierre TRUDEL et France ABRAN (éds.) Droit du public à
l'information et vie privée: deux droits irréconciliables?, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p 181-202.
126
Voir généralement à ce sujet Martin MICHAUD, Le droit au respect de la vie privée dans le contexte
médiatique: de Warren et Brandeis à l'inforoute, Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, 1996, p. 26 et suiv.
127
S. LEBRIS, C. BOUCHARD, «Les droits de la personnalité» dans C. BERNARD, D. SHELTON (dir.), dans Les
Personnes et les Familles, Montréal, Adage, 1995, p. 19.
128
Charte des droits et libertés de la personne (préambule), L.R.Q., c. C-12.
102
Les droits fondamentaux de l'information
Là où commence le droit d'un autre finit le mien. Droits et obligations sont
corrélatifs. La contrepartie des droits de quelqu'un est constituée par les obligations
que lui imposent les droits d'un autre.129
De façon générale, les droits des tiers qui sont invoqués pour limiter l'étendue de la
vie privée sont la liberté d'expression, l'intérêt public à l'information et le maintien de l'ordre
public.
Le consentement de la victime
S'il apparaît clair, notamment aux termes de l'article 35 C.c.Q.130, que le
consentement exprès de la victime constitue une défense permettant d'exonérer l'auteur du
geste reproché lorsqu'il fait la preuve de ce consentement, la nature et l'étendue du
consentement peuvent poser problème131. À titre d'exemple, nous avons vu que la vie
privée d'une personne peut être atteinte au moyen de la reproduction de son image, qui
comprend sa voix, son nom et sa ressemblance. En tout temps, l'image d'une personne ne
peut être reproduite qu'avec son autorisation132. Dans l'affaire Wood c. Hustler Magazine
Inc.133, le magazine Hustler a été reconnu coupable d'atteinte à la vie privée après qu'il eut
publié des photos d'amateurs en n'ayant, comme autorisation, que le consentement
téléphonique de la personne qui lui envoyait les photos. La façon d'obtenir le consentement
de la personne avant la diffusion de son image est donc une question importante. Les
environnements électroniques, avec leurs fonds d'images accessibles en ligne, risquent de
soulever des problèmes à cet égard134.
Une personne pourrait donner son consentement à la prise de photographies sur sa
personne sans pour autant consentir à leur publication ou à leur diffusion ultérieure. En
conséquence, comme le souligne Michaud135, le défendeur ne pourra pas, pour être exonéré,
se contenter de prouver le consentement de la victime à la prise de l'image, s'il y a eu par la
suite diffusion ou publication non consentie de l'image, le tout sous réserve de l'intérêt
129
André NADEAU et Richard NADEAU, Traité pratique de la responsabilité civile délictuelle, Montréal,
Wilson & Lafleur Ltée., 1971, p. 228.
130
Art. 35 C.c.Q. : «Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut
être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi
l'autorise».
131
Voir notamment à cet égard H. Patrick GLENN, «Le secret de la vie privée en droit québécois», (1974) 5
R.G.D. 24, 33; H. Patrick GLENN, «Le droit au respect de la vie privée», (1979) 39 R. du B. 879, 895.
132
Peter D. KENNEDY, «Publishing on the Internet : Some Legal Protections and Pitfalls», Online 21 mai 1995,
(http:/www.eff.org/pub/ Legal/inet_publishing_legal.article).
133
736 F.2d 1084, 1093 (5th Cir. 1984), cert. denied, 469 U.S. 1107 (1985).
134
Michel VIVANT (dir.), Lamy droit de l'informatique, Paris, Lamy S.A., 1995, no 649.
135
Martin MICHAUD, Le droit au respect de la vie privée dans le contexte médiatique: de Warren et Brandeis
à l'inforoute, Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, 1996, p. 36.
103
Droit de l'information et de la communication
public136. Évidemment, tout cela soulève l'épineuse question du consentement implicite.
Pourra-t-il être invoqué par le défendeur pour s'exonérer?137
L'expectative légitime de vie privée
L'expectative légitime de vie privée constitue une autre limite au droit au respect de
la vie privée. Cette notion a d'abord été développée par la Cour suprême des États-Unis
lors de cas d'intrusion dans l'intimité fondés sur le Quatrième Amendement138. S'inspirant
de cette approche, la Cour suprême du Canada, dans l'affaire Hunter139 et surtout dans
l'affaire Dyment140, tout en reconnaissant clairement dans ces arrêts une protection
constitutionnelle à la vie privée141, a incorporé le standard d'expectative légitime de vie
privée au droit constitutionnel canadien. Aussi, l'absence d'une expectative légitime de vie
privée devrait être considérée comme une limite au droit au respect de la vie privée.
Cutrera suggère qu'il faut explorer les limites de l'expectative légitime de vie privée
en balançant les critères subjectifs avec les critères objectifs. Le Quatrième Amendement
devrait protéger la personne, indépendamment du lieu ou des choses. Une personne devrait
donc se voir garantir une protection de la vie privée, peu importe le lieu ou les instruments
qu'elle utilise, en l'occurrence un réseau électronique. Cette approche apparaît évidemment
moins sécurisante qu'une approche définitionnelle, mais également plus satisfaisante142 :
Our Constitution guarantees all citizens the right to be secure in their persons and
effects against unreasonable searches and seizures. It also provides that individuals
will be accorded due process of law before punishment ensues. These concepts have
136
Dans la décision française du Tribunal de grande instance de Nanterre (1re ch. A), 6 avril 1995) - E. Contona
c/ Société Foot Edition, il a été jugé qu'«une personne publique consent tacitement, par l'exercice public
qu'elle fait de son activité, à ce que des clichés d'elle soient pris dans des lieux publics, plus spécialement à
l'occasion de sa profession, et soient publiés, dans des conditions normalement prévisibles, dénuées
d'intention malveillante ou plus généralement de faute. Cette présomption d'autorisation cesse cependant
dès lors que l'intéressé manifeste explicitement son refus de voir son image diffusée, sous réserve qu'une
telle diffusion ne soit pas rendue nécessaire pour les besoins légitimes de l'information due au public»
(Octobre 1995) 125 LEGIPRESSE 91. La décision de la Cour d'appel de Paris (1re ch. sect. A), 12 septembre
1995 - Sté Cogedipresse c/ C. Deneuve dans (Mars 1996) 129 LEGIPRESSE 21. Notons que lorsque la
représentation publique d'une personne se fait suite à une convention et qu'elle ne se conforme pas à celleci alors la faute commise par le présentateur est de nature contractuelle.
137
Cette question a été examinée par Michaud dans le cadre d'une étude du droit au respect de la vie privée
dans le contexte médiatique. Selon cet auteur, le droit québécois permet le recours au consentement
implicite dans le cas d'atteintes à la vie privée. Martin MICHAUD, Le droit au respect de la vie privée dans
le contexte médiatique: de Warren et Brandeis à l'inforoute, Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, 1996, p.
36 et suiv.
138
Voir notamment à cet égard Katz c. United States, 389 U.S. 347 (1967).
139
Hunter c. Southam, [1982] 2 R.C.S. 145.
140
La Reine c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417. L'arrêt Dyment a même reconnu une facette informationnelle au
droit à la vie privée. Voir à cet égard Karim BENYEKHLEF, La protection de la vie privée dans les échanges
internationaux d'information, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p. 29.
141
Voir à cet effet Martin MICHAUD, Le droit au respect de la vie privée dans le contexte médiatique: de Warren
et Brandeis à l'inforoute, Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, 1996, p. 13 et suiv.
142
Terri A. CUTRERA, «The Constitution in Cyberspace : The Fundamental Rights of Computer Users», (1991)
60 UMKC L. Rev. 165.
104
Les droits fondamentaux de l'information
survived two hundred years of changing technology and social conditions. The
challenges posed by the proliferation of computer technology cannot change the
ideas behind these guarantees. Cyberspace, after all, is the medium of ideas — the
ideal place for the Constitution to prosper and glow.143
Sergent soutient que le cadre d'analyse développé par les tribunaux, qui implique
notamment un processus d'équilibrage entre les demandes des individus en matière de vie
privée et le maintien de l'ordre et de la sécurité publique, laisse place à l'arbitraire144. Selon
lui, un standard qui repose sur une notion comme celle de l'expectative légitime de vie
privée devrait être suffisamment souple pour appréhender les changements
technologiques145, car une société ne devrait pas voir ses valeurs fondamentales moins bien
protégées en raison de tels changements146.
La liberté d'expression
L'article 3 de la Charte québécoise reconnaît que toute personne a droit à la liberté
d'expression. En conséquence, une atteinte au droit à la vie privée pourrait être légitimée par
le principe du droit à la liberté d'expression. De façon générale, il faut comprendre que les
principes de l'intérêt public et du droit du public à l'information fixent les limites de la
liberté d'expression.
Puisqu'elle a une valeur supra-légale, la liberté d'expression ne peut être restreinte,
suivant l'article 1 de la Charte canadienne, que par une règle de droit, dans des limites qui
soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société
libre et démocratique147. Ainsi le caractère supra-légal148 de la liberté d'expression constitue
une limite aux pouvoirs du législateur en matière de droit au respect de la vie privée149. Afin
143
Terri A. CUTRERA, «The Constitution in Cyberspace : The Fundamental Rights of Computer Users», (1991)
60 UMKC L. Rev. 165.
144
Voir l'analyse de Randolph S. SERGENT, «A Fourth Amendment Model For Computer Networks and Data
Privacy», (1995) 81 Virginia Law Review 1181, 1193 et suiv.
145
Randolph S. SERGENT, «A Fourth Amendment Model For Computer Networks and Data Privacy», (1995) 8 1
Virginia Law Review 1181, 1225.
146
Randolph S. SERGENT, «A Fourth Amendment Model For Computer Networks and Data Privacy», (1995) 8 1
Virginia Law Review 1181, 1228.
147
Martin MICHAUD, Le droit au respect de la vie privée dans le contexte médiatique: de Warren et Brandeis
à l'inforoute, Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, 1996, p. 29.
148
En d'autres termes, elle devient une règle de droit supérieure aux autres en ce qu'elle en détermine les
conditions de validité
149
En effet, l'art. 52 de la Charte canadienne affirme la primauté de la constitution sur les autres règles de droit.
«La liberté d'expression ne peut donc plus être envisagée comme ce qui reste licite de faire lorsqu'on n'a pas
commis de propagande haineuse, d'outrage au tribunal, d'atteintes à la vie privée ou encore de diffamation.
Il faut désormais que les régimes juridiques encadrant ces diverses dispositions soit compatibles avec la
liberté constitutionnalisée». Patrick A. MOLINARI et Pierre TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de
la réputation et de la vie privée : aspects généraux et applications», dans Formation permanente, Barreau d u
Québec, Application des Chartes des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, p.
221; Pierre TRUDEL, Pierre TRUDEL, «Liberté d'information et droit du public à l'information», dans Alain
PRUJINER et Florian SAUVAGEAU, Qu'est-ce que la liberté de presse?, Montréal, Éditions Boréal Express,
1986, p. 176. Voir également : Pierre TRUDEL, «Liberté d'information et droit du public à l'information»,
105
Droit de l'information et de la communication
de déterminer si des règles sont compatibles avec la liberté d'expression, il faut se demander
si une mesure visant à prévenir ou réprimer une atteinte à la vie privée fait partie, a priori,
du champ protégé par cette liberté. Dans l'affirmative, il faut ensuite se demander si la
technique législative retenue par le législateur pour punir l'atteinte à la vie privée constitue
une limite raisonnable et justifiable à la liberté d'information150.
L'intérêt du public à l'information
Le professeur Kayser avance l'idée que certaines divulgations concernant la vie
privée de certaines personnes seraient néanmoins licites dans les circonstances où elles
constituent des questions sur lesquelles le public a un intérêt légitime à être informé :
Comment expliquer la licité des investigations et des divulgations relatives aux
activités publiques et leur illicité quand elles ont trait à la vie privée? Les premières
ressortissent du domaine de la liberté de l'information parce que le public a un
intérêt légitime à les connaître.151
Aussi, le volet contextuel de la définition de la vie privée se détermine en tenant
compte des nécessités de l'information publique de même que des autres valeurs qui sont
forcément en cause dans la délimitation du droit à la vie privée. Ainsi donc, le volet
contextuel de la définition de la vie privée ne peut être défini autrement que dans l'examen
concret de la position occupée par le sujet au sein de la société, son rôle dans le
déroulement des affaires publiques, l'intérêt que les membres du public ont à connaître
certains aspects de son comportement et de ses moeurs susceptibles d'éclairer les décisions
et choix qu'ils ont à faire à son sujet.152
Cet élément de la vie privée permet de tenir compte des nécessités de l'information
publique de même que des autres valeurs qui sont forcément en cause dans la délimitation
du droit à la vie privée. Toute la question revient donc à déterminer quelles sont les
divulgations licites et celles qui ne le sont pas153.
Ainsi, l'intérêt légitime du public à être informé étant l'une des valeurs
fondamentales permettant la délimitation du droit à la vie privée, il est logique de penser
dans Alain PRUJINER et Florian SAUVAGEAU, Qu'est-ce que la liberté de presse?, Montréal, Éditions
Boréal Express, 1986, p. 175 et Pierre TRUDEL, La liberté d'information - Règle supra-légale et principe
d'interprétation, Ottawa, Fondation du Barreau Canadien, 1984, p. 3. Avant l'adoption de la Charte
canadienne, la liberté d'information était un principe d'interprétation sans effet juridique défini. Voir
Pierre TRUDEL, La liberté d'information - Règle supra-légale et principe d'interprétation, Ottawa,
Fondation du Barreau Canadien, 1984, p. 16.
150
Martin MICHAUD, Le droit au respect de la vie privée dans le contexte médiatique: de Warren et Brandeis
à l'inforoute, Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, 1996, p. 29.
151
Pierre KAYSER, La protection de la vie privée et des autres biens de la personnalité, Bruxelles, Bruylant,
Paris LGDJ, p. 163 (nous soulignons). (Année?)
152
Pierre TRUDEL, «Les dispositions sur la protection de la vie privée dans le nouveau Code civil du Québec»,
(1994) LEGIPRESSE no. 111, 6 et 7 (nous soulignons).
153
Patrick A. MOLINARI et Pierre TRUDEL, «Le droit au respect de l'honneur, de la réputation et de la vie
privée : aspects généraux et applications», dans Formation permanente, Barreau du Québec, Application des
Chartes des droits et libertés en matière civile, Cowansville, Yvon Blais, 1988, p. 215.
106
Les droits fondamentaux de l'information
que le domaine de la vie privée des politiciens, qui doivent représenter la collectivité et gérer
les fonds publics, sera moins grand que celui du simple citoyen154; il en sera de même pour
les personnes publiques155.
L'état de santé d'un simple citoyen ne possède pas, a priori, le même intérêt aux
yeux du public que celui d'une célébrité156 ou d'une personne publique, comme l'a souligné
la Cour dans l'affaire Valiquette157. Pensons à la récente affaire concernant le défunt
Président de la République Française François Mitterand. Voyant dans la publication du
livre du docteur Gubler : Le Grand Secret, les éléments constitutifs de violation du secret
professionnel et d'intrusion particulièrement grave dans l'intimité de la vie privée familiale
du Président et dans celle de son épouse et de ses enfants, un tribunal français a fait défense
à la diffusion du livre158.
154
Voir notamment Jean-Marie COTTERET, et Claude EMERI, «Vie privée des hommes politiques», (1979-80)
14 R.J.T. 335 et Pierre TRUDEL, «Le rôle de la loi, de la déontologie et des décisions judiciaires dans
l'articulation du droit à la vie privée et de la liberté de presse», dans Pierre TRUDEL et France ABRAN, Droit
du public à l'information et vie privée : deux droits irréconciliables?, Montréal, Les Éditions Thémis,
1992, p. 186. Voir également Louise POTVIN, La personne et la protection de son image : étude comparée
des droits québécois, français et de la common law canadienne, Ottawa, McGill University, p. 351 et suiv.
Concernant le droit du simple citoyen à la protection de son image, voir : Tribunal de Grande Instance de
Nanterre (1re c., A) 18 Janvier 1995 L. Gilles c/ T.F.1 et autres dans (Octobre 1995) 125 LEGIPRESSE 145147.
155
«Le domaine de la vie privée des personnalités publiques est évidemment plus restreint que celui des
individus n'ayant aucune responsabilité envers la collectivité. [...] À cet égard, les tribunaux ont dégagé u n
critère voulant que le comportement des personnes publiques dans leur vie privée ne puisse faire l'objet
d'un reportage ou d'un commentaire à moins que cette conduite privée soit de nature à faire présumer qu'elle
influencera l'exercice de leurs fonctions. Les faits relevant de la vie intime des personnalités publiques
peuvent faire l'objet de divulgation dès lors qu'ils sont susceptibles de transparaître ou de déteindre à
travers leurs activités publiques. Le droit à l'intimité cédera alors devant l'utilité sociale de la diffusion de
l'information» dans Nicole VALLIERES, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur, 1986, p.
99 et suiv. ainsi que Nicole VALLIERES et Florian SAUVAGEAU, Droit et journalisme au Québec, Québec,
Éditions GRIC - FPJQ, 1981, p. 40 et suiv. Voir également sur le domaine de la vie privée des personnalités
publiques Bouchard c. Chartier, [1907] 31 C.S. 535; Vigeant c. Poulin, [1890] 20 R.L. 567. Notons que le
principe veut que toute personne, même célèbre, ait droit à la protection de sa vie privée. À cet égard, la
revue française LEGIPRESSE, rapportant une décision du Tribunal de la grande instance de Nanterre, écrit :
«Tout individu, fût-il célèbre, a droit au respect de l'intimité de sa vie privée et est fondé à en obtenir la
protection en fixant lui-même les limites de ce qui peut être diffusé à ce sujet. Les mêmes droits doivent lui
être reconnus quant à son image». Tribunal de grande instance de Nanterre (1re ch., A), 15 FÉVRIER 1995 - c.
Allégret c/ Edi 7. (Octobre 1995) 125 LEGIPRESSE 91.
156
Pour une étude approfondie du droit à l'image des célébrités voir Susan H. ABRAMOVITCH, «Publicity
Exploitation of Celebrities : Protection of a Star's Style in Quebec Civil Law», (1991) 32 C. de D. 301. La vie
privée du simple citoyen pourra, dans certaines circonstances, être révélée, comme le souligne Nicole
Vallières qui constate que la jurisprudence a adopté une conception large de l'intérêt public : «Si dans son
comportement privé, un individu touche à des intérêts relevant du domaine public tels la justice, la sécurité
militaire, l'emploi de fonds publics ou porte atteinte aux droits d'un groupe social, alors ce comportement,
devenu une affaire d'intérêt général, peut donner lieu à un débat public dans la presse». Nicole VALLIERES,
La presse et la diffamation, Montréal, Wilson et Lafleur, 1986, p. 98.
157
Valiquette c. Gazette (The)*,[1991] R.J.Q. 1075, 1080.
158
(Ordonnance de référé) 18 janvier 1996 D. Mitterand, J.C. et G. Mitterand et M. Pingeot c./c. gubler, G. de la
Cité et S.A. Plon dans (Janvier-Février 1996) 128 LEGIPRESSE 15-16. Notons au passage qu'en dépit de
cette ordonnance, un individu a quand même publié l'ouvrage en cause sur Internet, ce qui a causé bien de
l'émoi tant dans la communauté juridique que dans la société française en général.
107
Droit de l'information et de la communication
Certains croient que le simple fait d'envoyer un message sur un babillard
électronique, ou une liste de discussion, geste qui invite une réponse, fait en sorte que la
personne devient un personnage public et doit s'attendre à recevoir des commentaires de
tiers sans pour autant pouvoir invoquer son droit à la vie privée159. Par analogie, la Cour
d'appel a déjà jugé que, bien que la relation d'adultère d'un pasteur relevait de sa vie privée,
l'église où il était attaché n'a pas porté atteinte à ce droit et a agi avec «sobriété et prudence»
en affichant un avis annonçant son départ et en donnant les raisons. La Cour souligne «qu'il
y a des professions qu'on ne saurait exercer sans que le seul fait de l'exercer emporte la
caution publique d'autorités respectables et respectées. L'exercice de pareilles professions
emporte l'obligation de respecter les normes des autorités qui cautionnent sous peine de
voir la caution retirée»160.
Le maintien de l'ordre public
L'une des limites les plus importantes à la vie privée est assurément le maintien, par
l'État, de la loi et de l'ordre ou, en d'autres termes, de l'ordre public. Cette notion d'ordre
apparaît comme une valeur fondamentale à toute société organisée et participe, au même
titre que la liberté d'expression ou la protection de la vie privée, à l'épanouissement du
processus démocratique.
***
Deux grands sondages menés en 1992 montrent que les québécois voient le respect
de la vie privée comme l'une de leurs principales préoccupations. C'est un enjeu aussi
important que la lutte au chômage ou le respect de l'environnement161. Il ne faut donc pas
se surprendre que la vie privée figure désormais au nombre des idées qu'il faut absolument
défendre si l'on tient à se conformer aux dogmes de la rectitude politique! Il y a de quoi
préoccuper ceux qui demeurent soucieux de préserver le nécessaire équilibre avec d'autres
valeurs comme celles rattachées à la liberté de presse et au droit du public à l'information.
Les inquiétudes légitimes au sujet des périls que les moyens de communication représentent
pour la vie privée peuvent en amener plus d'un à passer outre au fait que la vie privée se
définit par ses limites : qui sont, d'une manière ou d'une autre, fonction des nécessités de
l'information du public. Le fait que le Code civil du Québec ne mentionne pas l'existence de
la liberté de presse pourrait en inciter certains à prendre pour acquis que le législateur
québécois a voulu assurer la prévalence de la vie privée sur la liberté d'information. Mais
alors, on se porterait à la défense d'une vie privée-prétexte-à-la-censure et non plus d'une
condition essentielle à la préservation de la dignité humaine.
159
Terri A. CUTRERA, «Computer Networks, Libel and the First Amendment» (dec. 1992) 11 Computer/Law
Journal , 555-583; Mike GODWIN, «Libel, Public Figures, and the Net», (juin 1994) Internet World,
(http://www.eff.org/pub/Legal/net_public_figures.article); Trotter HARDY, «The Proper Legal Regime for
"Cyberspace"», (1994) 55 University of Pittsburgh Law Review, 993-1055, p1042.
160
Église Évangélique Libre du Québec c. Vermet, J.E. 85-75 (C.A.).
161
Michel VENNE, «La vie privée, nouvel enjeu», Le Devoir, 6 juillet 1993, p.1.
108
Les droits fondamentaux de l'information
Le droit à l'image
Le droit à l’image est souvent associé à la vie privée, lorsque les circonstances de la
prise de la photo appartiennent à la «sphère de vie privée». De plus, l’image d’une
personne peut être utilisée de façon à porter atteinte à l’honneur ou à la réputation de celleci, dans la mesure où l’image véhiculée est un «montage» (donc fausse) ou qu’elle présente
cette personne dans une situation défavorable. Mais la publication des images participe
certainement à l’exercice de la liberté d’expression. Les photographies constituent un
moyen d’expression, véhicule informatif ou artistique, qui révèlent souvent plus que les
mots. La question de la protection de l’image, captée sur support photographique,
cinématographique ou vidéo, comporte plusieurs aspects juridiques. Le premier concerne la
protection de la personne, sujet d’une photographie. Celle-ci peut-elle revendiquer des
droits relativement à l’utilisation de son image? Y aura-t-il des distinctions selon que la
photographie ait été prise dans un lieu public ou dans un lieu privé? Qu’en est-il si cette
personne est une personnalité publique ou politique? Si ces droits entrent en conflit avec le
droit à la liberté d’expression du journaliste, comment est-il possible de les concilier? Un
autre aspect de la protection de l’image porte sur la «chose» photographiée. Le
propriétaire de la chose peut-il empêcher la prise de photographie? De quels moyens
juridiques, le cas échéant, dispose-t-il pour ce faire? Enfin, un dernier aspect, tout aussi
important, est la protection par le droit d’auteur de la photographie, du cliché, résultat de
l’effort créatif et de l’originalité de son auteur.
Baudouin considère que le droit à l'image est inclus dans le droit à l'intimité :
Le droit à l'image est désormais consacré par le législateur à l'art. 36 (4) C.c.Q. et
étendu à la captation et à l'utilisation de la voix (dans les lieux privés) du nom et de
la ressemblance. [...] Même si l'image peut avoir une valeur patrimoniale et sa
violation entraîner ainsi un préjudice économique, un simple préjudice moral suffit
pour demander réparation.162
À l'égard du droit à l'image, Kayser explique que :
La jurisprudence s'est efforcée, [...] de protéger les personnes contre la réalisation
et la publication, sans leur autorisation, de leur image, c'est-à-dire de leur
représentation au moyen d'un art ou une technique. [...] L'étendue de la protection
n'est pas toujours la même car elle dépend de son but. Elle peut avoir pour fin, et
c'est la situation la plus fréquente, de protéger le secret de la vie privée des
personnes..163
162
J.-L. BAUDOUIN, La Responsabilité Civile, Cowansville, Yvon Blais, 1994, 4e éd. n° 394, p. 225.
163
P. KAYSER, La protection de la vie privée par le droit. Protection du secret de la vie privée, Paris,
Economica, 1995, 3e éd. n° 88, p. 185-186. Le professeur Cornu définit le droit à l'image comme «le droit
pour toute personne d'interdire aux tiers la reproduction et la publication de son image». Selon Cornu, bien
qu'ils soient distincts, «le droit à la vie privée et le droit à l'image entrent en coïncidence chaque fois que la
reproduction ou la publication saisissent l'image d'une personne dans sa vie privée». G. CORNU, Droit
civil. Introduction. Les personnes. Les biens. Paris, Montchrestien, 1994, t. 1, 7e éd. Nos. 521-522, p. 195196.
109
Droit de l'information et de la communication
Le droit à l’image des personnes
Le droit à l’image des personnes comporte une double nature juridique. Serna
distingue le «droit positif» sur l’image qui permet au titulaire de l’exploiter
commercialement, et le «droit négatif», dit droit à l’image, qui offre une protection contre
des divulgations indésirées164. Dans le premier cas, le droit sur l’image peut s’apprécier
comme un droit patrimonial, susceptible d’entrer dans le commerce. Quant au deuxième
cas, il se rapproche davantage du droit au respect de la vie privée, et s’analyse comme un
droit de la personnalité. Ces deux sources juridiques peuvent toutefois entrer en conflit
avec le droit du photographe à sa libre expression.
Aspect extra-patrimonial
L’avènement de la photographie a créé les conditions de la naissance d'un intérêt
puis d'un droit sur l'image. Cet intérêt relève, pour ce qui concerne les dimensions
patrimoniales, de la propriété intellectuelle alors que comme une composante du droit à la
vie privée, il protège des intérêts extra-patrimoniaux.
Le droit à l'image est dérivé du droit à la vie privée : il ne s'agit pas d'un droit
reconnu à titre autonome mais plutôt à titre de composante de la vie privée165. Il comporte
un aspect extrapatrimonial et un aspect patrimonial et est une composante du droit à la vie
privée inscrit à l'art. 5 de la Charte québécoise. C'est pourquoi la plupart s'entendent pour
poser que le droit à l'image ne protège que les images qui concernent la vie privée des
personnes. S'il est une composante du droit à la vie privée, on voit mal, en simple logique,
comment le droit à l'image pourrait protéger plus que les informations qui font partie de la
vie privée. Il est donc nécessaire, avant de conclure qu'une personne a le droit de s'opposer
à la diffusion de son image, de démontrer que cette image porte sur sa vie privée.
Bien que peu de lois nationales offrent une protection spécifique au droit à l’image,
souvent intégré dans le droit plus large à la vie privée par interprétation, on peut noter
certaines dispositions qui en soutiennent l’existence :
Code civil du Québec, art. 36 :
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une
personne les actes suivants : [...]
3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux
privés;166
164
Marie SERNA, L'image des personnes physiques et des biens, Paris, Économica, coll. Droit des affaires et de
l'entreprise, 1997, p. 48.
165
H. Patrick. GLENN, «Right to Privacy in Quebec, Recent Cases», (1974) 52 R. du B. Can. 297 : du même
auteur «Le secret de la vie privée en droit québécois», [1974] 5 R.G.D., 24
166
Voir à titre d'exemple d'application Cohen c. Queenswear International Ltd., [1989] R.R.A. 570 (C.S.)
(utilisation d'une photo sur les emballages d'un produit); Torrito c. Fondation Lise T. pour le respect d u
droit à la vie et à la dignité des personnes lourdement handicapées, [1995] R.D.F. 429 (C.S.)
110
Les droits fondamentaux de l'information
4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que
l’information légitime du public;
Le droit à l’image est un droit de la personnalité qui, bien que son fondement diffère
de celui de la vie privée, s’y apparente. Ce droit à l’image constitue le droit exclusif de la
personne de s’opposer à la reproduction de son image faite sans son autorisation. Ce droit,
de nature patrimoniale, connaît des atténuations à l’égard des personnages publics, des
sportifs ou des artistes du spectacle, pour lesquels on a tendance à reconnaître qu’ils ont en
quelque sorte, par l’exercice de leurs activités publiques, renoncé à l’exercice de leur droit à
l’image en ce qu’ils peuvent en tirer avantage.
Dimensions patrimoniales
Dans certains cas, la valeur attachée à l’image et la reconnaissance que le public peut
lui accorder, permettent de l’assimiler à un droit de propriété167. Selon la conception
«propriétaire» du droit à l’image, il serait nécessaire de conclure un contrat avec la personne
posée, ou à tout le moins, monnayer l’utilisation de celle-ci. Cela suppose en fait que
l’«image» d’une personne constitue un objet dans le commerce. Ce droit est de la nature
d’un droit de propriété intellectuelle, comme le droit d’auteur168.
En droit américain, la protection des aspects patrimoniaux de l’image (et du nom)
d’une personne, notamment s’il s’agit d’une personnalité publique, est assurée par le «right
of publicity». Ce droit est protégé par la common law mais également par la loi de
différents États américains. L’adoption d’une loi fédérale, portant sur cette question, est
projetée169. Ce droit vise principalement à assurer à toute personne le contrôle sur
l’utilisation de son nom ou de son image, en exigeant son autorisation pour toute utilisation
à des fins publicitaires ou en relation avec un produit commercial. En ce sens, toute
personne a un monopole sur l’exploitation de son image170. Ce droit englobe le droit sur la
voix, l’apparence, l’image d’une personne et même son patois 171.
167
La conception du droit à l'image en fonction du droit de propriété a d'abord été retenue aux États-Unis. Par
la suite, différents États américains ont protégé le droit à l'image dans le contexte publicitaire, empêchant
toute entreprise d'utiliser le nom ou l'image d'une personne à de telles fins, sans obtenir son consentement.
Voir Richard F. HICKSON, Privacy in a Public Society - Human Rights in Conflict, New York, Oxford
University Press, 1987, pp. 38-39; citant les affaires Roberson v. Rorchester Folding Box Co., 171 N.Y. 538
(1902) et Pavesich v. New England Life Insurance Co., 122 Ga. 190 (1905).
168
En effet, il reconnaît à la personne la titularité principale des droits sur différents aspects de son identité (ou
sa personnalité), surtout si elle est reconnue. Ces droits peuvent être cédés ou des licences d'utilisation
peuvent être accordées.
169
O. Yale LEWIS, Jr., «The Right Of Publicity», (1997), http://www.hllaw.com/docs/rightpub.htm
170
Voir Deschamps c. Renault Canada, (1977) 18 C. de D. 937. Aussi Susan H. ABRAMOVITCH, «Publicity
Exploitation of Celebrities: Protection of a Star's Style in Quebec Civil Law», (1991) 32 C. de D. 301; M.
MEADOW, «Private ownership of public image, popular culture and publicity rights» (1993) 81 Calif. L.
Rev. 127.
171
Ce droit a été reconnu pour la première fois dans Haelan Laboratories Inc. v. Topps Chewing Gum, Inc., 202
F.2d 866, 868 (2d Cir.), cert. denied, 346 U.S. 816 (1953); voir aussi, entre autres, les décisions suivantes:
Zacchini v. Scripps-Howard Broadcasting Co., 433 U.S. 562, 575 (1977); Allen v. National Video, Inc., 610
111
Droit de l'information et de la communication
Le «right of publicity», mécanisme d’intégration à l’économie de marché, assure la
protection de différents intérêts. D’abord, il protège les intérêts financiers ou économiques
de la personne dont le gagne-pain est la célébrité. Deuxièmement, il permet à ces personnes
de protéger leur réputation en permettant de prévenir les utilisations abusives de leur
«identité», comme les appuis ou endossements non autorisés. Troisièmement, il empêche
les personnes non autorisées à profiter injustement de la popularité, de la réputation et des
efforts d’autrui.172
Entendu comme un droit de propriété, ce droit est généralement invoqué par les
personnalités publiques qui tirent de l’utilisation de leur image une source de revenus
importante : les gens de spectacle, de la mode, les comédiens, humoristes, chanteurs,
sportifs, etc. Autrement dit, leur notoriété est devenue telle qu’elle a acquis une valeur sur
le marché, un moyen d’attirer de la clientèle. L’action en réparation vise alors à compenser
les pertes subies.
La durée de protection du droit à l’image varie selon les pays et les conceptions.
Reconnu comme droit de propriété, notamment dans le cadre d’une loi sur le droit d’auteur,
le droit à l’image se verra reconnu pour au moins la durée de vie de la personne, souvent
pouvant s’étendre jusqu’à cinquante ans après la mort. Aux États-Unis, selon les lois
étatiques, la durée de protection de ce droit varie entre 10 et 100 ans après la mort de la
personne.
L’autorisation expresse prend généralement la forme d’un écrit par lequel le sujet
photographié accepte que son image soit diffusée à travers un média particulier, pour des
fins spécifiques ou de façon plus large173. La portée de cette autorisation dépendra des
termes utilisés dans l’entente, des circonstances de la conclusion de celle-ci et de l’intention
respective des parties. Une rémunération du sujet peut être prévue.
L’autorisation implicite à la publication d’une image est un aspect essentiel du droit
à l’image, car il illustre la délimitation de ce droit face à la liberté de presse. Pour assurer
une plus grande circulation de l’information, il a été considéré que, dans certaines
circonstances, le droit à l’image ne pouvait être invoqué au détriment de la liberté de presse.
F. Supp. 612, 630 (S.D.N.Y. 1985) (l'apparence ou style de Woody Allen («look-alike»)); Ali v. Playgirl,
Inc., 447 F. Supp. 723, 728 (S.D.N.Y. 1978) (le surnom); Carson v. Here's Johnny Portable Toilets, Inc., 698
F. 2d 831, 837 (6th Cir. 1983) (la phrase «Here's Johnny»); White v. Samsung Electronics America, Inc., 971
F. 2d 1395 (9th Cir. 1992), cert. denied, 508 U.S. 951 (1993); pour la voix similaire: Midler v. Ford Motor
Co., 849 F.2d 460 (9th Cir. 1988) and Waits v. Frito-Lay, Inc., 978 F.2d 1093 (9th Cir. 1992), cert. denied,
506 U.S. 1080 (1993). Pour les cas où il a été jugé qu'il n'y avait pas violation de ce droit: Montana v. San
Jose Mercury News, Inc., 24 Cal. App. 4th 790 (1995), (le célèbre joueur de football ne pouvait empêcher la
publication d'un poster sur lequel y apparaît dans le cadre du Super Bowl, puisqu'il s'agit d'un événement
public ayant l'intérêt de la nouvelle et que le journal a le droit de faire la promotion de ses articles);
Cardtoons, LC v. Major League Baseball Player's Assoc'n., WL490707 (10th Cir. 1996) (permettant la satire
des joueurs de baseball sur cartes).
172
O. Yale LEWIS, Jr., «The Right Of Publicity», (1997), http://www.hllaw.com/docs/rightpub.htm
173
Dans Bardot c/ Éditions J'ai Lu, T.G.I. Paris, 10 avril 1991, le tribunal a considéré que des photographies
tirées d'un film cinématographique ne pouvaient pas être utilisées dans un ouvrage sans consentement,
puisque ces photographies ne ressortent pas de l'actualité et leur publication ne découlait pas des
impératifs de l'information; résumé dans (janv-févr. 1994) 108 Légipresse 5-6.
112
Les droits fondamentaux de l'information
Autrement dit, lorsqu’il existe un intérêt public à la diffusion d’une image, il ne serait pas
nécessaire d’obtenir l’autorisation de la personne (ex. : manifestation ou événement public,
personnalité publique, etc.). Il en serait de même lorsque l’utilisation de l’image d’une
personne est incidente.
Face à un litige opposant un média et une personne dont le droit à l’image aurait été
violé, un juge américain tenterait de trouver un juste équilibre entre le droit de cette
personne et la droit du public à l’information. Ce dernier droit se rétrécit à mesure que
nous passons de la «nouvelle», à la matière d’«intérêt public» et à celle de l’usage
commercial. Cependant, dès que l’image a une relation raisonnable avec la couverture de
nouvelles et le reportage, elle sera généralement autorisée.
Aux États-Unis, l’utilisation incidente de l’image d’une personne n’a pas été
considérée comme une atteinte au «right of publicity»174. Dans cette même veine, si une
personne n’est pas identifiée de façon spécifique sur une photo, parce qu’elle participe à
une activité publique ou une scène de rue, elle ne pourra invoquer son droit à l’image.
Les facteurs délimitant le droit à l'image
Lieu privé ou public
Depuis la décision Aubry de la Cour suprême du Canada, une photo prise dans un
lieu privé (ou la fixation de l’image d’une personne sur pellicule alors qu’elle se trouve dans
son domicile ou autre lieu privé) sera en principe toujours considérée comme une violation
de la vie privée si la personne n’y consent pas. En droit américain, l’intrusion dans un lieu
privé, sans le consentement du propriétaire, est sanctionné par le tort de trespass175. La
définition de lieu privé n’est cependant pas clairement circonscrite. Ce serait tout lieu où
une personne a un contrôle sur l’accès de celui-ci, un lieu fermé auquel le public en général
ne peut accéder.
En droit canadien, le lieu public est défini comme étant tout lieu auquel le public a
accès, de façon expresse ou sur invitation. Les lieux publics sont donc notamment les parcs
et les rues. Pour clarifier cette notion, il faut la distinguer avec celle de lieu privé. En
France, il est reconnu que la rue est a priori publique. Raymond Lindon écrit à ce sujet
que :
La rue est à tout le monde. A propos d'une prise de vues cinématographique
effectuée sur la voie publique, le tribunal de Paix de Narbonne (4 mars 1905, D.P.,
1905.2.389) fait état «du droit que chacun possède en principe sur ce qu'il y a dans
la rue et sur les scènes qui s'y déroulent». Dans le même sens, le tribunal d'Yvetot
174
Preston v. Martin Bergman Prods., Inc., 765 F. Supp. 116 (S.D.N.Y. 1991) (courte apparence dans un film,
référence peu importante en considération de l'oeuvre prise dans son ensemble) ; Man v. Warner Bros., Inc.,
317 F. Supp. 50 (S.D.N.Y. 1970) (présence incidente d'un participant au festival de Woodstock).
175
Voir Deckle MACLEAN, «Recognizing the reporter's right to trespass» (1985) 7 Communications and the
Law 15.
113
Droit de l'information et de la communication
(2 mars 1932), Gaz Pal., 1932.1.855) à l'occasion d'un procès intenté par une
personne qui s'était reconnue sur une carte postale représentant une scène de la vie
agricole, à savoir le marché d'Yvetot, et qui demandait réparation, a jugé que
nonobstant «le droit qu'a l'individu d'interdire la reproduction de son image prise
dans le privé», ce droit ne joue pas quand il s'agit de photographies prises sur la
voie publique : l'image d'un individu dans la rue se trouve livrée à tous les regards
que le dessin ou la photographie ne fait que fixer d'une façon durable, et la
représentation, dans ces conditions, des individus par le dessin ou la photographie
rentre dans les servitudes normales de la vie en société et ne peut être davantage
prohibée que les compte rendus descriptifs par la voie de la presse, de la présence
de l'individu dans les mêmes circonstances.176
Toutefois, certaines affaires laissent à penser que même si une personne se trouve
dans un lieu public (un parc, une rue, etc.), elle conserve son droit à la vie privée et à
l’image177. Il existe cependant un certain nombre d’exceptions, comme les nécessités de
l’information et la situation ou le sujet fait partie d'un groupe lorsqu'il y a nonindividualisation.
La première question qui se pose est celle de savoir si une personne privée
(inconnue du public) a des droits sur son image lorsqu’elle se trouve dans un lieu public.
Autrement dit, cette personne doit-elle donner son consentement pour la publication de la
photo. Au Canada, la question s’est posée à l’égard d’une jeune femme posée seule devant
un édifice public. Cette photo a été insérée dans une revue pour illustrer un texte portant
sur la vie urbaine. Même en l’absence de diffamation, la Cour suprême, comme la Cour
d’appel du Québec, a considéré qu’il y avait eu violation du droit à l’image178.
La Cour d’appel, dans l’affaire Aubry, a pris en considération deux aspects
particuliers de la vie privée. D’abord, le respect de la vie privée suppose qu’une personne
puisse préserver son intimité des regards extérieurs. Dans l’hypothèse où une personne est
dans un lieu public, les actes qu’elle pose ne peuvent tomber sous le couvert de l’intimité,
puisque toute personne présente en ce lieu peut la voir. D’autre part, l’anonymat, c’est-àdire la possibilité de faire certaines choses sans être identifié, est une facette de la vie privée
qui peut également être protégée. Or, la publication de l’image d’une personne dans un lieu
public, dans la mesure où elle peut être identifiée, pourra constituer une atteinte au droit de
rester anonyme :
176
Raymond LINDON, Les droits de la personnalité, Paris, Dalloz, 1974, no. 67.
177
T.G.I. Paris, 1re ch., 1 re sect., 12-4-1995, Légipresse 1995, n° 122-I, p. 56; voir aussi Paris, 14-6-1985, D.
1986, I.R. 50, obs. R. Lindon et T.G.I. Paris, 1re ch., 1 re sect., 7-7-1993, J.-Data doc. 048540 (relativement à
un couple enlacé dans une manifestation publique).
178
Aubry c. Les Éditions Vice-Versa Inc., [1996] R.J.Q. 2137 (C.A.); C.S.C.
114
Les droits fondamentaux de l'information
[...] la simple présence dans un lieu public n’abolit pas le droit d’une personne à
l’anonymat, à moins qu’elle ne soit engagée dans la vie publique en raison de ses
activités artistiques, culturelles, professionnelles, politiques, etc.179
Dans plusieurs pays, le fait de participer à une manifestation publique ne pourra
donner ouverture à la revendication d’un droit à l’image. Les manifestations publiques
constituent en effet un sujet d’intérêt public. Le journaliste sera donc justifié de présenter
cette réalité et de l’illustrer. En France, cependant, il est considéré que la personne ne dit
pas être présentée de façon individualisée, c’est-à-dire qu’elle devra apparaître dans des
scènes de rue ou de groupe180.
Personnalité publique
La «notoriété d’une personne joue en faveur du droit de savoir»181, sans toutefois
excuser une intrusion abusive dans la vie privée. Outre le fait que la personne soit connue
du public, l’image qui la représente dans un «espace privé» doit pouvoir se justifier par
l’intérêt public. La Cour de cassation italienne a ainsi tracé la limite entre ces différents
facteurs :
L’intérêt public à l’information doit correspondre à un intérêt justifié de la
collectivité pour une connaissance toujours plus approfondie de la personne
connue. Cet intérêt ne doit cependant pas se confondre avec une curiosité morbide
de la part du public, pour les situations piquantes et scandaleuses se déroulant dans
l’intimité de la demeure de la personne célèbre.182
En droit allemand183, la protection de la vie privée et du droit à l’image crée deux
catégories de personnes publiques : celles qui «se sont engagées, d’une façon permanente,
sur le théâtre de l’histoire contemporaine», incluant les hommes politiques, les acteurs et
les sportifs célèbres et celles qui sont «relativement publiques», par exemple, les conjoints
(ou la famille) de personnalités publiques (de la première catégorie), les personnes
directement concernées dans une instance judiciaire ou criminelle, mais pas la famille d’une
victime. Les personnes qui n’entrent dans aucune de ces catégories demeurent des
personnes privées. Si en principe, les personnes vraiment publiques auront moins de
contrôle sur la diffusion de leur image, il est retenu que pour les personnes relativement
publiques, la diffusion de leur nom et de leur image ne sera légitime que pour une période
limitée, soit celle nécessaire à la divulgation d’informations d’actualité qui lui sont relatives.
179
Aubry c. Les Éditions Vice-Versa Inc., [1996] R.J.Q. 2137 (C.A.), 2147.
180
Voir Christophe BIGOT, «Les exigences de l'information et la protection de la vie privée», (novembre 1995)
126 Légipresse 83-93.
181
Marie SERNA, L'image des personnes physiques et des biens, Paris, Économica, coll. Droit des affaires et de
l'entreprise, 1997, p. 51.
182
Décision n° 2129, impliquant Soraya Esfandiari, du 27 mai 1975; cité dans Marie SERNA, L'image des
personnes physiques et des biens, Paris, Économica, coll. Droit des affaires et de l'entreprise, 1997, p. 54.
183
Voir Marie SERNA, L'image des personnes physiques et des biens, Paris, Économica, coll. Droit des affaires
et de l'entreprise, 1997, pp. 59 et suiv.
115
Droit de l'information et de la communication
Enfin, en ce qui concerne les personnes privées, qui jouissent d’une plus grande protection,
leur assentiment sera nécessaire à la publication de leur image pour illustrer un sujet
déterminé.
Le lien avec l’information diffusée
Dans Thomas c. Publications Photo-Police Inc.184, on a jugé que le fait d’être dans
un endroit public ne constitue pas une renonciation au droit à l’anonymat. Dans cette
affaire, la conjointe d’un individu accusé d’indécence avait vu publiée sa photo, alors qu’elle
accompagnait l’accusé à la sortie du palais de justice. L’article paru dans ce journal
spécialisé dans les affaires criminelles et l’actualité judiciaire permettait d’identifier Thomas
comme la conjointe d’un «désaxé sexuel». Au surplus, la photo permettait plus facilement
de reconnaître la conjointe (de face) que l’accusé lui-même (de côté). Or, des aveux même
du journaliste-photographe, «ordinairement, on ne prend ou ne publie que la photo de
l’accusé» et «qu’il eut été possible de couper la photo au montage avant publication»185.
En France, le critère de la «nécessité de l’information» exigera du photo-journaliste
qu’il s’interroge à savoir si le cliché (ou la scène filmée), illustre de façon appropriée et
adéquate l’article ou le reportage à vocation informative. Si la réponse est affirmative,
généralement on considérera que le droit à l’image cède le pas aux nécessités de
l’information186.
L’utilisation de l’image d’une personne, même s’il s’agit d’une personnalité
publique ayant participé à une manifestation officielle et publique, pourra être sanctionnée
si cette utilisation est faite hors contexte et sans justification objective187.
L'intérêt public
Le critère de l’intérêt public est encore pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si
l’image d’une personne peut être captée et publiée sans son consentement. Dans Aubry, la
majorité de la Cour d’appel du Québec avait utilisé l’expression d’«information socialement
utile»188 comme élément de l’intérêt public. La Cour suprême du Canada n’a toutefois pas
considéré cette notion nécessaire et a rappelé qu’il s’agit principalement d’établir une
pondération entre les droits en présence, soit entre la liberté d’expression de l’artiste - et le
184
[1997] R.J.Q. 2321 (C.S.) (en appel).
185
Thomas c. Publications Photo-Police Inc., [1997] R.J.Q. 2321 (C.S.), 2325.
186
Voir jurisprudence citée dans Christophe BIGOT, «Les exigences de l'information et la protection de la vie
privée», (novembre 1995) 126 Légipresse 83-93, 89, notamment T.G.I. Paris, 5-1-1994, J.-Data doc. 040196
et T.G.I. Paris, 17-11-1993, J.-Data doc. 047243.
187
Voir Cogedipresse c/ François De Closets et Janick Jossin, Cour d'appel de Paris, (1re chambre, sect. B), 1 2
mai 1995; repris dans (sept. 1995) 124 Légipresse 124-127; Cogédipresse c/ Catherine Deneuve, Cour
d'appel de Paris (1re ch., 1re sect.), 12 septembre 1995; repris dans (mars 1996) 129 Légipresse (cahier
jaune) 21-22.
188
Aubry c. Les Éditions Vice-Versa Inc., [1996] R.J.Q. 2137 (C.A.), 2149.
116
Les droits fondamentaux de l'information
droit du public à l’information qui la soutient - et le droit au respect de la vie privée. Cette
pondération pourra varier selon les circonstances et les personnes impliquées.
[...] Ainsi, il est généralement reconnu que certains éléments de la vie privée d’une
personne exerçant une activité publique ou ayant acquis une notoriété peuvent
devenir matière d’intérêt public. C’est le cas, notamment des artistes et des
personnalités politiques, mais aussi, plus globalement, de tous ceux dont la réussite
professionnelle dépend de l’opinion publique. Il peut aussi arriver qu’un individu
jusqu’alors inconnu soit appelé à jouer un rôle de premier plan dans une affaire qui
relève du domaine public, par exemple, un procès important, une activité
économique majeure ayant une incidence sur l’emploi de fonds publics, ou une
activité qui met en cause la sécurité publique. L’ on reconnaît également qu’il y a
exonération de responsabilité du photographe et de ceux qui publient sa
photographie lorsque par son action, même involontaire, un simple particulier se
trouve accidentellement et accessoirement dans la photographie. La personne est
alors, en quelque sorte, projetée sous les feux de la rampe. Nous n’avons qu’à
penser à la photographie d’une foule durant un événement sportif ou une
manifestation.
Une autre situation où l’intérêt public prédomine est celle où une personne paraît de
façon accessoire dans la photographie d’un lieu public. L’image saisie dans un lieu
public peut alors être considérée comme un élément anonyme du décor, même s’il
est techniquement possible d’identifier des personnes sur la photographie. Dans
cette hypothèse, vu que l’attention de l’observateur imprévu se portera
normalement ailleurs, la personne «croquée sur le vif» ne pourra s’en plaindre. La
même solution s’impose à l’égard d’une personne faisant partie d’un groupe
photographié dans un lieu public. Cette personne ne peut s’opposer à la publication
d’une telle photographie si elle n’en est pas le sujet principal. En revanche, le
caractère public du lieu où une photographie a été prise est sans conséquence
lorsque ce lieu sert simplement à encadrer une ou plusieurs personnes qui
constituent l’objet véritable de la photographiée.189
L’intérêt public d’une nouvelle peut également s’évaluer dans la perspective de
l’utilité sociale. Dans Naessens c. Procureur général du Québec190, accusé d’avoir
pratiqué illégalement la médecine en 1985, Naessens a été arrêté en 1989 à son domicile.
Lors de son arrestation, des médias étaient présents ayant été informés par un agent de la
Sûreté du Québec. Le juge a mentionné que les policiers et autres auxiliaires de justice
«doivent résister à la tentation bien légitime de devenir journalistes ou gens de
spectacle»191. En l’espèce, la Cour a repoussé la responsabilité de la presse, soulignant que
la faute avait plutôt été commise par l’agent.
189
Aubry c. Les Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. xxxxx, par. 59 et 60.
190
[1992] R.R.A. 867 (C.S.).
191
Naessens c. Procureur général du Québec, [1992] R.R.A. 867 (C.S.), 871.
117
Droit de l'information et de la communication
Aspects pécuniaires ou commerciaux
Dans plusieurs pays, la commercialisation de l’image des personnes renforce la
réprobation sur la violation de ce droit. L’utilisation de l’image d’une personne ou de son
identité à des fins publicitaires constitue une utilisation abusive de l’image de celle-ci192.
C’est d’ailleurs cet aspect particulier du droit à l’image qui fit le premier l’objet de
protection législative aux États-Unis193, interdisant l’utilisation du nom, du portait ou de la
photo d’une personne vivante à des fins publicitaires ou marchandes, sans son
consentement. Ce droit apparaît désormais sous le vocable plus large du «right of
publicity». Ainsi, même une personne méconnue du public pourrait invoquer ce droit si
son image a été utilisée à des fins de promotion d’un produit, sans son consentement.
Dans l’affaire Aubry, le juge Baudouin de la Cour d’appel et le juge en chef Lamer,
de la Cour suprême du Canada, tous deux en dissidence, auraient rejeté l’action vu l’absence
de preuve de préjudice. Toutefois, ils reconnaissent que :
le préjudice existe lorsque l’image est exploitée commercialement sans autorisation
194 ou à des fins autres que celles qui motivaient le consentement d’origine.195
Il est à noter qu’en France, la violation de ce droit n’exige pas la preuve de
dommage, celui-ci étant en quelque sorte présumé.
Les circonstances de la prise de photo et de la diffusion
Pour évaluer si le photographe a commis une faute, le tribunal s’en remet au critère
de la personne suffisamment prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances.
Dans le contexte médiatique, la notion de faute a une portée particulière :
Dans le cas d’une entreprise de presse, il s’agira surtout, pour savoir s’il y a eu
faute, de voir si, dans les circonstances, le travail journalistique a été bien fait, et de
voir s’il y avait un intérêt public à dévoiler ce qui a été dévoilé.196
192
Voir par analogie la loi canadienne sur le droit d'auteur relative aux droits moraux (art. 28.2(1) de la Loi sur
le droit d'auteur, L.R.C. (1985), c. C-42).
193
Loi des droits civils de l'État de New York, venant ainsi atténuer la décision Roberson v. Rochester
Foldingbox co, (1902) 171 NY 538.64. NE 442; cité dans Marie SERNA, L'image des personnes physiques et
des biens, Paris, Économica, coll. Droit des affaires et de l'entreprise, 1997, p. 67.
194
Citant Deschamps c. Renault Canada (1977) 18 c. de D. 937 (C.S.).
195
Citant Rebeiro c. Shawinigan Chemichals (1969) Ltd., [1973] C.S. 389; Cohen c. Queenswear International
Ltd., [1989] R.R.A. 570 (C.S.); P.T. c. B.R., C.S. Montréal 500-05-015382-912, le 3 mars 1993, commentaires:
Adrian Popovici, (1994) 28 R.J.T. 289-302. Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. xxx, par. 36.
196
Henri BRUN, «Notes, informations et documents. Libertés d'expression et de presse; droits à la dignité,
l'honneur, la réputation et la vie privée», (1992) 23 R.G.D. 449, 450. Selon cet auteur, lorsqu'un droit
fondamental est en cause dans la publication des propos ou de l'image d'une personne, l'effet de cette
publication pourra être pris en compte.
118
Les droits fondamentaux de l'information
Cette notion de faute a d’ailleurs été circonscrite par la Cour d’appel du Québec
dans l’affaire Aubry :
La faute, comme l’admettent de façon quasi unanime doctrine et jurisprudence
française et québécoise, consiste soit dans la captation de l’image elle-même, soit
dans sa diffusion, lorsque ces actes ne sont pas autorisés par la personne elle-même
ou justifiés par l’une des exceptions classique, notamment: la présence dans
certains cas dans un lieu public; le rôle de personnage public; la satisfaction du
droit à l’information ou à l’histoire; la préséance de l’ordre public [...]197
Dans l’affaire Thomas198, la cour a jugé que puisque le photographe savait ce qui
était permis, utile et normal de publier, il a fait preuve de négligence, et donc commis une
faute, en laissant publier la photo de celle-ci. Quant aux critères d’intérêt public et du droit
du public à l’information, le tribunal conclut que ceux-ci étaient sans doute rencontrés à
l’égard de l’accusé, mais non à l’égard de sa conjointe.
Dans une décision du Tribunal de grande instance, la Cour a considéré que la photo
d’une partie impliquée dans un processus judiciaire peut légitimement être publiée à deux
conditions : le cliché ne doit pas porter atteinte à la vie privée de la personne (et ne servir
que de prétexte) et le cliché doit avoir été réalisé sans fraude, c’est-à-dire au vu et au su de
l’intéressé199.
Une personne posée ou filmée dans des circonstances dangereuses ou dramatiques
doit consentir à la publication ou la diffusion de ces images. Si elle autorise un média à
diffuser ces images, tout autre média doit également obtenir un tel consentement pour une
nouvelle diffusion, à moins de justifier les nécessités de la légitime information et de
l’actualité200.
L'image des biens
La question de savoir si le propriétaire d’un bien, que ce soit un meuble ou un
immeuble, doit autoriser la production d’une image de celle-ci pose certaines difficultés. En
principe, la liberté de publier l’image d’un bien est incluse dans la liberté de communication
et d’expression, surtout si le bien est visible par le public. En d’autres termes, le
197
Aubry c. Les Éditions Vice-Versa Inc., [1996] R.J.Q. 2137 (C.A.), 2151-2152, j. Baudouin.
198
Thomas c. Publications Photo-Police Inc., [1997] R.J.Q. 2321 (C.S.) (en appel).
199
T.G.I. Paris, 1re ch., 1re sect., 15-12-1993, J.-Data doc. 048542 et 050273; voir aussi Paris, 1re ch., C, 28-21991, J.-Data doc. 020806 où la photo de l'arrestation d'un suspect a été considérée comme répondant au
droit d'information du public; citées dans Christophe BIGOT, «Les exigences de l'information et la
protection de la vie privée», (novembre 1995) 126 Légipresse 83-93.
200
L. Gilles c/ T.F.1 et autres, T.G.I. Nanterre (1re ch., A), 18 janvier 1995; reproduit dans (oct. 1995) 125
Légipresse III 145-147. Dans cette affaire, la victime d'un incendie avait fait une chute d'un immeuble
entraînant une jeune femme dans sa course. Le tribunal souligne que la diffusion par la chaîne TF1 avait
«notoirement pour but, non pas la documentation ou l'éducation du téléspectateur, mais la recherche
commerciale de la plus forte audience possible par l'exploitation médiatique de faits divers sensationnels,
et qui utilise tous les procédés techniques de la fiction, en particulier: montage des images, recadrage,
accompagnement musical, utilisation répétitive de ralentis des passages les plus dramatiques».
119
Droit de l'information et de la communication
propriétaire de ce bien, que ce soit une personne privée ou l’État, ne peut opposer son
droit de propriété pour empêcher la prise en photo de celui-ci. Cependant, il va de soi que
si l’accès à cet objet dépend de l’autorisation de son propriétaire, ce dernier devrait pouvoir
consentir à la production de son image.
Il en va toutefois différemment pour les oeuvres d’art (dessin, sculpture, poterie ou
peinture, etc.) protégées par un droit d’auteur. Dans ces cas particuliers, il sera
théoriquement nécessaire d’obtenir l’autorisation du titulaire du droit d’auteur sur cette
oeuvre, puisqu’il s’agira alors de la repro Toutefois, la majorité des objets. Il faut en ce
sens distinguer le droit de propriété sur l'oeuvre du droit d’auteur. Le fait qu’une personne
soit devenue propriétaire d’une œuvre d’art ne l’autorise pas, à moins d’indication
contraire, à en faire une reproduction photographique et une publication.
Pourquoi a-t-on besoin de la notion d'intérêt public?
Les droits relatifs à l'information sont le plus souvent énoncés dans des textes
constitutionnels ou dans des lois en des termes généraux. Ces droits sont rarement l'objet
d'une délimitation a priori: il est rare que les législateurs qui proclament un droit s'attachent
du même coup à en énoncer toutes les limites. Le plus souvent, les délimitations à ces
droits résulteront de processus d'explicitation menés dans le cadre de l'application concrète
de l'un ou de l'autre des droits, notamment lorsque surviendront des conflits.
Même dans les cas où la loi a tenté de dégager les limites aux droits, il est fréquent
qu'elle finisse par renvoyer l'interprète à une appréciation de ce que commande l'intérêt
public.
Le droit ne peut donc fonctionner sans des principes et notions venant aider au
départage, au fil des situations et des prétentions invoquées au soutien de l'un ou l'autre des
droits fondamentaux. C'est principalement à ce titre qu'intervient la notion d'intérêt public.
Elle fournit et cristallise les motifs qui rendent légitimes les limites qui doivent être posées
aux droits fondamentaux afin de les concilier avec d'autres droits et valeurs. Le rôle joué par
la notion d'intérêt public paraît double: elle se présente comme un principe de cohérence du
droit et comme un standard juridique.
Mais dans l'un et l'autre de ces rôles, l'intérêt public demeure une notion qui, de
différentes manières, renvoie à l'environnement au sein duquel la règle s'applique ou a
vocation à s'appliquer. Elle commande nécessairement de s'éclairer de la situation concrète
dans laquelle la mesure doit être appliquée ou de ce qui est reconnu dans la pratique d'une
activité.
Comme principe de cohérence, l'intérêt public est perçu comme devant
nécessairement inspirer l'action législative. La notion se présente comme un postulat
expliquant la raison d'être et la finalité des règles de droit.
120
Les droits fondamentaux de l'information
L'intérêt public apparaît aussi comme un standard juridique, c'est-à-dire une
locution insérée dans une règle de droit — en référence à un état de fait ou une qualité dont
l'identification requiert une évaluation ou une appréciation201. À ce titre, le standard
d'intérêt public devient un enjeu. Il contribue à la détermination du sens des règles de droit,
de la teneur effective des droits et des obligations des sujets. Sa signification devient un
enjeu car les différents groupes d'intérêts, constitués ou non, chercheront à faire prévaloir
un sens conforme à leurs intérêts.
L'intérêt public en tant que principe de cohérence
Derrière tout corpus de règles, se profilent des principes, valeurs et intérêts qui
sous-tendent ces règles. La loi- expression de la volonté générale apparaît comme le
principal véhicule de ces règles et principes qui les sous-tendent et les justifient. Très
souvent, la loi est le résultat d'une décision conciliatrice des différents intérêts et valeurs ou
reflète des choix. La loi détermine donc explicitement ce qui va dans le sens de l'intérêt
public. Cette situation, on le devine, n'est possible que lorsque le degré de consensus est
élevé: tous s'entendent sur les mesures à prendre pour servir l'intérêt public: la loi n'a plus
qu'à énoncer les choix. Ainsi, parmi une multitude d'exemples, on peut citer les alinéas 3 et
4 de l'article 486 du Code criminel rendant obligatoire l'émission d'un interdit de publication
à la demande d'un plaignant, du poursuivant ou d'un témoin dans une affaire d'agression
sexuelle202.
Postulée par l'interprète, la notion d'intérêt public sert de fil conducteur, de principe
explicatif, des solutions retenues par le législateur. On dira que le Parlement a considéré
qu'il était d'intérêt public de rendre impératifs les interdits de publication dans ces
situations.
Cela laisse supposer qu'il y a d'autres situations dans lesquelles, le degré de
consensus semble insuffisant pour que la loi puisse affirmer un régime juridique qui fait
201
On aura compris que ce mot n'a pas ici le même sens que lorsqu'on l'utilise en anglais afin de désigner une
norme de qualité ou des caractéristiques minimales que certains produits doivent posséder. Voir: Stéphane
RIALS, «Les standards, notions critiques du droit» in Les notions à contenu variables en droit, études
publiées par Chaim PERELMAN et Raymond VANDER ELST, Bruxelles, Travaux du Centre national de
recherches en logique, 1984, p. 44; Pierre TRUDEL, «La programmation de haute qualité: Repères sur le rôle
des standards dans la réglementation canadienne de l'audiovisuel», [1988] 4 R.R.J., 989-1018; Danièle
BOURCIER, La décision artificielle, le droit, la machine et l'humain, Paris, PUF, les voies du droit, 1995,
pp. 47 et ss.
202
Code criminel, art. 486 (3) et (4):
Sous réserve du paragraphe (4), lorsqu'une personne est accusée d'une infraction prévue aux articles 151,
152, 153, 159, 160, 170, 171, 172, 173, 271, 272, 273, 346 ou 347, le juge ou e juge de paix peut rendre
une ordonnance interdisant de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit l'identité du plaignant o u
celle d'un témoin ou des renseignements qui permettraient de la découvrir.
(4) Le juge ou le juge de paix est tenu:
a) d'aviser dès que possible les témoins âgés de moins de dix-huit ans et le plaignant, dans des procédures
engagées à l'égard d'une infraction mentionnée au paragraphe (3), de leur droit de demander une ordonnance
en vertu de ce paragraphe;
b) de rendre une ordonnance en vertu de ce paragraphe si le plaignant, le poursuivant ou l'un de ces témoins
le lui demande.
121
Droit de l'information et de la communication
prévaloir l'intérêt public sur les intérêts particuliers. Alors, souvent l'intérêt public est
affirmé sous une forme incantatoire. Il connaîtra sa détermination ailleurs que dans l'énoncé
législatif des droits et obligations des personnes.
Par exemple, Le Code criminel203 énonce le principe du caractère public des
audiences des tribunaux mais prévoit une possibilité de déroger au principe en se fondant
sur «l'intérêt de la moralité publique», l'article 486(1) dispose que:
Les procédures dirigées contre un prévenu ont lieu en audience publique, mais
lorsque le juge, le magistrat ou le juge de paix qui préside est d'avis qu'il est dans
l'intérêt de la moralité publique, du maintien de l'ordre ou de la bonne
administration de la justice, d'exclure de la salle d'audience l'ensemble ou l'un
quelconque des membres du public, pour toute ou partie de l'audience, il peut en
ordonner ainsi.
Le Code de procédure civile204 du Québec prévoit un principe semblable, le premier
alinéa de l'article 13 prévoit en effet que:
Les audiences des tribunaux sont publiques, où qu'elles soient tenues, mais le
tribunal peut ordonner le huis clos dans l'intérêt de la morale ou de l'ordre public.
[...]
Dans de tels contextes, l'intérêt public se présente comme une notion dont la teneur
et le sens restent à être déterminés par l'interprète et généralement au fil des applications
concrètes que pourra connaître la règle de droit. C'est le plus souvent le juge qui devra
déterminer si, dans un cas concret, l'intérêt public justifie qu'il soit dérogé à la règle du
caractère public des audiences. On le devine: il y a et il y aura des controverses sur la
question de savoir ce qui, dans un cas précis équivaut à l'intérêt public. L'angoissante
question qui survient alors est la suivante: qui décide et selon quel facteur? N'est ce pas là
une situation ouvrant la porte à l'arbitraire?
Cette situation n'est pas en elle-même porteuse d'arbitraire; elle conduit à
reconnaître que la notion d'intérêt public possède une pluralité de sens et que ces sens sont
établis dans le cadre de processus multiples allant des forums judiciaires et forums
professionnels jusqu'aux forums plus diffus que sont le sens commun et les réflexes
déontologiques. C'est lorsqu'on ignore ce phénomène et la nécessaire ouverture d'esprit qu'il
commande que l'on tombe dans l'arbitraire.
La pluralité de sens de la notion d'intérêt public
La notion d'intérêt public, à l'instar de la plupart des notions juridiques renvoyant à
des valeurs fondamentales est susceptible d'une pluralité de sens. Chacune des
significations qui sont données à la notion peut revendiquer une certaine part de légitimité.
203
S.R.C., 1985, c. C-46
204
L.R.Q., c. C-25
122
Les droits fondamentaux de l'information
À l'occasion des conflits, les sujets de droit et les groupes d'intérêt cherchent, de diverses
façons, à faire prévaloir un sens de la notion qui va dans le sens de leurs intérêts ou des
valeurs qui leur sont chères. De ce fait, la notion devient le siège des enjeux opposant les
divers groupes d'intérêt dans la société civile.
Il est rare que les définitions qui sont données de la notion fassent l'unanimité.
Lorsqu'une telle unanimité existe, il devient souvent plus aisé d'exprimer de manière plus
détaillée dans les lois, les différents droits et obligations des acteurs de même que leurs
limites respectives.
Mais lorsque l'unanimité n'existe pas, on aura tendance à énoncer une règle
renvoyant à l'appréciation que fera le juge de l'intérêt public. C'est le recours à un standard
devant guider les décideurs dans leur mission d'arbitrage. La notion d'intérêt public prescrit
à l'interprète, et évidement au juge, de soupeser les intérêts en présence, de départager les
valeurs et enjeux et de tracer les limites concrètes aux différents droits fondamentaux qui
viennent en contradiction.
La notion d'intérêt public prend alors l'allure, non pas d'un droit susceptible de
produire, en lui-même des prérogatives mais comme un outil du juriste, un cadre de
référence, afin d'aider à résoudre une contradiction découlant de l'affirmation conflictuelle
d'un droit à faire circuler une information et un droit de s'opposer à une telle circulation.
Des droits concernant des intérêts aussi englobants et diversifiés que ceux qui se
rattachent à la circulation de l'information ne peuvent se définir concrètement que dans leurs
relations avec les autres droits et libertés. Les standards et autres notions, telle la notion
d'intérêt public, commandant à l'interprète de s'enquérir de ce qui est acceptable dans le
milieu dans lequel la décision va s'appliquer.
La détermination du sens de la notion d'intérêt public
La proclamation de libertés, droits et valeurs contradictoires (liberté d'expression,
vie privée, transparence de la justice, présomption d'innocence) a lieu dans un système
global: le système juridique. Détaché de ce système, les libertés comme les règles n'ont pas
de sens obligatoire. C'est pourquoi la détermination, dans le concret du sens que prendra
l'intérêt public est un enjeu. Cet enjeu oppose les divers groupes d'intérêt qui, de manière
diverse ont avantage à voir prévaloir une signification plutôt qu'une autre.
La notion d'intérêt public a beau connaître son sens immédiatement obligatoire dans
le système juridique, d'autres systèmes, ayant des traits communs mais aussi des
différences avec ce dernier, contribuent à dégager le sens des règles et des droits. Le sens de
la notion d'intérêt public résulte de l'action conjuguée de la pluralité des systèmes normatifs
agissant dans l'environnement social. Il résulte d'arbitrages, parfois provisoires ou ayant
vocation a une plus grande permanence entre les diverses conceptions de l'intérêt public qui
coexistent dans les sociétés pluralistes.
123
Droit de l'information et de la communication
On peut, avec Philippe Jestaz205 parler des systèmes denses tel le système
politique, les institutions politiques et juridiques, les moeurs, les usages et même ... le juge.
Dans ces cadres, il existe une communauté d'interprétation au sein de laquelle se dégage le
sens des droits et libertés. C'est dans ces communautés que sont générés les repères
permettant de résoudre les contradictions entre les droits et les valeurs. Le rôle du savoir
juridique paraît ici déterminant. Le rôle de la culture des juristes, ces évidences qui semblent
tellement aller de soi que personne ne s'aventure à les remettre en question, les malaises ou
les tabous...jouent ici un rôle majeur.
Le sens de la notion d'intérêt public se construit aussi dans les systèmes diffus: la
morale, l'idéologie, les croyances communes ou communément admises, les représentations
et fantasmes plus ou moins répandus dans la société civile. Bref le sens commun de
l'époque, la moralité qui se décèle du corps social dans son entier.
Aucune source du droit, même la législation, ne saurait agir de façon définitive sur
l'émergence des conceptions et des façons de voir qui se combinent, se confrontent et se
recombinent de façon spontanée.
Le raffinement des raisonnements, des concepts et des conceptions qui constituent
le standard de ce que le public à le droit ou un intérêt légitime à connaître passe par le
maintien d'un milieu vivace au sein duquel peuvent se confronter les diverses conceptions et
systèmes. Sinon, le danger d'arbitraire s'accroît.
Atias écrit à cet égard que :
La seule voie qui puisse être empruntée pour améliorer le savoir juridique est celle
de la confiance dans la controverse juridique et dans la relative incertitude qu'elle
maintient; il faut renoncer au mythe de la certitude juridique, du droit fournisseur de
sécurité. Seule une argumentation pro et contra systématique peut révéler les
différentes significations des mots et éviter aux juristes d'être les jouets d'un
vocabulaire particulièrement complexe.206
Les raisonnements donnant lieu aux articulations entre les droits fondamentaux et
valeur liées aux activités de communication s'alimentent aussi bien au niveau de système
diffus qu'à celui des systèmes denses. Ils se présentent dans la déontologie et se
sédimentent dans le droit par le truchement des décisions des juges. Ces systèmes
contribuent, par leurs synergies, à la détermination du sens des droits et libertés. Pour
assurer que le sens donné à la notion d'intérêt public reflète en tout temps les valeurs sousjacentes à l'un et l'autre des droits et libertés en cause, il importe de maintenir un équilibre
entre les différents lieux de recherche et de détermination du sens de notions telles que la vie
privée et la liberté de presse.
205
Philippe JESTAZ, Le droit, 2e édition, Paris, Dalloz, p. 25 et ss.
206
Christian ATIAS Savoir des juges et savoir des juristes- Mes premiers regards sur la culture juridique
québécoise, Montréal, Centre de recherche en droit privé & comparé du Québec, 1990, p. 110.
124
Les droits fondamentaux de l'information
Occasion d'ouverture vers les autres lieux d'élaboration des normes, la notion
d'intérêt public commande à l'interprète et singulièrement au juge de s'éclairer des
significations générées dans les autres univers normatifs. D'où l'utilité d'évoquer la mise en
contribution des autres univers normatifs dans le travail de détermination du sens des droits
et libertés.
Le rôle des univers normatifs
Pour dégager les qualités que doivent posséder les situations de fait et les
comportements soumis à son appréciation, de même que la signification concrète de l'intérêt
public, l'interprète et ultimement les tribunaux doivent forcément avoir recours à certains
repères. Les repères fournis par les usages et les réglementations professionnelles et
techniques figurent au nombre de ceux qui servent aux juges et aux autres interprètes.
Les divers milieux définissent les pratiques et les normes de conduite dans leurs
champs de pratique respectifs. Les comportements et précautions qui émergent dans ces
milieux aident à délimiter les frontières respectives de la vie privée, de la liberté de presse,
de la liberté d'expression et de la liberté d'entreprendre et les autres valeurs qui doivent être
prises en compte lors de la circulation de l'information.
Le droit étatique
Dans plusieurs situations, le sens et la teneur de la notion d'intérêt public se dégage
à la faveur de processus décisionnels spécialisés tels ceux représentés par les autorités
administratives indépendantes ou au moyen d'instruments négociés et exprimés par des
véhicules qui ne sont pas toujours ceux qu'empruntent traditionnellement les règles de droit.
On voit de plus en plus de normes exprimées dans des lignes de conduite souples (soft law)
ou des conditions de permis.
Ces lieux d'élaboration, de négociation et d'application des normes encadrant les
activités de communication constituent les instances d'articulation des droits et valeurs
fondamentales. Ils contribuent au décodage dans le cadre de processus ouverts des sens
multiples que peut prendre la notion d'intérêt public. L'accroissement du rôle de telles
instances dans le domaine de l'information est peut-être un indice de la nécessité de se
donner les moyens de dégager le sens des droits libertés dans un cadre processuel continu et
ouvert aux débats.
La déontologie et l'autoréglementation
L'univers juridique est informé par les autres lieux d'élaboration des normes comme
les milieux professionnels pratiquant diverses formes auto réglementation.
Le droit étatique ne crée pas vraiment la plupart des normes qu'il comporte: il les
reçoit, les emprunte des autres systèmes normatifs. Dans beaucoup de cas, le droit ne fait
en quelque sorte que juridiciser les normes existant dans d'autres univers normatifs.
125
Droit de l'information et de la communication
Le droit étatique ne peut s'appliquer en dehors de toute référence aux bonnes
pratiques techniques ou aux «bons comportements». Si les traits caractéristiques de tels
standards ne sont pas énoncés dans des textes auto réglementaires, ils sont forcément pris
ailleurs par les législateurs et les tribunaux. Ils peuvent même, à la rigueur, être construits de
toutes pièces dans le système juridique. Mais en puisant dans les autres univers normatifs,
le système juridique profite de l'expertise qui soutient ces derniers et du même coup, peut
se prévaloir de leur légitimité.
Cette porosité que montre le droit à l'égard de la production normative émanant des
autres univers et pratiques ne fonctionne que dans la mesure où l'on aura pris soin de garder
le système juridique ouvert sur les autres univers et pratiques.
La déontologie est l'un des lieux principaux de détermination de la teneur de ce qui
correspond à l'intérêt public. Et le droit montre une certaine porosité aux normes
déontologiques. On a beau maintenir que le droit et la déontologie sont de nature différente:
il y a une interpénétration certaine entre les deux sortes de normes. Carbonnier décrit ce
phénomène en observant que «la règle de droit est capable de s'approprier n'importe quelle
autre règle sociale tandis que l'inverse n'est pas vrai.»207
L'intégration des normes déontologiques passe par le maintien de ces passerelles
permettant d'importer dans le droit les «normes de bon comportement». Les «standards»,
tels les notions de «bon père de famille» ou de «prudence et diligence normale» ou de
l'intérêt du public à être informé peuvent trouver leur signification à l'aide du recours à
l'observation de la pratique.
Ce phénomène met en relief le rôle indirect mais pourtant névralgique des normes
volontaires et des usages professionnels au sein même du droit. Les liens sont en effet
multiples entre le droit étatique et les autres ordres normatifs.
En raison de leurs origines, généralement liées à la pratique et à l'expertise technique,
les normes auto réglementaires fournissent, bien que cela ne soit pas leur finalité première,
les préceptes de savoir-faire à partir desquels les tribunaux jugeront les comportements.
Par conséquent, les conceptions de l'intérêt public sécrétées dans la déontologie et les autres
pratiques autoréglementaires contribuent à la détermination du sens que prendra la notion
d'intérêt public dans les circonstances concrètes de l'application des règles.
Il faut prendre garde à la tentation de mettre en place des mesures qui prétendront
couper court à l'apport des autres réflexions éthiques et surtout aux bénéfices des
évolutions qui vont inévitablement survenir dans la pratique.
207
Jean CARBONNIER, «Les phénomènes d'internormativité», European Yearbook in Law and Sociology, La
Haye, Martinus Nijhoff, 1977, p. 42 cité par H. COUSY, «Le rôle des normes non-juridiques dans le droit»
dans CENTRE INTERUNIVERSITAIRE DE DROIT COMPARE, Rapports belges au XI e Congrès de
l'Académie internationale de droit comparé, Caracas, 29 août- 5 septembre 1982, Bruxelles, Établissements
Émile Bruylant, 1982, p. 131.
126
Les droits fondamentaux de l'information
En décrétant de façon péremptoire, dans un souci de sécurité juridique, une
nomenclature de ce qui serait réputé correspondre à l'intérêt public, on encourt le risque de
vider le standard de sa substance ou de favoriser le développement de règles fondées sur des
catégories qui éclateront de toute part.
Mais cela équivaudrait du même coup à nier que les nécessités d'informer le public
peuvent, en certaines circonstances, conférer un caractère public à certaines informations
généralement perçues comme relevant de l'intimité ou que les nécessités d'informer le public
doivent parfois céder le pas aux exigences de la protection de la dignité des personnes.
C'est certes là un environnement inconfortable pour ceux qui croient que le droit se
limite à la paraphrase des lois et règlements réputés renfermer la totalité des règles de droit.
Mais la reconnaissance de la complexité du phénomène atteste peut-être d'une mutation
dans la manière dont les règles sont générées, énoncées, comprises et appliquées.
Conclusion
Le rôle ultime conféré au juge dans la détermination de l'intérêt public ne résulte pas
d'une recherche de pouvoir de la part de la magistrature mais il tient plutôt au fait que dans
les sociétés démocratiques, il existe des conflits entre les valeurs et les droits qui sont
énoncés dans les textes de lois. Ces conflits peuvent difficilement être écartés a priori car
ils résultent le plus souvent de l'application conjuguée de droits ou d'obligations qui ne sont
pas toujours en contradiction les uns avec les autres.
Le juge est donc l'interprète ultime et obligé des diverses conceptions de l'intérêt
public qui existent en concurrence dans la société civile. Il n'a pas la liberté d'ignorer ce qui
apparaît légitime, acceptable ou inacceptable dans la société à une époque donnée. Ainsi, il
exerce une responsabilité capitale dans l'application du droit: il évalue les situations
soumises à son attention et module les solutions esquissées par le législateur. Une
approche superficielle mène certains à voir de l'arbitraire dans ce processus. C'est ignorer
que le droit se construit dans un environnement ouvert à la controverse.
Ce qui est arbitraire n'est pas tant que le juge soit appelé à décider mais que le milieu
juridique soit fermé à la controverse, ne fonctionne pas adéquatement en ce qu'il reste
imperméable à certaines conceptions ayant cours dans la société civile.
Le juge, au risque de laisser place à l'arbitraire, doit préserver un certain capital de
légitimité: l'autorité et la valeur de sa décision aux yeux des justiciables, et pas seulement
aux yeux de la loi est à ce prix. Pour cela, il doit écouter, doit prendre les moyens de
s'instruire des enjeux et des différents intérêts en cause. Il doit s'informer des tenants et
aboutissants des conceptions concurrentes qui s'affrontent à l'égard d'un enjeu spécifique. Il
lui faut prendre garde aux a-priori...se tenir loin des conformismes et des idées reçues.
Au coeur de la controverse, le juge doit écouter, prendre les moyens de s'instruire
des enjeux et des différentes conceptions de l'intérêt public qui existent à un moment donné
dans l'univers social. Il doit s'ouvrir aux conceptions concurrentes qui s'affrontent à l'égard
d'un enjeu spécifique et se tenir éloigné du conformisme et des a priori. Mais en même
127
Droit de l'information et de la communication
temps, il ne possède pas la liberté d'ignorer ce qui apparaît légitime ou acceptable dans la
société. Il est en quelque sorte condamné à préserver un certain capital de légitimité:
l'autorité et la valeur de sa décision aux yeux des justiciables et pas seulement aux yeux de la
loi est à cette condition.
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