Lire tout le texte - Terres de Paroles

ÉCRIRE ?
La falaise se dresse devant moi avec sa figure de papier mâché. Blafarde. Livide. Nauséeuse. Dans
un ciel patraque, lui aussi. L'amertume au bord des lèvres, prêt à vomir sa tristesse de dimanche finissant.
Les familles ont déserté la plage. Rien à faire dans pareille grisaille, sauf à traîner son ennui pluvieux sur les
galets. Quelques promeneurs égarés, venus tuer leur désœuvrement ou leur chagrin engoncés dans leur
imperméable, se hasardent à lutter contre le vent, dégoulinants de pluie et de larmes. La mer se cogne,
furieuse, contre le parapet et je suis là comme ces égarés solitaires à ne rien comprendre à ma présence sur
ce rivage, giflée par la tempête.
Devant moi, la falaise. Je la vois comme si c'était la première fois. Je comprends que je ne la voyais plus, je
ne savais plus la regarder, à force de la savoir là, posée, immuable, muette. Comme une évidence. Un
paysage comme un visage oublié. Figé dans un cadre photographique devant lequel on passe tous les jours
sans se souvenir qu'il a été vivant. Une présence absente dont l'ombre pourtant inquiétante ne trouble pas
l'indifférence des jours sans mémoire. Des jours, des années, écoulés dans une parfaite amnésie.
Maintenant, je l'entends, je la devine bruissonnante, peuplée d'une foule de paroles ravalées. Je la
contemple et elle me dévisage autant que je la dévisage. Je la vois dans sa nudité qu'elle me jette en pleine
figure : un brouillon usé, des milliards de fois effacé, raturé, réécrit par le vent, la pluie, la grêle, les
tempêtes, les embruns, le soleil, avec une rage et une patience infatigables. Un aveu d'impuissance dans le
saccage des ratures. Mais qu'a -t-elle à me dire que je n'entendais pas jusqu'ici ?
Je l'imaginais blanche avec sa face crayeuse, intensément blanche dans une virginité calcaire, immaculée
comme la page que je m'étais mise en peine de noircir. Dans mon esprit, elle l'était. Elle s'est révélée autre.
Salie, érodée, ridée, souillée de traces noirâtres, de vomissures, trouée d'éboulis, tachée d'encre verte,
brune, éventrée par des vestiges d'effondrements, comme des traînées de rouille : un manuscrit déroulé à
ciel ouvert, commencé et jamais terminé. Inlassablement chiffonné.
Je le comprends maintenant : le temps, comme un auteur médiocre, a fait sur elle œuvre d'écriture. Elle est
écriture.
Les strates géologiques qui se sont accumulées sur elles m'apparaissent comme autant de lignes noires
inscrites dans son opacité de blancheur, parfaitement rectilignes, presque tracées à la règle. Une patiente
sédimentation qui a formé des couches et des couches de craie, de grès et de silex, en dessinant des mots
qui ont disparu ou plutôt dont le sens s'est perdu.
Le temps l'a condamnée à l'esquisse. A l'ébauche. A être couchée infiniment comme une éternelle
débauchée. Elle se livre là, dans une étrange indécence, écrite par des millénaires. Passée de mains en
mains, assaillie par les embruns, entreprise par les rafales du vent, subissant les assauts répétés des vagues:
une marie couche-toi-là résignée, désabusée, follement belle, absurdement belle dans sa magnifique
déchéance. Sa page est pleine mais indéchiffrable : même prostituée, son mystère reste inviolable. Elle ne
dira jamais ce qu'elle ne peut dire : son existence.
La page, je le devine désormais, s'écrit en moi aussi comme elle s'écrit sur cette falaise. Dans l'avalanche
des phrases silencieuses qui se bousculent et parviennent lentement à se sédimenter. Des strates et des
strates d'émotions confuses, de bonheurs qui s'effritent en craie poudreuse, de déceptions qui entaillent
comme le silex, de colères qui abîment, érodent, de tristesse qui creuse, de larmes qui ravinent, de révoltes
qui délitent...
Inutiles concrétions. Constructions improbables qui bâtissent des empires de sable, éboulements intérieurs
qui attendent dans la porosité l'écroulement, l'improbable catastrophe géologique qui renversera la
perspective. Celle qui me fera basculer de l'imposante verticalité du livre à ciel ouvert, à l'horizontalité
offerte des mots que tu ne liras pas.
Arielle GONDONNEAU
Atelier d’écriture avec Emmanuel Ruben, Terres de Paroles 2015