Le naturalisme au théâtre : les théories et les exemples

1
Le naturalisme au théâtre :
les théories et les exemples
Emile Zola
Oeuvre du domaine public.
En lecture libre sur Atramenta.net
2
…
Durant quatre années, j’ai été chargé de la critique dramatique,
d’abord au Bien public, ensuite au Voltaire. Sur ce nouveau terrain du
théâtre, je ne pouvais que continuer ma campagne, commencée
autrefois dans le domaine du livre et de l’œuvre d’art.
Cependant, mon attitude d’homme de méthode et d’analyse a
surpris et scandalisé mes confrères. Ils ont prétendu que j’obéissais à
de basses rancunes, que je salissais nos gloires pour me venger de
mes chutes, parlant de tout, de mes œuvres particulièrement, à
l’exception des pièces jouées.
Je n’ai qu’une façon de répondre : réunir mes articles et les
publier. C’est ce que je fais. On verra, je l’espère, qu’ils se tiennent et
qu’ils s’expliquent, qu’ils sont à la fois une logique et une doctrine.
Avec ces fragments, bâclés à la hâte et sous le coup de l’actualité,
mon ambition serait d’avoir écrit un livre. En tout cas, telles sont mes
idées sur notre théâtre, j’en accepte hautement la responsabilité.
Comme mes articles étaient nombreux, j’ai dû les répartir en deux
volumes. Le naturalisme au théâtre n’est donc qu’une première série.
La seconde : Nos auteurs dramatiques, paraîtra prochainement.
E. Z.
3
LES THÉORIES
4
LE NATURALISME - I
Chaque hiver, à l’ouverture de la saison théâtrale, je suis pris des
mêmes pensées. Un espoir pousse en moi, et je me dis que les
premières chaleurs de l’été ne videront peut-être pas les salles, sans
qu’un auteur dramatique de génie se soit révélé. Notre théâtre aurait
tant besoin d’un homme nouveau, qui balayât les planches
encanaillées, et qui opérât une renaissance, dans un art que les
faiseurs ont abaissé aux simples besoins de la foule ! Oui, il faudrait
un tempérament puissant dont le cerveau novateur vînt révolutionner
les conventions admises et planter enfin le véritable drame humain à
la place des mensonges ridicules qui s’étalent aujourd’hui. Je
m’imagine ce créateur enjambant les ficelles des habiles, crevant les
cadres imposés, élargissant la scène jusqu’à la mettre de plain-pied
avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints des
coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre de la vie
réelle.
Malheureusement, ce rêve, que je fais chaque année au mois
d’octobre, ne s’est pas encore réalisé et ne se réalisera peut-être pas
de sitôt. J’ai beau attendre, je vais de chute en chute. Est-ce donc un
simple souhait de poète ? Nous a-t-on muré dans cet art dramatique
actuel, si étroit, pareil à un caveau où manquent l’air et la lumière ?
Certes, si la nature de l’art dramatique interdisait cet envolement
dans des formules plus larges, il serait quand même beau de
s’illusionner et de se promettre à toute heure une renaissance. Mais,
malgré les affirmations entêtées de certains critiques qui n’aiment
pas à être dérangés dans leur criterium, il est évident que l’art
dramatique, comme tous les arts, a devant lui un domaine illimité,
5
sans barrière d’aucune sorte, ni à gauche ni à droite.
L’infirmité, l’impuissance humaine seule est la borne d’un art.
Pour bien comprendre la nécessité d’une révolution au théâtre, il
faut établir nettement où nous en sommes aujourd’hui. Pendant toute
notre période classique, la tragédie a régné en maîtresse absolue. Elle
était rigide et intolérante, ne souffrant pas une velléité de liberté,
pliant les esprits les plus grands à ses inexorables lois. Lorsqu’un
auteur tentait de s’y soustraire, on le condamnait comme un esprit
mal fait, incohérent et bizarre, on le regardait presque comme un
homme dangereux. Pourtant, dans cette formule si étroite, le génie
bâtissait quand même son monument de marbre et d’airain. La
formule était née dans la renaissance grecque et latine, les créateurs
qui se l’appropriaient y trouvaient le cadre suffisant à de grandes
œuvres. Plus tard seulement, lorsqu’arrivèrent les imitateurs, la
queue de plus en plus grêle et débile des disciples, les défauts de la
formule apparurent, on en vit les ridicules et les invraisemblances,
l’uniformité menteuse, la déclamation continuelle et insupportable.
D’ailleurs, l’autorité de la tragédie était telle, qu’il fallut deux cents
ans pour la démoder. Peu à peu, elle avait tâché de s’assouplir, sans y
arriver, car les principes autoritaires dont elle découlait, lui
interdisaient formellement, sous peine de mort, toute concession à
l’esprit nouveau. Ce fut lorsqu’elle tenta de s’élargir qu’elle fut
renversée, après un long règne de gloire.
Depuis le dix-huitième siècle, le drame romantique s’agitait donc
dans la tragédie. Les trois unités étaient parfois violées, on donnait
plus d’importance à la décoration et à la figuration, on mettait en
scène les péripéties violentes que la tragédie reléguait dans des récits,
comme pour ne pas troubler par l’action la tranquillité majestueuse
de l’analyse psychologique.
D’autre part, la passion de la grande époque était remplacée par de
simples procédés, une pluie grise de médiocrité et d’ennui tombait
sur les planches. On croit voir la tragédie, vers le commencement de
ce siècle, pareille à une haute figure pâle et maigrie, n’ayant plus
sous sa peau blanche une goutte de sang, traînant ses draperies en
lambeaux dans les ténèbres d’une scène, dont la rampe s’est éteinte
d’elle-même. Une renaissance de l’art dramatique sous une nouvelle
6
formule était fatale, et c’est alors que le drame romantique planta
bruyamment son étendard devant le trou du souffleur. L’heure se
trouvait marquée, un lent travail avait eu lieu, l’insurrection
s’avançait sur un terrain préparé pour la victoire. Et jamais le mot
insurrection n’a été plus juste, car le drame saisit corps à corps la
tragédie, et par haine de cette reine devenue impotente, il voulut
briser tout ce qui rappelait son règne. Elle n’agissait pas, elle gardait
une majesté froide sur son trône, procédant par des discours et des
récits ; lui, prit pour règle l’action, l’action outrée, sautant aux quatre
coins de la scène, frappant à droite et à gauche, ne raisonnant et
n’analysant plus, étalant sous les yeux du public l’horreur sanglante
des dénouements. Elle avait choisi pour cadre l’antiquité, les éternels
Grecs et les éternels Romains, immobilisant l’action dans une salle,
dans un pérystile de temple ; lui, choisit le moyen âge, fit défiler les
preux et les châtelaines, multiplia les décors étranges, des châteaux
plantés à pic sur des fleuves, des salles d’armes emplies d’armures,
des cachots souterrains trempés d’humidité, des clairs de lune dans
des forêts centenaires. Et l’antagonisme se retrouve ainsi partout ; le
drame romantique, brutalement, se fait l’adversaire armé de la
tragédie et la combat par tout ce qu’il peut ramasser de contraire à sa
formule.
Il faut insister sur cette rage d’hostilité, dans le beau temps du
drame romantique, car il y a là une indication précieuse.
Sans doute, les poètes qui ont dirigé le mouvement, parlaient de
mettre à la scène la vérité des passions et réclamaient un cadre plus
vaste pour y faire tenir la vie humaine tout entière, avec ses
oppositions et ses inconséquences ; ainsi, on se rappelle que le drame
romantique a surtout bataillé pour mêler le rire aux larmes dans une
même pièce, en s’appuyant sur cet argument que la gaieté et la
douleur marchent côte à côte ici-bas. Mais, en somme, la vérité, la
réalité importait peu, déplaisait même aux novateurs. Ils n’avaient
qu’une passion, jeter par terre la formule tragique qui les gênait, la
foudroyer à grand bruit, dans une débandade de toutes les audaces.
Ils voulaient, non pas que leurs héros du moyen âge fussent plus réels
que les héros antiques des tragédies, mais qu’ils se montrassent aussi
passionnés et sublimes que ceux-ci se montraient froids et corrects.
7
Une simple guerre de costumes et de rhétoriques, rien de plus. On se
jetait ses pantins à la tête. Il s’agissait de déchirer les peplums en
l’honneur des pourpoints et de faire que l’amante qui parlait à son
amant, au lieu de l’appeler : Mon seigneur, l’appelât : Mon lion.
D’un côté comme de l’autre, on restait dans la fiction, on décrochait
les étoiles.
Certes, je ne suis pas injuste envers le mouvement romantique. Il a
eu une importance capitale et définitive, il nous a faits ce que nous
sommes, c’est-à-dire des artistes libres. Il était, je le répète, une
révolution nécessaire, une violente émeute qui s’est produite à son
heure pour balayer le règne de la tragédie tombée en enfance.
Seulement, il serait ridicule de vouloir borner au drame romantique
l’évolution de l’art dramatique. Aujourd’hui surtout, on reste
stupéfait quand on lit certaines préfaces, où le mouvement de 1830
est donné comme une entrée triomphale dans la vérité humaine.
Notre recul d’une quarantaine d’années suffit déjà pour nous faire
clairement voir que la prétendue vérité des romantiques est une
continuelle et monstrueuse exagération du réel, une fantaisie lâchée
dans l’outrance. À coup sûr, si la tragédie est d’une autre fausseté,
elle n’est pas plus fausse. Entre les personnages en peplum qui se
promènent avec des confidents et discutent sans fin leurs passions, et
les personnages en pourpoint qui font les grands bras et qui s’agitent
comme des hannetons grisés de soleil, il n’y a pas de choix à faire,
les uns et les autres sont aussi parfaitement inacceptables. Jamais ces
gens-là n’ont existé. Les héros romantiques ne sont que les héros
tragiques, piqués un mardi gras par la tarentule du carnaval, affublés
de faux nez et dansant le cancan dramatique après boire. À une
rhétorique lymphatique, le mouvement de 1830 a substitué une
rhétorique nerveuse et sanguine, voilà tout.
Sans croire au progrès dans l’art, on peut dire que l’art est
continuellement en mouvement, au milieu des civilisations, et que les
phases de l’esprit humain se reflètent en lui. Le génie se manifeste
dans toutes les formules, même dans les plus primitives et les plus
naïves ; seulement, les formules se transforment et suivent
l’élargissement des civilisations, cela est incontestable. Si Eschyle a
été grand, Shakespeare et Molière se sont montrés également grands,
8
tous les trois dans des civilisations et des formules différentes. Je
veux déclarer par là que je mets à part le génie créateur qui sait
toujours se contenter de la formule de son époque. Il n’y a pas
progrès dans la création humaine, mais il y a une succession logique
de formules, de façons de penser et d’exprimer. C’est ainsi que l’art
marche avec l’humanité, en est le langage même, va où elle va, tend
comme elle à la lumière et à la vérité, sans pour cela que l’effort du
créateur puisse être jugé plus ou moins grand, soit qu’il se produise
au début soit qu’il se produise à la fin d’une littérature.
D’après cette façon de voir, il est certain que, si l’on part de la
tragédie, le drame romantique est un premier pas vers le drame
naturaliste auquel nous marchons. Le drame romantique a déblayé le
terrain, proclamé la liberté de l’art. Son amour de l’action, son
mélange du rire et des larmes, sa recherche du costume et du décor
exacts, indiquent le mouvement en avant vers la vie réelle. Dans
toute révolution contre un régime séculaire, n’est-ce pas ainsi que les
choses se passent ? On commence par casser les vitres, on chante et
on crie, on démolit à coups de marteau les armoiries du dernier
règne. Il y a une première exubérance, une griserie des horizons
nouveaux vaguement entrevus, des excès de toutes sortes qui
dépassent le but et qui tombent dans l’arbitraire du système abhorré
dont on vient de combattre les abus. Au milieu de la bataille, les
vérités du lendemain disparaissent. Et il faut que tout soit calmé, que
la fièvre ait disparu, pour qu’on regrette les vitres cassées et pour
qu’on s’aperçoive de la besogne mauvaise, des lois trop hâtivement
bâclées, qui valent à peine les lois contre lesquelles on s’est révolté.
Eh bien, toute l’histoire du drame romantique est là. Il a pu être la
formule nécessaire d’un moment, il a pu avoir l’intuition de la vérité,
il a pu être le cadre à jamais illustre dont un grand poète s’est servi
pour réaliser des chefs-d’œuvre ; à l’heure actuelle, il n’en est pas
moins une formule ridicule et démodée, dont la rhétorique nous
choque. Nous nous demandons pourquoi enfoncer ainsi les fenêtres,
traîner des rapières, rugir continuellement, être d’une gamme trop
haut dans les sentiments et les mots ; et cela nous glace, cela nous
ennuie et nous fâche.
Notre condamnation de la formule romantique se résume dans
9
cette parole sévère : pour détruire une rhétorique, il ne fallait pas en
inventer une autre.
Aujourd’hui donc, tragédie et drame romantique sont également
vieux et usés. Et cela n’est guère en l’honneur du drame, il faut le
dire, car en moins d’un demi-siècle il est tombé dans le même état de
vétusté que la tragédie, qui a mis deux siècles à vieillir. Le voilà par
terre à son tour, culbuté par la passion même qu’il a montrée dans la
lutte. Plus rien n’existe. Il est simplement permis de deviner ce qui
va se produire. Logiquement, sur le terrain libre conquis en 1830, il
ne peut pousser qu’une formule naturaliste.
10
II
Il semble impossible que le mouvement d’enquête et d’analyse,
qui est le mouvement même du dix-neuvième siècle, ait révolutionné
toutes les sciences et tous les arts, en laissant à part et comme isolé
l’art dramatique. Les sciences naturelles datent de la fin du siècle
dernier ; la chimie, la physique n’ont pas cent ans ; l’histoire et la
critique ont été renouvelées, créées en quelque sorte après la
Révolution ; tout un monde est sorti de terre, on en est revenu à
l’étude des documents, à l’expérience, comprenant que pour fonder à
nouveau, il fallait reprendre les choses au commencement, connaître
l’homme et la nature, constater ce qui est. De là, la grande école
naturaliste, qui s’est propagée sourdement, fatalement, cheminant
souvent dans l’ombre, mais avançant quand même, pour triompher
enfin au grand jour. Faire l’histoire de ce mouvement, avec les
malentendus qui ont pu paraître l’arrêter, les causes multiples qui
l’ont précipité ou ralenti, ce serait faire l’histoire du siècle lui-même.
Un courant irrésistible emporte notre société à l’étude du vrai. Dans
le roman, Balzac a été le hardi et puissant novateur qui a mis
l’observation du savant à la place de l’imagination du poète. Mais, au
théâtre, l’évolution semble plus lente. Aucun écrivain illustre n’a
encore formulé l’idée nouvelle avec netteté.
Certes, je ne dis point qu’il ne se soit pas produit des œuvres
excellentes, où l’on trouve des caractères savamment étudiés, des
vérités hardies portées à la scène. Par exemple, je citerai certaines
pièces de M. Dumas fils, dont je n’aime guère le talent, et de M.
Émile Augier, qui est plus humain et plus puissant. Seulement, ce
sont là des nains à côté de Balzac ; le génie leur a manqué pour fixer
11
la formule.
Ou qu’il faut dire, c’est qu’on ne sait jamais au juste où un
mouvement commence, parce que ce mouvement vient d’ordinaire
de fort loin, et qu’il se confond avec le mouvement précédent, dont il
est sorti. Le courant naturaliste a existé de tout temps, si l’on veut. Il
n’apporte rien d’absolument neuf. Mais il est enfin entré dans une
époque qui lui est favorable, il triomphe et s’élargit, parce que
l’esprit humain est arrivé au point de maturité nécessaire. Je ne nie
donc pas le passé, je constate le présent. La force du naturalisme est
justement d’avoir des racines profondes dans notre littérature
nationale, qui est faite de beaucoup de bon sens. Il vient des entrailles
mêmes de l’humanité, il est d’autant plus fort qu’il a mis plus
longtemps à grandir et qu’il se retrouve dans un plus grand nombre
de nos chefs-d’œuvre.
Des faits se produisent, et je les signale. Croit-on qu’on aurait
applaudi l’Ami Fritz à la Comédie-Française, il y a vingt ans ? Non,
certes ! Cette pièce où l’on mange tout le temps, où l’amoureux parle
un langage si familier, aurait révolté à la fois les classiques et les
romantiques. Pour expliquer le succès, il faut convenir que les années
ont marché, qu’un travail secret s’est fait dans le public. Les
peintures exactes qui répugnaient, séduisent aujourd’hui. La foule est
gagnée et la scène se trouve libre à toutes les tentatives. Telle est la
seule conclusion à tirer.
Ainsi donc, voilà où nous en sommes. Pour mieux me faire
entendre, j’insiste, je ne crains pas de me répéter, je résume ce que
j’ai dit. Lorsqu’on examine de près l’histoire de notre littérature
dramatique, on y distingue plusieurs époques nettement déterminées.
D’abord, il y a l’enfance de l’art, les farces et les mystères du
moyen âge, de simples récitatifs dialogues, qui se développaient au
milieu d’une convention naïve, avec une mise en scène et des décors
primitifs. Peu à peu, les pièces se compliquent, mais d’une façon
barbare, et lorsque Corneille apparaît, il est surtout acclamé parce
qu’il se présente en novateur, qu’il épure la formule dramatique du
temps et qu’il la consacre par son génie. Il serait très intéressant
d’étudier, sur des documents, comment la formule classique s’est
créée chez nous. Elle répondait à l’esprit social de l’époque. Rien
12
n’est solide en dehors de ce qui n’est pas bâti sur des nécessités. La
tragédie a régné pendant deux siècles parce qu’elle satisfaisait
exactement les besoins de ces siècles. Des génies de tempéraments
différents l’avaient appuyée de leurs chefs-d’œuvre. Aussi, la
voyons-nous s’imposer longtemps encore, même lorsque des talents
de second ordre ne produisent plus que des œuvres inférieures. Elle
avait la force acquise, elle continuait d’ailleurs à être l’expression
littéraire de la société du temps, et rien n’aurait pu la renverser, si la
société elle-même n’avait pas disparu. Après la Révolution, après
cette perturbation profonde qui allait tout transformer et accoucher
d’un monde nouveau, la tragédie agonise pendant quelques années
encore. Puis, la formule craque et le Romantisme triomphe, une
nouvelle formule s’affirme. Il faut se reporter à la première moitié du
siècle, pour avoir le sens exact de ce cri de liberté. La jeune société
était dans le frisson de son enfantement. Les esprits surexcités,
dépaysés, élargis violemment, restaient secoués d’une lièvre
dangereuse et le premier usage de la liberté conquise était de se
lamenter, de rêver les aventures prodigieuses, les amours surhumains.
On bâillait aux étoiles, l’on se suicidait, réaction très curieuse
contre l’affranchissement social qui venait d’être proclamé au prix de
tant de sang. Je m’en tiens à la littérature dramatique, je constate que
le romantisme fut au théâtre une simple émeute, l’invasion d’une
bande victorieuse, qui entrait violemment sur la scène, tambours
battants et drapeau déployé. Dans cette première heure, les
combattants songèrent surtout à frapper les esprits par une forme
neuve ; ils opposèrent une rhétorique à une rhétorique, le moyen âge
à l’antiquité, l’exaltation de la passion à l’exaltation du devoir. Et ce
fut tout, car les conventions scéniques ne firent que se déplacer, les
personnages restèrent des marionnettes autrement habillées, rien ne
fut modifié que l’aspect extérieur et le langage. D’ailleurs, cela
suffisait pour l’époque. Il fallait prendre possession du théâtre au
nom de la liberté littéraire, et le romantisme s’acquitta de ce rôle
insurrectionnel avec un éclat incomparable. Mais qui ne comprend
aujourd’hui que son rôle devait se borner à cela. Est-ce que le
romantisme exprime notre société d’une façon quelconque, est-ce
qu’il répond à un de nos besoins ? Évidemment, non. Aussi est-il
13
déjà démodé, comme un jargon que nous n’entendons plus. La
littérature classique qu’il se flattait de remplacer, a vécu deux siècles,
parce qu’elle était basée sur l’état social ; mais lui, qui ne se basait
sur rien, sinon sur la fantaisie de quelques poètes, ou si l’on veut sur
une maladie passagère des esprits surmenés par les événements
historiques, devait fatalement disparaître avec cette maladie. Il a été
l’occasion d’un magnifique épanouissement lyrique ; ce sera son
éternelle gloire. Seulement, aujourd’hui que l’évolution s’accomplit
tout entière, il est bien visible que le romantisme n’a été que le
chaînon nécessaire qui devait attacher la littérature classique à la
littérature naturaliste.
L’émeute est terminée, il s’agit de fonder un État solide. Le
naturalisme découle de l’art classique, comme la société actuelle est
basée sur les débris de la société ancienne. Lui seul répond à notre
état social, lui seul a des racines profondes dans l’esprit de l’époque ;
et il fournira la seule formule d’art durable et vivante, parce que cette
formule exprimera la façon d’être de l’intelligence contemporaine.
En dehors de lui, il ne saurait y avoir pour longtemps que modes et
fantaisies passagères. Il est, je le dis encore, l’expression du siècle, et
pour qu’il périsse, il faudrait qu’un nouveau bouleversement
transformât notre monde démocratique.
Maintenant, il reste à souhaiter une chose : la venue d’hommes de
génie qui consacrent la formule naturaliste. Balzac s’est produit dans
le roman, et le roman est fondé. Quand viendront les Corneille, les
Molière, les Racine, pour fonder chez nous un nouveau théâtre ? Il
faut espérer et attendre.
14
III
Le temps semble déjà loin où le drame régnait en maître. Il
comptait à Paris cinq ou six théâtres prospères. La démolition des
anciennes salles du boulevard du Temple a été pour lui une première
catastrophe. Les théâtres ont dû se disséminer, le public a changé,
d’autres modes sont venues. Mais le discrédit où le drame est tombé
provient surtout de l’épuisement du genre, des pièces ridicules et
ennuyeuses qui ont peu à peu succédé aux œuvres puissantes de
1830.
Il faut ajouter le manque absolu d’acteurs nouveaux comprenant et
interprétant ces sortes de pièces, car chaque formule dramatique qui
disparaît emporte avec elle ses interprètes. Aujourd’hui, le drame,
chassé de scène en scène, n’a plus réellement à lui que l’Ambigu et le
Théâtre-Historique. À la Porte-Saint-Martin elle-même, c’est à peine
si on lui fait une petite place, entre deux pièces à grand spectacle.
Certes, un succès de loin en loin ranime les courages. Mais la
pente est fatale, le drame glisse à l’oubli ; et, s’il paraît vouloir
parfois s’arrêter dans sa chute, c’est pour rouler ensuite plus bas.
Naturellement, les plaintes sont grandes. La queue romantique,
surtout, est dans la désolation ; elle jure bien haut qu’en dehors du
drame, de son drame à elle, il n’y a pas de salut pour notre littérature
dramatique. Je crois au contraire qu’il faut trouver une formule
nouvelle, transformer le drame, comme les écrivains de la première
moitié du siècle ont transformé la tragédie. Toute la question est là.
La bataille doit être aujourd’hui entre le drame romantique et le
drame naturaliste.
Je désigne par drame romantique toute pièce qui se moque de la
15
vérité des faits et des personnages, qui promène sur les planches des
pantins au ventre bourré de son, qui, sous le prétexte de je ne sais
quel idéal, patauge dans le pastiche de Shakespeare et d’Hugo.
Chaque époque a sa formule, et notre formule n’est certainement
pas celle de 1830. Nous sommes à un âge de méthode, de science
expérimentale, nous avons avant tout le besoin de l’analyse exacte.
Ce serait bien peu comprendre la liberté conquise que de vouloir
nous enfermer dans une nouvelle tradition. Le terrain est libre, nous
pouvons revenir à l’homme et à la nature.
Dernièrement, on faisait de grands efforts pour ressusciter le
drame historique. Rien de mieux. Un critique ne peut condamner
d’un mot le choix des sujets historiques, malgré toutes ses
préférences personnelles pour les sujets modernes. Je suis
simplement plein de méfiance. Le patron sur lequel on taille chez
nous ces sortes de pièces me fait peur à l’avance. Il faut voir comme
on y traite l’histoire, quels singuliers personnages on y présente sous
des noms de rois, de grands capitaines ou de grands artistes, enfin à
quelle effroyable sauce on y accommode nos annales. Dès que les
auteurs de ces machines-là sont dans le passé, ils se croient tout
permis, les invraisemblances, les poupées de carton, les sottises
énormes, les barbouillages criards d’une fausse couleur locale. Et
quelle étrange langue, François 1er parlant comme un mercier de la
rue Saint-Denis, Richelieu ayant des mots de traître du boulevard du
Crime, Charlotte Corday pleurant avec des sentimentalités de petite
ouvrière !
Ce qui me stupéfie, c’est que nos auteurs dramatiques ne
paraissent pas se douter un instant que le genre historique est
forcément le plus ingrat, celui où les recherches, la conscience, le
talent profond d’intuition et de résurrection sont le plus nécessaires.
Je comprends ce drame, lorsqu’il est traité par des poètes de génie ou
par des hommes d’une science immense, capables de mettre devant
les spectateurs toute une époque debout, avec son air particulier, ses
mœurs, sa civilisation ; c’est là alors une œuvre de divination ou de
critique d’un intérêt profond.
Mais je sais malheureusement ce que les partisans du drame
historique veulent ressusciter : c’est uniquement le drame à panaches
16
et à ferraille, la pièce à grand spectacle et à grands mots, la pièce
menteuse faisant la parade devant la foule, une parade grossière qui
attriste les esprits justes. Et je me méfie. Je crois que toute cette
antiquaille est bonne à laisser dans notre musée dramatique, sous une
pieuse couche de poussière.
Sans doute, il y a de grands obstacles aux tentatives originales. On
se heurte contre les hypocrisies de la critique et contre la longue
éducation de sottise faite à la foule. Cette foule, qui commence à rire
des enfantillages de certains mélodrames, se laisse toujours prendre
aux tirades sur les beaux sentiments. Mais les publics changent ; le
public de Shakespeare, le public de Molière ne sont plus les nôtres. Il
faut compter sur le mouvement des esprits, sur le besoin de réalité
qui grandit partout. Les derniers romantiques ont beau répéter que le
public veut ceci, que le public ne veut pas cela : il viendra un jour où
le public voudra la vérité.
17
IV
Toutes les formules anciennes, la formule classique, la formule
romantique, sont basées sur l’arrangement et sur l’amputation
systématiques du vrai. On a posé en principe que le vrai est indigne ;
et on essaye d’en tirer une essence, une poésie, sous le prétexte qu’il
faut expurger et agrandir la nature. Jusqu’à présent, les différentes
écoles littéraires ne se sont battues que sur la question de savoir de
quel déguisement on devait habiller la vérité, pour qu’elle n’eût pas
l’air d’une dévergondée en public. Les classiques avaient adopté le
peplum, les romantiques ont fait une révolution pour imposer la cotte
de maille et le pourpoint. Au fond, ce changement de toilette importe
peu, le carnaval de la nature continue. Mais, aujourd’hui, les
naturalistes arrivent et déclarent que le vrai n’a pas besoin de
draperies ; il doit marcher dans sa nudité. Là, je le répète, est la
querelle.
Certes, les écrivains de quelque jugement comprennent
parfaitement que la tragédie et le drame romantique sont morts.
Seulement, le plus grand nombre sont très troublés en songeant à la
formule encore vague de demain. Est-ce que sérieusement la vérité
leur demande de faire le sacrifice de la grandeur, de la poésie, du
souffle épique qu’ils ont l’ambition de mettre dans leurs pièces ? Estce que le naturalisme exige d’eux qu’ils rapetissent de toutes parts
leur horizon et qu’ils ne risquent plus un seul coup d’aile dans le ciel
de la fantaisie ?
Je vais tâcher de répondre. Mais, auparavant, il faut déterminer les
procédés que les idéalistes emploient pour hausser leurs œuvres à la
poésie. Ils commencent par reculer au fond des âges le sujet qu’ils
18
ont choisi. Cela leur fournit des costumes et rend le cadre assez
vague pour leur permettre tous les mensonges.
Ensuite, ils généralisent au lieu d’individualiser ; leurs
personnages ne sont plus des êtres vivants, mais des sentiments, des
arguments, des passions déduites et raisonnées. Le cadre faux veut
des héros de marbre ou de carton. Un homme en chair et en os, avec
son originalité propre, détonnerait d’une façon criarde au milieu
d’une époque légendaire. Aussi voit-on les personnages d’une
tragédie ou d’un drame romantique se promener, raidis dans une
altitude, l’un représentant le devoir, l’autre le patriotisme, un
troisième la superstition, un quatrième l’amour maternel ; et ainsi de
suite, toutes les idées abstraites y passent à la file. Jamais l’analyse
complète d’un organisme, jamais un personnage dont les muscles et
le cerveau travaillent comme dans la nature.
Ce sont donc là les procédés auxquels les écrivains tournés vers
l’épopée ne veulent pas renoncer. Toute la poésie, pour eux, est dans
le passé et dans l’abstraction, dans l’idéalisation des faits et des
personnages. Dès qu’on les met en face de la vie quotidienne, dès
qu’ils ont devant eux le peuple qui emplit nos rues, ils battent des
paupières, ils balbutient, effarés, ne voyant plus clair, trouvant tout
très laid et indigne de l’art. À les entendre, il faut que les sujets
entrent dans les mensonges de la légende, il faut que les hommes se
pétrifient et tournent à l’état de statue, pour que l’artiste puisse enfin
les accepter et les accommoder à sa guise.
Or, c’est à ce moment que les naturalistes arrivent et disent très
carrément que la poésie est partout, en tout, plus encore dans le
présent et le réel que dans le passé et l’abstraction. Chaque fait, à
chaque heure, a son côté poétique et superbe.
Nous coudoyons des héros autrement grands et puissants que les
marionnettes des faiseurs d’épopée. Pas un dramaturge, dans ce
siècle, n’a mis debout des figures aussi hautes que le baron Hulot, le
vieux Grandet, César Birotteau, et tous les autres personnages de
Balzac, si individuels et si vivants. Auprès de ces créations géantes et
vraies, les héros grecs ou romains grelottent, les héros du moyen âge
tombent sur le nez comme des soldats de plomb.
Certes, à cette heure, devant les œuvres supérieures produites par
19
l’école naturaliste, des œuvres de haut vol, toutes vibrantes de vie, il
est ridicule et faux de parquer la poésie dans je ne sais quel temple
d’antiquailles, parmi les toiles d’araignée. La poésie coule à plein
bord dans tout ce qui existe, d’autant plus large qu’elle est plus
vivante. Et j’entends donner à ce mot de poésie toute sa valeur, ne
pas en enfermer le sens entre la cadence de deux rimes, ni au fond
d’une chapelle étroite de rêveurs, lui restituer son vrai sens humain,
qui est de signifier l’agrandissement et l’épanouissement de toutes
les vérités.
Prenez donc le milieu contemporain, et tâchez d’y faire vivre des
hommes : vous écrirez de belles œuvres. Sans doute, il faut un effort,
il faut dégager du pêle-mêle de la vie la formule simple du
naturalisme. Là est la difficulté, faire grand avec des sujets et des
personnages que nos yeux, accoutumés au spectacle de chaque jour,
ont fini par voir petits. Il est plus commode, je le sais, de présenter
une marionnette au public, d’appeler la marionnette Charlemagne et
de la gonfler à un tel point de tirades, que le public s’imagine avoir
vu un colosse ; cela est plus commode que de prendre un bourgeois
de notre époque, un homme grotesque et mal mis et d’en tirer une
poésie sublime, d’en faire, par exemple, le père Goriot, le père qui
donne ses entrailles à ses filles, une figure si énorme de vérité et
d’amour, qu’aucune littérature ne peut en offrir une pareille.
Rien n’est aisé comme de travailler sur des patrons, avec des
formules connues ; et les héros, dans le goût classique ou
romantique, coûtent si peu de besogne, qu’on les fabrique à la
douzaine. C’est un article courant dont notre littérature est
encombrée. Au contraire, l’effort devient très dur, lorsqu’on veut un
héros réel, savamment analysé, debout et agissant. Voilà sans doute
pourquoi le naturalisme terrifie les auteurs habitués à pêcher des
grands hommes dans l’eau trouble de l’histoire. Il leur faudrait
fouiller l’humanité trop profondément, apprendre la vie, aller droit à
la grandeur réelle et la mettre en œuvre d’une main puissante. Et
qu’on ne nie pas cette poésie vraie de l’humanité ; elle a été dégagée
dans le roman, elle peut l’être au théâtre ; il n’y a là qu’une
adaptation à trouver.
Je suis tourmenté par une comparaison qui me poursuit et dont je
20
me débarrasserai ici. On vient de jouer pendant de longs mois, à
l’Odéon, les Danicheff, une pièce dont l’action se passe en Russie ;
elle a eu chez nous un très vif succès, seulement elle est si
mensongère, paraît-il, si pleine de grossières invraisemblances, que
l’auteur, qui est Russe, n’a pas même osé la faire représenter dans
son pays. Que pensez-vous de cette œuvre qu’on applaudit à Paris et
qui serait sifflée à Saint-Pétersbourg ? Eh bien ! imaginez un instant
que les Romains puissent ressusciter et qu’on représente devant eux
Rome vaincue. Entendez-vous leurs éclats de rire ? croyez-vous que
la pièce irait jusqu’au bout ? Elle leur semblerait un véritable
carnaval, elle sombrerait sous un immense ridicule. Et il en est ainsi
de toutes les pièces historiques, aucune ne pourrait être jouée devant
les sociétés qu’elles ont la prétention de peindre.
Étrange théâtre, alors, qui n’est possible que chez des étrangers,
qui est basé sur la disparition des générations dont il s’occupe, qui vit
d’erreurs au point d’être seulement bon pour des ignorants !
L’avenir est au naturalisme. On trouvera la formule, on arrivera à
prouver qu’il y a plus de poésie dans le petit appartement d’un
bourgeois que dans tous les palais vides et vermoulus de l’histoire ;
on finira même par voir que tout se rencontre dans le réel, les
fantaisies adorables, échappées du caprice et de l’imprévu, et les
idylles, et les comédies, et les drames. Quand le champ sera retourné,
ce qui semble inquiétant et irréalisable aujourd’hui, deviendra une
besogne facile.
Certes, je ne puis me prononcer sur la forme que prendra le drame
de demain ; c’est au génie qu’il faut laisser le soin de parler. Mais je
me permettrai pourtant d’indiquer la voie dans laquelle j’estime que
notre théâtre s’engagera.
Il s’agit d’abord de laisser là le drame romantique. Il serait
désastreux de lui prendre ses procédés d’outrance, sa rhétorique, sa
théorie de l’action quand même, aux dépens de l’analyse des
caractères. Les plus beaux modèles du genre ne sont, comme on l’a
dit, que des opéras à grand spectacle. Je crois donc qu’on doit
remonter jusqu’à la tragédie, non pas, grand Dieu ! pour lui
emprunter davantage sa rhétorique, son système de confidents, de
déclamation, de récits interminables ; mais pour revenir à la
21
simplicité de l’action et à l’unique étude psychologique et
physiologique des personnages. Le cadre tragique ainsi entendu est
excellent : un fait se déroulant dans sa réalité et soulevant chez les
personnages des passions et des sentiments, dont l’analyse exacte
serait le seul intérêt de la pièce.
Et cela dans le milieu contemporain, avec le peuple qui nous
entoure.
Mon continuel souci, mon attente pleine d’angoisse est donc de
m’interroger, de me demander lequel de nous va avoir la force de se
lever tout debout et d’être un homme de génie. Si le drame
naturaliste doit être, un homme de génie seul peut l’enfanter.
Corneille et Racine ont fait la tragédie. Victor Hugo a fait le drame
romantique. Où donc est l’auteur encore inconnu qui doit faire le
drame naturaliste ! Depuis quelques années, les tentatives n’ont pas
manqué. Mais, soit que le public ne fût pas mûr, soit plutôt qu’aucun
des débutants n’eût le large souffle nécessaire, pas une de ces
tentatives n’a eu encore de résultat décisif.
En ces sortes de combats, les petites victoires ne signifient rien ; il
faut des triomphes, accablant les adversaires, gagnant la foule à la
cause. Devant un homme vraiment fort, les spectateurs plieraient les
épaules. Puis, cet homme apporterait le mot attendu, la solution du
problème, la formule de la vie réelle sur la scène, en la combinant
avec la loi d’optique nécessaire au théâtre. Il réaliserait enfin ce que
les nouveaux venus n’ont pu trouver encore : être assez habile ou
assez puissant pour s’imposer, rester assez vrai pour que l’habileté ne
le conduisît pas au mensonge.
Et quelle place immense ce novateur prendrait dans notre
littérature dramatique ! Il serait au sommet. Il bâtirait son monument
au milieu du désert de médiocrité que nous traversons, parmi les
bicoques de boue et de crachat dont on sème au jour le jour nos
scènes les plus illustres. Il devrait tout remettre en question et tout
refaire, balayer les planches, créer un monde, dont il prendrait les
éléments dans la vie, en dehors des traditions.
Parmi les rêves d’ambition que peut faire un écrivain à notre
époque, il n’en est certainement pas de plus vaste. Le domaine du
roman est encombré ; le domaine du théâtre est libre. À cette heure,
22
en France, une gloire impérissable attend l’homme de génie qui,
reprenant l’œuvre de Molière, trouvera en plein dans la réalité la
comédie vivante, le drame vrai de la société moderne.
23
LE DON
Je parlerai de ce fameux don du théâtre, dont il est si souvent
question.
On connaît la théorie. L’auteur dramatique est un homme
prédestiné qui naît avec une étoile au front. Il parle, les foules le
reconnaissent et s’inclinent. Dieu l’a pétri d’une matière rare et
particulière. Son cerveau a des cases en plus. Il est le dompteur qui
apporte une électricité dans le regard. Et ce don, cette flamme divine
est d’une qualité si précieuse, qu’elle ne descend et ne brûle que sur
quelques têtes choisies, une douzaine au plus par génération.
Cela fait sourire. Voyez-vous l’auteur dramatique transformé en
oint du Seigneur ! J’ignore pourquoi, par décret, on n’autoriserait pas
nos vaudevillistes et nos dramaturges à porter un costume de pontifes
pour les différencier de la foule. Comme ce monde du théâtre gratte
et exaspère la vanité ! Il n’y a pas que les comédiens qui se haussent
sur les planches et se donnent en continuel spectacle. Voilà les
auteurs dramatiques gagnés par cette fièvre. Ils veulent être
exceptionnels, ils ont des secrets comme les francs-maçons, ils lèvent
les épaules de pitié quand un profane touche à leur art, ils déclarent
modestement qu’ils ont un génie particulier ; mon Dieu ! oui, euxmêmes ne sauraient dire pourquoi ils ont ce talent, c’est comme cela,
c’est le ciel qui l’a voulu. On peut chercher à leur dérober leur
secret ; peine inutile, le travail, qui mène à tout, ne mène pas à la
science du théâtre. Et la critique moutonnière accrédite cette belle
croyance-là, fait ce joli métier de décourager les travailleurs.
Voyons, il faudrait s’entendre. Dans tous les arts, le don est
nécessaire. Le peintre qui n’est pas doué, ne fera jamais que des
24
tableaux très médiocres ; de même le sculpteur, de même le
musicien.
Parmi la grande famille des écrivains, il naît des philosophes, des
historiens, des critiques, des poètes, des romanciers ; je veux dire des
hommes que leurs aptitudes personnelles poussent plutôt vers la
philosophie, l’histoire, la critique, la poésie, le roman. Il y a là une
vocation, comme dans les métiers manuels. Au théâtre aussi il faut le
don, mais il ne le faut pas davantage que dans le roman, par exemple.
Remarquez que la critique, toujours inconséquente, n’exige pas le
don chez le romancier. Le commissionnaire du coin ferait un roman,
que cela n’étonnerait personne ; il serait dans son droit. Mais, lorsque
Balzac se risquait à écrire une pièce, c’était un soulèvement général ;
il n’avait pas le droit de faire du théâtre, et la critique le traitait en
véritable malfaiteur.
Avant d’expliquer cette stupéfiante situation faite aux auteurs
dramatiques, je veux poser deux points avec netteté. La théorie du
don du théâtre entraînerait deux conséquences : d’abord, il y aurait
un absolu dans l’art dramatique ; ensuite, quiconque serait doué
deviendrait à peu près infaillible.
Le théâtre ! voilà l’argument de la critique. Le théâtre est ceci, le
théâtre est cela. Eh ! bon Dieu ! je ne cesserai de le répéter, je vois
bien des théâtres, je ne vois pas le théâtre. Il n’y a pas d’absolu,
jamais ! dans aucun art ! S’il y a un théâtre, c’est qu’une mode l’a
créé hier et qu’une mode l’emportera demain. On met en avant la
théorie que le théâtre est une synthèse, que le parfait auteur
dramatique doit dire en un mot ce que le romancier dit en une page.
Soit ! notre formule dramatique actuelle donne raison à celle théorie.
Mais que fera-t-on alors de la formule dramatique du dix-septième
siècle, de la tragédie, ce développement purement oratoire ? Est-ce
que les discours interminables que l’on trouve dans Racine et dans
Corneille sont de la synthèse ? Est-ce que surtout le fameux récit de
Théramène est de la synthèse ?
On prétend qu’il ne faut pas de description au théâtre ; en voilà
pourtant une, et d’une belle longueur, et dans un de nos chefsd’œuvre.
Où est donc le théâtre ? Je demande à le voir, à savoir comment il
25
est fait et quelle figure il a. Vous imaginez-vous nos tragiques et nos
comiques d’il y a deux siècles en face de nos drames et de nos
comédies d’aujourd’hui ? Ils n’y comprendraient absolument rien.
Cette fièvre cabriolante, cette synthèse qui sautille en petites phrases
nerveuses, tout cet art bâché et poussif leur semblerait de la folie
pure. De même que si un de nos auteurs s’avisait de reprendre
l’ancienne formule, on le plaisanterait comme un homme qui
monterait en coucou pour aller à Versailles. Chaque génération a son
théâtre, voilà la vérité. J’aurais la partie trop belle, si je comparais
maintenant les théâtres étrangers avec le nôtre. Admettez que
Shakespeare donne aujourd’hui ses chefs-d’œuvre à la ComédieFrançaise ; il serait sifflé de la belle façon. Le théâtre russe est
impossible chez nous, parce qu’il a trop de saveur originale. Jamais
nous n’avons pu acclimater Schiller. Les Espagnols, les Italiens ont
également leurs formules. Il n’y a que nous qui, depuis un demisiècle, nous soyons mis à fabriquer des pièces d’exportation, qui
peuvent être jouées partout, parce qu’elles n’ont justement pas
d’accent et qu’elles ne sont que de jolies mécaniques bien
construites.
Du moment où l’absolu n’existe pas dans un art, le don prend un
caractère plus large et plus souple. Mais ce n’est pas tout :
l’expérience de chaque jour nous prouve que les auteurs qui ont ce
fameux don, n’en produisent pas moins, de temps à autre, des pièces
très mal faites et qui tombent.
Il paraît que le don sommeille par instants. Il est inutile de citer
des exemples. Tout d’un coup, l’auteur le plus adroit, le plus
vigoureux, le plus respecté du public, accouche d’une œuvre non
seulement médiocre, mais qui ne se lient même pas debout. Voilà le
dieu par terre. Et si l’on fréquente le monde des coulisses, c’est bien
autre chose. Interrogez un directeur, un comédien, un auteur
dramatique : ils vous répondront qu’ils n’entendent rien du tout au
théâtre. On siffle les scènes sur lesquelles ils comptaient, on
applaudit celles qu’ils voulaient couper la veille de la première
représentation. Toujours, ils marchent dans l’inconnu, au petit
bonheur. Leur vie est faite de hasards. Ce qui réussit là, échoue
ailleurs ; un soir, un mot porte, le lendemain il ne fait aucun effet. Pas
26
une règle, pas une certitude, la nuit complète.
Que vient-on alors nous parler de don, et donner au don une
importance décisive, lorsqu’il n’y a pas une formule stable et lorsque
les mieux doués ne sont encore que des écoliers, qui ont du bonheur
un jour et qui n’en ont plus le lendemain ! Je sais bien qu’il y a un
criterium commode pour la critique : une pièce réussit, l’auteur a le
don ; elle tombe, l’auteur n’a pas le don. Vraiment c’est là une façon
de s’en tirer à bon compte. Musset n’avait certainement pas le don au
degré où le possède M. Sardou ; qui hésiterait pourtant entre les deux
répertoires ? Le don est une invention toute moderne. Il est né avec
notre mécanique théâtrale. Quand on fait bon marché de la langue, de
la vérité, des observations, de la création d’âmes originales, on en
arrive fatalement à mettre au-dessus de tout l’art de l’arrangement, la
pratique matérielle. Ce sont nos comédies d’intrigue, avec leurs
complications scéniques, qui ont donné cette importance au métier.
Mais, sans compter que la formule change selon les évolutions
littéraires, est-ce que le génie de nos classiques, de Molière et de
Corneille, est dans ce métier ? Non, mille fois non ! Ce qu’il faut
dire, c’est que le théâtre est ouvert à toutes les tentatives, à la vaste
production humaine. Ayez le don, mais ayez surtout du talent. On ne
badine pas avec l’amour vivra, tandis que j’ai grand’peur pour les
Bourgeois de Pont-Arcy.
Maintenant, voyons ce qui peut donner le change à la critique et la
rendre si sévère pour les tentatives dramatiques qui échouent.
Examinons d’abord ce qui se passe, lorsqu’un romancier publie un
roman et lorsqu’un auteur dramatique fait jouer une pièce.
Voilà le volume en vente. J’admets que le romancier y ait fait une
étude originale, dont l’âpreté doive blesser le public. Dans les
premiers temps, le succès est médiocre. Chaque lecteur, chez lui, les
pieds sur les chenets, se fâche plus ou moins. Mais s’il a le droit de
brûler son exemplaire, il ne peut brûler l’édition. On ne tue pas un
livre. Si le livre est fort, chaque jour il gagnera à l’auteur des
sympathies. Ce sera un prosélytisme lent, mais invincible. Et, un
beau matin, le roman dédaigné, le roman conspué, aura vaincu et
prendra de lui-même la haute place à laquelle il a droit.
Au contraire, on joue la pièce. L’auteur dramatique y a risqué,
27
comme le romancier, des nouveautés de forme et de fond. Les
spectateurs se fâchent, parce que ces nouveautés les dérangent. Mais
ils ne sont plus chez eux, isolés ; ils sont en masse, quinze cents à
deux mille ; et du coup, sous les huées, sous les sifflets, ils tuent la
pièce. Dès lors, il faudra des circonstances extraordinaires pour que
cette pièce ressuscite et soit reprise devant un autre public, qui
cassera le jugement du premier, s’il y a lieu.
Au théâtre, il faut réussir sur-le-champ ; on n’a pas à compter sur
l’éducation des esprits, sur la conquête lente des sympathies. Ce qui
blesse, ce qui a une saveur inconnue, reste sur le carreau, et pour
longtemps, si ce n’est pour toujours.
Ce sont ces conditions différentes qui, aux yeux de la critique, ont
grandi si démesurément l’importance du don au théâtre. Mon Dieu !
dans le roman, soyez ou ne soyez pas doué, faites mauvais si cela
vous amuse, puisque vous ne courez pas le risque d’être étranglé.
Mais, au théâtre, méfiez-vous, ayez un talisman, soyez sûr de prendre
le public par des moyens connus ; autrement, vous êtes un maladroit,
et c’est bien fait si vous restez par terre. De là, la nécessité du succès
immédiat, cette nécessité qui rabaisse le théâtre, qui tourne l’art
dramatique au procédé, à la recette, à la mécanique. Nous autres
romanciers, nous demeurons souriants au milieu des clameurs que
nous soulevons. Qu’importe ! nous vivrons quand même, nous
sommes supérieurs aux colères d’en bas. L’auteur dramatique
frissonne ; il doit ménager chacun ; il coupe un mot ; remplace une
phrase ; il masque ses intentions, cherche des expédients pour duper
son monde, en somme, il pratique un art de ficelles, auquel les plus
grands ne peuvent se soustraire.
Et le don arrive. Seigneur ! avoir le don et ne pas être sifflé ! On
devient superstitieux, on a son étoile. Puis, l’insuccès ou le succès
brutal de la première représentation déforme tout. Les spectateurs
réagissent les uns sur les autres. On porte aux nues des œuvres
médiocres, on jette au ruisseau des œuvres estimables. Mille
circonstances modifient le jugement. Plus tard, on s’étonne, on ne
comprend plus.
Il n’y a pas de verdict passionné où la justice soit plus rare.
C’est le théâtre. Et il paraît que, si défectueuse et si dangereuse
28
que soit cette forme de l’art, elle a une puissance bien grande,
puisqu’elle enrage tant d’écrivains. Ils y sont attirés par l’odeur de
bataille, par le besoin de conquérir violemment le public. Le pis est
que la critique se fâche. Vous n’avez pas le don, allez-vous-en. Et elle
a dit certainement cela à Scribe, quand il a été sifflé, à ses débuts ;
elle l’a répété à M. Sardou, à l’époque de la Taverne des étudiants ;
elle jette ce cri dans les jambes de tout nouveau venu, qui arrive avec
une personnalité. Ce fameux don est le passe-port des auteurs
dramatiques. Avez-vous le don ? Non. Alors, passez au large, ou nous
vous mettons une balle dans la tête.
J’avoue que je remplis d’une tout autre manière mon rôle de
critique. Le don me laisse assez froid. Il faut qu’une figure ait un nez
pour être une figure ; il faut qu’un auteur dramatique sache faire une
pièce pour être un auteur dramatique, cela va de soi. Mais que de
marge ensuite ! Puis, le succès ne signifie rien. Phèdre est tombée à
la première représentation. Dès qu’un auteur apporte une nouvelle
formule, il blesse le public, il y a bataille sur son œuvre. Dans dix
ans, on l’applaudira.
Ah ! si je pouvais ouvrir toutes grandes les portes des théâtres à la
jeunesse, à l’audace, à ceux qui ne paraissent pas avoir le don
aujourd’hui et qui l’auront peut-être demain, je leur dirais d’oser
tout, de nous donner de la vérité et de la vie, de ce sang nouveau dont
notre littérature dramatique a tant besoin ! Cela vaudrait mieux que
de se planter devant nos théâtres, une férule de magister à la main, et
de crier :
« Au large ! » aux jeunes braves qui ne procèdent ni de Scribe ni
de M. Sardou. Fichu métier, comme disent les gendarmes, quand ils
ont une corvée à faire.
29
LES JEUNES
J’ai entendu dire un jour à un faiseur, ouvrier très adroit en
mécanique théâtrale : « On nous parle toujours de l’originalité des
jeunes ; mais quand un jeune fait une pièce, il n’y a pas de ficelle
usée qu’il n’emploie, il entasse toutes les combinaisons démodées
dont nous ne voulons plus nous-mêmes. » Et, il faut bien le
confesser, cela est vrai. J’ai remarqué moi-même que les plus
audacieux des débutants s’embourbaient profondément dans l’ornière
commune.
D’où vient donc cet avortement à peu près général ? On a vingt
ans, on part pour la conquête des planches, on se croit très hardi et
très neuf ; et pas du tout, lorsqu’on a accouché d’un drame ou d’une
comédie, il arrive presque toujours qu’on a pillé le répertoire de
Scribe ou de M. d’Ennery. C’est tout au plus si, par maladresse, on a
réussi à défigurer les situations qu’on leur a prises. Et j’insiste sur
l’innocence parfaite de ces plagiats, on s’imagine de très bonne foi
avoir tenté un effort considérable d’originalité.
Les critiques qui font du théâtre une science et qui proclament la
nécessité absolue de la mécanique théâtrale, expliqueront le fait en
disant qu’il faut être écolier avant d’être maître. Pour eux, il est fatal
qu’on passe par Scribe et M. d’Ennery, si l’on veut un jour connaître
toutes les finesses du métier. On étudie naturellement dans leurs
œuvres le code des traditions. Même les critiques dont je parle
croiront tirer de cette imitation inconsciente un argument décisif en
faveur de leurs théories : ils diront que le théâtre est à un tel point
une pure affaire de charpente, que les débutants, malgré eux,
commencent presque toujours par ramasser les vieilles poutres
30
abandonnées pour en faire une carcasse à leurs œuvres.
Quant à moi, je tire de l’aventure des réflexions tout autres.
Je demande pardon si je me mets en scène ; mais j’estime que les
meilleures observations sont celles que l’on fait sur soi. Pourquoi,
lorsqu’à vingt ans je rêvais des plans de drames et de comédies, ne
trouvais-je jamais que des coups de théâtre las de traîner partout ?
Pourquoi une idée de pièce se présentait-elle toujours à moi avec des
combinaisons connues, une convention qui sentait le monde des
planches ? La réponse est simple : j’avais déjà l’esprit infecté par les
pièces que j’avais vu jouer, je croyais déjà à mon insu que le théâtre
est un coin à part, où les actions et les paroles prennent forcément
une déviation réglée d’avance.
Je me souviens de ma jeunesse passée dans une petite ville. Le
théâtre jouait trois fois par semaine, et j’en avais la passion. Je ne
dînais pas pour être le premier à la porte, avant l’ouverture des
bureaux. C’est là, dans cette salle étroite, que pendant cinq ou six ans
j’ai vu défiler tout le répertoire du Gymnase et de la Porte-SaintMartin. Éducation déplorable et dont je sens toujours en moi
l’empreinte ineffaçable. Maudite petite salle ! j’y ai appris comment
un personnage doit entrer et sortir ; j’y ai appris la symétrie des
coups de scène, la nécessité des rôles sympathiques et moraux, tous
les escamotages de la vérité, grâce à un geste ou à une tirade ; j’y ai
appris ce code compliqué de la convention, cet arsenal des ficelles
qui a fini par constituer chez nous ce que la critique appelle de ce
mot absolu « le théâtre ». J’étais sans défense alors, et
j’emmagasinais vraiment de jolies choses dans ma cervelle.
On ne saurait croire l’impression énorme que produit le théâtre sur
une intelligence de collégien échappé.
On est tout neuf, on se façonne là comme une cire molle. Et le
travail sourd qui se fait en vous, ne tarde pas à vous imposer cet
axiome : la vie est une chose, le théâtre en est une autre. De là, cette
conclusion : quand on veut faire du théâtre, il s’agit d’oublier la vie
et de manœuvrer ses personnages d’après une tactique particulière,
dont on apprend les règles.
Allez donc vous étonner ensuite si les débutants ne lancent pas des
pièces originales ! Ils sont déflorés par dix ans de représentations
31
subies. Quand ils évoquent l’idée de théâtre, toute une longue suite
de vaudevilles et de mélodrames défilent et les écrasent. Ils ont dans
le sang la tradition. Pour se dégager de cette éducation abominable, il
leur faut de longs efforts. Certes, je crois qu’un garçon qui n’aurait
jamais mis les pieds dans une salle de spectacle, serait beaucoup plus
près d’un chef-d’œuvre qu’un garçon dont l’intelligence a reçu
l’empreinte de cent représentations successives.
Et l’on surprend très bien là comment la convention théâtrale se
forme. C’est une autre langue que l’on apprend à parler. Dans les
familles riches, on a une gouvernante anglaise ou allemande qui est
chargée de parler sa langue aux enfants, pour que ceux-ci
l’apprennent sans même s’en apercevoir. Eh bien, c’est de cette façon
que se transmet la convention théâtrale. À notre insu, nous
l’admettons comme une chose courante et naturelle. Elle nous prend
tout jeunes et ne nous lâche plus. Cela nous semble nécessaire qu’on
agisse autrement sur les planches que dans la vie de tous les jours.
Nous en arrivons même à marquer certains faits comme appartenant
spécialement au théâtre. « Ça, c’est du théâtre », disons-nous,
tellement nous distinguons entre ce qui est et ce que nous avons
accepté.
Le pis est que cette phrase : « Ça, c’est du théâtre », prouve à quel
point de simple facture nous avons rabaissé notre scène nationale.
Est-ce que du temps de Molière et de Racine, un critique aurait
osé louer leurs chefs-d’œuvre, en disant : « C’est du théâtre » ?
Aujourd’hui, quand on dit qu’une pièce est du théâtre, il n’y a plus
qu’à tirer l’échelle. C’est, je le répète une fois encore, que l’intrigue
et la charpente priment tout, dans notre littérature dramatique. Le
code théâtral que le goût public impose n’a pas cent ans de date, et
j’enrage lorsque j’entends qu’on le donne comme une loi révélée, à
jamais immuable, qui a toujours été et qui sera toujours. Si l’on se
contentait de voir dans ce prétendu code une formule passagère
qu’une autre formule remplacera demain, rien ne serait plus juste, et
il n’y aurait pas à se fâcher.
D’ailleurs, on peut bien accorder que la formule en question, celle
qui agonise en ce moment, a été inventée par des hommes d’habileté
et de goût. En voyant le succès européen qu’elle a eu, ils ont pu
32
croire un instant qu’ils avaient découvert « le théâtre », le seul,
l’unique. Toutes les nations voisines, depuis cinquante ans, ont pillé
notre répertoire moderne et n’ont guère vécu que de nos miettes
dramatiques. Cela vient de ce que la formule de nos dramaturges et
de nos vaudevillistes convient aux foules, qu’elle les prend par la
curiosité et l’intérêt purement physique. En outre, c’est là une
littérature légère, d’une digestion facile, qui ne demande pas un
grand effort pour être comprise. Le roman feuilleton a eu un pareil
succès en Europe.
Certes, il ne faut pas être fier, selon moi, de l’engouement de la
Russie et de l’Angleterre, par exemple, pour nos pièces actuelles. Ces
pays nous empruntent aussi les modes de nos femmes, et l’on sait
que ce ne sont pas nos meilleurs écrivains qui y sont applaudis.
Est-ce que jamais les Russes et les Anglais ont eu l’idée de
traduire notre répertoire classique ? Non ; mais ils raffolent de nos
opérettes. Je le dis encore, le succès en Europe de nos pièces
modernes vient justement de leurs qualités moyennes : un jeu de
bascule heureux, un rébus qu’on donne à déchiffrer, un joujou à la
mode d’un maniement facile pour toutes les intelligences et toutes les
nationalités.
D’ailleurs, c’est chez les étrangers eux-mêmes que j’irai choisir
aujourd’hui mon dernier argument contre cette idée fausse d’un
absolu quelconque dans l’art dramatique. Il faut connaître le théâtre
russe et le théâtre anglais. Rien d’aussi différent, rien d’aussi
contraire à l’idée balancée et rythmique que nous nous faisons en
France d’une pièce. La littérature russe compte quelques drames
superbes, qui se développent avec une originalité d’allures des plus
caractéristiques : et je n’ai pas à dire quelle violence, quel génie libre
règne dans le théâtre anglais. Il est vrai, nous avons infecté ces
peuples de notre joli joujou à la Scribe, mais leurs théâtres nationaux
n’en sont pas moins là pour nous montrer ce qu’on peut oser.
En tout cas, les chefs-d’œuvre dramatiques des autres nations
prouvent que notre théâtre contemporain, loin d’être une formule
absolue, n’est qu’un enfant bâtard et bien peigné. Il est l’expression
d’une décadence, il a perdu toutes les rudesses du génie et ne se
sauve que par les grâces d’une facture adroite. Aussi est-il grand
33
temps de le retremper aux sources de l’art, dans l’étude de l’homme
et, dans le respect de la réalité.
Un de mes bons amis me faisait des confidences dernièrement. Il a
écrit plus de dix romans, il marche librement dans un livre, et il me
disait que le théâtre le faisait trembler, lui qui pourtant n’est pas un
timide.
C’est que son éducation dramatique le gêne et le trouble, dès qu’il
veut aborder une pièce. Il voit les coups de scène connus, il entend
les répliques d’usage, il a la cervelle tellement pleine de ce monde de
carton, qu’il n’ose faire un effort pour se débarrasser et être lui. Tout
ce public qu’il évoque en imagination, les yeux braqués sur la scène,
le jour où l’on jouera son œuvre, l’effare au point qu’il devient
imbécile et qu’il se sent glisser aux banalités applaudies. Il lui
faudrait tout oublier.
34
LES DEUX MORALES
La morale qui se dégage de notre théâtre contemporain, me cause
toujours une bien grande surprise. Rien n’est singulier comme la
formation de ces deux mondes si tranchés, le monde littéraire et le
monde vivant ; on dirait deux pays où les lois, les mœurs, les
sentiments, la langue elle-même, offrent de radicales différences. Et
la tradition est telle que cela ne choque personne ; au contraire, on
s’effare, on crie au mensonge et au scandale, quand un homme ose
s’apercevoir de cette anomalie et affiche la prétention de vouloir
qu’une même philosophie sorte du mouvement social et du
mouvement littéraire.
Je prendrai un exemple, pour établir nettement l’état des choses.
Nous sommes au théâtre ou dans un roman. Un jeune homme pauvre
a rencontré une jeune fille riche ; tous les deux s’adorent et sont
parfaitement honnêtes ; le jeune homme refuse d’épouser la jeune
fille par délicatesse ; mais voilà qu’elle devient pauvre, et tout de
suite il accepte sa main, au milieu de l’allégresse générale. Ou bien
c’est la situation contraire : la jeune fille est pauvre, le jeune homme
est riche ; même combat de délicatesse, un peu plus ridicule ;
seulement, on ajoute alors un raffinement final, un refus absolu du
jeune homme d’épouser celle qu’il aime quand il est ruiné, parce
qu’il ne peut plus la combler de bien-être.
Étudions la vie maintenant, la vie quotidienne, celle qui se passe
couramment sous nos yeux. Est-ce que tous les jours les garçons les
plus dignes, les plus loyaux, n’épousent pas des femmes plus riches
qu’eux, sans perdre pour cela la moindre parcelle de leur honnêteté ?
Est-ce que, dans notre, société, un pareil mariage entraîne, à moins
35
de complications odieuses, une idée infamante, même un blâme
quelconque ?
Mais il y a mieux, lorsque la fortune vient de l’homme, ne
sommes-nous pas touchés de ce qu’on appelle un mariage d’amour,
et la jeune fille qui ferait des mines dégoûtées pour se laisser enrichir
par l’homme qu’elle adore, ne serait-elle pas regardée comme la plus
désagréable des péronnelles ? Ainsi donc, le mariage avec la
disproportion des fortunes est parfaitement admis dans nos mœurs ; il
ne choque personne, il ne fait pas question ; enfin il n’est immoral
qu’au théâtre, où il reste à l’état d’instrument scénique.
Prenons un second exemple. Voici un fils très noble, très grand,
qui a le malheur d’avoir pour père un gredin. Au théâtre, ce fils
sanglote ; il se dit le rebut de la société, il parle de s’enterrer dans sa
honte, et les spectateurs trouvent ça tout naturel. C’est ainsi qu’un
père qui ne s’est pas bien conduit, devient immédiatement pour ses
enfants un boulet de bagne. Des pièces entières roulent là-dessus,
avec, un luxe incroyable de beaux sentiments, d’amertume et
d’abnégations sublimes.
Transportons la situation dans la vie. Est-ce que, chez nous, un
galant homme est déshonoré pour être le fils d’un père peu
scrupuleux ? Regardez autour de vous, le cas est bien fréquent,
personne ne refusera la main à un honnête garçon qui compte dans sa
famille un brasseur d’affaires équivoques ou quelque personnage de
moralité douteuse. Le mot s’entend tous les jours : « Ah ! le père
X…, quel gredin ! Mais le fils est un si honnête garçon ! » Je ne parle
pas des pères qui ont des démêlés avec la justice, mais de cette masse
considérable de chefs de famille dont la fortune garde une étrange
odeur de trafics inavouables —. On hérite pourtant de ces pères-là
sans se croire déshonoré et sans être traité de malhonnête homme. Je
ne juge pas, je dis comment va la vie, j’expose notre société dans son
travail, dans son fonctionnement réel.
Remarquez qu’il ne s’agit pas du théâtre de fabrication.
Ce sont nos auteurs contemporains les plus applaudis et les plus
dignes de l’être qui dissertent de la sorte à l’infini sur les façons
délicates d’avoir de l’honneur. Presque toutes les comédies de M.
Augier, de M. Feuillet, de M. Sardou reposent sur une donnée
36
semblable : un fils qui rêve la rédemption de son père, ou deux
amoureux qui font leur malheur en se querellant à qui sera le plus
pauvre. C’est un cliché accepté dans les vaudevilles comme dans les
pièces très littéraires. J’en pourrais dire autant du roman. Les
écrivains de talent pataugent dans ce poncif comme les derniers des
feuilletonistes.
Il y a donc là, quand on étudie de près la mécanique théâtrale, un
simple rouage accepté de tous, dont l’emploi est fixé par des règles,
et qui produit toujours le même effet sur le public. La formule veut
que la question d’argent désespère les amoureux délicats ; et dès que
deux amoureux, dans les conditions requises, sont mis à la scène,
l’auteur dramatique emploie tout de suite la formule, comme il
placerait une pièce découpée dans un jeu de patience. Cela s’emboîte,
le public retrouve l’idée toute faite, on s’entend à demi mots, rien de
plus commode ; car on est dispensé d’une étude sérieuse des réalités,
on échappe à toutes recherches et à toutes façons de voir originales.
De même pour le fils qui meurt de la honte de son père ; il fait partie
de la collection de pantins que les théâtres ont dans leurs magasins
des accessoires. On le revoit toujours avec plaisir, ce type du fils
vengeur, en bois ou en carton. La comédie italienne avait Arlequin,
Pierrot, Polichinelle, Colombine, ces types de la grâce et de la
coquinerie humaines, si observés et si vrais dans la fantaisie ; nous
autres, nous avons la collection la plus triste, la plus laide, la plus
faussement noble qu’on puisse voir, des bonshommes blêmes,
l’amant qui crache sur l’argent, le fils qui porte le deuil des farces du
père, et tant d’autres faiseurs de sermons, abstracteurs de
quintessence morale, professeurs de beaux sentiments.
Qui donc écrira les Précieuses ridicules de ce protestantisme qui
nous noie ?
J’ai dit un jour que notre théâtre se mourait d’une indigestion de
morale. Rien de plus juste. Nos pièces sont petites, parce qu’au lieu
d’être humaines, elles ont la prétention d’être honnêtes. Mettez donc
la largeur philosophique de Shakespeare à côté du catéchisme
d’honnêteté que nos auteurs dramatiques les plus célèbres se piquent
d’enseigner à la foule. Comme c’est étroit, ces luttes d’un honneur
faux sur des points qui devraient disparaître dans le grand cri
37
douloureux de l’humanité souffrante ! Ce n’est pas vrai et ce n’est
pas grand. Est-ce que nos énergies sont là ? est-ce que le labeur de
notre grand siècle se trouve dans ces puérilités du cœur ? On appelle
cela la morale ; non, ce n’est pas la morale, c’est un affadissement de
toutes nos virilités, c’est un temps précieux perdu à des jeux de
marionnettes.
La morale, je vais vous la dire. Toi, tu aimes cette jeune fille, qui
est riche ; épouse-la si elle t’aime, et tire quelque grande chose de
cette fortune. Toi, tu aimes ce jeune homme, qui est riche ; laisse-toi
épouser, fais du bonheur. Toi, tu as un père qui a volé ; apprends
l’existence, impose-toi au respect. Et tous, jetez-vous dans l’action,
acceptez et décuplez la vie. Vivre, la morale est là uniquement, dans
sa nécessité, dans sa grandeur. En dehors de la vie, du labeur continu
de l’humanité, il n’y a que folies métaphysiques, que duperies et que
misères. Refuser ce qui est, sous le prétexte que les réalités ne sont
pas assez nobles, c’est se jeter dans la monstruosité de parti pris. Tout
notre théâtre est monstrueux, parce qu’il est bâti en l’air.
Dernièrement, un auteur dramatique mettait cinquante pages à me
prouver triomphalement que le public entassé dans une salle de
spectacle avait des idées particulières et arrêtées sur toutes choses.
Hélas ! je le sais, puisque c’est contre cet étrange phénomène que
je combats. Quelle intéressante étude on pourrait faire sur la
transformation qui s’opère chez un homme, dès qu’il est entré dans
une salle de spectacle ! Le voilà sur le trottoir : il traitera de sot tout
ami qui viendra lui raconter la rupture de son mariage avec une
demoiselle riche, en lui soumettant les scrupules de sa conscience ; il
serrera avec affection la main d’un charmant garçon, dont le père
s’est enrichi en nourrissant, nos soldats de vivres avariés. Puis, il
entre dans le théâtre, et il écoute pendant trois heures avec
attendrissement le duo désolé de deux amants que la fortune sépare,
ou il partage l’indignation et le désespoir d’un fils forcé d’hériter à la
mort d’un père trop millionnaire. Que s’est-il donc passé ? Une chose
bien simple : ce spectateur, sorti de la vie, est tombé dans la
convention.
On dit que cela est bon et que d’ailleurs cela est fatal. Non cela ne
saurait être bon, car tout mensonge, même noble, ne peut que
38
pervertir. Il n’est pas bon de désespérer les cœurs par la peinture de
sentiments trop raffinés, radicalement faux d’ailleurs dans leur
exagération presque maladive. Cela devient une religion, avec ses
détraquements, ses abus de ferveur dévote. Le mysticisme de
l’honneur peut faire des victimes, comme toute crise purement
cérébrale. Et il n’est pas vrai davantage que cela soit fatal. Je vois
bien la convention exister, mais rien ne dit qu’elle est immuable, tout
démontre au contraire qu’elle cède un peu chaque jour sous les coups
de la vérité. Ce spectateur dont je parle plus haut, n’a pas inventé les
idées auxquelles il obéit ; il les a au contraire reçues et il les
transmettra plus ou moins changées, si on les transforme en lui.
Je veux dire que la convention est faite par les auteurs et que dès
lors les auteurs peuvent la défaire. Sans doute il ne s’agit pas de
mettre brusquement toutes les vérités à la scène, car elles
dérangeraient trop les habitudes séculaires du public ; mais,
insensiblement, et par une force supérieure, les vérités s’imposeront.
C’est un travail lent qui a lieu devant nous et dont les aveugles seuls
peuvent nier les progrès quotidiens.
Je reviens aux deux morales, qui se résument en somme dans la
question double de la vérité et de la convention. Quand nous écrivons
un roman où nous tâchons d’être des analystes exacts, des
protestations furieuses s’élèvent, on prétend que nous ramassons des
monstres dans le ruisseau, que nous nous plaisons de parti pris dans
le difforme et l’exceptionnel. Or, nos monstres sont tout simplement
des hommes, et des hommes fort ordinaires, comme nous en
coudoyons partout dans la vie, sans tant nous offenser. Voyez un
salon, je parle du plus honnête : si vous écriviez les confessions
sincères des invités, vous laisseriez un document qui scandaliserait
les voleurs et les assassins. Dans nos livres, nous avons conscience
souvent d’avoir pris la moyenne, de peindre des personnages que tout
le monde reçoit, et nous restons un peu interloqués, lorsqu’on nous
accuse de ne fréquenter que les bouges ; même, au fond de ces
bouges, il y a une honnêteté relative que nous indiquons
scrupuleusement, mais que personne ne paraît retrouver sous notre
plume. Toujours les deux morales. Il est admis que la vie est une
chose et que la littérature en est une autre. Ce qui est accepté
39
couramment dans la rue et chez soi, devient une simple ordure dès
qu’on l’imprime. Si nous décoiffons une femme, c’est une fille ; si
nous nous permettons d’enlever la redingote d’un monsieur, c’est un
gredin.
La bonhomie de l’existence, les promiscuités tolérées, les libertés
permises de langage et de sentiments, tout ce train-train qui fait la
vie, prend immédiatement dans nos œuvres écrites l’apparence d’une
diffamation. Les lecteurs ne sont pas accoutumés à se voir dans un
miroir fidèle, et ils crient au mensonge et à la cruauté.
Les lecteurs et les spectateurs s’habitueront, voilà tout. Nous
avons pour nous la force de l’éternelle moralité du vrai. La besogne
du siècle est la nôtre. Peu à peu, le public sera avec nous, lorsqu’il
sentira le vide de cette littérature alambiquée, qui vit de formules
toutes faites. Il verra que la véritable grandeur n’est pas dans un
étalage de dissertations morales, mais dans l’action même de la vie.
Rêver ce qui pourrait être devient un jeu enfantin, quand on peut
peindre ce qui est ; et, je le dis encore, le réel ne saurait être ni
vulgaire ni honteux, car c’est le réel qui a fait le monde. Derrière les
rudesses de nos analyses, derrière nos peintures qui choquent et qui
épouvantent aujourd’hui, on verra se lever la grande figure de
l’Humanité, saignante et splendide, dans sa création incessante.
40
LA CRITIQUE ET LE PUBLIC - I
Il faut que je confesse un de mes gros étonnements. Quand
j’assiste à une première représentation, j’entends souvent pendant les
entr’actes des jugements sommaires, échappés à mes confrères les
critiques. Il n’est pas besoin d’écouter, il suffit de passer dans un
couloir ; les voix se haussent, on attrape des mots, des phrases
entières. Là, semble régner la sévérité la plus grande. On entend
voler ces condamnations sans appel : « C’est infect ! c’est idiot ! ça
ne fera pas le sou ! »
Et remarquez que les critiques ne sont que justes. La pièce est
généralement grotesque. Pourtant, cette belle franchise me touche
toujours beaucoup, parce que je sais combien il est courageux de dire
ce qu’on pense. Mes confrères ont l’air si indigné, si exaspéré par le
supplice inutile auquel on les condamne, que les jours suivants j’ai
parfois la curiosité de lire leurs articles pour voir comment leur bile
s’est épanchée. Ah ! le pauvre auteur, me dis-je en ouvrant les
journaux, ils vont l’avoir joliment accommodé ! C’est à peine si les
lecteurs pourront en retrouver les morceaux.
Je lis, et je reste stupéfait. Je relis pour bien me prouver que je ne
me trompe pas. Ce n’est plus le franc parler des couloirs, la vérité
toute crue, la sévérité légitime d’hommes qu’on vient d’ennuyer et
qui se soulagent. Certains articles sont tout à fait aimables, jettent,
comme on dit, des matelas pour amortir la chute de la pièce, poussent
même la politesse jusqu’à effeuiller quelques roses sur ces matelas.
D’autres articles hasardent des objections, discutent avec l’auteur,
finissent par lui promettre un bel avenir. Enfin les plus mauvais
plaident les circonstances atténuantes.
41
Et remarquez que le fait se passe surtout quand la pièce est signée
d’un nom connu, quand il s’agit de repêcher une célébrité qui se noie.
Pour les débutants, les uns sont accueillis avec une bienveillance
extrême, les autres sont écharpés sans pitié aucune. Cela tient à des
considérations dont je parlerai tout à l’heure.
Certes, je ne fais pas un procès à mes confrères. Je parle en
général, et j’admets à l’avance toutes les exceptions qu’on voudra.
Mon seul désir est d’étudier dans quelles conditions fâcheuses la
critique se trouve exercée, par suite des infirmités humaines et des
fatalités du milieu où se meuvent les juges dramatiques.
Il y a donc, entre la représentation d’une pièce et l’heure où l’on
prend la plume pour en parler, toute une opération d’esprit. La pièce
est exaltée ou éreintée, parce qu’elle passe par les passions
personnelles du critique. La bienveillance outrée a plusieurs causes,
dont voici les principales : le respect des situations acquises, la
camaraderie, née de relations entre confrères, enfin l’indifférence
absolue, la longue expérience que la franchise ne sert à rien.
Le respect des situations acquises vient d’un sentiment
conservateur. On plie l’échine devant un auteur arrivé, comme on la
plie devant un ministre qui est au pouvoir ; et même, s’il a une heure
de bêtise, on la cache soigneusement, parce qu’il n’est pas prudent de
déranger les idées de la foule et de lui faire entendre qu’un homme
puissant, maître du succès, peut se tromper comme le dernier des
pleutres. Cela affaiblirait le principe de l’autorité. On doit veiller au
maintien du respect, si l’on ne veut pas être débordé par les
révolutionnaires. Donc, on lance son coup de chapeau quand même,
on pousse la foule sur le trottoir banal, en lui déguisant l’ennui de la
promenade.
La camaraderie est bien forte, elle aussi.
On a dîné la veille avec l’auteur dans une maison charmante ; on
doit déjeuner le lendemain avec lui, chez un ancien ami de collège.
Tout l’hiver, on le rencontre ; on ne peut entrer dans un salon sans le
voir et sans lui serrer la main. Alors, comment voulez-vous qu’on lui
dise brutalement que sa pièce est détestable ? Il verrait là une
trahison, on mettrait dans l’embarras tous les braves gens qui vous
reçoivent l’un et l’autre. Le pis est qu’il a murmuré à votre oreille :
42
— Je compte sur vous.
Et il peut y compter, en vérité, car jamais on n’a le courage de dire
toute la vérité à cet homme. Les critiques qui restent francs quand
même, passent pour des gens mal élevés.
L’indifférence absolue est un état où le critique arrive après
quelques années de pontificat. D’abord, il s’est jeté dans la bataille, a
mis ses idées en avant, a livré des combats sur le terrain de chaque
pièce nouvelle. Puis, en voyant qu’il n’améliore rien, que la sottise
demeure éternelle, il se calme et prend un bel égoïsme. Tout est bon,
tout est mauvais, peu importe. Il suffit qu’on boive frais et qu’on ne
se fasse pas d’ennemis. Il faut aussi ranger parmi ces beaux
indifférents les poètes et les écrivains de grand style qui acceptent un
feuilleton dramatique. Ceux-là se moquent parfaitement du théâtre.
Ils trouvent toutes les pièces abominables, odieuses. Et ils affectent
un sourire de bons princes, ils louent jusqu’aux vaudevilles ineptes,
ils n’ont que le souci de pomponner leurs phrases pour se faire à eux
mêmes un joli succès.
Quant à l’éreintement, il est presque toujours l’effet de la passion.
On éreinte une pièce, parce qu’on est romantique, parce qu’on est
royaliste, parce qu’on a eu des pièces sifflées ou des romans vendus
sur les quais.
Je répète que j’admets toutes les exceptions. Si je citais des
exemples, on m’entendrait mieux ; mais je ne veux nommer
personne. La critique, si débonnaire pour les auteurs arrivés, se
montre tout d’un coup enragée contre certains débutants. Ceux-là, on
les massacre ; et le public, devant cette fureur, ne doit plus
comprendre. C’est qu’il y a, par derrière, une situation dont il
faudrait d’abord débrouiller les fils. Souvent, le débutant est un
novateur, un garçon gênant, un ours vivant dans son trou, loin de
toute camaraderie.
D’ailleurs, notre critique théâtrale contemporaine a des reproches
plus graves à se faire. Ses sévérités et ses indulgences exagérées ne
sont que les résultats de la débandade, du manque de méthode dans
lequel elle vit. Elle est la seule critique existante, puisque les
journaux dédaignent aujourd’hui de parler des livres, ou leur jettent
l’aumône dérisoire d’un bout d’annonce griffonné par le rédacteur
43
des Faits divers. Et j’estime qu’elle représente bien mal la sagacité et
la finesse de l’esprit français. À l’étranger, on rit du tohu-bohu de ces
jugements qui se démentent les uns les autres, et qui sont souvent
rendus dans un style abominable. En Angleterre, en Russie, on dit
très nettement que nous n’avons plus parmi nous un seul critique.
On doit accuser d’abord la fièvre du journalisme d’informations.
Quand tous les critiques rendaient leur justice le lundi, ils avaient le
temps de préparer et d’écrire leurs feuilletons. On choisissait pour
cette besogne des écrivains, et si le plus souvent la méthode
manquait, chaque article était au moins un morceau de style
intéressant à lire. Mais on a changé cela, il faut maintenant que les
lecteurs aient, le lendemain même, un compte rendu détaillé des
pièces nouvelles.
La représentation finit à minuit, on tire le journal à minuit et demi,
et le critique est tenu de fournir immédiatement un article d’une
colonne. Nécessairement, cet article est fait après la répétition
générale, ou bien il est bâclé sur le coin d’une table de rédaction, les
yeux appesantis de sommeil.
Je comprends que les lecteurs soient enchantés de connaître
immédiatement la pièce nouvelle. Seulement, avec ce système, toute
dignité littéraire est impossible, le critique n’est plus qu’un reporter ;
autant le remplacer par un télégraphe qui irait plus vite. Peu à peu,
les comptes rendus deviendront de simples bulletins. On flatte la
seule curiosité du public, on l’excite et on la contente. Quant à son
goût, il ne compte plus ; on a supprimé les virtuoses pour confier leur
besogne à des journalistes qui acceptent volontiers de traiter le
Théâtre comme ils traiteraient la Bourse ou les Tribunaux, en
mauvais style. Nous marchons au mépris de toute littérature. Il y a
deux ou trois journaux, sur le pavé de Paris, qui sont coupables
d’avoir transformé les lettres en un marché honteux où l’on trafique
sur les nouvelles. Quand la marée arrive, c’est à qui vendra la raie la
plus fraîche. Et que de raies pourries on passe dans le tas !
Comme il faut être de son temps, j’accepterais encore cette
rapidité de l’information qui est devenue un besoin. Mais, puisqu’on
a mis les phrases à la porte, on devrait au moins rejeter les banalités,
condenser en quelques lignes des jugements motivés, d’une rectitude
44
absolue. Pour cela, il faudrait que la critique eût une méthode et sût
où elle va. Sans doute, on doit tolérer les tempéraments, les façons
diverses de voir, les écoles littéraires qui se combattent.
Le corps des critiques dramatiques ne peut ressembler à un corps
de troupe qui fait l’exercice. Même l’intérêt de la besogne est dans la
passion. Si l’on ne se jetait pas ses préférences à la tête, où serait le
plaisir, pour les juges et pour les lecteurs ? Seulement, la passion
elle-même est absente, et le pêle-mêle des opinions vient uniquement
du manque complet de vues d’ensemble.
Le public est regardé comme souverain, voilà la vérité. Les
meilleurs de nos critiques se fient à lui, consultent presque toujours
la salle avant de se prononcer. Ce respect du public procède de la
routine, de la peur de se compromettre, du sentiment de crainte
qu’inspire tout pouvoir despotique. Il est très rare qu’un critique
casse l’arrêt d’une salle qui applaudit. La pièce a réussi, donc elle est
bonne. On ajoute les phrases clichées qui ont traîné partout, on tire
une morale à la portée de tout le monde, et l’article est fait.
Comme il est difficile de savoir qui commence à se tromper, du
public ou de la critique ; comme, d’autre part, la critique peut accuser
le public de la pousser dans des complaisances fâcheuses, tandis que
le public peut adresser à la critique le même reproche : il en résulte
que le procès reste pendant et que le tohu-bohu s’en trouve
augmenté. Des critiques disent avec un semblant de raison : « Les
pièces sont faites pour les spectateurs, nous devons louer celles que
les spectateurs applaudissent. » Le public, de son côté, s’excuse
d’aimer les pièces sottes, en disant : « Mon journal trouve cette pièce
bonne, je vais la voir et je l’applaudis. » Et la perversion devient
ainsi universelle.
Mon opinion est que la critique doit constater et combattre.
Il lui faut une méthode. Elle a un but, elle sait où elle va. Les
succès et les chutes deviennent secondaires. Ce sont des accidents.
On se bat pour une idée, on rapporte tout à cette idée, on n’est plus le
flatteur juré de la foule ni l’écrivain indifférent qui gagne son argent
avec des phrases.
Ah ! comme nous aurions besoin de ce réveil !
Notre théâtre agonise, depuis qu’on le traite comme les courses, et
45
qu’il s’agit seulement, au lendemain d’une première représentation,
de savoir si l’œuvre sera jouée cent fois, ou si elle ne le sera que dix.
Les critiques n’obéiraient plus au bon plaisir du moment, ils
n’empliraient plus leurs articles d’opinions contradictoires. Dans la
lutte, ils seraient bien forcés de défendre un drapeau et de traiter la
question de vie ou de mort de notre théâtre. Et l’on verrait ainsi la
critique dramatique, des cancans quotidiens, de la préoccupation des
coulisses, des phrases toutes faites, des ignorances et des sottises,
monter à la largeur d’une étude littéraire, franche et puissante.
46
II
La théorie de la souveraineté du public est une des plus
bouffonnes que je connaisse. Elle conduit droit à la condamnation de
l’originalité et des qualités rares. Par exemple, n’arrive-t-il pas
qu’une chanson ridicule passionne un public lettré ? Tout le monde la
trouve odieuse ; seulement, mettez tout le monde dans une salle de
spectacle, et l’on rira, et l’on applaudira. Le spectateur pris isolément
est parfois un homme intelligent ; mais les spectateurs pris en masse
sont un troupeau que le génie ou même le simple talent doit conduire
le fouet à la main. Rien n’est moins littéraire qu’une foule, voilà ce
qu’il faut établir en principe. Une foule est une collectivité malléable
dont une main puissante fait ce qu’elle veut.
Ce serait un bien curieux tableau, et très instructif, si l’on dressait
la liste des erreurs de la foule. On montrerait, d’une part, tous les
chefs-d’œuvre qu’elle a sifflés odieusement, de l’autre, toutes les
inepties auxquelles elle a fait d’immenses succès. Et la liste serait
caractéristique, car il en résulterait à coup sûr que le public est resté
froid ou s’est fâché tontes les fois qu’un écrivain original s’est
produit. Il y a très peu d’exceptions à cette règle.
Il est donc hors de doute que chaque personnalité de quelque
puissance est obligée de s’imposer. Si la grande loi du théâtre était de
satisfaire avant tout le public, il faudrait aller droit aux niaiseries
sentimentales, aux sentiments faux, à toutes les conventions de la
routine. Et je défie qu’on puisse alors marquer la ligne du médiocre
où l’on s’arrêterait ; il y aurait toujours un pire auquel on serait
bientôt forcé de descendre. Qu’un écrivain écoute la foule, elle lui
criera sans cesse : « Plus bas ! plus bas ! » Lors même qu’il sera dans
47
la boue des tréteaux, elle voudra qu’il s’enfonce davantage, qu’il y
disparaisse, qu’il s’y noie.
Pour moi, les écrivains révoltés, les novateurs, sont nécessaires,
précisément parce qu’ils refusent de descendre et qu’ils relèvent le
niveau de l’art, que le goût perverti des spectateurs tend toujours à
abaisser. Les exemples abondent. Après la venue de chaque maître,
de chaque conquérant de l’art qui achète chèrement ses victoires, il y
a un moment d’éclat. Le public est dompté et applaudit. Puis,
lentement, quand les imitateurs du maître arrivent, les œuvres
s’amollissent, l’intelligence de la foule décroît, une période de
transition et de médiocrité s’établit. Si bien que, lorsque le besoin
d’une révolution littéraire se fait sentir, il faut, de nouveau, un
homme de génie pour secouer la foule et pour lui imposer une
nouvelle formule.
Il est bon de consulter ainsi l’histoire littéraire, si l’on veut
débrouiller ces questions. Or, jamais on n’y voit que les grands
écrivains aient suivi le public ; ils ont toujours, au contraire,
remorqué le public pour le conduire où ils voulaient. L’histoire est
pleine de ces luttes, dans lesquelles la victoire reste infailliblement au
génie. On a pu lapider un écrivain, siffler ses œuvres, son heure
arrive, et la foule soumise obéit docilement à son impulsion. Étant
donné la moyenne peu intelligente et surtout peu artistique du public,
on doit ajouter que tout succès trop vif est inquiétant pour la durée
d’une œuvre. Quand le public applaudit outre mesure, c’est que
l’œuvre est médiocre et peu viable ; il est inutile de citer des
exemples, que tout le monde a dans la mémoire. Les œuvres qui
vivent sont celles qu’on a mis souvent des années à comprendre.
Alors, que nous veut-on avec la souveraineté du public au
théâtre ! Sa seule souveraineté est de déclarer mauvaise une pièce
que la postérité trouvera bonne.
Sans doute, si l’on bat uniquement monnaie avec le théâtre, si l’on
a besoin du succès immédiat, il est bon de consulter le goût actuel du
public et de le contenter. Mais l’art dramatique n’a rien à démêler
avec ce négoce. Il est supérieur à l’engouement et aux caprices. On
dit aux auteurs : « Vous écrivez pour le public, il faut donc vous faire
entendre de lui et lui plaire. » Cela est spécieux, car on peut
48
parfaitement écrire pour le public, tout en lui déplaisant, de façon à
lui donner un goût nouveau ; ce qui s’est passé bien souvent. Toute la
querelle est dans ces deux façons d’être : ceux qui songent
uniquement au succès et qui l’atteignent en flattant une génération ;
ceux qui songent uniquement à l’art et qui se haussent pour voir, pardessus la génération présente, les générations à venir.
Plus je vais, et plus je suis persuadé d’une chose : c’est qu’au
théâtre, comme dans tous les autres arts d’ailleurs, il n’existe pas de
règles véritables en dehors des lois naturelles qui constituent cet art.
Ainsi, il est certain que, pour un peintre, les figures ont fatalement un
nez, une bouche et deux yeux ; mais quant à l’expression de la figure,
à la vie même, elle lui appartient. De même au théâtre, il est
nécessaire que les personnages entrent, causent et sortent. Et c’est
tout ; l’auteur reste ensuite le maître absolu de son œuvre.
Pour conclure, ce n’est pas le public qui doit imposer son goût aux
auteurs, ce sont les auteurs qui ont charge de diriger le public. En
littérature, il ne peut exister d’autre souveraineté que celle du génie.
La souveraineté du peuple est ici une croyance imbécile et
dangereuse. Seul le génie marche en avant et pétrit comme une cire
molle l’intelligence des générations.
49
III
Il est admis que les gens de province ouvrent de grands yeux dans
nos théâtres, et admirent tout de confiance. Le journal qu’ils
reçoivent de Paris a parlé, et l’on suppose qu’ils s’inclinent très bas,
qu’ils n’osent juger à leur tour les pièces centenaires et les artistes
applaudis par les Parisiens. C’est là une grande erreur.
Il n’y a pas de public plus difficile qu’un public de province. Telle
est l’exacte vérité. J’entends un public formé par la bonne société
d’une petite ville : les notaires, les avoués, les avocats, les médecins,
les négociants. Ils sont habitués à être chez eux dans leur théâtre,
sifflant les artistes qui leur déplaisent, formant leur troupe euxmêmes, grâce à l’épreuve des trois débuts réglementaires. Notre
engouement parisien les surprend toujours, parce qu’ils exigent avant
tout d’un acteur de la conscience, une certaine moyenne de talent, un
jeu uniforme et convenable ; jamais, chez eux, une actrice ne se tirera
d’une difficulté par une gambade ; rien ne les choque comme ces
fantaisies que l’argot des coulisses a nommées des « cascades ».
Aussi, quand ils viennent à Paris, ne peuvent-ils souvent s’expliquer
la vogue extraordinaire de certaines étoiles de vaudeville et
d’opérette. Ils restent ahuris et scandalisés.
Vingt fois, d’anciens amis de collège, débarqués à Paris pour huit
jours, m’ont répété : « Nous sommes allés hier soir dans tel théâtre,
et nous ne comprenons pas comment on peut tolérer telle actrice ou
tel acteur. Chez nous, on les sifflerait sans pitié. » Naturellement, je
ne veux nommer personne. Mais on serait bien surpris, si l’on savait
pour quelles étoiles les gens de province se montrent si sévères.
Remarquez qu’au fond leurs critiques portent presque toujours juste.
50
Ce qu’ils ne veulent pas comprendre, c’est le coup de folie de
Paris, cette flamme du succès qui enlève tout, ces triomphes d’un
jour que nous faisons surtout aux femmes, lorsqu’elles ont, en dehors
de leur plus ou de leur moins de talent, le quelque chose qui nous
gratte au bon endroit.
L’air de la province est autre. Les provinciaux ne vivent pas dans
notre air, et c’est pourquoi ils suffoquent à Paris. En outre, il faut
faire la part d’une certaine jalousie. Le point est délicat, je ne
voudrais pas insister ; mais il est évident que la continuelle apothéose
de Paris finit par agacer les bons bourgeois des quatre coins de la
France. On ne leur parle que de Paris, tout est superbe à Paris ; alors,
lorsqu’ils peuvent surprendre Paris en flagrant délit de mensonge et
de bêtise, ils triomphent. Il faut les entendre : Vraiment, les Parisiens
ne sont pas difficiles, ils font des succès à des cabotins que Marseille
ou Lyon a usés, ils s’engouent des rebuts de Bordeaux ou de
Toulouse. Le pis est que les provinciaux ont souvent raison. Je
voudrais qu’on les écoutât juger en ce moment les troupes de l’Opéra
et de l’Opéra-Comique. Et ils retournent dans leurs villes, en
haussant les épaules.
Ajoutez que le tapage de nos réclames irrite et déroute les gens
qui, à cent et deux cents lieues, ne peuvent faire la part de
l’exagération. Ils ne sont pas dans le secret des coulisses, ils ne
devinent pas ce qu’il y a sous une bordée d’articles élogieux, lancée à
la tête du premier petit torchon de femme venu. Nous autres, nous
sourions, nous savons ce qu’il faut croire. Eux, dans le milieu mort
de leurs villes, en dehors de notre monde, doivent tout prendre argent
comptant. Pendant des mois, ils lisent au cercle que mademoiselle
X… est une merveille de beauté et de talent.
À la longue, ils prennent du respect pour elle. Puis, quand ils la
voient, leur désillusion est terrible. Rien d’étonnant à ce qu’ils nous
traitent alors de farceurs.
Et ce n’est pas seulement les artistes que les provinciaux jugent
avec sévérité, ce sont encore les pièces, jusqu’au personnel de nos
théâtres. Je sais, par exemple, que l’importunité de nos ouvreuses les
exaspère. Un de mes amis, furibond, me disait encore hier qu’il ne
comprenait pas comment nous pouvions tolérer une pareille vexation.
51
Quant aux pièces, elles ne les satisfont presque jamais, parce que le
plus souvent elles leur échappent ; je parle des pièces courantes, de
celles dont Paris consomme deux ou trois douzaines par hiver. On a
dit avec raison qu’une bonne moitié du répertoire actuel n’est plus
compris au-delà des fortifications. Les allusions ne portent plus, la
fleur parisienne se fane, les pièces ne gardent que leur carcasse
maigre. Dès lors, il est naturel qu’elles déplaisent à des gens qui les
jugent pour leur mérite absolu.
Il ne faut donc pas croire à une admiration passive des
provinciaux dans nos théâtres. S’il est très vrai qu’ils s’y portent en
foule, soyez certains qu’ils réservent leur libre jugement. Là curiosité
les pousse, ils veulent épuiser les plaisirs de Paris ; mais écoutez-les
quand ils sortent, et vous verrez qu’ils se prononcent très carrément,
qu’ils ont trois fois sur quatre des airs dédaigneux et fâchés, comme
si l’on venait de les prendre à quelque attrape-nigauds.
Un autre fait que j’ai constaté et qui est très sensible en ce
moment, c’est la passion de la province pour les théâtres lyriques.
Un provincial qui se hasardera à passer une soirée à la ComédieFrançaise ira trois et quatre fois à l’Opéra. Je veux bien admettre que
ce soit réellement la musique qui soulève une si belle passion. Mais
encore faut-il expliquer les circonstances qui entretiennent et qui
accroissent chaque jour un pareil mouvement. Nous ne sommes pas
une nation assez mélomane pour qu’il n’y ait point à cela, en dehors
de la musique, des particularités déterminantes.
La province va en masse à l’Opéra pour une des raisons que j’ai
dites plus haut. Souvent les comédies, les vaudevilles lui échappent.
Au contraire, elle comprend toujours un opéra. Il suffit qu’on chante,
les étrangers eux-mêmes n’ont pas besoin de suivre les paroles.
Je cours le risque d’ameuter les musiciens contre moi, mais je
dirai toute ma pensée. La littérature demande une culture de l’esprit,
une somme d’intelligence, pour être goûtée ; tandis qu’il ne faut
guère qu’un tempérament pour prendre à la musique de vives
jouissances. Certainement, j’admets une éducation de l’oreille, un
sens particulier du beau musical ; je veux bien même qu’on ne puisse
pénétrer les grands maîtres qu’avec un raffinement extrême de la
sensation. Nous n’en restons pas moins dans le domaine pur des sens,
52
l’intelligence peut rester absente. Ainsi, je me souviens d’avoir
souvent étudié, aux concerts populaires de M. Pasdeloup, des
tailleurs ou des cordonniers alsaciens, des ouvriers buvant béatement
du Beethoven, tandis que des messieurs avaient une admiration de
commande parfaitement visible. Le rêve d’un cordonnier qui écoule
la symphonie en la, vaut le rêve d’un élève de l’École polytechnique.
Un opéra ne demande pas à être compris, il demande à être senti.
En tous cas, il suffit de le sentir pour s’y récréer ; au lieu que, si
l’on ne comprend pas une comédie ou un drame, on s’ennuie à
mourir.
Eh bien, voilà pourquoi, selon moi, la province préfère un opéra à
une comédie. Prenons un jeune homme sorti d’un collège, ayant fait
son droit dans une Faculté voisine, devenu chez lui avocat, avoué ou
notaire. Certes, ce n’est point un sot. Il a la teinture classique, il sait
par cœur des fragments de Boileau et de Racine. Seulement, les
années coulent, il ne suit pas le mouvement littéraire, il reste fermé
aux nouvelles tentatives dramatiques. Cela se passe pour lui dans un
monde inconnu et ne l’intéresse pas. Il lui faudrait faire un effort
d’intelligence, qui le dérangerait dans ses habitudes de paresse
d’esprit. En un mot, comme il le dit lui-même en riant, il est rouillé ;
à quoi bon se dérouiller, quand l’occasion de le faire se présente au
plus une fois par an ? Le plus simple est de lâcher la littérature et de
se contenter de la musique.
Avec la musique, c’est une douce somnolence. Aucun besoin de
penser. Cela est exquis. On ne sait pas jusqu’où peut aller la peur de
la pensée. Avoir des idées, les comparer, en tirer un jugement, quel
labeur écrasant, quelle complication de rouages, comme cela
fatigue ! Tandis qu’il est si commode d’avoir la tête vide, de se
laisser aller à une digestion aimable, dans un bain de mélodie ! Voilà
le bonheur parfait. On est léger de cervelle, on jouit dans sa chair,
toute la sensualité est éveillée. Je ne parle pas des décors, de la mise
en scène, des danses, qui font de nos grands opéras des féeries, des
spectacles flattant la vue autant que l’oreille.
Questionnez dix provinciaux, huit vous parleront de l’Opéra avec
passion, tandis qu’ils montreront une admiration digne pour la
Comédie-Française.
53
Et ce que je dis des provinciaux, je devrais l’étendre aux Parisiens,
aux spectateurs en général. Cela explique l’importance énorme que
prend chez nous le théâtre de l’Opéra ; il reçoit la subvention la plus
forte, il est logé dans un palais, il fait des recettes colossales, il remue
tout un peuple. Examinez, à côté, le Théâtre-Français, dont la
prospérité est pourtant si grande en ce moment : on dirait une
bicoque. Je dois confesser une faiblesse : le théâtre de l’Opéra, avec
son gonflement démesuré, me fâche. Il tient une trop large place,
qu’il vole à la littérature, aux chefs-d’œuvre de notre langue, à
l’esprit humain. Je vois en lui le triomphe de la sensualité et de la
polissonnerie publiques. Certes, je n’entends pas me poser en
moraliste ; au fond, toute décomposition m’intéresse. Mais j’estime
qu’un peuple qui élève un pareil temple à la musique et à la danse,
montre une inquiétante lâcheté devant la pensée.
54
IV
Nos artistes de la Comédie-Française viennent de donner à
Londres une série de représentations. Le succès d’argent et de
curiosité paraît indiscutable. On a publié des chiffres qui sont vrais
sans doute. La Comédie-Française a fait salle comble tous les soirs.
C’est déjà là un fait caractéristique. J’ai vu une troupe anglaise jouer
dans un théâtre de Paris ; la salle était vide, et les rares spectateurs
pouffaient de gaieté. Pourtant, la troupe donnait du Shakespeare. Il
est vrai qu’à part deux ou trois acteurs, les autres étaient bien
médiocres. Mais l’Angleterre pourrait nous envoyer ses meilleurs
comédiens, je crois que Paris se dérangerait difficilement pour aller
les voir. Rappelez-vous les maigres recettes réalisées par Salvini.
Pour nous, les théâtres étrangers n’existent pas, et nous sommes
portés à nous égayer de ce qui n’est point dans le génie de notre race.
Les Anglais viennent donc de nous donner un exemple de goût
littéraire, soit que notre répertoire et nos comédiens leur plaisent
réellement, soit qu’ils aient voulu simplement montrer de la politesse
pour la littérature d’un grand peuple voisin.
Est ce bien, à la vérité, un goût littéraire qui a empli chaque soir la
salle du Gaiety’s Théâtre ? C’est ici que des documents exacts
seraient nécessaires. Mais, avant d’étudier ce point, je dois dire que
je n’ai jamais compris la querelle qu’on a cherchée à la ComédieFrançaise, lorsqu’il a été question de son voyage à Londres. J’ai lu
là-dessus des articles d’une fureur bien étrange. Les plus doux
accusaient nos artistes de cupidité et leur déniaient le droit de passer
la Manche. D’autres prévoyaient un naufrage et se lamentaient.
Avouez que cela paraît comique aujourd’hui. Une seule chose était à
55
craindre : l’insuccès, des salles vides, une diminution de prestige.
Mais, là-dessus, on pouvait être tranquille ; les recettes étaient
quand même assurées, ce qui suffisait ; car, pour le véritable effet
produit par les œuvres et par les interprètes, il était à l’avance certain,
je le répète, qu’on ne saurait jamais exactement à quoi s’en tenir. Les
journaux anglais ont été courtois, et nos journaux français se sont
montrés patriotes. Dès lors, la Comédie-Française avait mille fois
raison de se risquer ; elle partait pour un triomphe, pour le demimillion de recettes qu’on vient de publier. Certes, je ne suis guère
chauvin de mon naturel ; mais, personnellement, j’ai vu avec plaisir
nos comédiens aller faire une expérience intéressante dans un pays
où ils étaient certains d’être bien reçus, même s’ils ne plaisaient pas
complètement.
Cela me ramène à analyser les raisons qui ont amené le public
anglais en foule. Je ne crois pas à une passion littéraire bien forte. Il y
a eu plutôt un courant de mode et de curiosité. Nous tenons, à cette
heure, en Europe, une situation littéraire de combat. Non seulement
on nous pille, mais on nous discute. Notre littérature soulève toutes
sortes de points sociaux, philosophiques, scientifiques ; de là, le bruit
qu’un de nos livres ou qu’une de nos pièces fait à l’étranger.
L’Allemagne et l’Angleterre, par exemple, ne peuvent nous lire sans
se fâcher souvent. En un mot, notre littérature sent le fagot. Je suis
persuadé qu’une bonne partie du public anglais a été attirée par le
désir de se rendre enfin compte d’un théâtre qu’il ne comprend pas.
C’était là les gens sérieux. Ajoutez les curieux mondains, ceux qui
écoutent une tragédie française comme on écoute un opéra italien,
ceux encore qui se piquent d’être au courant de notre littérature, et
vous obtiendrez la foule qui a suivi les représentations du Gaiety’s
Théâtre.
Et ce qui s’est passé prouve bien la vérité de ce que j’avance.
Tous les critiques ont constaté que nos tragédies classiques ont eu
le succès le plus vif. C’est que nos tragédies sont des morceaux
consacrés ; les Anglais sachant le français les connaissent pour les
avoir apprises par cœur. Après les tragédies, ce seraient les drames
lyriques de Victor Hugo qu’on aurait applaudis, et rien de plus
explicable ici encore : la musique du vers a tout emporté, ces drames
56
ont passé comme des livrets d’opéra, grâce à la voix superbe des
interprètes, sans qu’on s’avisât un instant de discuter la
vraisemblance. Mais, arrivés devant les Fourchambault, de M. Emile
Augier, et devant tout le théâtre de M. Dumas, les Anglais se sont
cabrés. On les dérangeait brutalement dans leur façon d’entendre la
littérature, et ils n’ont plus montré qu’une froide politesse.
L’expérience est faite aujourd’hui. J’en suis bien heureux. Le
voyage de la Comédie-Française à Londres n’aurait-il que prouvé où
en est l’Angleterre devant la formule naturaliste moderne, que je le
considérerais comme d’une grande utilité. Il est entendu que le
peuple qui a produit Shakespeare et Ben Jonson, pour ne citer que
ces deux noms, en est tombé à ne pouvoir plus supporter aujourd’hui
les hardiesses de M. Dumas.
Je ne puis résumer ici l’histoire de la littérature anglaise. Mais
lisez l’ouvrage si remarquable de M. Taine, et vous verrez que pas
une littérature n’a eu un débordement plus large ni plus hardi
d’originalité. Le génie saxon a dépassé en vigueur et en crudité tout
ce qu’on connaît. Et c’est maintenant cette littérature anglaise, après
la longue action du protestantisme, qui en est arrivée à ne plus tolérer
à la scène un enfant naturel ou une femme adultère.
Tout le génie libre de Shakespeare, toute la crudité superbe de Ben
Jonson ont abouti à des romans d’une médiocrité écœurante, à des
mélodrames ineptes dont nos théâtres de barrière ne voudraient pas.
J’ai lu près d’une cinquantaine de romans anglais écrits dans ces
dernières années. Cela est au-dessous de tout. Je parle de romans
signés par des écrivains qui ont la vogue. Certainement, nos
feuilletonistes, dont nous faisons fi, ont plus d’imagination et de
largeur. Dans les romans anglais, la même intrigue, une bigamie, ou
bien un enfant perdu et retrouvé, ou encore les souffrances d’une
institutrice, d’une créature sympathique quelconque, est le fond en
quelque sorte hiératique dont pas un romancier ne s’écarte. Ce sont
des contes du chanoine Schmidt, démesurément grossis et destinés à
être lus en famille. Quand un écrivain a le malheur de sortir du
moule, on le conspue. Je viens, par exemple, de lire la Chaîne du
Diable, un roman que M. Édouard Jenkins a écrit contre l’ivrognerie
anglaise ; comme œuvre d’observation et d’art, c’est bien médiocre ;
57
mais il a suffi qu’il dise quelques vérités sur les vices anglais, pour
qu’on l’accablât de gros mots. Depuis Dickens, aucun romancier
puissant et original ne s’est révélé. Et que de choses j’aurais à dire
sur Dickens, si vibrant et si intense comme évocateur de la vie
extérieure, mais si pauvre comme analyste de l’homme et comme
compilateur de documents humains !
Quant au théâtre anglais actuel, il existe à peine, de l’avis de tous.
Nous n’avons jamais eu l’idée, à part deux ou trois exceptions, de
faire des emprunts à ce théâtre ; tandis que Londres vit en partie
d’adaptations faites d’après nos pièces. Et le pis est que le théâtre est
là-bas plus châtré encore que le roman.
Les Anglais, à la scène, ne tolèrent plus la moindre étude humaine
un peu sérieuse. Ils tournent tout à la romance, à une certaine
honnêteté conventionnelle. De là, à coup sûr, la médiocrité où s’agite
leur littérature dramatique. Ils sont tombés au mélodrame, et ils
tomberont plus bas, car on tue une littérature, lorsqu’on lui interdit la
vérité humaine. N’est-il pas curieux et triste que le génie anglais, qui
a eu dans les siècles passés la floraison des plus violents
tempéraments d’écrivains, ne donne plus naissance, à la suite d’une
certaine évolution sociale, qu’à des écrivains émasculés, qu’à des bas
bleus qui ne valent pas Ponson du Terrail ? Et cela juste à l’heure où
l’esprit d’observation et d’expérience emporte notre siècle à l’étude
et à la solution de tous les problèmes.
Nous nous trouvons donc devant une conséquence de l’état social,
qu’il serait trop long d’étudier. Remarquez que la convention dans les
personnages et dans les idées est d’autant plus singulière que le
public anglais exige le naturalisme dans le monde extérieur. Il n’y a
pas de naturaliste plus minutieux ni plus exact que Dickens, lorsqu’il
décrit et qu’il met en scène un personnage ; il refuse simplement
d’aller au-delà de la peau, jusqu’à la chair. De même, les décors sont
merveilleux à Londres, si les pièces restent médiocres. C’est ici un
peuple pratique, très positif, exigeant la vérité dans les accessoires,
mais se fâchant dès qu’on veut disséquer l’homme. J’ajouterai que le
mouvement philosophique, en Angleterre, est des plus audacieux,
que le positivisme s’y élargit, que Darwin y a bouleversé toutes les
données anciennes, pour ouvrir une nouvelle voie où la science
58
marche à cette heure.
Que conclure de ces contradictions ? Évidemment, si la littérature
anglaise reste stationnaire et ne peut supporter la conquête du vrai,
c’est que l’évolution ne l’a pas encore atteinte, c’est qu’il y a des
empêchements sociaux qui devront disparaître pour que le roman et
le théâtre s’élargissent à leur tour par l’observation et l’analyse.
J’en voulais venir à ceci, que nous n’avons pas à nous émouvoir
des opinions portées par le public anglais sur nos œuvres
dramatiques. Le milieu littéraire n’est pas le même à Paris qu’à
Londres, heureusement. Que les Anglais n’aient pas compris Musset,
qu’ils aient jugé M. Dumas trop vrai, cela n’a d’autre intérêt pour
nous que de nous renseigner sur l’état littéraire de nos voisins. Nous
sommes, eux et nous, à des points de vue trop différents. Jamais nous
n’admettrons qu’on condamne une œuvre, parce que l’héroïne est
une femme adultère, au lieu d’être une bigame. Dans ces conditions,
il n’y a qu’à remercier les Anglais d’avoir fait à nos artistes un
accueil si flatteur ; mais il n’y a pas à vouloir profiter une seconde
des jugements qu’ils ont pu exprimer sur nos œuvres. Les points de
départ sont trop différents, nous ne pouvons nous entendre.
Voilà ce que j’avais à dire, d’autant plus qu’un de nos critiques
déclarait dernièrement qu’il s’était beaucoup régalé d’un article paru
dans le Times contre le naturalisme. Il faut renvoyer simplement le
rédacteur du Times à la lecture de Shakespeare, et lui recommander
le Volpone, de Ben Jonson. Que le public de Londres en reste à notre
théâtre classique et à notre théâtre romantique, cela s’explique par
l’impossibilité où il se trouve de comprendre notre répertoire
moderne, étant donnés l’éducation et le milieu social anglais.
Mais ce n’est pas une raison pour que nos critiques s’amusent des
plaisanteries du Times sur une évolution littéraire qui fait notre gloire
depuis Diderot.
Quant au rédacteur du Times, il fera bien de méditer cette pensée :
Les bâtards de Shakespeare n’ont pas le droit de se moquer des
enfants légitimes de Balzac.
59
DES SUBVENTIONS
Lors de la discussion du budget, tout le monde a été frappé des
sommes que l’État donne à la musique, sommes énormes
relativement aux sommes modestes qu’il accorde à la littérature. Les
subventions de la Comédie-Française et de l’Odéon, mises en regard
des subventions des théâtres lyriques, sont absolument ridicules. Et
ce n’était pas tout, on parlait alors de la création de nouvelles salles
lyriques, la presse entière s’intéressait au sort des musiciens et de
leurs œuvres, il y avait une véritable pression de l’opinion sur le
gouvernement pour obtenir de lui de nouveaux sacrifices en faveur
de la musique. De la littérature, pas un mot.
J’ai déjà dit que je voyais, dans cette apothéose de l’opéra chez
nous, la haine des foules contre la pensée. C’est une fatigue que
d’aller à la Comédie-Française, pour un homme qui a bien dîné ; il
faut qu’il comprenne, grosse besogne. Au contraire, à l’Opéra, il n’a
qu’à se laisser bercer, aucune instruction n’est nécessaire ; l’épicier
du coin jouira autant que le mélomane le plus raffiné. Et il y a, en
outre, la féerie dans l’opéra, les ballets avec le nu des danseuses, les
décors avec l’éblouissement de l’éclairage. Tout cela s’adresse
directement aux sens du spectateur et ne lui demande aucun effort
d’intelligence. De là le temple superbe qu’on a bâti à la musique,
lorsque presque en face, à l’autre bout d’une avenue, la littérature est
en comparaison logée comme une petite bourgeoise froide,
ennuyeuse, raisonneuse, et qui serait déplacée dans ce luxe
d’entretenue. C’est le mot, on entretient la musique en France. Rien
de moins viril pour la santé intellectuelle d’un peuple.
Devant cette disproportion des sommes consacrées à la littérature
60
et à la musique, il s’est donc trouvé un grand nombre de personnes
qui ont réclamé.
Il semble juste que les subventions soient réparties plus
équitablement. Si l’on aborde le côté pratique, les résultats obtenus,
la surprise est aussi grande ; car on en arrive à établir que les
centaines de mille francs jetées dans le tonneau sans fond des
théâtres lyriques, se trouvent encore insuffisantes et n’ont guère
amené que des faillites. L’Opéra lui-même, qui reste une entreprise
particulière très prospère, n’a plus produit de grandes œuvres depuis
longtemps et doit vivre sur son répertoire, avec une troupe que la
critique compétente déclare de plus en plus médiocre. N’importe, on
s’entête. Quand un théâtre lyrique croule, ce qui se présente à chaque
saison, on s’ingénie aussitôt pour en ouvrir un autre. La presse entre
en campagne, les ministres se font tendres. Il nous faut des orchestres
et des danseuses, dussent-ils nous ruiner. Singulier art qu’on ne peut
étayer qu’avec des millions, plaisir si cher qu’on ne parvient pas à le
donner aux Parisiens, même en le payant avec l’argent de tous les
Français !
Dès lors, le raisonnement est simple. Pourquoi s’entêter ?
Pourquoi donner des primes aux faillites ? La musique tiendrait
moins de place que cela ne serait pas un mal. Je ne puis,
personnellement, passer devant l’Opéra sans éprouver une sourde
colère. J’ai une si parfaite indifférence pour la littérature qu’on fait là
dedans, que je trouve exaspérant d’avoir logé des roulades et des
ronds de jambe dans ce palais d’or et de marbre qui écrase la ville.
Et je me joins donc très volontiers aux journalistes que cet état de
choses a blessés. Qu’on partage les subventions entre la musique et la
littérature ; qu’on augmente surtout la subvention de l’Odéon, pour
lui permettre de risquer des tentatives avec les jeunes auteurs
dramatiques ; qu’on essaye même de créer un théâtre de drames
populaires, ouvert à tous les essais.
Rien de mieux.
Voilà pour le principe. Maintenant, en pratique, je ne crois pas à la
puissance de l’argent, lorsqu’il s’agit d’art. Voyez ce qui se passe
pour la musique ; les subventions sont dévorées comme des feux de
paille, et les directeurs se trouvent forcés de déposer leur bilan. Si les
61
subventions étaient plus fortes, ils mangeraient davantage, voilà tout,
pour faire prospérer un théâtre, il ne faut pas des millions, il faut de
grandes œuvres ; des millions ne peuvent soutenir des œuvres
médiocres, tandis que de grandes œuvres apportent précisément des
millions avec elles. Je ne veux pas parler musique, je ne cherche pas
à savoir si les théâtres lyriques ne traversent point en ce moment la
même crise que les théâtres de drames. C’est la question littéraire que
je désire traiter, et j’y arrive.
D’abord, j’enregistre un aveu. Voici trois ans que je ne cesse de
répéter que le drame se meurt, que le drame est mort. Lorsque j’ai dit
que les planches étaient vides, on m’a répondu que j’insultais nos
gloires dramatiques ; à entendre la critique, jamais le théâtre n’aurait
jeté un tel éclat en France. Et voilà brusquement que l’on confesse
notre pauvreté et notre médiocrité. On me donne raison, après s’être
fâché et m’avoir quelque peu injurié. On constate la crise actuelle, on
se lamente sur le malheureux sort de la Porte-Saint-Martin, vouée
aux ours et aux baleines ; de la Gaieté, agonisant avec la féerie ; du
Châtelet et du Théâtre-Historique, vivant de reprises ; de l’Ambigu,
où les directions se succèdent sous une pluie battante de protêts. Eh
bien ! nous sommes donc enfin d’accord. Tout va de mal en pis, le
drame est en train de disparaître, si on ne parvient pas à le ressusciter.
Je n’ai jamais dit autre chose.
Seulement, je crois fort que nous différons absolument sur le
remède possible. La queue romantique, inquiète et irritée de la
disparition du drame selon la formule de 1830, s’est avisée de
déclarer que, si le drame mourait, cela venait simplement de ce qu’on
n’avait point assez d’argent pour le faire vivre. Mon Dieu ! c’était
bien simple ; si l’on voulait une renaissance, il s’agissait simplement
d’ouvrir un nouveau théâtre qui jouerait, aux frais de l’État, toutes les
œuvres dramatiques de débutants, dans lesquelles on trouverait des
promesses plus ou moins nettes de talent. En un mot, les œuvres
existent ; ce qui manque, ce sont les théâtres.
Vraiment, de qui se moque-t-on ? Où sont-elles, les œuvres ? Je
demande à les voir. C’est justement parce qu’il n’y a pas d’œuvres
que les théâtres se ruinent. Je n’ai jamais cru aux chefs d’œuvre
inconnus. Toutes sortes de légendes mauvaises circulent sur
62
l’impossibilité où est un débutant d’arriver au public. Ce qu’il faut
dire, c’est que toute bonne pièce a été jouée, c’est qu’on ne pourrait
citer un drame ou une comédie de mérite qui n’ait eu son heure et son
succès. Voilà la vérité, la vérité consolante, qui est bonne pour les
forts, si elle gêne les incompris et les impuissants.
Certes, les directeurs se trompent souvent, et ils penchent
naturellement davantage vers les succès d’argent que vers les
spéculations littéraires pures. Mais quel est le directeur qui
repousserait une bonne pièce, s’il la croyait bonne ? Il faudra
toujours passer par un jugement, même dans un théâtre ouvert exprès
pour les débutants ; et il y aura une coterie, et il y aura des sottises.
Sottise pour sottise, celle de l’homme qui défend sa bourse est
encore plus soucieuse de la réussite. Aujourd’hui, tous les directeurs
en sont à chercher des pièces ; ils sentent, leurs fournisseurs habituels
vieillir, ils s’inquiètent, ils voudraient du nouveau. Questionnez-les,
ils vous diront qu’ils feraient le voyage de toutes les mansardes de
Paris, s’ils savaient qu’un garçon de talent se cachât quelque part. Ils
ne trouvent rien, rien, rien, telle est la triste vérité.
Or, c’est l’instant que l’on choisit pour réclamer l’ouverture d’un
nouveau théâtre. La Porte-Saint-Martin, l’Ambigu, le ThéâtreHistorique ne trouvent plus de drames ; vite ouvrons une salle
nouvelle, pour élargir la disette des bonnes pièces. Et qu’on ne
vienne pas dire que, systématiquement, les directeurs repoussent les
tentatives ; ils ont tout essayé, les drames à panaches, les drames
historiques, les drames taillés sur le patron de 1830. S’ils ont
abandonné la partie, c’est que le public s’est désintéressé de ces
formules anciennes, c’est que les prétendus jeunes, les poètes figés
qui leur apportent ces pastiches, n’ont absolument aucune originalité
dans le ventre. On ne galvanise pas le passé. Au théâtre surtout, il
n’est pas permis de retourner en arrière. C’est l’époque, c’est le
milieu ambiant, c’est le courant des esprits qui font les pièces
vivantes.
Et ce n’est pas tout. Il n’y a pas que les pièces qui manquent, les
acteurs eux aussi font défaut. Je ne veux nommer aucun théâtre, mais
presque toutes les troupes sont pitoyables, si l’on excepte quelques
artistes de talent. Les traditions du drame romantique se perdent ; il
63
faut attendre qu’une génération de comédiens apporte l’esprit
nouveau.
En attendant, si un grand théâtre s’ouvrait, il aurait toutes les
peines du monde à réunir une troupe convenable.
Oui, le drame d’hier est mort ; oui, il n’y a plus de directeur pour
le recevoir, plus d’artistes pour le jouer, plus de public pour
l’entendre. Mais c’est une idée baroque que de vouloir le ressusciter
à coups de billets de banque. L’État donnerait des millions qu’il ne
mettrait pas debout ce cadavre. Il n’y a qu’une façon de rendre au
drame tout son éclat : c’est de le renouveler. Le drame romantique est
aussi mort que la tragédie. Attendez que l’évolution s’achève, qu’on
trouve le théâtre de l’époque, celui qui sera fait avec notre sang et
notre chair, à nous autres contemporains, et vous verrez les théâtres
revivre. Il faut de la passion dans une littérature. Quand une formule
tombe aux mains des imitateurs, elle disparaît vite. Nous avons
besoin de créateurs originaux.
Ce sont là des idées bien simples, d’une vérité presque puérile tant
elle est évidente, et je m’étonne que j’aie besoin de les répéter si
souvent pour convaincre le monde. Il est certain que chaque période
historique a sa littérature, son roman et son théâtre. Pourquoi veut-on
alors que nous ayons la littérature de Louis-Philippe et de l’empire ?
Depuis 1870, après une catastrophe épouvantable qui a retourné
profondément la nation, nous vivons dans une époque nouvelle. Des
hommes politiques nouveaux se sont produits, ont mis la main sur le
pouvoir et ont aidé à l’évolution qui nous emporte vers la formule
sociale de demain. Dès lors, il doit se produire en littérature une
évolution semblable ; nous allons, nous aussi, à une formule qui
triomphera demain ; des hommes nouveaux travaillent à son succès,
fatalement, jouant le rôle qu’ils sont venus jouer.
Tout cela est mathématique, tout cela est régi par des lois que nous
ne connaissons pas encore bien, mais que nous commençons à
entrevoir.
Il serait aussi ridicule de vouloir revenir au mouvement
romantique que de songer à recommencer les journées de 1830.
Aujourd’hui, la liberté est conquise, et nous tâchons d’asseoir le
gouvernement et la littérature sur des données scientifiques. Je jette
64
ici au courant de la plume de grosses idées, sur lesquelles j’aimerais
à m’étendre un jour.
Donc, pour conclure, si je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on
subventionne la littérature, si je trouve très bon qu’on entretienne un
peu moins galamment l’Opéra pour donner davantage à l’Odéon, je
suis absolument persuadé que l’argent ne fera pas naître un homme
de génie et ne l’aidera même pas à se produire ; car le propre du
génie est de s’affirmer au milieu des obstacles. Donnez de l’argent, il
ira aux médiocres, aux farceurs de l’histoire et du patriotisme ; peutêtre même cela causera-t-il plus de tort que de bien, mais il faut que
tout le monde vive. Seulement, l’avenir se fera de lui-même, en
dehors de vos patronages et de vos subventions, par l’évolution
naturaliste du siècle, par cet esprit de logique et de science qui
transforme en ce moment le corps social tout entier. Que les faibles
meurent, les reins cassés ; c’est la loi. Quant aux forts, ils ne relèvent
que d’eux-mêmes ; ils apportent un appui à l’État et ils n’attendent
rien de lui.
65
LES DÉCORS ET LES ACCESSOIRES - I
Je veux parler du mouvement naturaliste qui se produit au théâtre,
simplement au point de vue des décors et des accessoires. On sait
qu’il y a deux avis parfaitement tranchés sur la question : les uns
voudraient qu’on en restât à la nudité du décor classique, les autres
exigent la reproduction du milieu exact, si compliquée qu’elle soit. Je
suis évidemment de l’opinion de ceux-ci ; seulement, j’ai mes raisons
à donner.
Il faut étudier la question dans l’histoire même de notre théâtre
national. L’ancienne parade de foire, le mystère joué sur des tréteaux,
toutes ces scènes dites en plein vent d’où sont sorties, parfaites et
équilibrées, les tragédies et les comédies du dix-septième siècle, se
jouaient entre trois lambeaux tendus sur des perches. L’imagination
du public suppléait au décor absent. Plus tard, avec Corneille,
Molière et Racine, chaque théâtre avait une place publique, un salon,
une forêt, un temple ; même la forêt ne servait guère, je crois. L’unité
de lieu, qui était une règle strictement observée, impliquait ce peu de
variété. Chaque pièce ne nécessitait, qu’un décor ; et comme, d’autre
part, tous les personnages devaient se rencontrer dans ce décor, les
auteurs choisissaient fatalement les mêmes milieux neutres, ce qui
permettait au même salon, à la même rue, au même temple de
s’adapter a toutes les actions imaginables.
J’insiste, parce que nous sommes là aux sources de la tradition. Il
ne faudrait pas croire que cette uniformité, cet effacement du décor,
vinssent de la barbarie de l’époque, de l’enfance de l’art décoratif. Ce
qui le prouve, c’est que certains opéras, certaines pièces de gala, ont
été montées alors avec un luxe de peintures, une complication de
66
machines extraordinaire.
Le rôle neutre du décor était dans l’esthétique même du temps.
On n’a qu’à assister, de nos jours, à la représentation d’une
tragédie ou d’une comédie classique. Pas un instant le décor n’influe
sur la marche de la pièce. Parfois, des valets apportent des sièges ou
une table ; il arrive même qu’ils posent ces sièges au beau milieu
d’une rue. Les autres meubles, les cheminées, tout se trouve peint
dans les fonds. Et cela semble fort naturel. L’action se passe en l’air,
les personnages sont des types qui défilent, et non des personnalités
qui vivent. Je ne discute pas aujourd’hui la formule classique, je
constate simplement que les argumentations, les analyses de
caractère, l’étude dialoguée des passions, se déroulant devant le trou
du souffleur sans que les milieux eussent jamais à intervenir, se
détachaient d’autant plus puissamment que le fond avait moins
d’importance.
Ce qu’il faut donc poser comme une vérité démontrée, c’est que
l’insouciance du dix-septième siècle pour la vérité du décor vient de
ce que la nature ambiante, les milieux, n’étaient pas regardés alors
comme pouvant avoir une influence quelconque sur l’action et sur les
personnages. Dans la littérature du temps, la nature comptait peu.
L’homme seul était noble, et encore l’homme dépouillé de son
humanité, l’homme abstrait, étudié dans son fonctionnement d’être
logique et passionnel. Un paysage au théâtre, qu’était-ce cela ? on ne
voyait pas les paysages réels, tels qu’ils s’élargissent par les temps de
soleil ou de pluie. Un salon complètement meublé, avec la vie qui
l’échauffe et lui donne une existence propre, pourquoi faire ? les
personnages ne vivaient pas, n’habitaient pas, ne faisaient que passer
pour déclamer les morceaux qu’ils avaient à dire.
C’est de cette formule que notre théâtre est parti.
Je ne puis faire l’historique des phases qu’il a parcourues. Mais il
est facile de constater qu’un mouvement lent et continu s’est opéré,
accordant chaque jour plus d’importance à l’influence des milieux.
D’ailleurs, l’évolution littéraire des deux derniers siècles est tout
entière dans cet envahissement de la nature. L’homme n’a plus été
seul, on a cru que les campagnes, les villes, les cieux différents
méritaient qu’on les étudiât et qu’on les donnât comme un cadre
67
immense à l’humanité. On est même allé plus loin, on a prétendu
qu’il était impossible de bien connaître l’homme, si on ne l’analysait
pas avec son vêtement, sa maison, son pays. Dès lors, les
personnages abstraits ont disparu. On a présenté des individualités,
en les faisant vivre de la vie contemporaine.
Le théâtre a fatalement obéi à cette évolution. Je sais que certains
critiques font du théâtre une chose immuable, un art hiératique dont
il ne faut pas sortir. Mais c’est là une plaisanterie que les faits
démentent tous les jours. Nous avons eu les tragédies de Voltaire, où
le décor jouait déjà un rôle ; nous avons eu les drames romantiques
qui ont inventé le décor fantaisiste et en ont tiré les plus grands effets
possibles ; nous avons eu les bals de Scribe, dansés dans un fond de
salon ; et nous en sommes arrivés au cerisier véritable de l’Ami Fritz,
à l’atelier du peintre impressionniste de la Cigale, au cercle si
étonnamment exact du Club. Que l’on fasse cette étude avec soin, on
verra toutes les transitions, on se convaincra que les résultats
d’aujourd’hui ont été préparés et amenés de longue main par
l’évolution même de notre littérature.
Je me répète, pour mieux me faire entendre.
Le malheur, ai-je dit, est qu’on veut mettre le théâtre à part, le
considérer comme d’essence absolument différente. Sans doute, il a
son optique. Mais ne le voit-on pas de tout temps obéir au
mouvement de l’époque ? À cette heure, le décor exact est une
conséquence du besoin de réalité qui nous tourmente. Il est fatal que
le théâtre cède à cette impulsion, lorsque le roman n’est plus luimême qu’une enquête universelle, qu’un procès-verbal dressé sur
chaque fait. Nos personnages modernes, individualisés, agissant sous
l’empire des influences environnantes, vivant notre vie sur la scène,
seraient parfaitement ridicules dans le décor du dix-septième siècle.
Ils s’asseoient, et il leur faut des fauteuils ; ils écrivent, et il leur faut
des tables ; ils se couchent, ils s’habillent, ils mangent, ils se
chauffent, et il leur faut un mobilier complet. D’autre part, nous
étudions tous les mondes, nos pièces nous promènent dans tous les
lieux imaginables, les tableaux les plus variés doivent forcément
défiler devant la rampe. C’est là une nécessité de notre formule
dramatique actuelle.
68
La théorie des critiques que fâche cette reproduction minutieuse,
est que cela nuit à l’intérêt de la pièce jouée. J’avoue ne pas bien
comprendre. Ainsi, on soutient cette thèse que seuls les meubles ou
les objets qui servent comme accessoires devraient être réels ; il
faudrait peindre les autres dans le décor. Dès lors, quand on verrait
un fauteuil, on se dirait tout bas : « Ah ! ah ! le personnage va
s’asseoir » ; ou bien, quand on apercevrait une carafe sur un meuble :
« Tiens ! tiens ! le personnage aura soif » ; ou bien, s’il y avait une
corbeille à ouvrage au premier plan : « Très bien ! l’héroïne brodera
en écoutant quelque déclaration. »
Je n’invente rien, il y a des personnes, paraît-il, que ces devinettes
enfantines amusent beaucoup. Lorsque le salon est complètement
meublé, qu’il se trouve empli de bibelots, cela les déroute, et ils sont
tentés de crier : « Ce n’est pas du théâtre ! »
En effet, ce n’est pas du théâtre, si l’on continue à vouloir regarder
le théâtre comme le triomphe quand même de la convention. On nous
dit : « Quoi que vous fassiez, il y a des conventions qui seront
éternelles. » C’est vrai, mais cela n’empêche pas que, lorsque l’heure
d’une convention a sonné, elle disparaît. On a bien enterré l’unité de
lieu ; cela n’a rien d’étonnant que nous soyons en train de compléter
le mouvement, en donnant au décor toute l’exactitude possible. C’est
la même évolution qui continue. Les conventions qui persistent n’ont
rien à voir avec les conventions qui partent. Une de moins, c’est
toujours quelque chose.
Comment ne sent-on pas tout l’intérêt qu’un décor exact ajoute à
l’action ? Un décor exact, un salon par exemple avec ses meubles,
ses jardinières, ses bibelots, pose tout de suite une situation, dit le
monde où l’on est, raconte les habitudes des personnages. Et comme
les acteurs y sont à l’aise, comme ils y vivent bien de la vie qu’ils
doivent vivre ! C’est une intimité, un coin naturel et charmant. Je sais
que, pour goûter cela, il faut aimer voir les acteurs vivre la pièce, au
lieu de les voir la jouer. Il y a là toute une nouvelle formule. Scribe,
par exemple, n’a pas besoin des milieux réels, parce que ses
personnages sont en carton. Je parle uniquement du décor exact pour
les pièces où il y aurait des personnages en chair et en os, apportant
avec, eux l’air qu’ils respirent.
69
Un critique a dit avec beaucoup de sagacité : « Autrefois, des
personnages vrais s’agitaient dans des décors faux ; aujourd’hui, ce
sont des personnages faux qui s’agitent dans des décors vrais. »
Cela est juste, si ce n’est que les types de la tragédie et de la
comédie classiques sont vrais, sans être réels. Ils ont la vérité
générale, les grands traits humains résumés en beaux vers ; mais ils
n’ont pas la vérité individuelle, vivante et agissante, telle que nous
l’entendons aujourd’hui. Comme j’ai essayé de le prouver, le décor
du dix-septième siècle allait en somme à merveille avec les
personnages du théâtre de l’époque ; il manquait comme eux de
particularités, il restait large, effacé, très approprié aux
développements de la rhétorique et à la peinture de héros
surhumains. Aussi est-ce un non-sens pour moi que de remonter les
tragédies de Racine, par exemple, avec un grand éclat de costumes et
de décors.
Mais où le critique a absolument raison, c’est lorsqu’il dit
qu’aujourd’hui des personnages faux s’agitent dans des décors vrais.
Je ne formule pas d’autre plainte, à chacune de mes études.
L’évolution naturaliste au théâtre a fatalement commencé par le côté
matériel, par la reproduction exacte des milieux. C’était là, en effet,
le côté le plus commode. Le public devait être pris aisément. Aussi,
depuis longtemps, l’évolution s’accomplit-elle. Quant aux
personnages faux, ils sont moins faciles à transformer que les
coulisses et les toiles de fond, car il s’agirait de trouver ici un homme
de génie. Si les peintres décorateurs et les machinistes ont suffi pour
une partie de la besogne, les auteurs dramatiques n’ont encore fait
que tâtonner. Et le merveilleux, c’est que la seule exactitude dans les
décors a suffi parfois pour assurer de grands succès.
En somme, n’est-ce pas un indice bien caractéristique ? Il faut être
aveugle pour ne pas comprendre où nous allons.
Les critiques qui se plaignent de ce souci de l’exactitude dans les
décors et les accessoires, ne devraient voir là qu’un des côtés de la
question. Elle est beaucoup plus large, elle embrasse le mouvement
littéraire du siècle entier, elle se trouve dans le courant irrésistible qui
nous emporte tous au naturalisme. M. Sardou, dans les
Merveilleuses, a voulu des tasses du Directoire ; MM. Erckmann70
Chatrian ont exigé, dans l’Ami Fritz, une fontaine qui coulât ; M.
Gondinet, dans le Club, a demandé tous les accessoires authentiques
d’un cercle. On peut sourire, hausser les épaules, dire que cela ne
rend pas les œuvres meilleures. Mais, derrière ces manies d’auteurs
minutieux, il y a plus ou moins confusément la grande pensée d’un
art de méthode et d’analyse, marchant parallèlement avec la science.
Un écrivain viendra sans doute, qui mettra enfin au théâtre des
personnages vrais dans des décors vrais, et alors on comprendra.
71
II
M. Francisque Sarcey, qui est l’autorité la plus compétente en la
matière, a bien voulu répondre aux pages qu’on vient de lire. Il n’est
point de mon avis, naturellement. M. Sarcey se contente de juger les
œuvres au jour le jour, sans s’inquiéter de l’ensemble de la
production contemporaine, constatant simplement le succès ou
l’insuccès, en donnant les raisons tirées de ce qu’il croit être la
science absolue du théâtre. Je suis, au contraire, un philosophe
esthéticien que passionne le spectacle des évolutions littéraires, qui
se soucie peu au fond de la pièce jouée, presque toujours médiocre, et
qui la regarde comme une indication plus ou moins nette d’une
époque et d’un tempérament ; en outre, je ne crois pas du tout à une
science absolue, j’estime que tout peut se réaliser, au théâtre comme
ailleurs. De là, nos divergences. Mais je suis bien tranquille, M.
Sarcey se flatte d’apprendre chaque jour et de se laisser convaincre
par les faits. Il sera convaincu par le fait naturaliste comme il vient de
l’être par le fait romantique, sur le tard.
La question des décors et des accessoires est un excellent terrain,
circonscrit et nettement délimité, pour y porter l’étude des
conventions au théâtre. En somme, les conventions sont la grosse
affaire. On me dit que les conventions sont éternelles, qu’on ne
supprimera jamais la rampe, qu’il y aura toujours des coulisses
peintes, que les heures à la scène seront comptées comme des
minutes, que les salons où se passent les pièces n’auront que trois
murs. Eh ! oui, cela est certain. Il est même un peu puéril de donner
de tels arguments. Cela me rappelle un peintre classique, disant de
Courbet : « Eh bien ! quoi ? qu’a-t-il inventé ? est-ce que ses figures
72
n’ont pas un nez, une bouche et deux yeux comme les miennes ? »
Je veux faire entendre qu’il y a, dans tout art, un fond matériel qui
est fatal.
Quand on fait du théâtre, on ne fait pas de la chimie. Il faut donc
un théâtre, organisé comme les théâtres de l’époque où l’on vit, avec
le plus ou le moins de perfectionnement du matériel employé. Il
serait absurde de croire qu’on pourra transporter la nature telle quelle
sur les planches, planter de vrais arbres, avoir de vraies maisons,
éclairées par de vrais soleils. Dès lors, les conventions s’imposent, il
faut accepter des illusions plus ou moins parfaites, à la place des
réalités. Mais cela est tellement hors de discussion, qu’il est inutile
d’en parler. C’est le fond même de l’art humain, sans lequel il n’y a
pas de production possible. On ne chicane pas au peintre ses
couleurs, au romancier son encre et son papier, à l’auteur dramatique
sa rampe et ses pendules qui ne marchent pas.
Seulement, prenons une comparaison. Qu’on lise par exemple un
roman de mademoiselle de Scudéri et un roman de Balzac. Le papier
et l’encre leur sont tolérés à tous deux ; on passe sur cette infirmité
de la création humaine. Or, avec les mêmes outils, mademoiselle de
Scudéri va créer des marionnettes, tandis que Balzac créera des
personnages en chair et en os. D’abord, il y a la question de talent ;
mais il y a aussi la question d’époque littéraire. L’observation,
l’étude de la nature est devenue aujourd’hui une méthode qui était à
peu près inconnue au dix-septième siècle. On voit donc ici la
convention tournée, comme masquée par la puissance de la vérité des
peintures.
Les conventions ne font que changer ; c’est encore possible. Nous
ne pouvons pas créer de toutes pièces des êtres vivants, des mondes
tirant tout d’eux-mêmes. La matière que nous employons est morte,
et nous ne saurions lui souffler qu’une vie factice.
Mais que de degrés dans cette vie factice, depuis la grossière
imitation qui ne trompe personne, jusqu’à la reproduction presque
parfaite qui fait crier au miracle ! Affaire de génie, dira-t-on : sans
doute, mais aussi, je le répète, affaire de siècle. L’idée de la vie dans
les arts est toute moderne. Nous sommes emportés malgré nous vers
la passion du vrai et du réel. Cela est indéniable, et il serait aisé de
73
prouver par des exemples que le mouvement grandit tous les jours.
Croit-on arrêter ce mouvement, en faisant remarquer que les
conventions subsistent et se déplacent ? Eh ! c’est justement parce
qu’il y a des conventions, des barrières entre la vérité absolue et
nous, que nous luttons pour arriver le plus près possible de la vérité,
et qu’on assiste à ce prodigieux spectacle de la création humaine
dans les arts. En somme, une œuvre n’est qu’une bataille livrée aux
conventions, et l’œuvre est d’autant plus grande qu’elle sort plus
victorieuse du combat.
Le fond de ceci est que, comme toujours, on s’en tient à la lettre.
Je parle contre les conventions, contre les barrières qui nous séparent
du vrai absolu ; tout de suite on prétend que je veux supprimer les
conventions, que je me fais fort d’être le bon Dieu. Hélas ! je ne le
puis. Peut-être serait-il plus simple de comprendre que je ne demande
en somme à l’art que ce qu’il est capable de donner. Il est entendu
que la nature toute nue est impossible a la scène. Seulement, nous
voyons à cette heure, dans le roman, où l’on en est arrivé par
l’analyse exacte des lieux et des êtres. J’ai nommé Balzac qui, tout en
conservant les moyens artificiels de la publication en volumes, a su
créer un monde dont les personnages vivent dans les mémoires
comme des personnages réels.
Eh bien ! je me demande chaque jour si une pareille évolution
n’est pas possible au théâtre, si un auteur ne saura pas tourner les
conventions scéniques, de façon à les modifier et à les utiliser pour
porter sur la scène une plus grande intensité de vie. Tel est, au fond,
l’esprit de toute la campagne que je fais dans ces études.
Et, certes, je n’espère pas changer rien à ce qui doit être. Je me
donne le simple plaisir de prévoir un mouvement, quitte à me
tromper. Je suis persuadé qu’on ne détermine pas à sa guise un
mouvement au théâtre. C’est l’époque même, ce sont les mœurs, les
tendances des esprits, la marche de toutes les connaissances
humaines, qui transforment l’art dramatique, comme les autres arts.
Il me semble impossible que nos sciences, notre nouvelle méthode
d’analyse, notre roman, notre peinture, aient marché dans un sens
nettement réaliste, et que notre théâtre reste seul, immobile, figé dans
les traditions. Je dis cela, parce que je crois que cela est logique et
74
raisonnable. Les faits me donneront tort ou raison.
Il est donc bien entendu que je ne suis pas assez peu pratique pour
exiger la copie textuelle de la nature. Je constate uniquement que la
tendance paraît être, dans les décors et les accessoires, à se
rapprocher de la nature le plus possible ; et je constate cela comme
un symptôme du naturalisme au théâtre. De plus, je m’en réjouis.
Mais j’avoue volontiers que, lorsque je me montre enchanté du
cerisier de l’Ami Fritz et du cercle du Club, je me laisse aller au
plaisir de trouver des arguments. Il me faut bien des arguments : je
les prends où ils se présentent ; je les exagère même un peu, ce qui
est naturel. Je sais parfaitement que le cerisier vrai où monte Suzel
est en bois et en carton, que le cercle où l’on joue, dans le Club,
n’est, en somme, qu’une habile tricherie.
Seulement, on ne saurait nier, d’autre part, qu’il n’y a pas des
cerisiers ni des cercles pareils dans Scribe, que ce souci minutieux
d’une illusion plus grande est tout nouveau. De là à constater au
théâtre le mouvement qui s’est produit dans le roman, il n’y a qu’une
déduction logique. Les aveugles seuls, selon moi, peuvent nier la
transformation dramatique à laquelle nous assistons. Cela commence
par les décors et les accessoires ; cela finira par les personnages.
Remarquez que les grands décors, avec des trucs et des
complications destinés à frapper le public, me laissent singulièrement
froid. Il y a des effets impossibles à rendre : une inondation par
exemple, une bataille, une maison qui s’écroule. Ou bien, si l’on
arrivait à reproduire de pareils tableaux, je serais assez d’avis qu’on
coupât le dialogue. Cela est un art tout particulier, qui regarde le
peindre décorateur et le machiniste. Sur cette pente, d’ailleurs, on
irait vite à l’exhibition, au plaisir grossier des yeux. Pourtant, en
mettant les trucs de côté, il serait très intéressant d’encadrer un drame
dans de grands décors copiés sur la nature, autant que l’optique de la
scène le permettrait. Je me souviendrai toujours du merveilleux Paris,
au cinquième acte de Jean de Thommeray, les quais s’enfonçant dans
la nuit, avec leurs files de becs de gaz. Il est vrai que ce cinquième
acte était très médiocre. Le décor semblait fait pour suppléer au vide
du dialogue. L’argument reste fâcheux aujourd’hui, car, si l’acte avait
été bon, le décor ne l’aurait pas gâté, au contraire.
75
Mais je confesse que je suis beaucoup plus louché par des
reproductions de milieux moins compliqués et moins difficiles à
rendre.
Il est très vrai que le cadre ne doit pas effacer les personnages par
son importance et sa richesse. Souvent les lieux sont une explication,
un complément de l’homme qui s’y agite, à condition que l’homme
reste le centre, le sujet que l’auteur s’est proposé de peindre. C’est lui
qui est la somme totale de l’effet, c’est en lui que le résultat général
doit s’obtenir ; le décor réel ne se développe que pour lui apporter
plus de réalité, pour le poser dans l’air qui lui est propre, devant le
spectateur. En dehors de ces conditions, je fais bon marché de toutes
les curiosités de la décoration, qui ne sont guère à leur place que dans
les féeries.
Nous avons conquis la vérité du costume. On observe aujourd’hui
l’exactitude de l’ameublement. Les pas déjà faits sont considérables.
Il ne reste guère qu’à mettre à la scène des personnages vivants, ce
qui est, il est vrai, le moins commode. Dès lors, les dernières
traditions disparaîtraient, on règlerait de plus en plus la mise en scène
sur les allures de la vie elle-même. Ne remarque-t-on pas, dans le jeu
de nos acteurs, une tendance réaliste très accentuée ? La génération
des artistes romantiques a si bien disparu, qu’on éprouve toutes les
peines du monde à remonter les pièces de 1810 ; et encore les vieux
amateurs crient-ils à la profanation. Autrefois, jamais un acteur
n’aurait osé parler en tournant le dos au public ; aujourd’hui, cela a
lieu dans une foule de pièces. Ce sont de petits faits, mais des faits
caractéristiques. On vit de plus en plus les pièces, on ne les déclame
plus.
Je me résume, en reprenant une phrase que j’ai écrite plus haut :
une œuvre n’est qu’une bataille livrée aux conventions, et l’œuvre est
d’autant plus grande qu’elle sort plus victorieuse du combat.
76
III
Quitte à me répéter, je reviens une fois de plus à la question des
décors. Tout à l’heure, j’examinerai le très remarquable ouvrage de
M. Adolphe Jullien sur le costume au théâtre. Je regrette beaucoup
qu’un ouvrage semblable n’existe pas sur les décors. M. Jullien a
bien dit, çà et là, un mot des décors ; car, selon sa juste remarque,
tout se tient dans les évolutions dramatiques ; le même mouvement
qui transforme les costumes, transforme en même temps les décors,
et semble n’être d’ailleurs qu’une conséquence des périodes
littéraires elles-mêmes. Mais il n’en est pas moins désirable qu’un
livre spécial soit fait sur l’histoire des décors, depuis les tréteaux où
l’on jouait les Mystères, jusqu’à nos scènes actuelles qui se piquent
du naturalisme le plus exact. En attendant, sans avoir la prétention de
toucher au grand travail historique qu’elle nécessiterait, je vais
essayer de poser la question d’une façon logique.
M. Sarcey a fait toute une campagne contre l’importance que nos
théâtres donnent aujourd’hui aux décors. Ils a dit, comme toujours,
d’excellentes choses, pleines de bon sens ; mais j’estime qu’il a tout
brouillé et qu’il faudrait, pour s’entendre, éclairer un peu la question
et distinguer les différents cas.
D’abord, mettons de côté la féerie et le drame à grand spectacle.
J’entends rester dans la littérature. Il est certain que les pièces où
certains tableaux sont uniquement des prétextes à décors, tombent
par là même au rang des exhibitions foraines ; elles ont dès lors un
intérêt particulier, faites pour les yeux ; elles sont souvent
intéressantes par le luxe et l’art qu’on y déploie. C’est tout un genre,
dont je ne pense pas que M. Sarcey demande la disparition.
77
Les décors y sont d’autant plus à leur place, qu’ils y jouent le
principal rôle. Le public s’y amuse ; ceux qui n’aiment pas ça, n’ont
qu’à rester chez eux. Quant à la littérature, elle demeure
complètement étrangère à l’affaire, et dès lors elle ne saurait en
souffrir.
J’entends bien, d’ailleurs, ce dont M. Sarcey se plaint. Il accuse
les directeurs et les auteurs de spéculer sur ce goût du public pour les
décors riches, en introduisant quand même des décors à sensation
dans des œuvres littéraires qui devraient s’en passer. Par exemple, on
se souvient des magnificences de Balsamo ; il y avait là une galerie
des glaces et un feu d’artifice d’une utilité discutable au point de vue
du drame, et qui, du reste, ne sauvèrent pas la pièce. Eh bien ! dans
ce cas nettement défini, M. Sarcey a raison. Un décor qui n’a pas
d’utilité dramatique, qui est comme une curiosité à part, mise là pour
éblouir le public, ravale un ouvrage au rang inférieur de la féerie et
du mélodrame à spectacle. En un mot, le décor pour le décor, si riche
et si curieux soit-il, n’est qu’une spéculation et ne peut que gâter une
œuvre littéraire.
Mais cela entraîne-t-il la condamnation du décor exact, riche ou
pauvre ? Doit-on toujours citer le théâtre de Shakespeare, où les
changements à vue étaient simplement indiqués par des écriteaux ?
Faut-il croire que nos pièces modernes pourraient se contenter,
comme les pièces du dix-septième siècle, d’un décor abstrait, salon
sans meubles, péristyle de temple, place publique ? En un mot, est-on
bien venu de déclarer que le décor n’a aucune importance, qu’il peut
être quelconque, que le drame est dans les personnages et non dans
les lieux où ils s’agitent ? C’est ici que la question se pose
sérieusement.
Une fois encore, je me trouve en face d’un absolu.
Les critiques qui défendent les conventions, disent à tous propos :
« le théâtre », et ce mot résume pour eux quelque chose de définitif,
de complet, d’immuable : le théâtre est comme ceci, le théâtre est
comme cela. Ils vous envoient Shakespeare et Molière à la tête. Du
moment où les maîtres, il y a deux siècles, faisaient jouer des chefsd’œuvre sans décors, nous sommes ridicules d’exiger aujourd’hui,
pour nos œuvres médiocres, les lieux exacts, avec un embarras
78
extraordinaire d’accessoires. Et de là à parler de la mode, il n’y a pas
loin. Pour les critiques en question, il semble que notre goût actuel,
notre souci de la vérité des milieux, de l’illusion scénique poussée
aux dernières limites, ne soit qu’une pure affaire de mode, un
engouement du public qui passera. Ainsi, M. Sarcey s’est demandé
pourquoi meubler un salon ; ne peignait on pas tout dans le décor
autrefois ? et il n’est pas éloigné de vouloir qu’on revienne à la
nudité ancienne, qui avait l’avantage de laisser la scène plus libre. En
effet, pourquoi ne retournerait-on pas au décor abstrait, si rien ne
nous en empêche, s’il n’y a dans nos complications actuelles qu’un
caprice ? M. Sarcey, avec son bon sens pratique, fait valoir tous les
avantages : l’économie, les pièces montées plus vite, la littérature
épurée et triomphant seule.
Mon Dieu ! cela est fort juste, fort raisonnable. Mais, si nous ne
retournons pas au décor abstrait, c’est que nous ne le pouvons pas,
tout bonnement. Il n’y a pas le moindre engouement dans notre fait.
Le décor exact s’est imposé de lui-même, peu à peu, comme le
costume exact. Ce c’est pas une affaire de mode, c’est une affaire
d’évolution humaine et sociale. Nous ne pouvons pas plus revenir
aux écriteaux de Shakespeare, que nous ne pouvons revivre au
seizième siècle.
Cela nous est défendu. Sans doute des chefs-d’œuvre ont poussé
dans cette convention du décor ; car ils étaient là comme dans leur
sol naturel ; mais, ce sol n’est plus le nôtre, et je défie un auteur
dramatique d’aujourd’hui de rien créer de vivant, s’il ne plante pas
solidement son œuvre dans notre terre du dix-neuvième siècle.
Comment un homme de l’intelligence de M. Sarcey ne tient-il pas
compte du mouvement qui transforme continuellement le théâtre ? Il
est très lettré, très érudit ; il connaît comme pas un notre répertoire
ancien et moderne ; il a tous les documents pour suivre l’évolution
qui s’est produite et qui continue. C’est là une étude de philosophie
littéraire qui devrait le tenter. Au lieu de s’enfermer dans une
rhétorique étroite, au lieu de ne voir dans le théâtre qu’un genre
soumis à des lois, pourquoi n’ouvre-t-il pas sa fenêtre toute grande et
ne considère-t-il pas le théâtre comme un produit humain, variant
avec les sociétés, s’élargissant avec les sciences, allant de plus en
79
plus à cette vérité qui est notre but et notre tourment ?
Je reste dans la question des décors. Voyez combien le décor
abstrait du dix-septième siècle répond à la littérature dramatique du
temps. Le milieu ne compte pas encore. Il semble que le personnage
marche en l’air, dégagé des objets extérieurs. Il n’influe pas sur eux,
et il n’est pas déterminé par eux. Toujours il reste à l’état de type,
jamais il n’est analysé comme individu. Mais, ce qui est plus
caractéristique, c’est que le personnage est alors un simple
mécanisme cérébral ; le corps n’intervient pas, l’âme seule
fonctionne, avec les idées, les sentiments, les passions. En un mot, le
théâtre de l’époque emploie l’homme psychologique, il ignore
l’homme physiologique.
Dès lors, le milieu n’a plus de rôle à jouer, le décor devient inutile.
Peu importe le lieu où l’action se passe, du moment qu’on refuse aux
différents lieux toute influence sur les personnages. Ce sera une
chambre, un vestibule, une forêt, un carrefour ; même un écriteau
suffira. Le drame est uniquement dans l’homme, dans cet homme
conventionnel qu’on a dépouillé de son corps, qui n’est plus un
produit du sol, qui ne trempe plus dans l’air natal. Nous assistons au
seul travail d’une machine intellectuelle, mise à part, fonctionnant
dans l’abstraction.
Je ne discuterai point ici s’il est plus noble en littérature de rester
dans cette abstraction de l’esprit ou de rendre au corps sa grande
place, par amour de la vérité. Il s’agit pour le moment de constater de
simples faits. Peu à peu, l’évolution scientifique s’est produite, et
nous avons vu le personnage abstrait disparaître pour faire place à
l’homme réel, avec son sang et ses muscles. Dès ce moment, le rôle
des milieux est devenu de plus en plus important. Le mouvement qui
s’est opéré dans les décors part de là, car les décors ne sont en
somme que les milieux où naissent, vivent et meurent les
personnages.
Mais un exemple est nécessaire, pour bien faire comprendre ce
mouvement. Prenez par exemple l’Harpagon de Molière. Harpagon
est un type, une abstraction de l’avarice. Molière n’a pas songé à
peindre un certain avare, un individu déterminé par des circonstances
particulières ; il a peint l’avarice, en la dégageant même de ses
80
conditions extérieures, car il ne nous montre seulement pas la maison
de l’avare, il se contente de le faire parler et agir. Prenez maintenant
le père Grandet, de Balzac.
Tout de suite, nous avons un avare, un individu qui a poussé dans
un milieu spécial ; et Balzac a dû peindre le milieu, et nous n’avons
pas seulement avec lui l’abstraction philosophique de l’avarice, nous
avons l’avarice étudiée dans ses causes et dans ses résultats, toute la
maladie humaine et sociale. Voilà en présence la conception littéraire
du dix-septième siècle et celle du dix-neuvième : d’un côté, l’homme
abstrait, étudié hors de la nature ; de l’autre, l’homme d’après la
science, remis dans la nature et y jouant son rôle strict, sous des
influences de toutes sortes.
Eh bien ! il devient dès lors évident que, si Harpagon peut jouer
son drame dans n’importe quel lieu, dans un décor quelconque,
vague et mal peint, le père Grandet ne peut pas plus jouer le sien en
dehors de sa maison, de son milieu, qu’une tortue ne saurait vivre
hors de sa carapace. Ici, le décor fait partie intégrante du drame ; il
est de l’action, il l’explique, et il détermine le personnage.
La question des décors n’est pas ailleurs. Ils ont pris au théâtre
l’importance que la description a prise dans nos romans. C’est
montrer un singulier entêtement dans l’absolu, que de ne pas
comprendre l’évolution fatale qui s’est accomplie, et la place
considérable qu’ils tiennent légitimement aujourd’hui dans notre
littérature dramatique. Ils n’ont cessé depuis deux cents ans de
marcher vers une exactitude de plus en plus grande, du même pas
d’ailleurs et au travers des mêmes obstacles que les costumes. À cette
heure, la vérité triomphe partout. Ce n’est pas que nous soyons
arrivés à un emploi sage de cette vérité des milieux. On sacrifie plus
à la richesse et à l’étrangeté qu’à l’exactitude. Ce que je voudrais, ce
serait, chez les auteurs dramatiques, un souci du décor vrai,
uniquement lorsque le décor explique et détermine les faits et les
personnages.
Je reprends Eugénie Grandet, qui a été mise au théâtre, mais très
médiocrement ; eh bien ! il faudrait que, dès le lever du rideau, on se
crût chez le père Grandet ; il faudrait que les murs, que les objets
ajoutassent à l’intérêt du drame, en complétant les personnages
81
comme le fait la nature elle-même.
Tel est le rôle des décors. Ils élargissent le domaine dramatique en
mettant la nature elle-même au théâtre, dans son action sur l’homme.
On doit les condamner, dès qu’ils sortent de cette fonction
scientifique, dès qu’ils ne servent plus à l’analyse des faits et des
personnages. Ainsi, M. Sarcey a raison, lorsqu’il blâme la
magnificence avec laquelle on remonte les anciennes tragédies ; c’est
méconnaître leur véritable cadre. Tout décor ajouté à une œuvre
littéraire comme un ballet, uniquement pour boucher un trou, est un
expédient fâcheux. Au contraire, il faut applaudir, lorsque le décor
exact s’impose comme le milieu nécessaire de l’œuvre, sans lequel
elle resterait incomplète et ne se comprendrait plus. Et, la question se
trouvant ainsi posée, il n’y a qu’à laisser la critique faire pour ou
contre des campagnes qui ne hâteront ni n’arrêteront l’évolution
naturaliste au théâtre. Cette évolution est un travail humain et social
sur lequel des volontés isolées ne peuvent rien. Malgré son autorité,
M. Sarcey ne nous ramènera pas aux décors abstraits de Molière et
de Shakespeare, pas plus qu’il ne peut ressusciter les artistes du dixseptième siècle avec leurs costumes et le public de l’époque avec ses
idées. Élargissez donc le chemin et laissez passer l’humanité en
marche.
82
LE COSTUME - I
Je viens de lire un bien intéressant ouvrage : l’Histoire du costume
au théâtre, par M. Adolphe Jullien.
Depuis bientôt quatre ans que je m’occupe de critique dramatique,
me souciant moins des œuvres que du mouvement littéraire
contemporain, me passionnant surtout contre les traditions et les
conventions, j’ai senti bien souvent de quelle utilité serait une
histoire de notre théâtre national. Sans doute, cette histoire a été faite,
et plusieurs fois. Mais je n’en connais pas une qui ait été écrite dans
le sens où je la voudrais, sur le plan que je vais tâcher d’esquisser
largement.
Je voudrais une Histoire de notre théâtre qui eût pour base,
comme l’Histoire de la littérature anglaise, de M. Taine, le sol même,
les mœurs, les moments historiques, la race et les facultés maîtresses.
C’est là aujourd’hui la meilleure méthode critique, lorsqu’on
l’emploie sans outrer l’esprit de système. Et cette Histoire montrerait
alors clairement, en s’appuyant sur les faits, le lent chemin parcouru
depuis les Mystères jusqu’à nos comédies modernes, toute une
évolution naturaliste, qui, partie des conventions les plus blessantes
et les plus grossières, les a peu à peu diminuées d’année en année,
pour se rapprocher toujours davantage des réalités naturelles et
humaines. Tel serait l’esprit même de l’œuvre, l’ouvrage tendrait
simplement à prouver la marche constante vers la vérité, une poussée
fatale, un progrès s’opérant à la fois dans les décors, les costumes, la
déclamation, les pièces, et aboutissant à nos luttes actuelles. Je
souris, lorsqu’on m’accuse de me poser en révolutionnaire. Eh ! je
sais bien que la révolution a commencé du jour où le premier
83
dialogue a été écrit, car c’est une fatalité de notre nature, de ne
pouvoir rester stationnaire, de marcher, même malgré nous, à un but
qui se recule sans cesse.
Les aimables fantaisistes ont un argument : dans les lettres, le
progrès n’existe pas.
Sans doute, si l’on parle du génie. L’individualité d’un écrivain
existe en dehors des formules littéraires de son temps. Peu importe la
situation où il trouve les lettres à sa naissance ; il s’y taille une place,
il laisse quand même une production puissante, qui a sa date ;
seulement, j’ajouterai que tous les génies ont été révolutionnaires,
qu’ils ont précisément grandi au-dessus des autres, parce qu’ils ont
élargi la formule de leur âge. Ainsi donc, il faut distinguer entre
l’individualité des écrivains et le progrès des lettres. J’accorde qu’en
tous temps, avec les formules les plus fausses, au milieu des
conventions les plus ridicules, le génie a laissé des monuments
impérissables. Mais il faut qu’on m’accorde ensuite que les époques
se transforment, que la loi de ce mouvement paraît être un besoin
constant de mieux voir et de mieux rendre. En somme, l’individualité
est comme la graine qui tombe dans tel ou tel terrain ; sans elle pas
de plante, elle est la vie ; mais le terrain a aussi son importance, car
c’est lui qui va déterminer, par sa nature, les façons d’être de la
plante.
Je me suis toujours prononcé pour l’individualité. Elle est l’unique
force. Cependant, nous n’irions pas loin dans nos études critiques, si
nous voulions l’abstraire de l’époque où elle se produit. Nous
sommes tout de suite forcés d’en arriver à l’étude du terrain. C’est
cette étude du terrain qui m’intéresse, parce qu’elle m’apparaît pleine
d’enseignements. Puis, nous nous trouvons ici dans un domaine qui
devient de jour en jour scientifique. Si on laisse l’individualité de
côté pour la reprendre et l’étudier chaque fois qu’elle se produira ; si
on se borne à examiner, par exemple, l’histoire des conventions au
théâtre : on reste frappé de cette loi constante dont je viens de parler,
de ce lent progrès vers toutes les vérités.
Cela est indéniable.
Je ne fais qu’indiquer à larges traits un plan général. Prenez les
décors : c’est d’abord des toiles pendues à des cordes ; c’est ensuite
84
les compartiments des Mystères, puis un même décor pour toutes les
pièces, puis un décor fait en vue de chaque œuvre, puis une recherche
de plus en plus marquée de l’exactitude des lieux, jusqu’aux copies si
fidèles de notre temps. Prenez les costumes, et j’y reviendrai
longuement avec M. Julien : même gradation, la fantaisie et
l’insouciance comme point de départ, et une continuelle réforme
aboutissant à nos scrupules historiques d’aujourd’hui. Prenez la
déclamation, l’art du comédien : pendant deux siècles, on déclame
sur un ton ampoulé, on lance les vers comme un chant d’église, sans
la moindre recherche de la justesse et de la vie ; puis, avec
mademoiselle Clairon, avec Lekain, avec Talma, le progrès
s’accomplit très péniblement et au milieu des discussions. Ce qu’on
parait ignorer, c’est que, si l’on jouait aujourd’hui, à la ComédieFrançaise, une pièce de Corneille, de Molière ou de Racine, comme
elle a été jouée à la création, on se tiendrait les côtes de rire, tant les
décors, les costumes et le ton des acteurs sembleraient grotesques.
Voilà qui est clair. Le progrès, ou si l’on aime mieux l’évolution,
ne peut faire doute pour personne. Depuis le quinzième siècle, il s’est
produit ce que je nommerai un besoin d’illusion plus grand. Les
conventions, les erreurs de toutes sortes ont disparu, une à une,
chaque fois qu’une d’entre elles a fini par trop choquer le public. On
doit ajouter qu’il a fallu des années et l’effort des plus grands génies
pour venir à bout des moindres contre sens. C’est là ce que je
voudrais voir établi nettement par une Histoire de notre théâtre
national.
Tenez, une des questions les plus curieuses et qui montre bien
l’imbécillité de la convention.
Au quinzième siècle, tous les rôles de femme étaient tenus par de
jeunes garçons. Ce fut seulement sous Henri IV qu’une actrice osa
paraître sur les planches. Mais cette audace causa un scandale
affreux ; le public se fâchait, trouvait cela immoral. Et le plus
étonnant, c’est que le déguisement des jeunes garçons, ces jupes
qu’ils portaient, donnaient naissance à de honteuses débauches, à des
amours monstrueux, qui semblaient ne choquer personne. On sait
aujourd’hui combien est pénible pour notre public, même dans la
farce, l’entrée d’un comique vêtu d’une robe ; c’est juste l’effet
85
contraire, nous voyons une indécence où nos pères trouvaient une
nécessité morale, car pour eux une femme qui paraissait sur un
théâtre prostituait son sexe. D’ailleurs, pendant tout le dix-septième
siècle, des hommes tinrent encore les rôles de vieilles femmes et de
soubrettes. Ce fut Béjart qui créa madame Pernelle. Beauval parut
dans madame Jourdain, madame de Sottenville, Philaminte. Essayez
aujourd’hui de rétablir une pareille distribution, et la tentative
semblera ordurière.
Ajoutez que beaucoup de rôles étaient joués sous le masque. Cela
du coup tuait l’expression, tout un coin de l’art du comédien. Pourvu
que le vers fût lancé, le public était content. Il paraissait n’éprouver
aucun besoin de réalité matérielle. J’ai trouvé dans l’ouvrage de M.
Jullien une phrase qui m’a frappé. « Oreste, César, Horace, dit-il,
étaient burlesquement travestis en courtisans de la plus grande cour
d’Europe, et cette mode, qui nous paraîtrait aujourd’hui si
déplaisante, ne choquait en rien nos ancêtres, qui semblaient, à dire
vrai, ne juger les œuvres dramatiques que par les yeux de la pensée,
en faisant abstraction complète de la représentation théâtrale. » Tout
est là, méditez cette expression : « Les yeux de la pensée ».
En effet, la grande évolution naturaliste, qui part du quinzième
siècle pour arriver au nôtre, porte tout entière sur la substitution lente
de l’homme physiologique à l’homme métaphysique. Dans la
tragédie, l’homme métaphysique, l’homme d’après le dogme et la
logique, régnait absolument. Le corps ne comptant pas, l’âme étant
regardée comme l’unique pièce intéressante de la machine humaine,
tout drame se passait en l’air, dans l’esprit pur. Dès lors, à quoi bon le
monde tangible ? Pourquoi s’inquiéter du lieu où se passait l’action ?
Pourquoi s’étonner d’un costume baroque, d’une déclamation
fausse ? Pourquoi remarquer que la reine Didon était un garçon que
sa barbe naissante forçait à porter un masque ? Tout cela n’importait
pas, on ne descendait pas à ces misères, on écoutait la pièce comme
une dissertation d’école sur un cas donné. Cela se passait au-dessus
de l’homme, dans le monde des idées, si loin de l’homme réel, que la
réalité du spectacle aurait gêné.
Tel est le point de départ, le point religieux dans les Mystères, le
point philosophique plus tard dans la tragédie. Et c’est dès le début
86
aussi que l’homme naturel, étouffé sous la rhétorique et sous le
dogme, se débat sourdement, veut se dégager, fait de longs efforts
inutiles, puis finit par s’imposer membre à membre. Toute l’histoire
de notre théâtre est dans ce triomphe de l’homme physiologique
apparaissant davantage à chaque époque, sous le mannequin de
l’idéalisme religieux et philosophique. Corneille, Molière, Racine,
Voltaire, Beaumarchais, et de nos jours, Victor Hugo, Emile Augier,
Alexandre Dumas fils, Sardou lui-même, n’ont eu qu’une besogne,
même lorsqu’ils ne s’en sont pas nettement rendu compte :
augmenter la réalité de l’œuvre dramatique, progresser dans la vérité,
dégager de plus en plus l’homme naturel et l’imposer au public.
Et, fatalement, l’évolution ne s’arrête pas avec eux, elle continue,
elle continuera toujours. L’humanité est très jeune.
M. Jullien a parfaitement compris cette évolution, lorsqu’il a écrit
ceci : « Il est à remarquer que, dans toute l’histoire du théâtre en
France, non seulement la déclamation et le jeu des acteurs sont en
rapport avec le costume théâtral et en ont suivi les modifications,
mais que ce rapport existait aussi entre les costumes et les défauts des
pièces. Rien n’est isolé au théâtre ; tout s’enchaîne et se tient :
défauts et décadence, qualités et progrès. »
C’est très juste. Je l’ai dit, l’évolution se porte sur tout et c’est
justement là ce qui en montre le caractère scientifique. Aucun
caprice ; une marche logique, allant à un but déterminé. Les étapes
elles-mêmes, plus ou moins retardées, s’expliquent par des causes
fixes, la résistance du public et des mœurs, la venue de grands
écrivains et de grands acteurs, les circonstances historiques,
favorables ou défavorables. Si un esprit sincère, amoureux de l’étude,
écrivait l’Histoire que je demande, il nous ferait faire un bien grand
pas dans cette question de la convention que j’ai prise pour champ de
lutte. Je puiserais dans cette œuvre des arguments décisifs, et je suis
persuadé que toutes les intelligences nettes seraient bientôt de mon
côté.
Mais voilà, cette Histoire de notre théâtre n’existe pas, et ce n’est
pas moi qui l’écrirai, car elle demanderait un loisir dont je ne puis
disposer. Plus tard, on l’écrira, cela est certain ; l’évolution qui se
produit dans notre critique elle-même, la conduit à ces études
87
d’ensemble, à cette analyse des grands mouvements de l’esprit.
Aujourd’hui, si nous manquons d’arguments, c’est que tout le
passé doit être remis en question, et être fouillé avec nos nouvelles
méthodes. La besogne de déblaiement sera beaucoup plus facile pour
nos petits-fils, parce qu’ils auront des outils solides. Chaque jour, je
me sens arrêté, faute de pouvoir procéder aux études nécessaires. Et
ce qui me manque surtout, c’est une Histoire générale de notre
littérature, écrite sur les documents exacts et d’après la méthode
scientifique.
Dès lors, on doit comprendre quelle a été ma joie, en lisant
l’Histoire du costume au théâtre, qui ne traite a la vérité qu’un côté
assez restreint de la question, mais qui suffit pour indiquer nettement
l’évolution naturaliste au théâtre, depuis le quinzième siècle jusqu’à
nos jours. La tentative est excellente ; maintenant on peut voir ce que
donnerait une Histoire générale.
88
II
Du quinzième siècle au dix-septième, la confusion est absolue
pour le costume au théâtre. Ce qui domine, c’est un besoin de
richesse croissant, sans aucun souci de bon sens ni d’exactitude.
Dans les ballets, dans les embryons des premiers opéras, on voit les
déesses, les rois, les reines, vêtus d’étoffes d’or et d’argent, avec une
fantaisie et une prodigalité dont nos féeries peuvent donner une idée.
Les pièces historiques, d’ailleurs, sont traitées de la même façon ; les
Grecs, les Romains, ont des ajustements mythologiques du caprice le
plus singulier. Pourtant, dès Mazarin, un mouvement se produit vers
la vérité ; le cardinal apportait de l’Italie le goût de l’antiquité ;
seulement, il faut ajouter que les costumes offraient toujours d
étranges compromis. Enfin, arrive le costume romain, tel que le
portaient les héros de Racine. Ce costume était copié sur celui des
statues d’empereurs romains que nous a laissées l’antiquité. Mais
Louis XIV, qui venait de l’adopter pour ses carrousels, l’avait
défiguré d’une étonnante manière. Écoutez M Jullien :
« La cuirasse, tout en gardant la même forme, est devenue un
corps de brocart ; les knémides se sont changées en brodequins de
soie brodée s’adaptant sur des souliers à talons rouges, et les nœuds
de rubans remplacent les franges des épaules. Enfin, un tonnelet
dentelé, rond et court, un petit glaive dont le baudrier passe sous la
cuirasse ; par-dessus tout cela la perruque et la cravate de satin : voilà
ce qui composait l’habit à la romaine du dix-septième siècle. Le
casque de carrousel, qui reste dans l’opéra, est le plus souvent
remplacé dans la tragédie par le chapeau de cour avec plumes. »
Voilà dans quel attirail ont été créés tous les chefs-d’œuvre de
89
Racine.
D’ailleurs, les tragédies de Corneille étaient, elles aussi, mises à
cette mode ; on voyait Horace poignarder Camille en gants blancs. Et
remarquez qu’il y avait là un progrès, car jusqu’à un certain point ce
costume d’apparat se basait sur la vérité. Racine fît bien quelques
efforts pour se soustraire aux modes du temps ; mais il n’insista
guère. Molière fut plus énergique ; on connaît l’anecdote qui le
montre entrant dans la loge de sa femme, le soir de la première
représentation de Tartufe, et la faisant se déshabiller, en la trouvant
vêtue d’un costume magnifique pour jouer le rôle d’une femme « qui
est incommodée » dans la pièce. Les acteurs comiques, en effet, ne
respectaient pas plus la vérité que les acteurs tragiques. La richesse
dominait quand même. Une des causes de ce luxe, sans nécessité le
plus souvent, venait de l’habitude où étaient les seigneurs de donner
en cadeau aux comédiens, comme une marque de satisfaction, des
habits superbes qu’ils avaient portés. On comprend dès lors la bizarre
confusion que devaient produire sur la scène ces costumes
contemporains d’un luxe outré, mêlés à des costumes défraîchis de
toutes les coupes et de toutes les modes. En un mot, le pêle-mêle le
plus barbare régnait, sans que le public parût choqué. On s’en tenait à
l’homme métaphysique, à une idée d’abstraction et de rhétorique,
comme je le disais plus haut.
Tout le dix-septième siècle a donc été faux et majestueux. Pendant
la première moitié du dix-huitième siècle, on voit se dérouler une
période de transition. Nous ne pouvons au juste nous faire une idée
des obstacles que rencontrait le triomphe de la vérité du costume. On
devait lutter contre la tradition, contre les habitudes du public, le goût
et l’inertie des comédiens, surtout la coquetterie des comédiennes.
Il a fallu des années d’efforts, au milieu des railleries et des
insultes, pour que le naturalisme s’imposât, dans cette question si
simple et d’ailleurs secondaire de l’exactitude historique. Ce fut
pourtant des femmes que partit la réforme : mademoiselle de Maupin
osa paraître à l’Opéra, dans le rôle de Médée, les mains vides, sans la
baguette traditionnelle, audace énorme qui révolutionna le public ;
d’autre part, dans l’Andrienne, madame Dancourt imagina une sorte
de robe longue ouverte, qui convenait à son rôle d’une femme
90
relevant de couches. Mais un nouveau caprice faillit tout
compromettre. Croyant arriver à plus de vérité, les actrices
adoptèrent, pour toutes les pièces, des vêtements identiques à ceux
des dames de la cour. Et, dès lors, commença le long compromis
entre le moderne et l’antique, qui a duré jusqu’à Talma.
« Les actrices tragiques, dit M. Jullien, eurent de grands paniers,
des robes de cour, des plumets et des diamants sur la tête ; elles se
surchargeaient de franges, d’agréments, de rubans multicolores. » Et
ce n’était pas seulement les grands rôles qui se paraient ainsi, les
suivantes et les soubrettes, jusqu’aux paysannes, se montraient vêtues
de velours et de soie, les bras et les épaules chargés de pierreries.
Elles agissaient ainsi autant par convenance que par coquetterie, car
elles auraient cru manquer au public en paraissant habillées
simplement dans le costume de leurs rôles. D’ailleurs, cette idée ne
venait à personne, excepté à des esprits très nets qui devançaient leur
époque, qui réclamaient une réforme des costumes, de la diction, du
théâtre tout entier, et qu’on injuriait en se moquant d’eux. Voilà qui
doit nous donner du courage, à nous autres dont les idées naturalistes
paraissent aujourd’hui si drôles et si odieuses à la fois.
Je résume ici à grands traits, je néglige les transitions.
Mademoiselle Sallé, une danseuse célèbre de l’Opéra, se permit la
première de paraître, dans Pygmalion, sans panier, sans jupe, sans
corps, échevelée, et sans aucun ornement sur la tête. Elle avait
rencontré en France de tels obstacles, de telles mauvaises volontés,
qu’elle s’était vue forcée d’aller créer le rôle à Londres. Plus tard,
elle eut un grand succès à Paris. Mais j’arrive à mademoiselle
Clairon, qui a tant fait pour la réforme du costume et de la diction.
Elle étudiait l’antiquité, elle cherchait l’esprit de ses rôles dans les
monuments historiques. Pourtant, elle résista longtemps aux conseils
de Marmontel, qui la suppliait de quitter la déclamation chantante,
comme elle avait quitté les oripeaux du grand siècle. Un jour, elle
voulut tenter la partie. Il faut laisser ici la parole à Marmontel, qui a
parlé de cette représentation : « L’événement passa son attente et la
mienne. Ce ne fut plus l’actrice, ce fut Roxane elle-même que l’on
crut voir et entendre. On se demandait : Où sommes-nous ? On
n’avait rien entendu de pareil. » Quel beau cri d’étonnement et quelle
91
surprise dans ce triomphe brusque de la vérité !
Mademoiselle Clairon ne devait pas s’en tenir là. Elle joua
l’Electre, de Crébillon, huit jours plus tard. Marmontel, qui a défendu
la vérité au théâtre avec passion, écrit encore ceci : « Au lieu du
panier ridicule et de l’ample robe de deuil qu’on lui avait vus dans ce
rôle, elle y parut en simple habit d’esclave, échevelée et les bras
chargés de longues chaînes. Elle y fut admirable, et, quelque temps
après, elle fut plus sublime encore dans l’Electre, de Voltaire. Ce
rôle, que Voltaire lui avait fait déclamer avec une lamentation
continuelle et monotone, parlé plus naturellement, acquit une beauté
inconnue à lui-même. »
Mademoiselle Clairon poussa si loin ce qu’on appellerait
aujourd’hui la passion du naturalisme, qu’un jour, au cinquième acte
de Didon, elle crut pouvoir paraître en chemise, absolument en
chemise, « afin de marquer, dit M. Jullien, quel désordre portait dans
ses sens le songe qui l’avait chassée de son lit. » Il est vrai qu’elle ne
recommença pas. Nous autres, gens de peu de morale comme on sait,
nous n’en sommes pourtant pas encore à réclamer la chemise.
Je suis obligé de me hâter, je passe à Lekain qui fut également un
des grands réformateurs du théâtre. « D’abord fougueux et sans
règle, dit M. Jullien, mais plein d’une chaleur communicative, il plut
à la jeunesse et déplut aux amateurs de l’ancienne psalmodie qui
l’appelaient le taureau, parce qu’ils ne retrouvaient plus chez lui cette
diction chantante et martelée, cette déclamation redondante qui les
berçait si doucement d’habitude. » Il s’occupa beaucoup aussi du
costume, il parut d’abord dans Oreste avec un vêtement dessiné par
lui qui étonna, mais qui fut accepté. Plus tard, il s’enhardit jusqu’à
jouer Ninias, les manches retroussées, les bras teints de sang, les
yeux hagards. On était bien loin de la tragédie pompeuse de Louis
XIV. Pourtant, il ne faut pas croire que le costume de cour eût
complètement disparu. Malgré ses audaces, Lekain laissa beaucoup à
faire à Talma.
Je passe rapidement sur madame Favart, qui la première joua des
paysannes avec des sabots à l’Opéra-Comique, sur la Saint-Huberty,
une artiste lyrique de génie, qui porta le premier costume de Didon
vraiment historique, une tunique de lin, des brodequins lacés sur le
92
pied nu, une couronne entourée d’un voile retombant par derrière, un
manteau de pourpre, une robe attachée par une ceinture au-dessous
de la gorge.
Je passe également sur Clairval, Dugazon et Larive, qui
continuèrent plus ou moins les réformes de mademoiselle Clairon et
de Lekain. À ce moment, un grand pas était fait ; mais, si le
mouvement de réforme s’accentuait, on était encore loin de la vérité.
Les coupes des vêtements étaient changées, mais les étoffes trop
riches demeuraient. Talma allait enfin porter le dernier coup à la
convention.
Ce comédien de génie fut passionné pour son art. Il fouilla
l’antiquité, il réunit une collection de costumes et d’armes, il se fit
dessiner des costumes par David, ne négligeant aucune source,
voulant la vérité exacte pour arriver au caractère. Ici, je me
permettrai une longue citation qui résumera les réformes opérées par
Talma.
« Il parut dans le rôle du tribun Proculus, de Brutus, vêtu d’un
costume fidèlement calqué sur les habits romains. Le rôle n’avait pas
quinze vers ; mais cette heureuse innovation qui, d’abord, étonna et
laissa quelques minutes le public en suspens, finit par être
applaudie… Au foyer, un de ses camarades lui demanda « s’il avait
mis des draps mouillés sur ses épaules ? » tandis que la charmante
Louise Contat, lui adressant sans le vouloir l’éloge le plus flatteur,
s’écriait : « Voyez donc Talma, qu’il est laid ! Il a l’air d’une statue
antique. » Pour toute réponse, le tragédien déroula aux yeux des
persifleurs le modèle même que David lui avait dessiné pour son
costume. À son entrée en scène, madame Vestris le regarda des pieds
à la tête, et tandis que Brutus lui adressait son couplet, elle
échangeait à voix basse avec Talma-Proculus ce rapide dialogue :
« — Mais vous avez les bras nus, Talma ! — Je les ai comme les
avaient les Romains. — Mais, Talma, vous n’avez pas de culotte.
— Les Romains n’en portaient pas. — Cochon !… » et, prenant la
main que lui offrait Brutus, elle sortit de scène en étouffant de
colère. »
Voilà le cri réactionnaire en art : Cochon ! Nous sommes tous des
cochons, nous autres qui voulons la vérité. Je suis personnellement
93
un cochon, parce que je me bats contre la convention au théâtre.
Songez donc, Talma montrait ses jambes. Cochon ! Et moi, je
demande qu’on montre l’homme tout entier. Cochon ! cochon !
Je m’arrête. L’ouvrage de M. Jullien prouve, avec un luxe
d’évidence, la continuelle évolution naturaliste au théâtre. Cela
s’impose comme une vérité mathématique. Inutile de discuter, de dire
que ce mouvement qui nous emporte à la vérité en tout, est bon ou
mauvais ; il est, cela suffit ; nous lui obéissons de gré ou de force.
Seulement, le génie va en avant, et c’est lui qui fait la besogne,
pendant que la médiocrité hurle et proteste. Je sais bien que les
médiocres d’aujourd’hui voudraient nous arrêter, sous le prétexte
qu’il n’y a plus de réformes à faire, que nous sommes arrivés en
littérature à la plus grande somme de vérité possible. Eh ! de tous
temps, les médiocres ont dit cela ! Est-ce qu’on arrête l’humanité,
est-ce qu’on fixe jamais sa marche en avant ? Certes, non, toutes les
réformes ne sont pas accomplies. Pour nous en tenir au costume, que
d’erreurs aujourd’hui encore, de luxe inutile, de coquetterie déplacée,
de vêtements de fantaisie ! D’ailleurs, comme le dit très bien M.
Jullien, tout se tient au théâtre. Quand les pièces seront plus
humaines, quand la fameuse langue de théâtre disparaîtra sous le
ridicule, quand les rôles vivront davantage notre vie, ils entraîneront
la nécessité de costumes plus exacts et d’une diction plus naturelle.
C’est là où nous allons, scientifiquement.
94
III
Maintenant je parlerai de l’époque actuelle, je répondrai aux
critiques qui s’étonnent de notre guerre aux conventions. Pour eux,
on a poussé la vérité aussi loin que possible sur la scène ; en un mot,
tout serait fait, nos devanciers ne nous auraient rien laissé à faire. J’ai
déjà prouvé, selon moi, que le mouvement naturaliste qui nous
emporte depuis les premiers jours de notre théâtre national, ne saurait
s’arrêter une minute, qu’il est nécessaire et continu, dans l’essence
même de notre nature. Mais cela ne suffit pas, il faut toujours en
arriver aux faits, lorsqu’on veut être clair et décisif.
J’accorde volontiers que nous avons obtenu une grande exactitude
dans le costume historique. Aujourd’hui, lorsqu’on monte une pièce
de quelque importance se passant en France ou à l’étranger, dans des
époques plus ou moins lointaines, on copie les costumes sur les
documents du temps, on se pique de ne rien négliger pour arriver à
une authenticité absolue. Je ne parle pas des petites tricheries, des
négligences dissimulées sous une exagération de zèle. Il y a aussi la
question de la coquetterie des femmes ; les comédiennes reculent
souvent encore devant des ajustements étranges et incommodes qui
les enlaidiraient ; alors, elles s’en tirent par un brin de fantaisie, elles
changent la coupe, ajoutent des bijoux, inventent une coiffure.
Malgré cela, l’ensemble reste satisfaisant ; il y a eu là, au théâtre, un
mouvement fatal déterminé par les études historiques des cinquante
dernières années. Devant les gravures, les textes de toutes sortes
exhumés par les chercheurs, devant cette connaissance de plus en
plus élargie et familière des âges morts, il devenait naturel que le
public exigeât une résurrection exacte des époques mises en scène.
95
Ce n’est donc pas un caprice, une affaire de mode, mais une
marche logique des esprits.
Donc, si la tradition maintient encore des anachronismes
baroques, des fantaisies inexplicables dans les pièces jouées il y a
une trentaine d’années, il est rare qu’aujourd’hui, eu montant une
pièce historique, on ne se préoccupe pas de l’exactitude des
costumes. Le mouvement s’accentuera encore, et la vérité sera
complète, lorsqu’on aura décidé les femmes à ne pas profiter d’une
pièce historique pour porter des toilettes éblouissantes, au coin de
leur feu et même en voyage ; car, outre l’exactitude du costume, il y
a la convenance du costume, ce qui m’amène à la question du
vêtement dans nos pièces modernes.
Ici, rien de plus simple pour les hommes. Ils s’habillent comme
vous et moi. Quelques-uns, je parle des comiques, chargent trop
l’excentricité, ce qui leur fait perdre le caractère. Il faut voir le succès
d’un costume exact, pour comprendre ce qu’il ajoute de vie au
personnage. Mais la grosse question est encore la question des
femmes. Dans les pièces où les rôles exigent une grande simplicité de
mise, il est à peu près impossible d’obtenir cette simplicité ; car on se
heurte à une obstination de coquetterie d’autant plus vive, que les
femmes n’ont point ici pour tricher le pittoresque du costume
historique ou étranger. Vous amènerez encore une comédienne à
draper ses épaules des haillons d’une mendiante, mais vous ne la
déciderez jamais à se mettre en petite ouvrière, si elle a perdu le
premier éclat de sa beauté, si elle sait que les robes pauvres
l’enlaidissent. Pour elle, c’est parfois une question de vie, car a côté
de l’actrice, il y a la femme, qui souvent a besoin d’être belle.
Voilà la raison qui fausse presque continuellement le costume,
dans nos pièces contemporaines : une peur de la simplicité, un refus
d’accepter la condition des personnages, lorsque ces personnages
glissent à l’odieux ou au ridicule de la mise.
Puis, il y a encore cette rage de belles toilettes qui s’est déclarée
dans le goût même du public. Par exemple, au Vaudeville et au
Gymnase, les dernières années de l’empire ont amené des exhibitions
de grands couturiers qui durent encore. Une pièce ne peut se passer
dans un monde riche, sans qu’aussitôt il y ait un assaut de luxe entre
96
les actrices. À la rigueur, ces toilettes sont justifiées ; mais le
mauvais, c’est l’importance qu’elles prennent. Le branle étant donné,
le public se passionnant plus pour les robes que pour le dialogue, ou
en est venu à fabriquer les pièces dans le but d’un grand étalage de
modes nouvelles ; on a voulu mettre dans un succès cette chance, en
choisissant de préférence un milieu d’action où le luxe fût autorisé.
Le lendemain d’une première représentation, la presse s’occupe
autant des toilettes que de la pièce ; tout Paris en cause, une bonne
partie des spectateurs et surtout des spectatrices vient au théâtre pour
voir la robe bleue de celle-ci ou le nouveau chapeau de celle-là.
On dira que le mal n’est pas grand. Mais, pardon, le mal est très
grand ! Sous une hypocrisie de réalité, il y a là un succès cherché en
dehors des œuvres elles-mêmes. Ces toilettes éclatantes ne sont pas
vraies, d’ailleurs, dans leur uniformité superbe. On ne s’habille pas
ainsi à toute heure du jour, on ne joue pas continuellement la gravure
de mode. Puis, ce goût excessif des toilettes riches a ceci de
désastreux qu’il pousse les auteurs dans la peinture d’un monde
factice, d’une distinction convenue. Comment oser risquer une pièce
se passant dans la bourgeoisie médiocre, ou dans le petit commerce,
ou dans le peuple, lorsqu’il faut absolument au public des robes de
cinq ou six mille francs ! Alors, on force la note, on habille des
bourgeoises de province comme des duchesses, ou l’on introduit une
cocotte, pour qu’il y ait au moins un pétard de soie et de velours.
Trois actes ou cinq actes en robes de laine paraîtraient une
démence ; demandez à un fabricant habile s’il risquerait cinq actes
sans la grande toilette de rigueur.
Eh bien, la vérité au théâtre souffre encore de tout cela. On hésite
devant une question de costumes trop pauvres, comme on hésite
devant une audace de scène. Pas une pièce de MM. Augier, Dumas et
Sardou, n’a osé se passer des grandes toilettes, pas une ne descend
jusqu’aux petites gens qui portent des étoffes à dix-huit sous le
mètre ; de sorte que tout un côté social, la grande majorité des êtres
humains se trouve à peu près exclue du théâtre. Jusqu’à présent, on
n’est pas allé au-delà de la bourgeoisie aisée. Si l’on a mis des
misérables au théâtre, des ouvriers et des employés à douze cents
francs, c’est dans des mélodrames radicalement faux, peuplés de
97
ducs et de marquis, sans aucune littérature, sans aucune analyse
sérieuse. Et soyez certain que la question du costume est pour
beaucoup dans cette exclusion.
Nos vêtements modernes, il est vrai, sont un pauvre spectacle. Dès
qu’on sort de la tragédie bourgeoise, resserrée entre quatre murs, dès
qu’on veut utiliser la largeur des grandes scènes et y développer des
foules, on se trouve fort embarrassé, gêné par la monotonie et le deuil
uniforme de la figuration. Je crois que, dans ce cas, on devrait utiliser
la variété que peut offrir le mélange des classes et des métiers. Ainsi,
pour me faire entendre, j’imagine qu’un auteur place un acte dans le
carré des Halles centrales, à Paris. Le décor serait superbe, d’une vie
grouillante et d’une plantation hardie. Eh bien ! dans ce décor
immense, on pourrait parfaitement arriver à un ensemble très
pittoresque, en montrant les forts de la Halle coiffés de leurs grands
chapeaux, les marchandes avec leurs tabliers blancs et leurs foulards
aux tons vifs, les acheteuses vêtues de soie, de laine et d’indienne,
depuis les dames accompagnées de leurs bonnes, jusqu’aux
mendiantes qui rôdent pour ramasser des épluchures.
D’ailleurs, il suffit d’aller aux Halles et de regarder. Rien n’est
plus bariolé ni plus intéressant. Tout Paris voudrait voir ce décor, s’il
était réalisé avec le degré d’exactitude et de largeur nécessaire.
Et que d’autres décors à prendre, pour des drames populaires !
L’intérieur d’une usine, l’intérieur d’une mine, la foire aux pains
d’épices, une gare, un quai aux fleurs, un champ de courses, etc., etc.
Tous les cadres de la vie moderne peuvent y passer. On dira que ces
décors ont déjà été tentés. Sans doute, dans les féeries on a vu des
usines et des gares de chemin de fer ; mais c’étaient là des gares et
des usines de féerie, je veux dire des décors bâclés de façon à
produire une illusion plus ou moins complète. Ce qu’il faudrait, ce
serait une reproduction minutieuse. Et l’on aurait fatalement des
costumes, fournis par les différents métiers, non pas des costumes
riches, mais des costumes qui suffiraient à la vérité et à l’intérêt des
tableaux. Puisque tout le monde se lamente sur la mort du drame, nos
auteurs dramatiques devraient bien tenter ce genre du drame
populaire et contemporain. Ils pourraient y satisfaire à la fois les
besoins de spectacle qu’éprouve le public et les nécessités d’études
98
exactes qui s’imposent chaque jour davantage. Seulement, il est à
souhaiter que les dramaturges nous montrent le vrai peuple et non ces
ouvriers pleurnicheurs, qui jouent de si étranges rôles, dans les
mélodrames du boulevard.
D’ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter après M. Adolphe
Jullien, tout se tient au théâtre. La vérité des costumes ne va pas sans
la vérité des décors, de la diction, des pièces elles-mêmes.
Tout marche du même pas dans la voie naturaliste. Lorsque le
costume devient plus exact, c’est que les décors le sont aussi, c’est
que les acteurs se dégagent de la déclamation ampoulée, c’est enfin
que les pièces étudient de plus près la réalité et mettent à la scène des
personnages plus vrais. Aussi, pourrais-je faire, au sujet des décors,
les mêmes réflexions que je viens de faire à propos du costume. Là
aussi, nous semblons arrivés à la plus grande somme de vérité
possible, lorsque de grands pas sont encore à faire. Il s’agirait surtout
d’augmenter l’illusion, en reconstituant les milieux, moins dans leur
pittoresque que dans leur utilité dramatique. Le milieu doit
déterminer le personnage. Lorsqu’un décor sera étudié à ce point de
vue qu’il donnera l’impression vive d’une description de Balzac,
lorsque, au lever de la toile, on aura une première donnée sur les
personnages, sur leur caractère et leurs habitudes, rien qu’à voir le
lieu où ils se meuvent, on comprendra de quelle importance peut être
une décoration exacte. C’est là que nous allons, évidemment ; les
milieux, ces milieux dont l’étude a transformé les sciences et les
lettres, doivent fatalement prendre au théâtre une place considérable ;
et je retrouve ici la question de l’homme métaphysique, de l’homme
abstrait qui se contentait de trois murs dans la tragédie, tandis que
l’homme physiologique de nos œuvres modernes demande de plus en
plus impérieusement à être déterminé par le décor, par le milieu, dont
il est le produit. On voit donc que la voie du progrès est longue
encore, aussi bien pour la décoration que pour le costume. Nous
sommes dans la vérité, mais nous balbutions à peine.
Un autre point très grave est la diction.
Certes, nous n’en sommes plus à la mélopée, au plain-chant du
dix-septième siècle. Mais nous avons encore une voix de théâtre, une
récitation fausse très sensible et très fâcheuse. Tout le mal vient de ce
99
que la plupart des critiques érigent les traditions en un code
immuable ; ils ont trouvé le théâtre dans un certain état, et au lieu de
regarder l’avenir, de juger par les progrès accomplis les progrès qui
s’accomplissent et qui s’accompliront, ils défendent avec entêtement
ce qui reste des conventions anciennes, en jurant que ce reste est
d’une nécessité absolue. Demandez-leur pourquoi, faites-leur
remarquer le chemin parcouru, ils ne donneront aucune raison
logique, ils répondront par des affirmations basées justement sur
l’état de choses qui est en train de disparaître.
Pour la diction, le mal vient donc de ce que ces critiques
admettent une langue de théâtre. Leur théorie est qu’on ne doit pas
parler sur les planches comme dans l’existence quotidienne ; et, pour
appuyer cette façon de voir, ils prennent des exemples dans la
tradition, dans ce qui se passait hier et dans ce qui se passe
aujourd’hui encore, sans tenir compte du mouvement naturaliste dont
l’ouvrage de M. Jullien nous permet de constater les étapes.
Comprenez donc qu’il n’y a pas absolument de langue de théâtre ; il
y a eu une rhétorique qui s’est affaiblie de plus en plus et qui est en
train de disparaître, voilà les faits. Si vous comparez un instant la
déclamation des comédiens sous Louis XIV à celle de Lekain, et si
vous comparez la déclamation de Lekain à celle des artistes de nos
jours, vous établirez nettement les phases de la mélopée tragique
aboutissant à notre recherche du ton juste et naturel, du cri vrai. Dès
lors, la langue de théâtre, cette langue plus sonore, disparaît.
Nous allons à la simplicité, au mot exact, dit sans emphase, tout
naturellement. Et que d’exemples, si je ne devais me borner ! Voyez
la puissance de Geoffroy sur le public, tout son talent est dans sa
nature ; il prend le public parce qu’il parle à la scène comme il parle
chez lui. Quand la phrase sort de l’ordinaire, il ne peut plus la
prononcer, l’auteur doit en chercher une autre. Voilà la condamnation
radicale de la prétendue langue de théâtre. D’ailleurs, suivez la
diction d’un acteur de talent, et étudiez le public : les
applaudissements partent, la salle s’enthousiasme, lorsqu’un accent
de vérité a donné aux mots prononcés la valeur exacte qu’ils doivent
avoir. Tous les grands triomphes de la scène sont des victoires sur la
convention.
100
Hélas ! oui, il y a une langue de théâtre : ce sont ces clichés, ces
platitudes vibrantes, ces mots creux qui roulent comme des tonneaux
vides, toute cette insupportable rhétorique de nos vaudevilles et de
nos drames, qui commence à faire sourire. Il serait bien intéressant
d’étudier la question du style chez les auteurs de talent comme MM.
Augier, Dumas et Sardou ; j’aurais beaucoup à critiquer, surtout chez
les deux derniers, qui ont une langue de convention, une langue à eux
qu’ils mettent dans la bouche de tous leurs personnages, hommes,
femmes, enfants, vieillards, tous les sexes et tous les âges. Cela me
paraît fâcheux, car chaque caractère a sa langue, et si l’on veut créer
des êtres vivants, il faut les donner au public, non seulement avec
leurs costumes exacts et dans les milieux qui les déterminent, mais
encore avec leurs façons personnelles de penser et de s’exprimer. Je
répète que c’est là le but évident où va notre théâtre. Il n’y a pas de
langue de théâtre réglée par un code comme coupe de phrases et
comme sonorité ; il y a simplement un dialogue de plus en plus
exact, qui suit ou plutôt qui amène les progrès des décors et des
costumes dans la voie naturaliste.
Quand les pièces seront plus vraies, la diction des acteurs gagnera
forcément en simplicité et en naturel.
Pour conclure, je répéterai que la bataille aux conventions est loin
d’être terminée et qu’elle durera sans doute toujours. Aujourd’hui,
nous commençons à voir clairement où nous allons, mais nous
pataugeons encore en plein dégel de la rhétorique et de la
métaphysique.
101
LES COMÉDIENS - I
Je voudrais, à propos du concours du Conservatoire, dire mon mot
sur l’éducation officielle qu’on donne en France aux comédiens.
Certes, cette éducation officielle est dans l’ordre accoutumé de
notre esprit français. Le nom de l’établissement où elle est donnée, le
« Conservatoire », suffit à indiquer qu’il s’agit d’y conserver les
traditions, d’y enseigner un art en quelque sorte hiératique, dont
toutes les recettes sont immuables. Tel geste signifie telle chose, et ce
geste ne saurait être changé. Il y a un jeu de physionomie pour
l’étonnement, un pour l’effroi, un pour l’admiration, et ainsi de suite,
toute une collection de jeux de physionomie qui s’apprennent et
qu’on finit par savoir employer, même avec une intelligence
médiocre. Il en est de même pour les peintres à l’École des BeauxArts. On parvient à y fabriquer un peintre, quand le sujet n’est pas
complètement idiot, et que la nature l’a bâti physiquement à peu près
complet, avec des jambes et des bras.
Et remarquez que je ne nie pas la nécessité de ces écoles. De
même qu’il faut des peintres décents, sachant leur métier pour
décorer nos salons bourgeois, de même il faut des comédiens qui
sachent se tenir en scène, saluer et répondre, pour jouer l’effroyable
quantité de comédies et de drames que Paris consomme par hiver. Au
moins, un élève qui sort du Conservatoire, connaît les éléments
classiques de son métier. Il est le plus souvent médiocre, mais il reste
convenable, il s’acquitte honorablement de son emploi.
Je me montrerai plus sévère pour l’enseignement lui-même, pour
le corps des professeurs. Sans doute, ils ne peuvent pas donner du
génie à leurs élèves.
102
Peut-être même sont-ils obligés, jusqu’à un certain point, de rester
dans la routine pour ne pas bouleverser d’un coup des habitudes
séculaires. Un enseignement est forcément basé sur un corps de
doctrine, qui permet de l’appliquer au plus grand nombre à la
moyenne des intelligences. Mais, vraiment, la tradition théâtrale est
chez nous une des plus fausses qui existent, et il serait grand temps
de revenir à la vérité, petit à petit, si l’on veut, de façon à ne brusquer
personne.
Qu’on réfléchisse un instant aux conventions ridicules, à ces repas
de théâtre où les acteurs mangent de trois quarts, à ces entrées et à
ces sorties solennelles et grotesques, à ces personnages qui parlent la
face toujours tournée vers le public, quel que soit le jeu de scène.
Nous sommes habitués à ces choses, elles ne nous blessent plus ;
seulement, elles gâtent l’illusion et elles font du théâtre un art faux
qui compromet les plus grandes œuvres.
Je ne parle pas des peuples latins, des Italiens et des Espagnols,
dont l’art dramatique est encore plus ampoulé et plus conventionnel.
Mais, chez les peuples du Nord, les comédiens jouent beaucoup plus
librement, sans tant s’inquiéter de la pompe de la représentation. Par
exemple, chez nous, il n’y a que les grands comédiens, ceux dont
l’autorité est souveraine sur le public, qui osent lancer certaines
répliques en tournant le dos à la salle. Cela n’est pas convenable.
Pourtant, il y a des effets puissants à tirer de la vérité de cette
attitude, qui se produit à chaque instant dans la vie réelle. Le fâcheux
est que nos comédiens jouent pour la salle, pour le gala ; ils sont sur
les planches comme sur un piédestal, ils veulent voir et être vus.
S’ils vivaient les pièces au lieu de les jouer, les choses
changeraient.
On parle de l’optique théâtrale. Cette optique n’est jamais que ce
qu’on la fait. Si l’enseignement serrait la vie de plus près, si l’on ne
changeait pas les élèves comédiens en pantins mécaniques, on
trouverait des interprètes qui renouvelleraient la mise en scène et
feraient enfin monter la vérité sur les planches.
103
II
L’éducation classique et traditionnelle donnée aux jeunes
comédiens est donc en soi une excellente chose, car elle sert à former
des sujets d’une bonne moyenne pour les besoins courants de nos
théâtres. Mais où la critique peut s’exercer, c’est, comme je l’ai dit,
sur l’enseignement lui-même, sur le corps de doctrine des
professeurs dont le souci est, avant tout, de maintenir intactes les
traditions.
Il faut, pour comprendre ce qu’est aujourd’hui chez nous l’art du
comédien, remonter à l’origine même de notre théâtre. On trouve, au
dix-septième siècle, la pompe tragique, les Romains et les Grecs
portant la perruque des seigneurs du temps, la représentation d’une
pièce se déroulant avec la majesté d’un gala princier. On pontifiait
alors. On restait sur les planches dans le domaine des rois et des
dieux. L’art consistait à être le plus loin possible de la nature. Tout
s’ennoblissait, et jusqu’à : « Je vous hais ! » tout se disait
tendrement. L’acteur le plus applaudi était celui qui approchait le
plus des belles manières de la cour, arrondissant les bras, se
balançant sur les hanches, grasseyant, roulant des yeux terribles.
Certes, nous n’en sommes plus là. La vérité du costume, du décor
et des attitudes s’est imposée peu à peu. Aujourd’hui, Néron ne porte
plus perruque, et l’on joue Esther avec une mise en scène splendide
et trop exacte. Mais, au fond, on retrouve toujours la tradition de
majesté, de jeu solennel. Des acteurs français qui jouent, sont restés
des prêtres qui officient. Ils ne peuvent monter sur les planches, sans
se croire aussitôt sur un piédestal, où la terre entière les regarde. Et
ils prennent des poses, et ils sortent immédiatement de la vie pour
104
entrer dans ce ronronnement du théâtre, dans ces gestes faux et
forcés, qui feraient pouffer de rire sur un trottoir.
Prenez même une pièce gaie, une comédie, et regardez
attentivement les acteurs qui la brûlent.
Vous reconnaîtrez en eux les comédiens pompeux du dix-septième
siècle, ceux qui sont les pères de l’art dramatique en France. Les
entrées souvent sont accompagnées d’un coup de talon pour
annoncer et mieux asseoir le personnage. Les effets sont continués
au-delà du vraisemblable, dans l’unique but d’occuper toute la scène
et de forcer les applaudissements. Ce sont des jeux de physionomie
adressés au public, des poses de bel homme, la cuisse tendue, la tête
tournée et maintenue dans une position avantageuse. Ils ne marchent
plus, ne parlent plus, ne toussent plus comme à la ville. On voit
qu’ils sont en représentation, et que leur effort le plus immédiat est
de n’être pas comme tout le monde, de façon à étonner les bourgeois.
Il y a un Grec ou un Romain du grand siècle, dans les paillasses de
foire, qui tendent le derrière au coups de pied.
Oui, la tradition a cette force. Elle est pareille au sable fin qui
filtre quand même et sans relâche par les fissures les plus minces. La
source en est déjà disparue lorsque les effets en subsistent encore.
Ces effets peuvent être méconnaissables, transformés, déviés, ils
n’existent pas moins, ils n’en sont pas moins tout puissants. Si,
aujourd’hui, notre théâtre désespère les amis de la nature, la faute en
est aux ancêtres, à la lente éducation de nos comédiens, que la
tradition éloigne du vrai.
Un art ne se forme pas en un jour. Aussi, quand il est formé, a-t-il
une solidité de roc dans la routine. Cela explique comment il est si
difficile d’innover, de changer la direction suivie par plusieurs
générations. Aujourd’hui, le besoin de vérité se fait sentir, au théâtre
comme partout ; mais, plus que partout, ce besoin y trouve des
résistances désespérées.
On est habitué aux faussetés, aux conventions de la scène ; le gros
public n’est pas choqué ; tous les effets faux le ravissent, et il
applaudit en criant à la vérité ; si bien même que ce sont les effets
vrais qui le fâchent et qu’il traite d’exagérations ridicules. Le
jugement du spectateur est perverti par une habitude séculaire. De là,
105
l’entêtement dans la formule existante de l’art dramatique.
Et Dieu sait où nous en sommes comme vérité au théâtre, malgré
le mouvement naturaliste qui s’y accomplit fatalement ! Je ne puis
dresser un réquisitoire en règle, mais je citerai quelques exemples.
J’ai déjà parlé des entrées et des sorties qui sont le plus souvent
opérées en dépit du bon sens, trop lentes ou trop brusques,
uniquement comprises de façon à ménager une salve
d’applaudissements à l’acteur. Pourrait-on m’indiquer, d’autre part,
quelque chose de plus ridicule que les passades du comédien,
pendant une scène un peu longue ? Pour couper les effets, au milieu
du dialogue, le comédien qui est à gauche traverse et va à droite,
tandis que le comédien qui est à droite, se rend à gauche, sans aucun
motif d’ailleurs. Cela est d’un bon résultat pour les yeux, dit-on ;
c’est possible, mais ce continuel va-et-vient n’en est pas moins très
comique et très puéril. Il faudrait parler encore de la façon de
s’asseoir, de manger, de lancer dans la salle la réplique destinée au
personnage qu’on a à côté de soi, de s’approcher du trou du souffleur
pour déclamer la tirade à effet que les autres acteurs sur la scène
feignent d’écouter religieusement. En un mot, un acteur ne hasarde
pas une enjambée, ne lâche pas une phrase, sans que cette enjambée
et cette phrase ne hurlent de fausseté. J’excepte seulement les grands
cris de passion et de vérité que jettent parfois les artistes de génie.
Je sais quelle est la réponse.
Le théâtre, dit-on, vit uniquement de convention. Si les acteurs
tapent du pied, forcent leur voix, c’est pour qu’on les entende ; s’ils
exagèrent les moindres gestes, c’est afin que leurs effets dépassent la
rampe et soient vus du public. On en arrive ainsi à faire du théâtre un
monde à part, où le mensonge est non seulement toléré, mais encore
déclaré nécessaire. On rédige le code étrange de l’art dramatique, on
formule en axiomes les faussetés les plus étonnantes. Les erreurs
deviennent des règles, et l’on hue quiconque n’applique pas les
règles.
Notre théâtre est ce qu’il est, cela me paraît un simple fait ; mais
ne pourrait-il pas être autrement ? Rien ne me fâche comme le cercle
étroit où l’on veut enfermer un art. Certes, en dehors de l’heure
présente, il y a le vaste monde qui garde une grande importance. Si
106
l’on a le seul désir de réussir au théâtre, d’étudier ce qui plaît au
public et de lui servir le plat qu’il aime et auquel il est habitué, sans
doute il faut se conformer à la formule actuelle. Mais si l’on est
blessé par cette formule, si l’on croit que la tradition a tort et qu’il
faudrait accoutumer le public à un art plus logique et plus vrai, il n’y
a certainement aucun crime à tenter l’expérience. Aussi suis-je
toujours stupéfié, quand j’entends les critiques déclarer gravement :
« Ceci est du théâtre, cela n’est pas du théâtre. » Qu’en savent-ils ?
Tout l’art n’est pas contenu dans une formule. Ce qu’il appelle le
théâtre, c’est un théâtre, et rien de plus. J’ajouterai même un théâtre
bien défectueux, étroit et mensonger dans ses moyens. Demain peut
se produire une nouvelle formule qui bouleversera la formule
actuelle. Est-ce que le théâtre des Grecs, le théâtre des Anglais, le
théâtre des Allemands est notre théâtre ? Est-ce que, dans une même
littérature, le théâtre ne peut pas se renouveler, produire des œuvres
d’esprit et de facture complètement différents ?
Alors, que nous veut-on avec cette chose abstraite, le théâtre, dont
on fait un bon Dieu, une sorte d’idole féroce et jalouse qui ne tolère
pas la moindre infidélité !
Rien n’est immuable, voilà la vérité. Les conventions sont ce
qu’on les fait, et elles n’ont force de loi que si on les subit. À mon
sens, les acteurs pourraient serrer la vie de plus près, sans
s’amoindrir sur la scène. Les exagérations de gestes, les passades, les
coups de talon, les temps solennels pris entre deux phrases, les effets
obtenus par un grossissement de la charge, ne sont en aucune façon
nécessaires à la pompe de la représentation. D’ailleurs, la pompe est
inutile, la vérité suffirait.
Voici donc ce que je souhaiterais voir : des comédiens étudiant la
vie et la rendant avec le plus de simplicité possible. Le Conservatoire
est un lieu utile, si on le considère comme un cours élémentaire où
l’on apprend la prononciation ; encore existe-t-il, au Conservatoire,
une prononciation étrange, emphatique, qui déroute singulièrement
l’oreille. Mais je doute qu’une fois les éléments appris, on tire un
grand profit des leçons des maîtres. C’est absolument comme dans
les écoles de dessin. Pendant deux ou trois ans, les élèves ont besoin
d’apprendre à dessiner des yeux, des nez, des bouches, des oreilles ;
107
puis, le mieux est de les mettre devant la nature, en laissant leur
personnalité s’éveiller et pousser.
On m’a souvent parlé d’un maître de déclamation, dont les leçons
consistaient d’abord à faire dire par ses élèves cette phrase : « Tiens !
voilà un chien ! » sur tous les tons possibles, le ton de l’étonnement,
le ton de la peur, de l’admiration, de la tendresse, de l’indifférence,
de la répulsion, et ainsi de suite.
Il y avait cinquante et quelques manières de dire. « Tiens ! voilà
un chien ! » Cela rappelle un peu les méthodes pour apprendre
l’anglais en vingt-cinq leçons. La méthode peut être ingénieuse et
bonne pour des élèves qui commencent. Mais on sent tout ce qu’elle
a de mécanique et d’insuffisant. Remarquez que le ton de la voix et
l’expression de la physionomie sont réglés à l’avance, qu’il s’agit ici
simplement des grimaces de la tradition, sans tenir aucun compte de
la libre initiative de l’élève.
Eh bien ! l’enseignement au Conservatoire est le même. On y
répète : « Tiens ! voilà un chien ! » avec toutes les expressions
imaginables. Notre répertoire classique est la seule base de la
doctrine. On exerce les élèves sur des types connus, réglés à
l’avance, et chaque mot qu’ils ont à dire a une inflexion consacrée
qu’on leur serine pendant des mois, absolument comme on serine à
un sansonnet : J’ai du bon tabac dans ma tabatière. On devine quelle
influence peut avoir cet exercice sur de jeunes cervelles. Le mal ne
serait pas grand encore, si les leçons s’appuyaient sur la vérité ; mais,
comme elles ont la seule autorité de l’usage et de la tradition, elles
arrivent à dédoubler la personne du comédien, à lui laisser son allure
et sa voix personnelles à la ville, et à lui donner pour le théâtre une
allure et une voix de convention. Ce fait est connu de tous. Le
comédien est irrémédiablement frappé chez nous d’une dualité qui le
fait reconnaître au premier coup d’œil.
J’ignore le remède. Je crois qu’il faudrait étudier plus sur la nature
et moins dans le répertoire. Les livres ne valent jamais rien pour
l’éducation de l’artiste. En outre, on devrait peu à peu amener les
élèves à un souci constant de la vérité.
L’art de déclamer tue notre théâtre, parce qu’il repose sur une pose
continue, contraire au vrai. Si les professeurs voulaient mettre de côté
108
leur personnalité, ne pas enseigner comme des articles de foi les
effets qui leur ont réussi journellement au théâtre, il est à croire que
les élèves ne perpétueraient pas ces effets à leur tour et céderaient au
courant naturaliste qui transforme aujourd’hui tous les arts. La vie
sur les planches, la vie sans mensonge avec sa bonhomie et sa
passion, tel doit être le but.
Le public est en dehors de la querelle. Il acceptera ce que le talent
lui fera accepter. Il faut avoir écrit une pièce et l’avoir fait répéter
pour connaître la disette où nous sommes de comédiens intelligents,
consentant à jouer simplement les choses simples, sentant et rendant
la vérité d’un rôle, sans le gâter par des effets odieux, que le public
applaudit depuis deux siècles.
109
III
L’autre soir, au Théâtre-Italien, j’ai éprouvé une des plus fortes
émotions dont je me souvienne. Salvini jouait dans un drame
moderne : la Mort civile.
Je l’avais vu dans Macbeth, et je m’étais récusé, n’ayant rien à
dire, si ce n’était des lieux communs. Je laisse Shakespeare dans sa
gloire, j’avoue ne plus le comprendre quand on le joue sur nos
planches modernes, en italien surtout, devant un public qui se fouette
pour admirer. Cela m’est indifférent, parce que cela se passe trop loin
de moi, dans la nue. Et quant à l’interprétation, elle me déroute plus
encore. J’écrirai que c’est sublime, mais je reste glacé. Un sens me
manque peut-être.
Enfin, j’ai vu Salvini dans la Mort civile, et je vais pouvoir le
juger. Je n’ai plus besoin de phrases toutes faites, qui me répugnent
et devant lesquelles j’ai reculé. Le comédien m’a pris tout entier, il
m’a bouleversé. J’ai senti en lui un homme, un être vivant empli de
mes propres passions. Désormais, il y a une commune mesure entre
lui et moi.
D’abord, cette pièce : la Mort civile, m’a paru un drame des plus
curieux. Une certaine Rosalie, dont le mari a été condamné aux
galères à perpétuité est entrée comme gouvernante chez le docteur
Palmieri, qui a adopté la fille de Conrad, Emma, encore au berceau.
L’enfant croit que le docteur est son père. Rosalie s’est résignée à
n’être que l’institutrice de sa fille. Mais Conrad s’échappe du bagne
et le drame se noue. Il veut d’abord faire valoir ses droits de père. Le
docteur lui prouve qu’il tuera Emma, qu’il lui imposera tout au
moins une existence abominable, en faisant d’elle la fille d’un forçat.
110
Ensuite Conrad veut emmener Rosalie ; et là encore, il doit se
dévouer, car il a compris que, s’il était mort, Rosalie aurait épousé le
docteur.
Il est résolu à partir, à disparaître pour toujours, lorsque la mort le
prend en pitié et lui facilite son abnégation. Il meurt, il fait trois
heureux.
Sans doute, je vois bien qu’il y a là-dessous une thèse, et les
thèses m’ont toujours fâché au théâtre. D’autre part, la donnée reste
bien mélodramatique. Si l’on veut savoir ce qui m’a séduit, c’est la
belle nudité de la pièce. Pas un coup de théâtre, à notre mode
française. Les scènes se suivent tranquillement, la toile tombe sur une
conversation, les actes sont coupés au petit bonheur. C’est une
tragédie, avec des personnages modernes. M. d’Ennery hausserait les
épaules et trouverait cela bien maladroit.
Justement, je pensais à Une Cause célèbre, qui a une si étrange
parenté avec la Mort civile. Dans le premier de ces drames, quelle
grossièreté de procédé ! On peut être sûr que l’auteur ne se privera
pas d’une ficelle, d’une situation, d’une tirade. Il gorgera la bêtise
populaire, il trempera de larmes son public, par les moyens les plus
énormes. Tout notre mauvais théâtre actuel est là, avec l’impudence
de son dédain littéraire. Une Cause célèbre sue le mépris du bon sens,
du génie français. On ne dit pas assez ce qu’une pareille pièce peut
faire de mal à notre littérature dramatique. Pour en sentir toute
l’infériorité, il faudrait la comparer à la Mort civile.
On se rappelle, par exemple, l’épisode de Jean Renaud retrouvant
sa fille Adrienne. Il y a là des forçats dans un parc, une jeune
personne qui sait une phrase entendue en rêve, un père en casaque
rouge qui pousse des hurlements à ameuter le château. Rien de plus
criard comme enluminure d’Épinal. L’auteur italien, au contraire, ne
paraît pas avoir songé un instant qu’il pourrait tirer un effet du retour
du forçat.
Son forçat entre, s’asseoit et cause, à peu près comme cela se
passerait dans la réalité. Il a, plus tard, deux scènes avec Emma. La
jeune fille a peur de lui, ce qui est naturel. Et voilà tout, cela suffit à
serrer les cœurs d’une profonde émotion.
Chaque épisode est traité avec cette simplicité, dans la Mort
111
civile. L’intrigue, sans aucune complication, va d’un bout à l’autre de
la pièce. Rien n’y a été introduit pour satisfaire le mauvais goût du
gros public. Conrad n’est pas innocent comme Jean Renaud ; il a tué
un homme, le propre frère de sa femme, et sa figure grandit de ce
meurtre ; il n’est pas ce pantin persécuté de notre mélodrame, dont
l’innocence doit éclater au cinquième acte.
Remarquez que la Mort civile a eu en Italie un immense succès.
Aucune traduction française n’existe, et je crois que le drame traduit
ferait de maigres recettes à la Porte-Saint-Martin [Depuis que cet
article a été écrit, M. Auguste Vitu a fait jouer à l’Odéon une
traduction de la Mort civile qui n’a eu aucun succès.]. C’est que notre
public est pourri maintenant. Il lui faut de grandes machines
compliquées. On l’a mis au régime du roman-feuilleton et des
mélodrames où les ducs et les forçats s’embrassent. La plupart des
critiques eux-mêmes font du théâtre une chose bête, où le talent
d’écrivain n’est pas nécessaire, où il faut manquer d’observation,
d’analyse et de style, pour faire des chefs-d’œuvre. Le théâtre, disent
ils, c’est ça ; et il semble qu’ils professent un cours d’ébénisterie.
Donner des règles au néant, c’est le comble.
Eh ! non, le théâtre, ce n’est pas ça ! L’absolu n’existe point. Le
théâtre d’une époque est ce qu’une génération d’écrivains le fait.
Nous sommes, malheureusement, d’une ignorance crasse et d’une
vanité incroyable. Les littératures des peuples voisins sont pour nous
comme si elles n’étaient pas. Si nous étions plus curieux, plus lettrés,
nous connaîtrions depuis longtemps la Mort civile, et nous verrions
dans ce drame un singulier démenti à nos théories françaises. Il est
conçu absolument dans la formule que j’indique, depuis que je
m’occupe de critique dramatique ; et il paraît que cette formule n’est
pas si mauvaise, puisque l’Italie tout entière a applaudi la pièce.
Mais je m’arrête, car j’enfourche là mon dada, et c’est de Salvini
surtout dont je veux parler. Je me méfiais beaucoup des acteurs
italiens, je me les imaginais d’une exubérance folle. Aussi quel a été
mon étonnement, lorsque j’ai constaté que le grand talent de Salvini
est tout de mesure, de finesse, d’analyse. Il n’a pas un geste inutile,
pas un éclat de voix qui détonne. Au premier aspect, il serait plutôt
gris, et il faut attendre pour être empoigné par ce jeu si simple, si
112
savant et si fort.
Je citerai quelques exemples. Son entrée de forçat fugitif,
d’homme humble et souffrant, inquiet et torturé, est merveilleuse.
Mais ce qui m’a plus frappé encore, c’est la façon dont il dit le long
récit de son évasion. Tout d’un coup, au milieu de l’allure dramatique
de la scène, c’est un coin de comédie qui s’ouvre. Il baisse la voix,
comme si l’on pouvait l’entendre ; il dit le récit sur le même ton
voilé, en s’animant pourtant, en finissant par rire d’avoir si bien
trompé les gardiens. Nous n’avons pas un seul acteur de drame en
France qui aurait l’intelligence d’effacer ainsi sa voix. Tous
raconteraient leur fuite en roulant les yeux et en faisant les grands
bras.
L’impression que produit Salvini par la simplicité de son jeu est
prodigieuse en cette occasion.
Il me faudrait citer toutes les scènes. Dans la conversation qu’il a
avec le docteur, et plus tard dans la scène avec Rosalie, lorsqu’il
laisse tomber sa tête sur la poitrine de cette femme qu’il aime tant et
qu’il va perdre, il arrive aux plus larges effets du pathétique. Je ne
voudrais être désagréable pour personne, mais puisque j’ai comparé
la Mort civile à Une Cause célèbre, je puis bien rapprocher Salvini de
Dumaine. Il faut voir le premier pour comprendre combien le second
crie et se démène inutilement. Tout le jeu de Dumaine, dans Jean
Renaud, devient faux et pénible, à côté du jeu si souple et si vrai de
Salvini. Celui-ci a étudié l’âme humaine, il en analyse les nuances, il
est un homme qui pleure.
Mais où il a été superbe surtout, c’est au dernier acte, lorsqu’il
meurt. Je n’ai jamais vu mourir personne ainsi au théâtre. Salvini
gradue ses derniers moments de moribond avec une telle vérité, qu’il
terrifie la salle. Il est vraiment un mourant, avec ses yeux qui se
voilent, sa face qui blêmit et se décompose, ses membres qui se
raidissent. Lorsque Emma, sur la demande de Rosalie, s’approche et
l’appelle : « Mon père », il a un retour de vie, un éclair de joie sur
son visage déjà mort, d’un charme douloureux ; et ses mains
tremblent, et sa tête se penche, secouée par le râle, tandis que ses
derniers mots se perdent et ne s’entendent plus. Sans doute, on a fait
souvent cela au théâtre, mais jamais, je le répète, avec une pareille
113
intensité de vérité. Enfin, Salvini a eu une trouvaille de génie : il est
étendu dans un fauteuil, et lorsqu’il expire, la tête penchée vers
Emma, il semble s’écrouler, son poids l’emporte, il culbute et vient
rouler devant le trou du souffleur, pendant que les personnages
présents s’écartent en poussant un cri.
Il faut être un bien grand comédien pour oser cela. L’effet est
inattendu et foudroyant. La salle entière s’est levée, sanglotant et
applaudissant.
La troupe qui donne la réplique à Salvini est très suffisante. Ce
que j’ai beaucoup remarqué, c’est la façon convaincue dont jouent
ces comédiens italiens. Pas une fois, ils ne regardent le public. La
salle ne semble point exister pour eux. Quand ils écoutent, ils ont les
yeux fixés sur le personnage qui parle, et quand ils parlent, ils
s’adressent bien réellement au personnage qui écoute. Aucun d’eux
ne s’avance jusqu’au trou du souffleur, comme un ténor qui va lancer
son grand air. Ils tournent le dos à l’orchestre, entrent, disent ce
qu’ils ont à dire et s’en vont, naturellement, sans le moindre effort
pour retenir les yeux sur leurs personnes. Tout cela semble peu de
chose, et c’est énorme, surtout pour nous, en France.
Avez-vous jamais étudié nos acteurs ? La tradition est déplorable
sur nos théâtres. Nous sommes partis de l’idée que le théâtre ne doit
avoir rien de commun avec la vie réelle. De là, cette pose continue,
ce gonflement du comédien qui a le besoin irrésistible de se mettre en
vue. S’il parle, s’il écoute, il lance des œillades au public ; s’il veut
détacher un morceau, il s’approche de la rampe et le débite comme
un compliment. Les entrées, les sorties sont réglées, elles aussi, de
façon à faire un éclat. En un mot, les interprètes ne vivent pas la
pièce ; ils la déclament, ils tâchent de se tailler chacun un succès
personnel, sans se préoccuper le moins du monde de l’ensemble.
Voilà, en toute sincérité, mes impressions. Je me suis
mortellement ennuyé à Macbeth, et je suis sorti, ce soir là, sans
opinion nette sur Salvini.
Dans la Mort civile, Salvini m’a transporté ; je m’en suis allé
étranglé d’émotion. Certes, l’auteur de ce dernier drame, M.
Giacometti, ne doit pas avoir la prétention d’égaler Shakespeare. Son
œuvre, au fond, est même médiocre, malgré la belle nullité de la
114
formule. Seulement, elle est de mon temps, elle s’agite dans l’air que
je respire, elle me touche comme une histoire qui arriverait à mon
voisin. Je préfère la vie à l’art, je l’ai dit souvent. Un chef-d’œuvre
glacé par les siècles n’est en somme qu’un beau mort.
115
IV
Je me souviens d’avoir assisté à la première représentation de
l’Idole. On comptait peu sur la pièce, on était venu au théâtre avec
défiance. Et l’œuvre, en effet, avait une valeur bien médiocre. Les
premiers actes surtout étaient d’un ennui mortel, mal bâtis, coupés
d’épisodes fâcheux. Cependant, vers la fin, un grand succès se
dessina. On put étudier, en cette occasion, la toute-puissance d’une
artiste de talent sur le public. Madame Rousseil, non seulement sauva
l’œuvre d’une chute certaine, mais encore lui donna un grand éclat.
Elle s’était ménagée pendant les premiers actes, montrant une
froideur calculée ; puis, au quatrième acte, sa passion éclata avec une
fougue superbe qui enleva la foule. Je me rappelle encore l’ovation
qu’on lui fit. Elle était méritée, tout le succès lui était dû. Des
difficultés s’élevèrent, je crois, entre les acteurs et le directeur, et la
pièce disparut de l’affiche, mais j’aurais été étonné si elle avait fait
de l’argent, comme je le serais encore si elle en faisait aujourd’hui.
Elle n’est vraiment pas assez d’aplomb ; madame Rousseil, malgré
ses fortes épaules, ne saurait la tenir longtemps debout. Il y aurait
toute une étude à écrire à propos de ces succès personnels des
artistes, qui trompent souvent le public sur le mérite véritable d’une
œuvre. Ce qui est consolant pour la dignité des lettres, c’est qu’une
œuvre ainsi soutenue par le talent d’un artiste, n’a jamais qu’une
vogue temporaire, et qu’elle disparaît fatalement avec son interprète.
J’ai également assisté à la première représentation de Froufrou,
bien que je ne fisse pas alors de critique dramatique. Desclée se
trouvait dans tout son triomphe de grande artiste.
Ici, l’œuvre était une peinture charmante d’un coin de notre
116
société ; les premiers actes surtout offraient les détails d’une
observation très fine et très vraie ; j’aimais moins la fin qui tournait
au larmoyant. Cette pauvre Froufrou était en vérité trop punie ; cela
serrait inutilement le cœur et terminait cette série de tableaux
parisiens par une gravure poncive, faite pour tirer des larmes aux
personnes sensibles.
Sans doute, l’œuvre cette fois aidait, poussait l’artiste. Mais
Desclée, on peut le dire, y mit encore de son tempérament et élargit
ainsi l’horizon de la pièce. C’est que, justement, elle semblait faite
pour le personnage, elle le jouait avec toute sa nature. Aussi
s’incarna-t-elle dans ce rôle, où elle fut superbe de vie et de vérité.
La mort de Desclée a été pleurée par beaucoup de débutants
dramatiques. Nous la regardions tous grandir, avec la joie de
constater, à chaque nouvelle création, que nous trouverions en elle
l’interprète que nous rêvions pour nos œuvres futures. Nous songions
tous à des pièces où nous étudierions notre société, où nous
tâcherions de mettre la réalité à la scène. Et nous lui taillions déjà des
rôles, parce qu’elle seule nous paraissait moderne, vivant de notre air
et exprimant avec exactitude les troubles nerveux de l’époque
présente. Elle ne semblait avoir passé par aucune école, elle arrivait
avec sa personnalité, sans aucune recette d’attitudes ni de diction.
Notre âge vibrait en elle avec une intensité merveilleuse. Je la sentais
née pour aider puissamment au théâtre le mouvement naturaliste. Et
elle est morte. C’est une perte immense pour nous tous.
On peut dire qu’elle n’a pas été remplacée.
Le public ne se doute pas de la difficulté qu’éprouve aujourd’hui
un auteur dramatique pour trouver une interprète selon ses vœux,
dans une pièce moderne, qui demande la sensation et l’intelligence
du temps où nous vivons. Je mets à part la Comédie-Française. Les
directeurs disent : « Il n’y a plus d’artiste. » Ce qui est plus vrai et
plus triste, c’est qu’il y a bien encore des artistes, mais que ces
artistes n’ont pas la flamme du mouvement littéraire actuel. Ils ne
sont pas faits pour les œuvres qui viennent. Notre mouvement
naturaliste, en un mot, ne voit pas encore poindre ses FrédérickLemaître et ses Dorval.
Justement, Desclée s’annonçait comme la Dorval de ce
117
mouvement. C’est pourquoi nous la regrettons avec tant d’amertume.
Il est une loi : c’est que toute période littéraire, au théâtre, doit
amener avec elle ses interprètes, sous peine de ne pas être. La
tragédie a eu ses illustres comédiens pendant deux siècles ; le
romantisme a fait naître toute une génération d’artistes de grand
talent. Aujourd’hui, le naturalisme ne peut compter sur aucun acteur
de génie. C’est sans doute parce que les œuvres, elles aussi, ne sont
encore qu’en promesse. Il faut des succès pour déterminer des
courants d’enthousiasme et de foi ; et ces courants seuls dégagent les
originalités, amènent et groupent autour d’une cause les combattants
qui doivent la défendre.
Examinez le personnel de nos actrices, par exemple. Voilà Desclée
morte, à qui confiera-t-on le rôle de Froufrou ? M. Montigny a voulu
utiliser mademoiselle Legault, qu’il avait sous la main. Mais je suis
persuadé que celle-ci n’a accepté le rôle qu’à son corps défendant ; il
n’est pas dans ses moyens ; elle y est fort jolie, seulement elle ne
saurait lui donner de la profondeur ni en rendre le détraquement
nerveux.
Mademoiselle Legault est une très charmante ingénue, un peu
minaudière, dont on a voulu à tort forcer les notes aimables.
Je crois que, si M. Montigny avait eu le choix, il aurait préféré
donner le rôle à mademoiselle Blanche Pierson. Je ne vois guère
qu’elle, toujours en dehors de la Comédie-Française, qui puisse
aborder aujourd’hui les rôles de Desclée. Mademoiselle Pierson, qui
n’a été longtemps qu’une jolie femme, se trouve être actuellement
une des rares comédiennes qui sentent la vie moderne. Elle s’est
montrée remarquable dans Fromont jeune et Risler aîné, d’Alphonse
Daudet. À la vérité, elle manque d’un je ne sais quoi, ce qui la laisse
toujours un peu dans l’ombre ; elle n’a pas la foi peut-être, elle
n’enlève pas une salle d’un geste ou d’un mot. Rappelez-vous ses
créations, aucune ne vient en avant et ne s’impose par une largeur
magistrale. Je le répète, elle n’en est pas moins la seule artiste qu’on
aimerait voir dans Froufrou.
Je ne puis nommer madame Rousseil, dont je parlais tout à
l’heure. Celle-là n’a rien de moderne. Elle est taillée pour la tragédie,
elle a les bras forts et le masque énergique des héroïnes de Corneille.
118
Quand elle descend au drame, il lui faut des créations mâles, des
vigueurs qui emportent tout. Je ne la vois pas chaussée des fines
bottines de la Parisienne, se jouant et agonisant dans des amours à
fleur de peau.
Quant à madame Fargueil, qui a eu de si beaux cris de passion,
elle est trop marquée aujourd’hui, comme on dit en argot de coulisse,
pour accepter des rôles où il y a des scènes d’amour. Il lui faut
désormais des rôles faits pour elle, ce qui la rend d’un emploi assez
difficile, malgré son beau talent.
Mon intention n’est point de passer ainsi toutes nos comédiennes
en revue.
Le lecteur peut continuer aisément ce travail. Il verra combien il
est malaisé de trouver une Froufrou ; j’ai pris ce personnage de
Froufrou comme type d’un personnage strictement moderne, parce
que l’actualité me l’apportait et qu’il est, en effet, suffisamment
caractéristique. Si l’on imagine un rôle plus accentué encore, n’ayant
plus certains côtés de grâce facile, vivant une vie moins factice,
d’une classe moins élégante, on comprendra que le choix d’une
interprète devient alors d’une difficulté presque insurmontable. Où
découvrir une femme assez artiste pour vivre sur les planches la vie
qu’elle voit tous les jours dans la rue, pour oublier les grimaces
apprises et se donner tout entière, avec ses souffrances et ses joies ?
Ce qui complique les choses, c’est que la modernité tend à rendre les
œuvres dramatiques très complexes : les rôles ne sont plus d’un seul
jet, coulés dans une abstraction ; ils reproduisent toute la créature qui
pleure et qui rit, qui se jette continuellement à droite et à gauche. Dès
lors, ces rôles demandent une composition extrêmement serrée. Il
faut un grand talent pour s’en tirer avec honneur.
J’ai mis la Comédie-Française à part. Les débutants n’y sont point
joués facilement. Il y a pourtant là une sociétaire, madame Sarah
Bernhardt, qui a la flamme moderne. Jusqu’à présent, il me semble
qu’elle n’a pas eu une création où elle se soit donnée complètement.
On a goûté sa voix si souple et si sonore, dans ce rôle de dona Sol,
qui n’est guère qu’un rôle de figurante. On a admiré sa science dans
Phèdre et dans le répertoire romantique. Mais, selon moi, la tragédie
et le drame romantique ont des liens traditionnels qui garrottent sa
119
nature. Je la voudrais voir dans une figure bien moderne et bien
vivante, poussée dans le sol parisien.
Elle est fille de ce sol, elle y a grandi, elle l’aime et en est une des
expressions les plus typiques. Je suis persuadé qu’elle ferait une
création qui serait une date dans notre histoire dramatique.
Nous avons bien vu madame Sarah Bernhardt dans l’Étrangère, de
M. Dumas. Mais, vraiment, son personnage de miss Clarkson était
une plaisanterie par trop romantique. Cette Vierge du mal qui
parcourait la terre pour se venger des hommes, en se faisant aimer
d’eux et en se régalant ensuite de leurs souffrances, est à mon sens
une des imaginations les plus comiques qu’on puisse voir. L’artiste
avait surtout, au troisième acte, je crois, un interminable monologue,
d’une drôlerie achevée. Madame Sarah Bernhardt exécuta un tour de
force en n’y étant pas ridicule. Même elle montra, dans l’Étrangère,
ce qu’elle pourrait donner, le jour où elle aurait un rôle central dans
une pièce moderne, prise en pleine réalité sociale.
Souvent, cette grave question de l’interprétation m’a préoccupé.
Chaque fois qu’un auteur dramatique, ayant quelque souci de la
vérité, a aujourd’hui un rôle important de femme à distribuer, je sais
qu’il se trouve dans l’embarras. On finit toujours, il est vrai, par faire
un choix, mais la pièce en pâtit souvent. Le public ne saurait entrer
dans cette cuisine des coulisses ; la pièce est médiocrement jouée, et
comme justement les pièces d’analyse et de caractère ne supportent
pas une interprétation médiocre, on la siffle. C’est une œuvre
enterrée. Il est vrai que nous sommes singulièrement difficiles, nous
voudrions des artistes jeunes, jolies, très intelligentes, profondément
originales. En un mot, nous tous qui travaillons pour l’avenir, nous
demandons des comédiennes de génie.
120
V
Le cas de madame Sarah Bernhardt me paraît des plus intéressants
et des plus caractéristiques. Je n’ai pas à prendre la défense de la
grande artiste, que son talent défendra suffisamment. Mais je ne puis
résister au besoin d’étudier, à son sujet, ce fameux besoin de réclame
qui affole notre époque, selon les chroniqueurs.
D’abord, posons nettement les situations. Madame Sarah
Bernhardt est accusée d’être dévorée d’une fièvre de publicité. À
entendre les chroniqueurs et les reporters de notre presse parisienne,
elle ne dit pas une parole, ne risque pas un acte, sans en calculer à
l’avance le retentissement. Non contente d’être une comédienne
adorée du public, elle a cherché à se singulariser en touchant à la
sculpture, à la peinture, à la littérature. Enfin, on en est venu à dire
que, tout à fait affolée par sa rage de réclame, compromettant la
dignité de la Comédie-Française, elle avait fini par se montrer à
Londres, vêtue en homme, pour un franc.
Quant aux chroniqueurs et aux reporters qui dressent aujourd’hui
ce réquisitoire, ils prennent des attitudes de moralistes affligés. Ils
pleurent sur ce beau talent qui se compromet. Ils menacent la
comédienne de la lassitude du public et lui font entendre que, si elle
fait encore parler d’elle d’une façon désordonnée, on la sifflera. En
un mot, eux qui sont les seuls coupables de tout ce bruit, ils déclarent
que si le bruit continue, c’en est fait de madame Sarah Bernhardt ; et
le plus comique, c’est que, précisément, ils continuent eux-mêmes le
bruit.
J’ai lu avec attention les derniers articles de M. Albert Wolff, dans
le Figaro. M. Albert Wolff est un écrivain de beaucoup d’esprit et de
121
raison ; mais il « s’emballe » aisément.
Quand il croit être dans la vérité, il pousse sa thèse à l’aigu ; et
vous devinez quelle besogne, s’il est dans l’erreur. Beaucoup d’autres
ont parlé comme lui de madame Sarah Bernhardt. Mais je m’adresse
à lui, parce qu’il a une réelle puissance sur le public.
Voyons, de bonne foi, croit-il à cet amour enragé de madame
Sarah Bernhardt pour la réclame ? Ne s’avoue-t-il pas que, si
madame Sarah Bernhardt aime aujourd’hui à entendre parler d’elle,
la faute en est précisément à lui et à ses confrères qui ont fait autour
d’elle un tapage si énorme ? Ne voit-il pas enfin que, si notre époque
est tapageuse, avide de boniments, dévorée par la publicité à
outrance, cela vient moins des personnalités dont on parle que du
vacarme fait autour de ces personnalités par la presse à informations.
Examinons cela tranquillement, sans passion, uniquement pour
trouver la vérité, en nous appuyant sur le cas de madame Sarah
Bernhardt.
Qu’on se rappelle ses débuts. Ils furent assez difficiles. Le
Passant, tout d’un coup, la mit en lumière. Il y a de cela une dizaine
d’années. Dès ce jour-là, la presse s’empara d’elle, et ce fut surtout
de sa maigreur dont il fut question. Je crois que cette maigreur fit
alors pour sa réputation beaucoup plus que son talent. Pendant dix
années, on n’a pu ouvrir un journal sans trouver une plaisanterie sur
la maigreur de madame Sarah Bernhardt. Elle était surtout célèbre
parce qu’elle était maigre. M. Albert Wolff pense-t-il que madame
Sarah Bernhardt s’était fait maigrir pour qu’on parlât d’elle ?
J’imagine qu’elle a dû être souvent blessée par ces bons mots d’un
goût douteux ; ce qui exclut l’idée qu’elle payait des gens pour les
publier.
Ainsi donc voilà son début dans la réclame.
Elle est maigre, et les chroniqueurs, aidés des reporters, font d’elle
un phénomène qui occupe l’Europe. Plus tard, on découvre d’autres
choses : par exemple, on l’accuse d’une méchanceté diabolique ; on
raconte que, chez elle, elle invente des supplices atroces pour ses
singes ; puis, toutes sortes de légendes se répandent, elle dort dans
son cercueil, un cercueil capitonné de satin blanc ; elle a des goûts
macabres et sataniques, qui la font tomber amoureuse d’un squelette,
122
pendu dans son alcôve. Je m’arrête, je ne puis dire ici les histoires
monstrueuses qui ont circulé, et que la presse a répandues crûment ou
à demi mots. De nouveau, je prie M. Albert Wolff de me dire s’il
soupçonne madame Sarah Bernhardt d’avoir fait circuler ces histoires
elle même, dans le but calculé de faire parler d’elle.
Je touche ici un point délicat. En quoi les excentricités de madame
Sarah Bernhardt, vraies ou non, intéressaient-elles le public ? Je suis
persuadé, pour mon compte, de la fausseté parfaite de ces légendes.
Mais, quand il serait vrai que madame Sarah Bernhardt rôtirait des
singes et coucherait avec un squelette, qu’avons-nous à voir làdedans, nous autres, si c’est son plaisir ? Dès qu’on est chez soi, les
portes closes, on a le droit absolu de vivre à sa guise, pourvu qu’on
ne gêne personne. C’est affaire de tempérament. Si je disais que tel
critique, très moral, vit dans une cour de petites femmes
complaisantes, que tel romancier idéaliste patauge dans la prose de
l’escroquerie, je me mêlerais certainement de ce qui ne me regarde
pas. La vie intérieure de madame Sarah Bernhardt ne regardait ni les
reporters ni les chroniqueurs. En tout cas, ce n’est pas encore elle
qu’il faut accuser ici de chercher la réclame ; c’est la réclame,
violente et blessante, qui a forcé sa demeure et qui a mis autour de
l’artiste la réputation romantique et légèrement ridicule d’une femme
à moitié folle.
Maintenant, arrivons à la grosse accusation.
On lui reproche surtout de ne pas s’en être tenu à l’art dramatique,
d’avoir abordé la sculpture, la peinture, que sais-je encore ! Cela est
plaisant. Voila que, non content de la trouver maigre et de la déclarer
folle, on voudrait réglementer l’emploi de ses journées. Mais, dans
les prisons, on est beaucoup plus libre. Est-ce qu’on s’inquiète de ce
que madame Favart ou madame Croizette fait en rentrant chez elle ?
Il plaît à madame Sarah Bernhardt de faire des tableaux et des
statues, c’est parfait. À la vérité, on ne lui nie pas le droit de peindre
ni de sculpter, on déclare simplement qu’elle ne devrait pas exposer
ses œuvres. Ici le réquisitoire atteint le comble du burlesque. Qu’on
fasse une loi tout de suite pour empêcher le cumul des talents.
Remarquez qu’on a trouvé la sculpture de madame Sarah Bernhardt
si personnelle, qu’on l’a accusée de signer des œuvres dont elle
123
n’était pas l’auteur. Nous sommes ainsi faits en France, nous
n’admettons pas qu’une individualité s’échappe de l’art dans lequel
nous l’avons parquée. D’ailleurs, je ne juge pas le talent de madame
Sarah Bernhardt, peintre et sculpteur ; je dis simplement qu’il est tout
naturel qu’elle fasse de la peinture et de la sculpture, si cela lui plaît,
et qu’il est plus naturel encore qu’elle montre cette peinture et cette
sculpture, qu’elle tâche de vendre ses œuvres, qu’elle mène, en un
mot, ses occupations et sa fortune comme elle l’entend.
Ce sont là des affirmations naïves, tant elles vont de soi. On sourit
d’avoir à expliquer que chacun a le droit strict d’arranger son
existence selon son goût, sans qu’on le jette violemment sur la
sellette, devant l’opinion publique. Et ici le reproche adressé à
madame Sarah Bernhardt de chercher la publicité devient plaisant.
Sans doute, comme peintre et comme sculpteur, elle cherche la
publicité, si l’on entend par là qu’elle expose ses œuvres et qu’elle
les vend. Mais alors pourquoi ne lui fait-on pas un crime de chercher
la publicité comme artiste dramatique ? Les personnes qui la rêvent
modeste et cachée, devraient lui défendre de paraître sur les planches.
De cette façon, on ne parlerait plus d’elle du tout. Si l’on admet
qu’elle se montre au public en chair et en os, — en os surtout, dirait
un reporter, — elle peut bien lui montrer ensuite ses œuvres. C’est
raisonner singulièrement que de conclure à un besoin furieux de
réclame, parce qu’elle ne se contente pas du théâtre et qu’elle
s’adresse aux autres arts ; il faudrait plutôt conclure à un besoin
d’activité, à une satisfaction de tempérament. Jamais personne n’a eu
le courage de mener à bien de longs travaux, dans le but étroit
d’obtenir des articles. On écrit, on peint, on sculpte, uniquement
parce que la main vous démange.
C’est ce que M. Sarcey doit admettre, car lui se lamente seulement
sur le temps que la peinture et la sculpture prennent à madame Sarah
Bernhardt. Elle est trop occupée, selon lui, et c’est pourquoi elle a
fait manquer à Londres une matinée, scandale énorme qui a occupé
toute la presse. Je ne veux pas entrer dans la discussion des faits qui
se sont passés là-bas, d’autant plus que je me méfie des articles
publiés ; je sais quelle est la vérité des journaux. Il paraît pourtant
que madame Sarah Bernhardt était réellement très souffrante, et il est
124
tout à fait comique d’attribuer cette indisposition à sa peinture, à sa
sculpture, ou encore à la fatigue que lui occasionnent les
représentations données par elle en dehors du théâtre. Tout le monde
peut être malade, même sans s’être fatigué et sans être peintre ou
sculpteur.
Ce qui me met en défiance sur les chroniques que nous avons lues,
c’est justement le démenti donné par l’intéressée elle-même au conte
qui la présentait vêtue en homme, au milieu de ses tableaux et de ses
statues, et se montrant pour un franc comme une bête curieuse. Je
reconnais là les mêmes imaginations que pour les singes à la broche
et le squelette dans le lit. À cette heure, tout se gâterait ; madame
Sarah Bernhardt parlerait de donner sa démission ; la question
deviendrait grosse d’orage. Cela est vraiment très typique. Je
n’entends pas trancher la question, mais j’ai voulu exposer les faits.
Et, à présent, je le demande une fois encore à M. Albert Wolff, si
les reporters, si les chroniqueurs n’avaient pas fait d’abord de
madame Sarah Bernhardt une maigre légendaire qui restera dans
l’histoire ; si, plus tard, ils ne s’étaient pas occupés de son squelette
et de ses singes ; si, lorsque la copie leur manquait, ils n’avaient pas
bouché le trou avec un bon mot ou une indiscrétion sur elle ; s’ils
n’avaient pas empli les journaux de leur étonnement goguenard,
chaque fois qu’elle a fait un envoi au Salon, publié un livre ou monté
en ballon captif ; enfin, si, lors de ce voyage de la Comédie-Française
à Londres, ils ne nous avaient pas raconté en détail jusqu’à ses maux
de cœur : M. Albert Wolff croit-il que les choses en seraient venues
au point où elles en sont ?
Ce que j’ai voulu établir nettement, c’est ce que j’énonçais au
début : ce n’est pas madame Sarah Bernhardt comédienne, ce n’est
pas nous artistes, romanciers, poètes, qui sommes pris de cette rage
de réclame ; c’est le reportage, c’est la chronique qui, depuis
cinquante ans, ont changé les conditions de la réclame, décuplé les
appétits curieux du public, soulevé autour des personnalités en vue
cet orchestre formidable de l’information à outrance.
Ici, j’élargis mon sujet ; à la vérité, je n’ai pris le cas de madame
Sarah Bernhardt que pour préciser des faits dont j’ai été frappé. Mon
expérience personnelle m’a appris que, lorsqu’un chroniqueur accuse
125
un écrivain de chercher le bruit, il arrive que l’écrivain est un bon
bourgeois faisant tranquillement sa besogne, tandis que c’est le
chroniqueur qui joue devant lui de la trompette.
Remarquez que les écrivains, comme les comédiens, finissent
souvent par se laisser aller agréablement sur cette pente de la
réclame. On s’habitue au tapage ; on a sa ration de publicité tous les
matins, et l’on s’attriste, quand on ne trouve plus son nom dans les
journaux. Il est très possible qu’on ait gâté madame Sarah Bernhardt
comme tant d’autres, en lui donnant l’habitude de voir le monde
tourner autour d’elle. Mais, dans ce cas, elle est une victime et non
une coupable. Paris a toujours eu de ces enfants gâtés qu’il comble
de sucre, dont il veut connaître les moindres gestes, qu’il caresse à
les faire saigner, dont il dispose pour ses plaisirs avec un despotisme
d’ogre aimant la chair fraîche. La presse à informations, le reportage,
la chronique, ont donné un retentissement formidable à ces caprices
de Paris, voilà tout. La question est là et pas ailleurs. Il serait
vraiment cruel de s’être amusé pendant dix ans de la maigreur de
madame Sarah Bernhardt, d’avoir fait courir sur elle une légende
diabolique, de s’être mêlé de toutes ses affaires privées et publiques
en tranchant bruyamment les questions dont elle était seule juge,
d’avoir occupé le monde de sa personne, de son talent et de ses
œuvres, pour lui crier un jour : « À la fin, tu nous ennuies, tu fais trop
de bruit ; tais-toi. » Eh ! taisez-vous, si cela vous fatigue de vous
entendre !
Voilà ce que j’avais à dire.
C’est un simple procès-verbal. Je n’attaque pas la presse à
informations, qui m’amuse et qui me donne des documents. Je crois
qu’elle est une conséquence fatale de notre époque d’enquête
universelle. Elle travaille, plus brutalement que nous, et en se
trompant souvent, à l’évolution naturaliste. Il faut espérer qu’un jour
elle aura l’observation plus juste et l’analyse plus nette, ce qui ferait
d’elle une arme d’une puissance irrésistible En attendant, je lui
demande simplement de ne pas prêter le fracas de son allure aux gens
qu’elle emporte dans sa course, quitte à leur casser les reins, s’ils
viennent à tomber.
126
VI
Je dirai ce que je pense de l’aventure qui affole Paris en ce
moment. Il s’agit de la démission de madame Sarah Bernhardt, et de
la fêlure stupéfiante qu’elle a déterminé dans le crâne des gens.
Déjà, à propos du procès de Marie Bière, j’avais été étonné des
sautes de l’opinion publique. On se souvient des termes crus dans
lesquels le Paris sceptique jugeait l’héroïne du drame, avant
l’ouverture des débats. L’affaire vient en cour d’assises, et tout Paris
se passionne pour la jeune femme ; on la défend, on la plaint, on
l’adore ; si bien que, si le tribunal l’avait condamnée, on lui aurait
certainement jeté des pommes cuites. Elle est acquittée, et tout de
suite, du soir au lendemain, on retombe sur elle, on la rejette au
ruisseau, avec une rudesse incroyable ; ce n’est plus qu’une gredine,
on lui conseille de disparaître. Sans doute, une analyse exacte nous
donnerait les causes de ces mouvements contraires et si précipités.
Mais, pour les braves gens qui regardent en simples curieux le
spectacle de la vie, quel joli peuple de pantins nous faisons !
Je me suis tenu à quatre pour ne pas parler en son temps de cette
affaire. Elle était un exemple si décisif de roman expérimental ! Voilà
une histoire bien banale, une histoire comme il y en a cent mille à
Paris : une femme prend pour amant un monsieur fort correct, un
galant homme, dont elle a un enfant, et qui la quitte, ennuyé de sa
paternité, après avoir eu l’idée plus ou moins nette d’un avortement.
On coudoie cela sur les trottoirs, et personne ne songe même à
tourner la tête. Mais attendez, voici l’expérience qui se pose : Marie
Bière, de tempérament particulier, produit d’une hérédité dont il a été
question dans les débats, tire un coup de pistolet sur son amant ; et,
127
dès lors, ce coup de pistolet est comme la goutte d’acide sulfurique
que le chimiste verse dans une cornue, car aussitôt l’histoire se
décompose, le précipité a lieu, les éléments primitifs apparaissent.
N’est-ce pas merveilleux ? Paris s’étonne qu’un galant homme
fasse des enfants et ne les aime pas ; Paris s’étonne que l’avortement
soit à la porte de tous les concubinages. Ces choses ont lieu tous les
jours, seulement il ne les voit pas, il ne s’y arrête pas ; il faut que
l’expérience les montre violemment, que le coup de pistolet parte,
que la goutte d’acide tombe, pour qu’il reste stupéfait lui-même de sa
pourriture en gants blancs. Delà, cette grosse émotion, en face d’une
aventure tellement commune, qu’elle en est bête.
Nous avons eu aussi un joli exemple de fêlure avec le fameux
Nordenskiold.
Pendant huit jours, tout a été pour Nordenskiold, une réception
princière, des arcs de triomphe, des galas, des hommages
enthousiastes dans la presse. Il semblait que le voyageur eût
découvert une seconde fois l’Amérique. Puis, brusquement, le vent a
tourné, Nordenskiold n’avait rien découvert du tout ; un simple
charlatan qui avait fait une promenade à Asnières, un pitre auquel on
reprochait les dîners qu’on lui avait donnés. Le comique de l’histoire
est que les journaux les plus chauds à lancer Nordenskiold se sont
montrés ensuite les plus enragés à le démolir. Il était grand temps
qu’il reprît le chemin de fer, car nous aurions fini par lui faire un
mauvais parti.
Et voici les farces qui recommencent avec madame Sarah
Bernhardt. En vérité, les nerfs nous emportent, il faudrait soigner
cela, car l’indisposition tourne à l’affection chronique. Il n’est pas
bon de se détraquer de la sorte, à la moindre émotion.
Pendant huit ans, madame Sarah Bernhardt a été l’idole de la
presse et du public. Il n’est pas d’hommage qu’on ne lui ait rendu ;
on l’a couverte de bravos et de couronnes.
Je crois que, pendant ces huit années, on ne trouverait pas une
seule attaque contre elle, partant d’un homme ayant quelque autorité.
Il semblait qu’on eût signé un pacte pour la trouver parfaite. Paris
était à ses pieds. Et brusquement, en une nuit, tout a croulé.
Applaudie encore la veille au soir, le lendemain elle n’avait plus
128
aucun talent, mais aucun, rien du tout. La presse entière, qui lui
appartenait le samedi, se tournait contre elle le dimanche. On la
maudissait, on l’exécrait, à ce point, disait-on, qu’elle n’oserait
jamais reparaître sur une scène française, par crainte d’être insultée.
Grand Dieu ! que s’était-il donc passé ? Un simple fait : madame
Sarah Bernhardt, cédant à son tempérament de femme nerveuse,
venait de jeter dans la cornue la goutte d’acide sulfurique. Elle avait
donné sa démission.
Oh ! la belle expérience ! Le précipité a lieu, d’après les lois
naturelles, et le public s’effare. Paris semble croire qu’une telle
aventure, fort ordinaire, ne s’était jamais vue. L’histoire de la
Comédie-Française est là pour répondre. Madame Sarah Bernhardt
n’a, en somme, que répété une fugue célèbre de madame Arnould
Plessy, sous le souvenir de laquelle on l’a écrasée, dans le rôle de
Clorinde ; et M. Got, allant jouer la Contagion à l’Odéon, malgré ses
engagements, avait également donné le mauvais exemple. On citerait
bien d’autres faits encore. Si l’on pénétrait dans l’histoire intime de
la Comédie-Française, si l’on contait les révoltes de chacun, les
plaintes, les projets d’escapade, on verrait que le miracle est au
contraire que les démissions n’y soient pas plus nombreuses.
Je n’ai pas à défendre madame Sarah Bernhardt. Je ne suis, si l’on
veut, qu’un chimiste curieux d’expériences et très intéressé par celle
qui se passe en ce moment sous mes yeux.
J’accorde que madame Sarah Bernhardt a tous les torts. Elle a tort
d’abord d’avoir son tempérament qui la pousse aux décisions
extrêmes. Elle a tort ensuite d’être trop sensible à la critique ; après
avoir cru à tous les éloges qu’on lui donnait, elle a cru à une critique
violente qui tombait sur elle comme une tuile par un jour de grand
vent. Et c’est cette dernière naïveté que je ne lui pardonnerai jamais.
Eh quoi ! madame, vous avez déserté devant une phrase d’un critique
dont les arrêts ne peuvent compter ? Vous que l’on dit si orgueilleuse,
vous avez manqué d’orgueil à ce point ? Mais je vous assure, il en a
tué d’autres qui se portent fort bien. C’est quelquefois un honneur
d’être attaqué. Si, comme on le raconte, vous cherchiez un prétexte
pour quitter la Comédie-Française, que n’en avez-vous donc trouvé
un plus sérieux, car celui-là, en vérité, me gâte toute l’histoire.
129
Ainsi, voilà madame Sarah Bernhardt qui s’est donné tous les
torts. Seulement, il faut examiner la responsabilité de la presse et du
public. Elle n’a aucun talent, dites-vous ? Alors pourquoi l’avez-vous
grisée pendant huit ans ? C’est vous qui l’avez faite, c’est vous qui
l’avez poussée à cette susceptibilité nerveuse, qui vous semble
extraordinaire. Vous gâtez les femmes, puis vous les tuez. Celle-là
nous ennuie, à une autre ! Aucune mesure, ni dans les éloges, ni dans
la critique. Lorsque vous avez mis une comédienne dans les astres,
vous la jetez d’un coup de poing dans l’égout ; et vous vous étonnez
que cette machine délicate se détraque. Ah ! peuple de polichinelles !
C’est pour cela qu’il vaut mieux t’avoir contre soi, parce qu’au
moins on n’a plus à craindre que ta tendresse.
Et comment voulez-vous que les journaux gardent la mesure,
lorsqu’un maître du théâtre contemporain tel que M. Emile Augier
perd lui-même toute logique ?
Je dirai jusqu’au bout ce que je pense, puisque me voilà lancé. On
nous a raconté comme quoi M. Augier avait insisté auprès de M.
Perrin pour donner le rôle de Clorinde à madame Sarah Bernhardt ;
M. Perrin aurait préféré madame Croizette ; mais l’auteur exigeait
madame Sarah Bernhardt, dont le talent sans doute lui semblait
préférable. Dès lors, quelle est notre stupeur de lire, dans la lettre
écrite par M. Augier, ces deux phrases que je détache : « Je maintiens
qu’elle a joué aussi bien qu’à son ordinaire, avec les mêmes défauts
et les mêmes qualités, où l’art n’a rien à voir… Soyons donc
indulgents pour cette incartade d’une jolie femme, qui pratique tant
d’arts différents avec une égale supériorité, et gardons nos sévérités
pour des artistes moins universels et plus sérieux ». Mais, dans ce
cas, pourquoi M. Augier a-t-il voulu absolument confier le rôle de
Clorinde à madame Sarah Bernhardt ? Si « l’art n’a rien à voir » chez
cette comédienne, s’il y a, à la Comédie-Française, des artistes
« moins universels et plus sérieux », encore un coup pourquoi diable
l’auteur a-t-il fait un si mauvais choix ? Je ne saurais m’arrêter à
cette idée que M. Augier a choisi madame Sarah Bernhardt parce
qu’elle faisait recette ; cette supposition serait indigne. Il y a donc
manque de logique. On ne lâche pas de la sorte, en faisant de l’esprit,
une artiste au talent de laquelle on a cru.
130
Le coup de folie est général, et il part de haut. Je ne puis m’arrêter
à toutes les sottises qu’on écrit. Ainsi, on parle du tort que le départ
de madame Sarah Bernhardt fait à M. Augier. Quelle est cette
plaisanterie ? Dans huit jours, lorsque madame Croizette reprendra le
rôle, elle aura un succès écrasant, et l’Aventurière bénéficiera de tout
le tapage fait ; c’est, comme on dit, un lançage superbe.
Le tort fait à la Comédie-Française est plus réel ; il est certain que
madame Sarah Bernhardt laisse un grand vide. Pourtant, la demande
de trois cent mille francs de dommages et intérêts me paraît un peu
raide. Un arrangement serait seul raisonnable. Mais allez donc parler
raison, quand les têtes sont fêlées à ce point ! Il faut laisser faire le
temps. Je me plais à croire que, lorsque tout ce tapage sera calmé,
madame Sarah Bernhardt rentrera comme pensionnaire à la
Comédie-Française, où l’on n’aura pu la remplacer, parce qu’elle est
avant tout une nature. Alors, de part et d’autre, on s’étonnera d’une
alerte si chaude. Ce sont là brouilles d’amoureux.
Du reste, vous savez que, le mois prochain, je m’attends à ce
qu’on acquitte Ménesclou, au milieu de l’attendrissement de tout
Paris. Pensez donc, le pauvre jeune homme, il y a huit jours qu’on le
traite de monstre : ça finit par le rendre sympathique. Puis, en voilà
assez avec la petite Deu et sa famille ; la mère a parlé au cimetière,
c’est du cabotinage. Encore une culbute, pleurons sur Ménesclou !
131
POLÉMIQUE - I
Mon confrère, M. Francisque Sarcey, a bien voulu discuter mes
opinions en matière d’art dramatique. Je ne répondrai pas aux
critiques qui me sont personnelles ; je lui appartiens, il me juge
comme il me comprend, c’est parfait. Mais je me permettrai de
répondre aux parties de son article qui traitent de questions générales.
Le mieux, pour s’entendre, est encore de s’expliquer.
Remarquez que, dans toute polémique, une bonne moitié de la
divergence des opinions provient de malentendus. Je dis blanc, on
entend noir. Je raisonne d’après un ensemble d’idées où tout se tient,
on détache un alinéa et on lui donne un sens auquel je n’ai jamais
songé. De cette façon, on peut marcher des années côte à côte sans se
comprendre. Revenons donc sur tout cela, puisque je n’ai pas réussi à
être clair.
Un point qui me tient surtout au cœur, c’est de répondre au
reproche qu’on me fait d’insulter nos gloires. J’ai écrit quelque part,
après avoir constaté que les œuvres dramatiques contemporaines
n’étaient pas, selon moi, des chefs-d’œuvre : « Les planches sont
vides. » Là-dessus, M. Sarcey se fâche et me répond : « Les planches
sont vides ! Sérieusement, est-il permis à un homme, quelle que soit
sa mauvaise humeur, de se permettre une aussi extravagante
monstruosité ? Quoi ! les planches sont vides ! et Augier vient de
donner les Fourchambault, et l’on va reprendre le Fils naturel,
d’Alexandre Dumas, et l’on joue en ce moment la Cagnotte, de
Labiche, la Cigale, de Meilhac et Halévy, les Deux Orphelines de
d’Ennery, et l’on annonce une comédie nouvelle de Sardou ! » Il
paraît que je suis d’une extravagance bien monstrueuse, car, même
132
après ce cri indigné, je répéterai tranquillement : « Oui, les planches
sont vides. »
Seulement, ce que M. Sarcey néglige de dire, c’est que je ne me
suis pas éveillé un beau matin, en trouvant cette affirmation, pour
étonner le monde. Elle est la conséquence de toute une série
d’études, la constatation finale d’un critique qui s’est mis à un point
de vue particulier. Certes, jamais les planches n’ont été plus
encombrées, jamais on n’y a dépensé autant de talent, jamais on n’a
produit un si grand nombre de pièces intéressantes. Cela n’empêche
pas que les planches soient vides pour moi, dès que j’y cherche le
génie et le chef-d’œuvre du siècle, l’homme qui doit réaliser au
théâtre l’évolution naturaliste que Balzac a déterminée dans le
roman, l’œuvre dramatique qui puisse se tenir debout, en face de la
Comédie humaine.
Est-ce que j’ai jamais nié les grandes qualités de nos auteurs
contemporains, la carrure solide et simple de M. Émile Augier, les
études humaines de M. Alexandre Dumas fils, gâtées
malheureusement par une si étrange philosophie, la fine et spirituelle
observation de MM. Meilhac et Halévy, le mouvement endiablé de
M. Sardou ? Je ne suis pas aussi fou et aussi injuste qu’on veut le
dire. Qu’on me relise, on verra que j’ai toujours fait la part de
chacun, même lorsque je me suis montré sévère.
Mais où je me sépare complètement de M. Sarcey, c’est quand il
ajoute : « Si vous mettez à part ces grands noms de Molière et de
Shakespeare, qui ne sont que des accidents de génie, vous pouvez
courir toute l’histoire du théâtre dans l’univers sans trouver une
époque où se soient rencontrés à la fois, dans un seul genre, tant
d’écrivains de premier ordre. »
De premier ordre, je le nie absolument.
Mettons de second ordre, même de troisième, pour quelques-uns.
On le verra plus tard. M. Sarcey obéit à un sentiment dont les
critiques de toutes les époques ont fait preuve, en plaçant au premier
rang les auteurs dramatiques contemporains ; mais où sont les
auteurs de premier ordre du siècle dernier et même du
commencement de ce siècle ? Il faut lire les anciens comptes rendus
pour savoir ce qu’on doit penser des places distribuées ainsi par la
133
critique courante. Je l’ai dit et je le répète, ce qui nous sépare, M.
Sarcey et moi, c’est qu’il est enfoncé dans l’actualité, dans la
pratique quotidienne de son devoir de lundiste, dans le théâtre au jour
le jour ; tandis que ce théâtre n’est pour moi qu’un sujet d’analyse
générale, et que je ne juge jamais ni un homme ni une œuvre sans
m’inquiéter du passé et de l’avenir.
Veut-il savoir ce que j’entends par un homme de premier ordre ?
J’entends un créateur. Quiconque ne crée pas, n’arrive pas avec sa
formule nouvelle, son interprétation originale de la nature, peut avoir
beaucoup de qualités ; seulement, il ne vivra pas, il n’est en somme
qu’un amuseur. Or, dans ce siècle, Victor Hugo seul a créé au théâtre.
Je n’aime point sa formule ; je la trouve fausse. Mais elle existe et
elle restera, même lorsque ses pièces ne se joueront plus. Cherchez
autour de lui, voyez comme tout passe et comme tout s’oublie.
Théodore Barrière vient à peine de mourir, et le voilà reculé dans
un brouillard. Que les autres s’en aillent, ils fondront aussi
rapidement. Certes, il y a des différences, je ne puis faire ici une
étude de chaque auteur dramatique et indiquer l’argile dans le
monument qu’il élève. Je me contente de les condamner en bloc,
parce que pas un d’entre eux n’a trouvé la formule que le siècle
attend.
Ils la bégayent presque tous, aucun ne l’affirme.
Mon argumentation est supérieure aux œuvres, je veux dire que je
raisonne au-dessus des pièces qu’on peut jouer, d’après la marche
même de l’esprit de ce siècle. Le grand mouvement naturaliste qui
nous emporte, s’est déclaré successivement dans toutes les,
manifestations intellectuelles. Il a surtout transformé le roman, il a
soufflé à Balzac son génie. J’attends qu’il souffle du génie à un
auteur dramatique. Jusque-là, pour moi, la littérature dramatique
restera dans une situation inférieure ; on y aura peut-être beaucoup de
talent, mais en pure perte, parce qu’on y pataugera au milieu
d’enfantillages et de mensonges qui ne se peuvent plus tolérer.
Aujourd’hui, le roman écrase le drame du poids terrible dont la vérité
écrase l’erreur.
Je conseille à M. Sarcey d’interroger les étrangers de grande
intelligence et de libre examen, des Russes, des Anglais, des
134
Allemands. Il verra quelle est leur stupéfaction, en face de nos
romans et de nos œuvres dramatiques. Un d’eux disait : « C’est
comme si vous aviez deux littératures : l’une scientifique, basée sur
l’observation, d’un style merveilleusement travaillé ; l’autre
conventionnelle, toute pleine de trous et de puérilités, aussi mal bâtie
que mal pensée. »
Nos critiques ne voient pas le fossé parce qu’ils barbotent dedans.
Puis, il leur suffit que le monde entier applaudisse nos vaudevilles,
comme il chante nos refrains idiots. Il n’en est pas moins vrai qu’il
faut combler le fossé, que le fossé se comblera de lui-même et que le
théâtre sera alors renouvelé par l’esprit d’analyse qui a élargi le
roman. Je constate que l’évolution se fait depuis quelques années,
d’une façon continue.
L’homme de génie attendu peut paraître, le terrain est prêt. Mais,
tant que l’homme de génie n’aura pas paru, les planches seront vides,
car le génie seul compte et mérite d’être.
Cela m’amène à répondre, sur deux autres points, à M. Sarcey.
J’ai dit qu’on imposait aux débutants le code inventé par Scribe, et
j’ai ajouté que Molière ignorait le métier du théâtre, tel qu’il faut le
connaître aujourd’hui pour réussir. Là-dessus, M. Sarcey me répond
que Scribe est aujourd’hui en défaveur et que Molière était un
« roublard ».
Vraiment, Scribe est en défaveur ? Eh bien ! et M. Hennequin, et
M. Sardou lui-même ? Lorsque j’ai nommé Scribe, j’ai voulu
évidemment désigner la pièce d’intrigue, le tour de passe-passe,
l’escamotage remplaçant l’observation. Que Scribe lui-même soit
jeté au grenier, cela va de soi, cela me donne raison ; mais il n’en
reste pas moins vrai que les héritiers de Scribe sont encore en plein
succès. Quand on joue une pièce « bien faite », comme il dit, est-ce
que M. Sarcey ne se pâme pas de joie ? Est-ce que ses feuilletons,
son enseignement dramatique, ne concluent pas toujours à ceci :
« Réglez-vous sur le code, en dehors du code il n’y a que des cassecou » ? Mon Dieu ! je puis le lui avouer aujourd’hui : c’est à lui que
j’ai songé, lorsque j’ai imaginé un critique conseillant à un débutant
de lire les classiques de la pièce bien faite, Scribe, Duvert et
Lausanne, d’Ennery, etc. Sans doute les pièces mal faites de MM.
135
Meilhac et Halévy et de M. Gondinet réussissent parfois
aujourd’hui ; mais il en pleure, et c’est moi qui m’en réjouis.
Même malentendu au sujet de Molière. M. Sarcey a souvent parlé
du métier du théâtre, paraissant faire de ce métier une science
absolue, rigide comme un traité d’algèbre.
J’ai répondu qu’il n’y avait pas un métier, mais des métiers, que
chaque époque avait le sien ; et, comme preuve, j’ai avancé que
Molière ignorait ce métier absolu qu’on jette dans les jambes de tous
les débutants. M. Sarcey déclare que j’avance là « une incongruité
littéraire ». Je serai plus aimable, je dirai simplement que M. Sarcey
ne sait pas me lire.
Eh ! oui, Molière est un « roublard » pour l’arrangement des
scènes, pour la distribution des matériaux dans une œuvre. Il était à la
fois auteur et acteur, il connaissait son « métier » mieux que
personne. Il a même inventé la plus admirable coupe de dialogue qui
existe. Seulement, cela n’empêche pas que Tartuffe a un dénouement
enfantin et que le Misanthrope est plutôt une dissertation dialoguée
qu’une pièce, si l’on examine cette comédie à notre point de vue
actuel. Aucun de nos auteurs dramatiques ne risquerait un pareil
dénouement, ni une comédie aussi vide d’action ; tous craindraient
d’être sifflés. Je n’ai pas dit autre chose, le sens de code dramatique
que je donnais au mot métier, sortait naturellement de ce qui
précédait.
Et je profite de l’occasion pour enregistrer l’aveu de M. Sarcey.
Chaque époque a son métier. Qu’il reconnaisse maintenant que
chaque auteur a le sien et nous nous entendrons parfaitement.
Seulement, il ne faudra plus alors qu’il veuille régenter le théâtre,
parler de pièces bien faites et de pièces mal faites. Du moment où il
n’y a pas une grammaire, un code, tout est permis. C’est ce que je me
tue à démontrer depuis des années.
Maintenant, bien que je ne veuille pas répondre aux critiques qui
me sont personnelles, je m’étonnerai de l’explication bonne enfant
que M. Sarcey donne de mes idées sur la littérature dramatique.
Oh ! mon Dieu, rien de plus simple ! J’ai écrit des pièces qui sont
tombées. De là, une grande mauvaise humeur et une campagne
féroce contre mes confrères. M. Sarcey est toujours pratique. Il
136
frappe en plein dans le tas. Vous croyez qu’il va s’imaginer que j’ai
des convictions, que je me bats pour le triomphe de ce que je crois
être la vérité. À d’autres ! On m’a sifflé, j’enrage et je me console en
dévorant les auteurs plus heureux. Voilà qui est d’un critique de haut
vol.
Si je remue la science, et si je remonte au dix-huitième siècle pour
y signaler la naissance du naturalisme, si je suis l’évolution de ce
naturalisme à travers le romantisme, et si j’en constate le triomphe
dans le roman, en prédisant qu’il triomphera prochainement aussi au
théâtre, tout cela c’est que le public m’a hué et que je suis plein de
vengeance !
M Sarcey a tort de me croire si furieux et si malade de mes chutes.
Qu’il interroge mes amis, ils lui diront que je sais tomber très
gaillardement. Comment n’a-t-il pas compris que le théâtre n’est
encore pour moi qu’un champ de manœuvres et d’expériences ? Ma
vraie forge est à côté. Seulement, j’aime me battre, je me bats dans le
champ voisin, pour ne pas faire trop de dégâts chez moi, si la bataille
tourne mal. Autrefois, ç’a été la peinture qui m’a servi de champ de
manœuvres. Aujourd’hui, j’ai choisi le théâtre, parce qu’il est plus
près ; d’ailleurs, peinture, théâtre, roman, le terrain est le même,
lorsqu’on y étudie le mouvement de l’intelligence humaine. Les soirs
où l’on me tue une pièce, ce n’est encore qu’une maquette qu’on me
casse. Voilà ma confession.
137
II
Il me faut répondre à un article que mon confrère, M. Henry
Fouquier, a bien voulu consacrer aux idées que je défends. La
polémique a ceci d’excellent qu’elle simplifie et éclaircit les
questions, lorsqu’on est de bonne foi des deux côtés. Il est très bon,
cet article de M. Henry Fouquier ; je veux dire qu’il est très bon pour
moi, car il va me permettre d’expliquer nettement la position que j’ai
prise dans la critique dramatique et qu’on affecte de ne pas
comprendre.
Et, d’abord, comment M. Henry Fouquier, qui est un esprit très
fin, un peu fuyant peut-être, tombe-t-il dans cette rengaine
insupportable qui consiste à me reprocher de n’avoir rien inventé ?
Mais, bon Dieu ! ai-je jamais dit que j’inventais quelque chose ? Où
a-t-on lu ça ? pourquoi me prête-t-on gratuitement cette prétention
bête ? Il parle de mes théories nouvelles. Eh ! je n’ai pas de théorie ;
eh ! je n’ai pas l’imbécillité de m’embarquer dans des théories
nouvelles ! C’est l’argument qui m’agace le plus, qui me met hors de
moi. « Vous n’inventez rien, les idées que vous défendez sont vieilles
comme le monde. » Parfaitement, c’est entendu, je le sais. C’est ma
gloire de les défendre, ces vieilles idées.
Ne dirait-on pas qu’il me faudrait inventer une nouvelle religion
pour être pris au sérieux ! Vous n’inventez rien : donc, vous ne
comptez pas, vous rabâchez. Mais, précisément, c’est parce que je
n’invente pas que je suis sur un terrain solide. On a inventé le
romantisme ; je veux dire qu’on a ressuscité le quinzième siècle et le
seizième sur le terrain nouveau de notre siècle, où le passé ne pouvait
reprendre racine. Aussi le romantisme a-t-il vécu cinquante ans à
138
peine ; il était factice, il ne répondait qu’à une évolution temporaire,
il devait disparaître avec ses inventeurs.
Nous autres, nous n’inventons pas le naturalisme.
Il nous vient d’Aristote et de Platon, affirme M. Henry Fouquier.
Tant mieux ! c’est qu’il sort des entrailles mêmes de l’humanité. Sans
remonter si loin, j’ai vingt fois constaté que le grand mouvement de
la science expérimentale était parti du dix-huitième siècle. On peut
renouer la chaîne des ancêtres de Balzac. Cela entame-t-il son
originalité ? Nullement. Son monument s’est trouvé fondé sur des
assises plus larges et plus indestructibles.
Est-ce bien fini ? Continuera-t-on encore à croire qu’on m’écrase,
lorsqu’on me reproche de ne rien inventer, en me plaisantant avec
l’esprit facile et un peu naïf de la causerie courante ? Je le répète une
fois pour toutes : je n’invente rien ; je fais mieux, je continue. La
situation que j’ai prise dans la critique est donc simplement celle
d’un homme indépendant, qui étudie l’évolution naturaliste de notre
époque, qui constate le courant de l’intelligence contemporaine, qui
se permet au plus de prédire certains triomphes. Quand on me
demande ce que j’apporte, et qu’on fait mine de fouiller dans mes
poches et de s’étonner de n’y rien trouver d’extraordinaire, je songe à
ces gens crédules d’autrefois qui cherchaient la pierre philosophale.
Aujourd’hui, nos chimistes sont partis de l’étude de la nature, et s’ils
trouvent jamais la fabrication de l’or, ce sera par une méthode
scientifique. Je suis comme eux, je n’ai pas de recettes, pas de
merveilles empiriques ; j’emploie et je tâche simplement de
perfectionner la méthode moderne qui doit nous conduire à la
possession de plus en plus vaste de la vérité.
Maintenant, je ne pense pas que personne ose nier l’évolution
naturaliste de notre âge. Dans les sciences, le mouvement est
formidable, et ce sont précisément les travaux des savants qui ont
donné le branle à toute l’intelligence contemporaine.
Les arts et les lettres ont suivi ; dans notre école de peinture, chez
nos historiens, nos critiques, nos romanciers, même nos poètes, on
peut suivre les transformations considérables amenées par
l’application des méthodes exactes. Eh bien ! c’est cette évolution
qui m’intéresse, qui me passionne. J’en suis la marche, le
139
développement ; j’en attends le triomphe définitif. Au théâtre, cette
évolution me paraît marcher plus lentement et ne pas encore produire
les œuvres qu’on doit en attendre. Tout mon terrain de critique est là.
Je n’ai pas la folle vanité de croire que c’est moi qui vais déterminer
un mouvement de cette puissance irrésistible. Le courant impétueux
passe, et je me jette au milieu, je m’abandonne à lui, Certain qu’il
doit me conduire où va le siècle. Ceux qui veulent le remonter, seront
noyés, voilà tout. Il serait aussi sot de le nier que de dire : « C’est
moi qui l’ai fait. »
Mais mon plus grand crime, paraît-il, est d’avoir lancé dans la
circulation ce mot terrible de naturalisme, sur lequel M. Henry
Fouquier s’égaye avec la fine fleur de son esprit. Est-ce bien moi qui
ai créé le mot ? je n’en sais ma foi rien ! Enfin, je l’ai employé et j’en
accepte la paternité. C’est donc bien abominable de prendre un mot
nouveau, lorsqu’on éprouve le besoin de désigner une chose ancienne
d’une façon saisissante. Mettons que la formule de la vérité dans l’art
nous vienne de Platon et d’Aristote. Suis-je condamné à employer
une périphrase pour désigner cette vérité dans l’art ? N’est-il pas plus
commode de choisir un mot, d’accepter un mot qui est dans l’air ?
Puis, il n’y a pas d’absolu. Du temps de Platon et d’Aristote, la vérité
dans l’art a pu avoir un nom qui ne lui convienne plus aujourd’hui ;
si le fond est éternel, les façons d’être changent, la nécessité
d’appellations nouvelles se fait sentir.
On me demande pourquoi je ne me suis pas contenté du mot
réalisme, qui avait cours il y a trente ans ; uniquement parce que le
réalisme d’alors était une chapelle et rétrécissait l’horizon littéraire et
artistique. Il m’a semblé que le mot naturalisme élargissait au
contraire le domaine de l’observation. D’ailleurs, que ce mot soit
bien ou mal choisi, peu importe. Il finira par avoir le sens que nous
lui donnerons. C’est uniquement ce sens qui est la grande affaire.
Et ici j’entre dans le vif de ma querelle avec M. Henry Fouquier. Il
est plein d’esprit, cela je ne le nie pas ; mais il fait un raisonnement
qui m’a paru dénoter une philosophie un peu puérile, cette
philosophie du coin du feu qui discute sur l’art de couper les cheveux
en quatre. Voici ce qu’il écrit : « Je crois que l’erreur capitale du
propagateur zélé du naturalisme consiste à avoir confondu le fond
140
éternel des choses avec les moyens d’expression. » Puis, il
s’explique : de tout temps les artistes ont eu pour but de reproduire la
nature, de se faire les interprètes de la vérité. Tous les artistes sont
donc des naturalistes. Où ils commencent à différer, c’est lorsqu’ils
expriment, par ce que chaque groupe d’artistes, selon les temps, les
milieux et les tempéraments, donne alors des expressions différentes
de la nature. C’est là seulement, d’après M. Henry Fouquier, que les
naturalistes d’intention deviennent des idéalistes, des classiques, des
romantiques, enfin toutes les variétés connues.
Parbleu ! le raisonnement est superbe ! Je jure à M. Henry
Fouquier que je ne confonds pas du tout le fond éternel des choses
avec les moyens d’expression. Ce fond éternel des choses est d’un
bon comique dans cette argumentation.
Voyez-vous un gredin devant un tribunal, disant qu’il a le fond
éternel d’honnêteté, mais que, dans la pratique, il n’en a pas tenu
compte ? Où en serions-nous, si l’intention suffisait dans les arts et
dans les lettres ? Vous me la bâillez belle, avec votre fond éternel des
choses ! Que m’importe ce que veulent les artistes et les écrivains ?
C’est ce qu’ils me donnent qui m’intéresse.
Évidemment, à toutes les époques, les prosateurs comme les
poètes ont eu la prétention de peindre la nature et de dire la vérité.
Mais l’ont-ils fait ? C’est ici que les écoles commencent, que la
critique naît, qu’on échange des montagnes d’arguments. Me dire
que je me trompe, en ne mettant pas tous les écrivains sur une même
ligne et en ne leur donnant pas à tous le nom de naturalistes, parce
que tous ont l’intention de reproduire la nature, c’est jouer sur les
mots et faire de l’esprit singulièrement fin. J’appelle naturalistes ceux
qui ne se contentent pas de vouloir, mais qui exécutent : Balzac est
un naturaliste, Lamartine est un idéaliste. Les mots n’auraient plus
aucun sens si cela n’était pas très net pour tout le monde. Quand on
raffine, quand on amincit les mots pour tourner spirituellement
autour d’eux, il arrive qu’ils fondent et que la page écrite tombe en
poussière. Il faut moins de finesse et plus de grosse bonhomie dans
l’art.
Donc, je ne tiens compte du fond éternel des choses que lorsque
l’écrivain en tient compte lui-même et ne triche pas, volontairement
141
ou non. Le reste est une pure dissertation philosophique, parfaitement
inutile. Remarquez que je ne nie pas le génie humain. Je crois qu’on
a fait et qu’on peut faire des chefs-d’œuvre en se moquant de la
vérité.
Seulement, je constate la grande évolution d’observation et
d’expérimentation qui caractérise notre siècle, et j’appelle
naturalisme la formule littéraire amenée par cette évolution. Les
écrivains naturalistes sont donc ceux dont la méthode d’étude serre la
nature et l’humanité du plus près possible, tout en laissant, bien
entendu, le tempérament particulier de l’observateur libre de se
manifester ensuite dans les œuvres comme bon lui semble.
M. Henry Fouquier, du moment que je n’entends pas modifier le
fond éternel des choses, est plein de dédain. Il voudrait peut-être,
pour se déclarer satisfait, me voir créer le monde une seconde fois.
Ma tâche lui semble modeste, si je ne m’attaque qu’aux moyens
d’expression. À quoi veut-il donc que je m’attaque, à la terre ou au
ciel ? Mais, les moyens d’expression, c’est tout le domaine de la
critique ; le reste ne saurait nous regarder. Enfin, il prétend que
j’enfonce les portes ouvertes. Toujours le même espoir déçu de me
voir faire quelque chose d’extraordinaire. Mon Dieu ! non, je n’ai pas
de rocher où je pontifie et prophétise. Je ne tutoie pas Dieu. Je ne suis
qu’un homme du siècle. Quant aux portes, elles sont, il est vrai, sinon
ouvertes, du moins entr’ouvertes. Un battant tient encore, selon moi ;
j’y donne mon petit coup de cognée. Que chacun fasse comme moi,
et le passage sera plus large.
Revenons au théâtre. Si dans le roman le triomphe du naturalisme
est complet, je constate malheureusement qu’il n’en est pas de même
sur notre scène française. Je ne rentrerai pas dans ce que j’ai dit vingt
fois à ce sujet. L’autre jour, en répondant à M. Sarcey, j’ai, une fois
de plus, donné mes arguments. Pour M. Henry Fouquier, il se déclare
absolument satisfait ; notre théâtre contemporain l’enchante, il le
trouve supérieur.
Pour me convaincre, il m’envoie assister aux Fourchambault ; j’ai
vu la pièce, j’en ai dit mon sentiment, et il est inutile que j’y
revienne. Il n’y aurait qu’un moyen de me prouver que la formule
naturaliste a donné au théâtre tout ce qu’elle doit donner : ce serait de
142
poser en face de Balzac un auteur dramatique de sa taille, ce serait de
me nommer une série de pièces qui se tiennent debout devant la
Comédie humaine.
Si vous ne pouvez pas établir cette comparaison, c’est qu’à notre
époque le roman est supérieur et et que le drame est inférieur.
J’attends le génie qui achèvera au théâtre l’évolution commencée.
Vous êtes satisfait de notre littérature dramatique actuelle, je ne le
suis pas, et j’expose mes raisons. Plus tard, on saura bien lequel de
nous deux se trompait.
Ce que j’abandonne volontiers à l’esprit si fin de M. Henry
Fouquier, ce sont mes pièces sifflées. Là, il triomphe aisément, ayant
l’apparence des faits pour lui. Il a bien lu dans mes pièces et dans
mes préfaces des choses que je n’y ai jamais écrites ; mettons cela
sur le compte de son ardeur à me convaincre. C’est chose entendue,
mes pièces ne valent absolument rien ; mais en quoi mon manque de
talent touche-t-il la question du naturalisme au théâtre ? Un autre
prendra la place, voilà tout.
143
III
M. de Lapommeraye est un conférencier aimable, spirituel, d’une
élocution prodigieusement facile. La première fois que je l’ai
entendu, je suis resté stupéfait de toutes les grâces dont il a semé ses
paroles. Il paraît adoré de son public, devant lequel il lui sera
toujours très facile d’avoir raison contre moi.
Dans une de ses dernières conférences, à laquelle j’assistais, il a
constaté d’abord la crise que nous traversons, l’effarement où se
trouvent nos auteurs dramatiques, en ne sachant quelles pièces ils
doivent faire pour réussir. Et il a déclaré qu’il allait élucider la
question et indiquer la formule de l’art de demain. Là-dessus, je suis
devenu tout oreille, car ce problème ainsi posé m’intéressait
singulièrement. Je tâtonnais encore, j’allais donc mettre enfin la main
sur la vérité. Mais j’ai été bien désillusionné, je l’avoue. Le
conférencier, après des digressions brillantes, après avoir opposé
l’idéalisme au naturalisme, a conclu que les auteurs dramatiques
devaient tendre vers le grand art. Vraiment, nous voilà bien
renseignés, et c’est là une trouvaille merveilleuse !
Le grand art ! mais, sérieusement, moi qui m’honore d’être un
naturaliste, est-ce que je ne réclame pas le grand art plus
impérieusement encore que les idéalistes ? M. de Lapommeraye me
prend-il pour un vaudevilliste, ou pour un faiseur d’opérettes ? Il
faudrait s’entendre sur le grand art, un mot dont M. Prudhomme a
plein la bouche, et que les esprits médiocres galvaudent dans toutes
les boursouflures de la versification. M. de Lapommeraye a cité la
Fille de Roland. Eh bien, la Fille de Roland est de l’art très petit, de
l’art absolument inférieur ; et attendez vingt ans, vous verrez ce
144
qu’en penseront nos fils.
Je donnerais ce paquet informe de mauvais vers, pour deux vers
d’un vrai poète. Non, mille fois non ! le grand art n’est pas l’art
monté sur des échasses, l’art en tartines, l’art qui tient delà place et
qui fait les grands bras, en roulant les yeux. Je préfère un vaudeville
amusant à une tragédie imbécile. Le grand art, c’est
l’épanouissement du génie, pas autre chose, quel que soit le cadre
choisi par le génie. La Noce juive, de Delacroix, un tableau
d’intérieur large comme la main, est du grand art, tandis que les
toiles immenses de nos Salons annuels sont généralement de l’art
odieux et lilliputien.
Et j’affirme que le naturalisme autant que l’idéalisme aspire au
grand art. M. de Lapommeraye s’est débarrassé du naturalisme de la
façon la plus commode du monde. « Quand vous êtes au bord de la
mer, a-t-il dit à peu près, ne préférez-vous pas vous perdre dans la
contemplation de l’infini, de l’horizon lointain où le ciel et l’eau se
confondent ? n’êtes-vous pas plus ému par ce spectacle que par le
spectacle de la plage, où rôdent des pêcheurs sordides ? » Sans doute,
l’horizon lointain, c’est l’idéalisme, tandis que la plage, c’est le
naturalisme. Voilà une belle comparaison, mais le malheur est que le
naturalisme est partout, aussi bien à cinq lieues qu’à cinq mètres. Il
n’exclut rien, il accepte tout, il peint tout.
Je ne puis m’empêcher de m’égayer honnêtement, en pensant que
M. de Lapommeraye a cru tuer le naturalisme avec une comparaison.
Il s’attaque à l’esprit moderne tout entier, et il n’a qu’une belle
comparaison pour arme. Imaginez une rose pour barrer le chemin à
un torrent. Veut-on savoir ce que c’est que le naturalisme, tout
simplement ?
Dans la science, le naturalisme, c’est le retour à l’expérience et à
l’analyse, c’est la création de la chimie et de la physique, ce sont les
méthodes exactes qui, depuis la fin du siècle dernier, ont renouvelé
toutes nos connaissances ; dans l’histoire, c’est l’étude raisonnée des
faits et des hommes, la recherche des sources, la résurrection des
sociétés et de leurs milieux ; dans la critique, c’est l’analyse du
tempérament de l’écrivain, la reconstruction de l’époque où il a vécu,
la vie remplaçant la rhétorique ; dans les lettres, dans le roman
145
surtout, c’est la continuelle compilation des documents humains,
c’est l’humanité vue et peinte, résumée en des créations réelles et
éternelles. Tout notre siècle est là, tout le travail gigantesque de notre
siècle, et ce n’est pas une comparaison de M. de Lapommeraye qui
arrêtera ce travail.
Certes, je reconnais moi-même l’inutilité de ces polémiques. Le
naturalisme se produira au théâtre, cela est indéniable pour moi,
parce que cela est dans la loi même du mouvement qui nous emporte.
Mais, au lieu de donner ici de bonnes raisons, j’aimerais mieux que
de grandes œuvres naturalistes parussent au théâtre. M. de
Lapommeraye, si elles réussissaient, serait le premier à les applaudir
et à les louer devant son public. Alors, nous serions parfaitement
d’accord, ce que je désire de tout mon cœur.
Un autre critique, M. Poignand, veut bien également n’être pas de
mon avis. Je néglige les attaques qu’il dirige contre mes propres
œuvres ; c’est là un massacre enfantin, auquel je m’habitue, et dont je
souris. Je ne m’arrête pas également à son amusant paradoxe, par
lequel ce sont les personnages historiques qui sont vivants, tandis que
nous autres, vivants, nous sommes morts. Mais il fait sur le drame
historique des réflexions qui m’intéressent.
Je crois avoir moi-même indiqué que le drame historique prendrait
seulement de l’intérêt, le jour où les auteurs, renonçant aux pantins
de fantaisie, s’aviseront de ressusciter les personnages réels, avec
leurs tempéraments et leurs idées, avec toute l’époque qui les
entoure.
M. Poignand annonce la venue d’une jeune école, qui songe à ces
résurrections de l’histoire. Voilà qui est parfait. L’entreprise est
formidable, car elle nécessitera des recherches immenses et un talent
d’évocation rare. Mais j’applaudirai très volontiers, si elle réussit.
D’ailleurs, M. Poignand ne s’aperçoit peut-être pas que le drame
dont il parle serait le drame historique naturaliste. Gustave Flaubert
n’a pas suivi une autre méthode pour écrire Salammbô. J’accepte
parfaitement le drame historique, ainsi compris, parce qu’il mène
tout droit au drame moderne, tel que je le demande. On ne peut pas
être exclusif : si l’on ressuscite le passé, c’est tout le moins qu’on
laisse vivre le présent.
146
IV
M. Henri de Lapommeraye a fait une nouvelle conférence sur le
naturalisme au théâtre.
La thèse de M. de Lapommeraye est des plus simples. Il a apporté,
sur sa table de conférencier, un tas énorme de livres, et il a dit à son
auditoire, dont il est l’enfant gâté : « Je vais vous prouver, en vous
lisant des passages de Diderot, de Mercier, d’autres critiques encore,
que le naturalisme n’est pas né d’hier et que, de tout temps, on a
réclamé ce que M. Zola réclame aujourd’hui. » Il est parti de là, il a
lu des pages entières, il a prouvé de la façon la plus complète que j’ai
le très grand honneur de continuer la besogne de Diderot.
J’avoue que je m’en doutais bien un peu. Mais je ne l’en remercie
pas moins de l’aide précieuse qu’il a bien voulu m’apporter. Mon
Dieu ! oui, je n’ai rien inventé ; jamais, d’ailleurs, je n’ai eu
l’outrecuidance de vouloir inventer quelque chose. On n’invente pas
un mouvement littéraire : on le subit, on le constate. La force du
naturalisme, c’est qu’il est le mouvement même de l’intelligence
moderne.
Ainsi donc, il est bien entendu que Diderot a soutenu les mêmes
idées que moi, qu’il croyait lui aussi à la nécessité de porter la vérité
au théâtre ; il est bien entendu que le naturalisme n’est pas une
invention de ma cervelle, un argument de circonstance que j’emploie
pour défendre mes propres œuvres. Le naturalisme nous a été légué
par le dix-huitième siècle ; je crois même que, si l’on cherchait bien,
on le retrouverait, plus ou moins confus, à toutes les périodes de
notre histoire littéraire. Voilà ce que M. de Lapommeraye a établi, et
il ne pouvait me faire un plus vif plaisir.
147
Seulement, où M. de Lapommeraye a voulu m’être désagréable,
c’est lorsqu’il a ajouté que toutes les réformes demandées par
Diderot ont été prises en considération, et qu’il n’y a pas lieu
aujourd’hui de tenir compte des idées exprimées dans ma critique
dramatique. Il fait ses politesses à Diderot, ce qui est naturel, puisque
Diderot est mort. Mais ne se doute-t-il pas que les confrères de
Diderot disaient dans leur temps, des théories de celui-ci, ce qu’il dit
lui-même à cette heure de mes théories à moi ? C’est un sentiment
commun à toutes les générations : les aînés ont eu raison, les
contemporains ne savent ce qu’ils disent. Comme l’a tranquillement
déclaré M. de Lapommeraye, le théâtre est parfait aujourd’hui, il doit
rester immobile, la plus petite réforme en gâterait l’excellence.
Vraiment ? M. de Lapommeraye feint d’ignorer que tout marche,
que rien ne reste stationnaire. Il est commode de dire : « Les
améliorations réclamées par Diderot ont eu lieu, » ce qui, d’ailleurs,
est radicalement faux, car Diderot voulait la vérité humaine au
théâtre, et je ne sache pas que la vérité humaine trône sur nos
planches. En tous cas si les améliorations avaient eu lieu, elles ne
nous suffiraient plus, voilà tout. Il y a une somme de vérités pour
chaque époque. Toujours des évolutions s’accompliront. Il faut
qu’une langue meure pour qu’on dise à une littérature : « Tu n’iras
pas plus loin. »
148
LES EXEMPLES
149
LA TRAGEDIE - I
Pendant la première représentation, au Théâtre-Français, de Rome
vaincue, la nouvelle tragédie de M. Alexandre Parodi, rien ne m’a
intéressé comme l’attitude des derniers romantiques qui se trouvaient
dans la salle. Ils étaient furibonds ; mais, en petit nombre, noyés dans
la foule, ils restaient impuissants et perdus. Voilà donc où nous en
sommes, la grande querelle de 1830 est bien finie, une tragédie peut
encore se produire sans rencontrer dans le public un parti pris contre
elle ; et demain un drame romantique serait joué, qu’il bénéficierait
de la même tolérance. La liberté littéraire est conquise.
À vrai dire, je veux voir dans le bel éclectisme du public un
jugement très sain porté sur les deux formes dramatiques. La formule
classique est d’une fausseté ridicule, cela n’a plus besoin d’être
démontré. Mais la formule romantique est tout aussi fausse ; elle a
simplement substitué une rhétorique à une rhétorique, elle a créé un
jargon et des procédés plus intolérables encore. Ajoutez que les deux
formules sont à peu près aussi vieilles et démodées l’une que l’autre.
Alors, il est de toute justice de tenir la balance égale entre elles.
Soyez classiques, soyez romantiques, vous n’en faites pas moins de
l’art mort, et l’on ne vous demande que d’avoir du talent pour vous
applaudir, quelle que soit votre étiquette. Les seules pièces qui
réveilleraient, dans une salle, la passion des querelles littéraires, ce
seraient les pièces conçues d’après une nouvelle et troisième formule,
la formule naturaliste. C’est là ma croyance entêtée.
M. Alexandre Parodi ne va pas moins être mis bien au-dessous de
Ponsard et de Casimir Delavigne par les amis de nos poètes lyriques.
J’ai déjà entendu nommer Luce de Lancival. On l’accuse de ne
150
pas savoir faire les vers, ce qui est certain, si le vers typique est ce
vers admirablement forgé et ciselé des petits-fils de Victor Hugo. On
lui reproche encore d’être retourné aux Romains, d’avoir dramatisé
une fois de plus l’antique et barbare histoire de la vestale enterrée
vive, pour s’être oubliée dans l’amour d’un homme. Tout cela est
bien grossi par l’ennui légitime que les derniers romantiques ont dû
éprouver en voyant réussir une tragédie. Il est bon de remettre les
choses en leur place.
L’auteur, en effet, a choisi un sujet fort connu. Seulement, il serait
injuste de ne pas lui tenir compte de la façon dont il a mis ce sujet en
œuvre. On est au lendemain de la bataille de Cannes, Rome est
perdue, lorsque les augures annoncent qu’une vestale a trahi son vœu
et qu’il faut apaiser les dieux, si l’on désire sauver la patrie. Voilà, du
coup, le cadre qui s’élargit. Opimia, la vestale parjure, grandit et
devient brusquement héroïque. Il y a bien à côté un drame
amoureux : elle aime le soldat Lentulus, qui est venu annoncer la
défaite de Paul-Émile. Mais l’idée patriotique domine, et si Opimia
revient se livrer après s’être sauvée avec son amant, c’est que la
patrie la réclame.
Et je veux répondre aussi à la ridicule querelle qu’on fait à
l’auteur, en lui reprochant d’avoir pris pour nœud de son drame une
superstition odieuse. Cette superstition s’appelait alors une croyance,
et dès lors la question s’élève. Si tout le peuple de Rome croyait
fermement acheter la victoire par l’ensevelissement épouvantable
d’Opimia, cet ensevelissement prenait aussitôt un caractère de
nécessité grandiose. Elle-même, si elle avait la foi, se sacrifiait avec
autant de noblesse que le soldat donnant son sang à la patrie.
Je vais même plus loin, j’admets que l’oncle d’Opimia, Fabius,
qui la juge et l’envoie à la mort, soit assez éclairé et assez sceptique
pour ne pas croire à l’efficacité matérielle de l’agonie affreuse d’une
pauvre enfant ; il agit cependant en ardent patriote, en consentant à
cette agonie, qui peut rendre le courage au peuple et faire sortir de
terre de nouveaux défenseurs.
Certes, on restreindrait fort le domaine dramatique, si l’on refusait
la foi comme moyen. L’auteur est à Rome et non à Paris. Je trouve
même fâcheux son personnage du poète Ennius qu’il a créé
151
uniquement pour plaider les droits de l’humanité. Ennius m’a paru
singulièrement moderne. Cela prouve que M. Alexandre Parodi a
prévu l’objection des personnes sensibles, et qu’il a voulu leur faire
une concession. Je crois que la tragédie aurait encore gagné en
largeur, en acceptant l’horreur entière du sujet. On tue Opimia parce
que la patrie d’alors veut qu’on la tue, et c’est tout, cela suffit.
D’ailleurs, le mérite de Rome vaincue est surtout dans le
développement de l’idée première. Opimia a pour aïeule une vieille
femme aveugle, Postumia, qui vient la disputer à ses juges avec un
emportement superbe. De ses bras tendus, de ses mains tremblantes,
elle cherche sa fille, la serre avec des cris de révolte. Elle supplie les
juges, se traîne à leurs genoux, puis les insulte, quand ils se montrent
impitoyables. La scène a fait un grand effet. Mais elle n’est que la
préparation d’une autre scène, que je trouve plus large encore. Quand
Postumia voit Opimia perdue, elle veut tout au moins abréger son
agonie, elle lui apporte un poignard. Et, comme la pauvre fille a les
mains liées et qu’elle ne peut se frapper elle-même, l’aïeule lui
demande où est la place de son cœur, puis la tue.
Au dénoûment, lorsque la nouvelle de la retraite d’Annibal fait
courir tout le peuple aux remparts, Postumia, restée seule à la porte
du caveau d’Opimia, y descend, pour mourir à côté du corps de
l’enfant.
Eh bien, cela est absolument grand. L’homme qui a trouvé cela est
un tempérament dramatique de première valeur. Si une pareille
situation se trouvait dans un drame, accommodée au ragoût
romantique, nos poètes n’auraient pas assez d’exclamations pour
crier au génie. Sans doute, la forme classique me gêne ; mais la
forme romantique me gênerait tout autant. Je ne puis donc que
trouver très remarquable l’invention de la vieille aveugle, disputant
sa fille à la mort jusqu’à la dernière heure, et la tuant elle-même pour
que la mort lui soit plus douce. Cette figure est posée avec beaucoup
de puissance.
Je n’ai pas cru devoir raconter la pièce en détail. Au courant de la
discussion, l’analyse se fait d’elle-même. C’est ainsi que je dois
parler d’un esclave gaulois, Vestaepor, employé dans le temple de
Vesta, et qui favorise les amours et la fuite d’Opimia et de Lentulus.
152
M. Alexandre Parodi semble avoir voulu marquer encore dans ce
personnage la force de la foi. Vestaepor aide les amants à se sauver,
parce qu’il déteste Rome et qu’il croit à la colère des dieux ; si les
dieux n’ont pas leur victime, ils consommeront la perte des Romains,
ils vengeront l’esclave et le réuniront à ses deux fils, qui combattent
dans l’armée d’Annibal. Ce personnage est d’invention ordinaire,
légèrement mélodramatique même ; mais je voulais le signaler, pour
montrer l’idée de foi et de patriotisme qui plane sur toute l’œuvre.
Le succès a été grand, surtout pour les deux derniers actes.
Voici, d’ailleurs, exactement le bilan de la soirée.
Un premier acte très large, le Sénat assemblé pour délibérer après
la défaite de Cannes, et l’arrivée de Lentulus, qui raconte la bataille
dans un long récit fortement applaudi. Un second acte dans le temple
de Vesta, décor superbe, mais action lente et d’intérêt médiocre ;
c’est là qu’Opimia se trahit. Un troisième acte dans le bois sacré de
Vesta, le moins bon des cinq ; Opimia et Lentulus, aidés par
Vestaepor, se sauvent, grâce à un souterrain. Un quatrième acte,
d’une grande beauté ; Opimia est revenue se livrer, on la condamne,
et Postumia la dispute à ses juges. Enfin, un cinquième acte, dont le
dénoûment reste superbe, encore un décor magnifique, le Champ
Scélérat, avec le caveau où l’on descend le corps de la vestale tuée
par l’aïeule.
Le vers de M. Alexandre Parodi n’a pas, je le répète, la facture
savante de nos poètes contemporains. Il manque de lyrisme, cette
flamme du vers sans laquelle on semble croire aujourd’hui que le
vers n’existe pas. Quant à moi, je suis persuadé que M. Alexandre
Parodi a réussi justement parce qu’il n’est pas un poète lyrique. Il
fabrique ses hexamètres en homme consciencieux qui tient à être
correct ; parfois, il rencontre un beau vers, et c’est tout. Aucun souci
de décrocher les étoiles. Oserai-je l’avouer ? cela ne me fâche pas
outre mesure. Il n’est pas poète comme nous l’entendons depuis une
cinquantaine d’années ; eh bien, il n’est pas poète, c’est entendu.
Mettons qu’il écrit en prose. Ce qui me blesse davantage, c’est
l’amphigouri classique dans lequel il se noie, et j’arrive ici à la seule
querelle que je veuille lui faire.
Comment se fait-il qu’un jeune homme de trente-quatre ans, dit153
on, un écrivain qui paraît avoir une vaste ambition, puisse ainsi
claquemurer son vol dans une formule devenue grotesque ?
Je ne lui conseille pas, ah ! certes, non ! de tomber dans l’autre
formule, la formule romantique, peut-être plus grotesque encore ;
mais je fais appel à toute sa jeunesse, à toute son ambition, et je le
supplie d’ouvrir les yeux à la vérité moderne. Il y a une place à
prendre, une place immense, écrire la tragédie bourgeoise
contemporaine, le drame réel qui se joue chaque jour sous nos yeux.
Cela est autrement grand, vivant et passionnant, que les guenilles de
l’antiquité et du moyen âge. Pourquoi va-t-il s’essouffler et
fatalement se rapetisser dans un genre mort ? Pourquoi ne tente-t-il
pas de renouveler notre théâtre et de devenir un chef, au lieu de
patauger dans le rôle de disciple ? Il a de la volonté et une véritable
largeur de vol. C’est ce qu’il faut avoir pour aborder le vrai, audessus des écoles et du raffinement des artistes simplement ciseleurs.
154
II
La tragédie en quatre actes et en vers, Spartacus, que M. Georges
Talray vient de faire jouer à l’Ambigu, a une histoire qu’il est bon de
conter pour en tirer des enseignements.
L’auteur, m’a-t-on dit, est un homme riche, bien apparenté, qui a
été mordu de la passion du théâtre, comme d’autres heureux de ce
monde sont mordus de la passion du jeu, des femmes ou des
chevaux. Certes, on ne saurait trop le féliciter et l’encourager.
Un homme qui s’ennuie et qui songe à écrire des tragédies en
quatre actes, lorsqu’il pourrait donner des hôtels à des danseuses, est
à coup sûr digne de tous les respects. Pouvoir être Mécène et
consentir à devenir Virgile, voilà qui dénote une noble activité
d’esprit, un souci des amusements les plus dignes et les plus élevés.
Naturellement, M. Talray entend être maître absolu dans le théâtre
où on le joue. Quand on a le moyen de mettre ses pièces dans leurs
meubles, on serait bien sot de les loger en garni à la ComédieFrançaise ou à l’Odéon. Cela explique pourquoi M. Talray s’est
adressé une première fois au théâtre-Déjazet, et la seconde fois à
l’Ambigu. Seules les méchantes langues laissent entendre que M.
Perrin et M. Duquesnel auraient pu refuser ses pièces, fruits d’un
noble loisir. M. Talray veut simplement passer de son salon sur la
scène, sans quitter son appartement ; et, s’il n’a pas bâti un théâtre,
c’est que le temps a dû lui manquer. Il cherche donc une salle à louer,
accepte le premier théâtre en déconfiture qui se présente, en se disant
que les chefs-d’œuvre honorent les planches les plus encanaillées.
Une légende s’est formée sur la façon magnifique dont il s’est
conduit au théâtre-Déjazet.
155
Il s’agissait seulement d’un petit acte, je crois ; et les ouvreuses
elles-mêmes ont reçu en cadeau des bonnets neufs. À l’Ambigu, la
solennité s’élargit. Songez donc ! une tragédie en quatre actes,
quelque chose comme dix-huit cents vers ! Aussi le bruit s’est-il
répandu que le directeur a demandé au poète quinze mille francs,
pour jouer sa pièce quinze fois ; je ne parle pas des décors, des
costumes, des accessoires. Les chiffres ne sont peut-être pas exacts ;
mais il n’en est pas moins certain que l’auteur paye les frais et
présente son œuvre au public, directement, sans l’avoir soumise au
jugement de personne.
Ah ! c’est le rêve, et les gens très riches peuvent seuls se
permettre une pareille tentative. J’ai entendu soutenir brillamment
cette opinion, que l’auteur devait avoir un théâtre à lui et jouer luimême ses pièces, s’il voulait donner sa pensée tout entière, dans sa
verdeur et sa vérité. Les deux plus grands génies dramatiques,
Shakespeare et Molière, ont entendu ainsi le théâtre, et ne s’en sont
pas mal trouvés. Seulement, cette trinité de l’auteur, du directeur et
de l’acteur réunis en une seule personne, n’est pas dans nos mœurs,
et tous les essais qu’on a pu tenter de nos jours ont échoué
misérablement.
Je suis allé à l’Ambigu avec une grande curiosité, très décidé à
m’intéresser au Spartacus de M. Talray. Notez qu’il faut un certain
courage pour aborder ainsi le public, quand on est un simple
amateur : on s’expose aux plaisanteries de ses amis, aux rudesses de
la critique, aux rires de la foule. Il est entendu qu’un auteur qui paye
et qui tombe, est doublement ridicule. Châtiment mérité, dira-t-on.
Peut-être. Mais j’aime cette belle confiance des poètes qui risquent
ainsi tranquillement le ridicule, et qui souvent même l’achètent très
cher.
J’arrive et j’écoute religieusement.
Il faut vous dire, avant tout, que M. Talray s’est absolument
moqué de l’histoire. Son Spartacus est d’une grande fantaisie.
J’avoue que cela ne me fâche pas outre mesure. Les auteurs
dramatiques ont toujours traité l’histoire avec tant de familiarité,
qu’un mensonge de plus ou de moins importe peu. Nous sommes en
pleine imagination, c’est chose convenue. Seulement, ce qu’on peut
156
demander, c’est que l’imagination ne batte pas la campagne, au point
d’ahurir le monde. Or, M. Talray a une façon de traiter le théâtre très
dangereuse pour le public bon enfant, qui vient naïvement voir ses
pièces, avec l’intention de les comprendre.
Je vais tenter d’analyser son Spartacus en quelques mots ; et je
demande à l’avance pardon si je me trompe, car ce ne serait vraiment
pas ma faute. Spartacus a pour père un prêtre d’Isis, nommé Séphare,
qui nourrit les plus grands projets ; on ne sait pas bien lesquels, il
parle du bonheur du genre humain, il lance l’anathème sur Rome, et
je suis porté à croire qu’il rêve l’affranchissement des esclaves, avec
des vues particulières et lointaines sur la Révolution française. Bref,
ce Séphare, entré comme intendant chez le consul Crassus,
commence son beau rôle de régénérateur en donnant Camille, la fille
de son maître, pour maîtresse à son fils Spartacus, alors gladiateur.
Voilà qui n’est pas propre ; mais la passion du sectaire est, à la
rigueur, une excuse.
Il y a une autre femme dans l’aventure, Myrrha, une courtisane à
ce qu’on peut croire. Séphare est aussi très bien avec celle-là, si bien
même qu’ils complotent ensemble l’empoisonnement du gardien des
jeux. Décidément, ce prêtre d’Isis manque de sens moral. Quand le
gardien des jeux est mort, Myrrha obtient du préteur Métellus son
amant la place du défunt pour Spartacus.
Le héros, ramassant sous ses ordres les gladiateurs et la plèbe de
la ville, suscite alors une révolte, brûle Rome, se bat pour
l’affranchissement des esclaves. Rien de stupéfiant comme la mise en
œuvre dramatique de cet épisode. Le préteur Métellus est gris, la
courtisane Myrrha embellit la fête, on voit Rome brûler sur un
transparent, et un chœur arrive, on ignore pourquoi, qui chante, je
crois, le bon vin et la liberté.
Cependant, Camille, la maîtresse de Spartacus, joue là dedans un
rôle symbolique. Elle doit être la liberté en personne, j’imagine. Au
dénoûment, Spartacus, après avoir battu les Romains, est à son tour
sur le point d’être vaincu. Il se tue d’un coup de poignard en pleine
poitrine ; Camille devient folle sur son cadavre ; et, quand le consul
Crassus se présente, Séphare le traite de la belle façon, lui montre sa
fille folle, et lui annonce qu’un jour le fils de Spartacus et de Camille
157
reprendra l’œuvre de délivrance. Sur quoi, un chœur envahit de
nouveau la scène, et la toile tombe sur la reprise des couplets du
troisième acte.
J’écoutais donc attentivement. L’impression des premières scènes
était assez agréable. Le carnaval romain, ce décor large et à style
sévère, ces personnages aux draperies de couleur tendre, me
reposaient du carnaval romantique, des guenilles et des armures du
moyen âge. Vraiment, les femmes sont adorables, les cheveux cerclés
d’or, les bras nus, dans ces étoffes souples, où leur corps libre roule si
voluptueusement. Puis, j’attrapais par-ci par-là un bout de vers assez
mal rimé, mais d’une musique sonore et éclatante. Enfin, je ne
m’ennuyais pas, j’attendais de comprendre sans trop d’impatience.
Au milieu du premier acte, cependant, comme j’étais de plus en
plus attentif, j’ai commencé à éprouver une légère douleur aux
tempes.
Une consternation peu à peu m’envahissait, car je ne comprenais
toujours pas, malgré mes efforts. J’avais beau ouvrir les oreilles,
tendre l’esprit, répéter tout bas les mots que je saisissais, le sens
m’échappait, les paroles tombaient comme des bruits qui
s’envolaient, avant d’avoir formé des phrases. Maintenant, la
pesanteur des tempes me gagnait le crâne et me roidissait le cou.
Alors, l’ennui est arrivé, d’abord discret, un léger bâillement
dissimulé entre les doigts, une envie sourde de penser à autre chose ;
puis, il s’est élargi, il est devenu immense, insondable, sans borne.
Oh ! l’ennui sans espoir, l’ennui écrasant qui descend dans chaque
membre, dont on sent le poids dans les mains et dans les pieds ! Et
impossible d’échapper à ce lent écrasement, les personnages
s’imposent ; on les hait, on voudrait les supprimer, mais leur voix est
comme un flot entêté qui bat, qui entame et qui noie les têtes les plus
dures ; même quand on baisse les yeux pour ne plus les voir, on les
sent, ou croit les avoir sur les épaules. Un malheur public, un deuil,
sont moins lourds.
Ce qui me consternait surtout, c’était Séphare, le prêtre d’Isis.
Pourquoi un prêtre d’Isis ? Sans doute l’auteur avait mis là-dessous
le sens philosophique de son œuvre. La pièce restait tellement
incompréhensible, qu’elle devait cacher quelque vérité supérieure.
158
Les scènes se déroulaient : je songeais aux hypogées, aux pyramides,
aux secrets que le Nil roule dans ses eaux boueuses. Je me sentais
très bête, je tournais à l’ahurissement. Lorsqu’on s’est mis à chanter,
j’ai eu l’envie ardente de me sauver, parce que tout espoir de
comprendre s’en allait décidément. Mais j’étais trop engourdi ;
j’appartenais à l’ennui vainqueur.
J’ai promis de tirer des enseignements de cette histoire.
Le premier est que la tentative de M. Talray reste en elle-même
excellente, et qu’on ne saurait trop engager les auteurs riches à
l’imiter. Mais le point sur lequel je veux surtout insister est que,
désormais, les gens du monde devront avoir pour les simples
écrivains quelque respect ; car, si j’ai vu parfois des écrivains
ressembler à des princes dans un salon, je n’ai jamais vu un homme
du monde qui ne se rendît parfaitement ridicule, en écrivant un
roman ou une pièce de théâtre.
Certes, je le répète, je ne veux en aucune façon décourager M.
Talray. La distraction qu’il a choisie est louable. Ses vers sont
médiocres, mais pleins de bonne volonté. Puis, j’aurais peur
d’enlever leur dernière planche de salut aux théâtres menacés de
faillite. Les auteurs sont rares qui consentent à payer chèrement leurs
chutes. En somme, des pièces comme Spartacus ne font de mal à
personne. On sait de quelle façon on doit les prendre. M. Talray luimême, si son échec le contrarie, peut dire à ses amis qu’il a
simplement voulu tenir une gageure. Mon Dieu ! oui, il aurait parié,
après un déjeuner de garçons, d’ennuyer le public et d’ahurir la
critique ; et son pari serait gagné, oh ! bien gagné !
159
LE DRAME - I
On nous a donné des détails touchants sur M. Paul Delair. Il aurait
trente-sept ans, il serait sans fortune et aurait dû prendre sur ses nuits
pour écrire Garin, le drame en vers joué à la Comédie-Française ;
cette œuvre, écrite il y a huit ou neuf ans déjà, reçue à correction,
puis récrite en partie et montée enfin, représenterait de longs efforts,
une grande somme de courage, et serait une de ces parties décisives
où un écrivain joue sa vie. Eh bien ! tous ces détails me troublent, et
je n’ai jamais senti davantage combien la vérité est parfois
douloureuse à dire. Heureusement, je suis peut-être le seul à pouvoir
la dire, sans trop de remords, car mon autorité est fort discutée, et
jusqu’à présent on a paru croire que ma franchise ne faisait de tort
qu’à moi-même.
Nous sommes au commencement du treizième siècle, dans une de
ces lointaines époques historiques qui justifient au théâtre toutes les
erreurs et toutes les fantaisies. Herbert, baron de Sept-Saulx, un
burgrave selon le poncif romantique, a auprès de lui son neveu Garin,
homme farouche, et un fils bâtard, Aimery, homme tendre, qu’il a eu
d’une serve. Or, un jour d’ennui, Herbert, ayant fait entrer dans son
château une bande d’Égyptiens, s’éprend de la belle Aïscha, qu’il
épouse séance tenante. Et voilà le crime dans la maison, Aïscha
pousse Garin, qui l’adore, à tuer Herbert, dont la vieillesse
l’importune sans doute. Mais, au lendemain du meurtre, le soir des
noces, lorsque les deux coupables vont se prendre aux bras l’un de
l’autre, le spectre du vieillard se dresse entre eux, Garin a des
hallucinations vengeresses qui lui montrent chaque nuit Aïscha au
cou d’Herbert assassiné. Aimery, chassé par son père, revient alors
160
comme un justicier.
Il provoque Garin, il va le tuer, lorsque celui-ci revoit la terrible
vision et tremble ainsi qu’un enfant. Aïscha, qui s’est empoisonnée,
avoue le crime ; Garin se tue sur son cadavre ; et Aimery peut ainsi
épouser une sœur de l’assassin, Alix, dont je n’ai pas parlé. Voilà.
Mon Dieu ! le sujet m’importe peu. On a fait remarquer avec
raison que c’était là un mélange de Macbeth, des Burgraves et d’une
autre pièce encore. La seule réponse est qu’on prend son bien où on
le trouve ; Corneille et Molière ont écrit leurs plus belles œuvres avec
des morceaux pillés un peu partout. Mais il faut alors apporter une
individualité puissante, refondre le métal qu’on emprunte et dresser
sa statue dans une attitude originale. Or, M. Paul Delair s’est
contenté de ressasser toutes les situations connues, sans en tirer un
seul effet qui lui soit personnel. Cela est long, terriblement long, sans
accent nouveau, d’une extravagance entêtée dans le sublime, d’une
conviction qui m’a attristé, tellement elle est naïve parfois.
Faut-il discuter ? Rien ne tient debout dans cette fable
extraordinaire. C’est un cauchemar en pleine obscurité. Les
personnages sont découpés dans ce romantisme de 1830, si démodé à
cette heure. Ils n’ont d’autre raison d’être que des formules toutes
faites, ils portent des étiquettes dans le dos : le seigneur, le bâtard, la
serve, le manant ; et cela doit nous suffire, l’auteur se dispense dès
lors de leur donner un état civil, de leur souffler une personnalité
distincte. Ce sont des marionnettes convenues qu’il manœuvre
imperturbablement, en dehors de toute vérité historique et de toute
analyse humaine. Voila le côté commode du drame romantique, tel
que le comprend encore la queue de Victor Hugo.
Il ne demande ni observation ni originalité ; on en trouve les
morceaux dans un tiroir, et il ne s’agit que de les ajuster, avec plus ou
moins d’adresse. Je me rappellerai toujours la belle réponse de ce
poète auquel je demandais : « Mais pourquoi ne faites-vous pas un
drame moderne ? » et qui me répondit, effaré : « Mais je ne peux pas,
je ne saurais pas, il me faudrait dix ans d’études pour connaître les
hommes et le monde ! » Sans doute, si je l’interrogeais, M. Paul
Delair me ferait aussi cette réponse.
Et même, en acceptant le cadre qu’il a choisi, que de défauts, que
161
d’erreurs dramatiques ! Lorsque ses personnages sortent du poncif,
on ne les comprend plus. Ainsi la serve est très nette, parce qu’elle
est simplement la marionnette classique des mélodrames de
Bouchardy et d’Hugo, la paysanne violée par le seigneur et devenue
folle, qui se promène dans l’action en prophétisant le dénoûment et
en aidant la Providence. Herbert, le seigneur, est également une
bonne ganache de loup féodal qui se laisse injurier par le premier
bourgeois venu, entré chez lui pour lui dire ses quatre vérités et lui
annoncer la Révolution française. On les comprend, ceux-là, parce
qu’ils sont tout bêtement les vieux amis du public, sur le ventre
desquels le public a tapé bien souvent. Mais passez aux personnages
que le poète a rêvé de faire originaux, et vous cessez de comprendre,
vous entrez dans un fatras de vers stupéfiants où leur humanité se
noie, vous ne les voyez plus nettement, parce que ce ne sont pas des
figures observées, mais des pantins inventés qui se démentent d’une
tirade à l’autre. Ou des figures poncives, ou des figures
fantasmagoriques, voilà le choix.
Ainsi, prenons Garin et Aïscha, les deux figures centrales, celles
où M. Paul Delair a certainement porté son effort.
Je défie bien qu’au sortir de la représentation, on puisse évoquer
distinctement ces figures ; et cela vient de ce qu’elles n’ont pas de
base humaine, de ce que le poète ne nous les a pas expliquées par une
analyse logique et claire. Il ne suffit pas de dire qu’Aïscha aime les
hommes rouges de sang, pour nous la faire accepter, dans les
invraisemblances où elle se meut. C’est elle qui pousse Garin ; puis,
elle s’efface, elle ne paraît plus être du drame ; a-t-elle des remords,
n’en a-t-elle pas ? Nous l’ignorons, faute immense de l’auteur, car, si
elle ne frissonne pas comme Garin, ou bien si elle ne reste pas
violente et superbe, le dominant, devenant le mâle, elle ne nous
intéresse plus, elle s’effondre. Et c’est ce qui arrive, le rôle est très
mauvais, une actrice de génie n’en tirerait pas un cri humain. Garin
de même reste un fantoche ; sa lutte avec le remords ne se marque
pas assez, on ne voit pas ses éclats d’âme, sa passion, sa fureur, puis
son affolement ; tout cela se fond et se brouille dans une phraséologie
étonnante, où une fausse poésie délaye à chaque minute la situation
dramatique. Au dénoûment surtout, les deux héros m’ont paru
162
pitoyables. Cette femme qui s’empoisonne de son côté, cet homme
qui se poignarde du sien, pour finir la pièce, ne meurent pas
logiquement, par la force même de la situation ; je veux dire que leur
mort n’est pas une conséquence inévitable de l’action, une mort
analysée et déduite, ce qui la rend vulgaire.
Un autre point m’a beaucoup frappé. Après le troisième acte, je
me demandais avec curiosité comment M. Paul Delair allait encore
trouver la matière de deux actes. Un acte d’exposition, un acte pour
le meurtre, un acte pour les remords, enfin un acte pour la punition :
cela me semblait la seule coupe possible.
Mais cela ne faisait que quatre actes, et j’étais d’autant plus
surpris que le gros du drame, le spectre et tout le tremblement se
trouvaient au troisième acte, ce qui demandait, pour la bonne
distribution d’une pièce, un dénoûment rapide, dans un quatrième
acte très court. M. Paul Delair voulait cinq actes, et il a tout
bonnement rempli son quatrième acte par un interminable couplet
patriotique. J’avoue que je ne m’attendais pas à cela. Tout devait y
être, jusqu’au drapeau français.
Parler de la France, sous Philippe-Auguste ! prononcer le grand
mot de patrie qui n’avait alors aucun sens ! nous montrer un bon
jeune homme qui s’indigne au nom de l’Allemagne, comme après
Sedan ! Quand donc les auteurs dramatiques comprendront-ils le
profond ridicule de ce patriotisme à faux, de cette sottise historique
dans laquelle ils s’entêtent ? Et cela n’est guère honnête, je l’ai déjà
dit, car je ne puis voir là qu’une façon commode de voler les
applaudissements du public.
Mais ces choses ne sont rien encore, le pis est que M. Paul Delair
fait des vers déplorables. Il est certainement un poète plus médiocre
que M. Lomon et M. Deroulède, ce qui m’a stupéfié. On, ne saurait
s’imaginer les incorrections grammaticales, les tournures baroques,
les cacophonies abominables qui emplissent le drame. Les termes
impropres y tombent comme une grêle, au milieu de rencontres de
mots, d’expressions qui tournent au burlesque. À notre époque où la
science du vers est poussée si loin, où le premier parnassien venu
fabrique des vers superbes de facture et retentissants de belles rimes,
on reste consterné d’entendre rouler pendant quatre heures un pareil
163
flot de vers rocailleux et mal rimés.
Si M. Paul Delair croit être un poète parce qu’il a abusé là dedans
des lions et des étoiles, du soleil et des fleurs, il se trompe
étrangement. Au théâtre, on ne remplace pas l’humanité absente par
des images. Les tirades glacent l’action, et je signale comme exemple
la scène de Garin et d’Aïscha devant la chambre nuptiale, la grande
scène, celle qui devait tout emporter, et qui a paru mortellement
froide et ennuyeuse. Comment voulez-vous qu’on s’intéresse à ces
poupées qui ne disent pas ce qu’elles devraient dire et qui
enguirlandent ce qu’elles disent de divagations poétiques absolument
folles ? J’avoue que ce lyrisme à froid me rend malade.
En somme, il faut avoir le vers puissant de Victor Hugo pour se
permettre un drame de cette extravagance. Je ne prétends pas que
Ruy Blas et Hernani soient d’une fable beaucoup plus raisonnable.
Mais ces œuvres demeureront quand même des poèmes immortels.
Quant à M Paul Delair, du moment où il n’a pas le génie lyrique de
Victor Hugo, il devrait rester à terre ; la folie lui est interdite. Dans
son cas, un peu de raison est simplement de l’honnêteté envers le
public.
Ce n’est pas gaiement que je triomphe ici. Je n’osais espérer une
pièce comme Garin pour montrer le vide et la démence froide des
derniers romantiques. Toute la misère de l’école est dans cette œuvre.
Mais je suis attristé de voir une scène comme la Comédie-Française
risquer une partie pareille, perdue à l’avance. Sans doute M. Perrin et
le comité n’ont pu se méprendre. Garin, avec le truc de son spectre,
avec ses continuelles sonneries de trompettes, avec sa mise en scène
de loques et de ferblanterie romantiques, aurait tout au plus été à sa
place à la Porte-Saint-Martin ; et, certes, ce ne sont pas les vers qui
rendent la pièce littéraire.
Seulement, on reproche si souvent à la Comédie-Française de ne
pas s’intéresser à la jeune génération, qu’il faut bien lui pardonner,
lorsqu’elle fait une tentative, même si elle se trompe. Peut-être n’y at-il pas mieux, et alors en vérité le romantisme est bien mort. Je
préfère les élèves de M. Sardou, s’il en a.
Voilà mon jugement dans toute sa sévérité. J’ai mieux aimé dire
nettement à M. Paul Delairce que je pense. Il est dans une voie
164
déplorable, il s’apprête de grandes désillusions. Le premier acte de
Garin a de la couleur, et ça et là on peut citer quelques beaux vers ;
mais c’est tout. Une pièce pareille enterre un homme. Si M. Paul
Delair en produit une seconde taillée sur le même patron, il ne
retrouvera même pas la première indulgence du public. Ne vaut-il
pas mieux l’avertir, quitte à le blesser cruellement ? C’est lui éviter
de nouveaux efforts inutiles. Huit ans de travail croulent avec Garin.
Le pire malheur qui lui puisse arriver est de perdre encore huit
années dans une tentative sans espoir.
165
II
M. Catulle Mendès est une figure littéraire fort intéressante.
Pendant les dernières années de l’Empire, il a été le centre du seul
groupe poétique qui ait poussé après la grande floraison de 1830. Je
ne lui donne pas le nom de maître ni celui de chef d’école. Il
s’honore lui-même d’être le simple lieutenant des poètes ses aînés, il
s’incline en disciple fervent devant MM. Victor Hugo, Leconte de
Lisle, Théodore de Banville, et s’est efforcé avant tout de maintenir
la discipline parmi les jeunes poètes, qu’il a su, depuis près de quinze
ans, réunir autour de sa personne.
Rien de plus digne, d’ailleurs. Le groupe auquel on a donné un
moment le nom de parnassien représentait en somme toute la poésie
jeune, sous le second empire. Tandis que les chroniqueurs
pullulaient, que tous les nouveaux débarqués couraient à la publicité
bruyante, il y avait, dans un coin de Paris, un salon littéraire, celui de
M. Catulle Mendès, où l’on vivait de l’amour des lettres. Je ne veux
pas examiner si cet amour revêtait d’étranges formes d’idolâtrie. La
petite chapelle était peut-être une cellule étroite où le génie français
agonisait. Mais cet amour restait quand même de l’amour, et rien
n’est beau comme d’aimer les lettres, de se réfugier même sous terre
pour les adorer, lorsque la grande foule les ignore et les dédaigne.
Depuis quinze ans, il n’est donc pas un poète qui soit arrivé à
Paris sans entrer dans le cercle de M. Catulle Mendès. Je ne dis point
que le groupe professât des idées communes. On s’entendait sur la
supériorité de la forme poétique, on en arrivait à préférer M. Leconte
de Lisle à Victor Hugo, parce que le vers du premier était plus
impeccable que le vers du second.
166
Mais chacun gardait à part soi son tempérament, et il y avait bien
des schismes dans cette église. Je n’ai d’ailleurs pas à raconter ce
mouvement poétique, qui a copié en petit et dans l’obscurité le large
mouvement de 1830. Je veux simplement établir dans quel milieu M.
Catulle Mendès a vécu.
Ses théories sont que l’idéal est le réel, que la légende l’emporte
sur l’histoire, que le passé est le vrai domaine du poète et du
romancier. Ce sont là des opinions aussi respectables que les
opinions contraires. Seulement, lorsque M. Catulle Mendès aborde
un sujet moderne et accepte ainsi notre milieu contemporain, il a
certainement tort de le taire sans modifier ses croyances. Dans un
sujet moderne, l’idéal n’est plus le réel, et cet idéal devient un
singulier embarras. Pour obtenir du réel, il faut avoir surtout du réel
plein les mains. Selon moi, Justice est l’œuvre d’un poète qui n’a pas
songé à couper ses ailes, et que ses ailes font trébucher. Nous
retrouvons là le chef de groupe, grandi dans un cénacle, avec le clou
d’une idée fixe enfoncé dans le crâne.
Je commencerai par les éloges. Dans Justice, l’effort littéraire me
trouve plein de sympathie. On joue tant de pièces odieusement
pensées et écrites, qu’il y a un véritable charme à tomber sur l’œuvre
voulue d’un poète. Cette œuvre peut soulever en moi les plus vives
objections, elle n’en est pas moins du monde de ma pensée, elle
m’occupe et me passionne. Fût-elle tout à fait mauvaise, elle resterait
pleine de saveur. J’aime cette histoire, ce médecin qui a volé et qui
est venu se laver de sa faute par de bonnes œuvres, dans une province
perdue ; j’aime cette fille de notaire, qui parle et agit comme une
création du rêve ; j’aime ces deux amoureux, que le monde gêne, et
qui se débarrassent du monde, en mourant aux bras l’un de l’autre.
Oui, j’aime ces choses, malgré leur folie, parce qu’elles sont la
volonté d’un artiste, et que dans leur incohérence même on sent
l’enfantement d’un esprit qui n’a rien de vulgaire.
Malheureusement, il faudrait m’en tenir là. Si j’arrive à l’analyse
de la pièce, en dépit de toute ma sympathie, je me sens devenir grave
et sévère. M. Catulle Mendès a eu le tort de plaisanter avec la réalité.
Il aurait dû habiller ses personnages de justaucorps et de pourpoints,
et nous lui aurions tout pardonné. Mais entrer dans la vie moderne en
167
poète lyrique, voilà qui est grave ! Il se tromperait, s’il croyait que
rien n’est plus commode à trousser que la vérité ; la vie de tous les
jours est là, comme comparaison, et l’on ne peut pas mettre debout
une fille de notaire de fantaisie, comme on planterait une damoiselle,
avec une jupe de satin et une coiffure copiée dans les livres du temps.
En un mot, il faut avoir le sens de la modernité, quand on aborde un
sujet contemporain. Les romantiques, qui s’imaginent pouvoir
peindre la vie actuelle en se jouant, et par farce pure, s’exposent aux
échecs les plus piteux. Rien n’est sévère et rien n’est haut comme la
peinture, de ce qui est.
Le grand défaut de Justice est d’être une création en l’air, tout
comme s’il s’agissait d’un poème. Voici, par exemple, le plus grand
effet de la pièce. Le docteur Valentin a volé pour sauver sa sœur de la
prostitution, — une invention fâcheuse, par parenthèse — et il est
aimé de Geneviève, la fille du notaire Suchot. Lui-même l’adore ;
mais il va fuir, pour ne pas révéler son passé, lorsque Georges, le
frère de Geneviève, le surprend avec celle-ci et le force à une
explication. Dès que Georges connaît le secret de Valentin, il raconte
a la jeune fille que ce dernier est marié, pour qu’elle rompe plus
aisément avec lui.
De là, grande douleur de Geneviève. Puis, à l’acte suivant,
lorsqu’un gredin lui dénonce le vol de Valentin, elle dit avec force :
« Je le savais depuis quatre ans, et je vous aime, Valentin, je vous
aime ! »
Certes, le mot est très beau et devrait produire un grand effet
d’admiration et d’émotion. Eh bien ! je crois que l’effet est surtout un
effet de surprise. Cela vient de ce que chaque spectateur fait cette
réflexion rapide : « Comment Geneviève n’a-t-elle pas compris ce
dont il s’agissait, lorsque Georges lui a dit que Valentin était marié ?
Puisqu’elle connaissait le vol, elle devait se douter tout de suite de
l’obstacle qui se présentait. » Elle n’a pas parlé alors et l’on s’étonne
qu’elle parle plus tard. Au théâtre, toute scène qui n’est point
préparée, détonne et peut même avoir de fâcheuses conséquences.
Il n’y a là qu’un défaut de construction. Je pourrais indiquer des
invraisemblances. Ainsi, on voit rôder dans l’étude le clerc du
notaire, Pigalou, un gredin qui a volé autrefois un curé et qui est
168
menacé par un complice, dupé dans le partage ; s’il ne donne pas
immédiatement trois mille francs à ce complice, il sera dénoncé par
lui. Or, Pigalou a appris la faute de Valentin, et dans une scène fort
originale, violente et invraisemblable, il le traite en camarade et veut
le forcer à voler les trois mille francs au notaire Suchot. C’est surtout
dans cette scène qu’on peut surprendre le procédé de M. Catulle
Mendès. Il se moque des vérités ambiantes, il va droit dans ce qu’il
croit être la vérité absolue. De là un manque d’équilibre qui a failli
faire siffler la scène.
J’insiste, parce que cette question de détail me paraît
caractéristique.
À la répétition générale, la scène m’avait beaucoup frappé. Je
prévoyais bien qu’elle ne marcherait pas facilement, mais je la
trouvais hardie et d’une belle allure. Elle est pleine de mots
excellents, et n’a qu’un défaut, celui de tourner un peu trop sur ellemême. D’ailleurs, ce que j’avais prévu est arrivé : le public n’a pas
compris l’intention de M. Catulle Mendès, qui est de montrer les
conséquences fatales et ignominieuses d’une première faute. Je suis
persuadé que la scène aurait produit un effet énorme, si l’auteur
l’avait présentée autrement, dans la réalité logique de la situation.
Telle qu’elle est, elle reste inadmissible. Vingt fois Valenlin serait
sorti ou aurait chassé Pigalou. Les motifs pour lesquels l’auteur le
retient là, sont des ficelles dramatiques par trop visibles.
À vrai dire, je n’aime guère cette étude de notaire, où se
développe une action si bizarre. Je sais bien que M. Catulle Mendès a
choisi cette étude pour que l’antithèse fût plus forte. Il a voulu peutêtre aussi montrer que le cadre le plus banal ne l’effrayait pas.
Seulement, dans ce cas-là, il aurait fallu empoigner la réalité d’une
main puissante et ne pas la lâcher. Tous les personnages marchent à
plusieurs mètres du sol. Geneviève et Valentin sont dans les étoiles ;
ils ne s’en cachent pas, même ils s’en vantent. Quant à maître
Suchot, il n’est guère qu’un fantoche, sur la tête duquel M. Catulle
Mendès a accumulé tout son dédain de la prose.
Le troisième acte, que l’on redoutait, est précisément celui qui a
sauvé la pièce. Cela montre une fois de plus quel est le flair des
directeurs. Il n’y a qu’un monologue et une scène dans cet acte.
169
Valenlin, seul dans son laboratoire, prépare sa mort, en chimiste
habile.
Il a établi, sur un fourneau, un appareil qui dégage dans la pièce
un gaz d’asphyxie. Geneviève arrive pour se sauver avec son amant ;
mais il lui explique que leur bonheur est désormais impossible, et
elle va se retirer, lorsqu’elle comprend qu’il est en train de se donner
la mort. Alors, elle referme la porte et la fenêtre, elle l’endort un
instant par ses paroles douces ; puis, quand il s’aperçoit qu’elle veut
mourir avec lui, elle s’oppose violemment à ce qu’il la sauve. Et ils
meurent.
L’effet a été grand, le soir de la première représentation. La lutte
de Geneviève pour mourir, le consentement arraché par elle à
Valentin, la mort qui vient comme une délivrance et qui ravit les
deux amants dans les espaces, tout cela est large et remarquable.
Certes, je ne crois pas qu’on se suicide avec de pareils élans ; mais la
situation est extrême, et le poète peut intervenir sans trop blesser la
vérité. Quant à la thèse, à la souillure ineffaçable d’une première
faute, au suicide employé comme une rédemption, peut-être cette
thèse a-t-elle été dans les intentions de l’auteur, mais je veux
l’ignorer, pour ne pas retomber dans mes sévérités. À quoi bon une
thèse, lorsque la vie suffit ? Comment M. Catulle Mendès, qui est
avant tout un homme d’art, a-t-il pu vouloir descendre jusqu’à jouer
le rôle d’un avocat ?
Je finirai par un étrange reproche. Pour moi, la pièce est trop bien
écrite. Je veux dire qu’on y sent les phrases presque continuellement.
Le style ne consiste pas en belles images, pas plus que la peinture ne
consiste en belles couleurs. En enfilant des comparaisons ingénieuses
jusqu’à demain, on n’obtiendrait qu’une œuvre monstrueuse et
illisible. Le style est l’expression logique et originale du vrai.
Dire ce qu’il faut dire, et le dire d’une façon personnelle, tout est
là. Les écrivains qui s’imaginent bien écrire parce qu’ils enlèvent une
fin de tirade à l’aide de mots poétiques, sont dans la plus déplorable
erreur. Au théâtre surtout, bien écrire, c’est écrire logiquement et
fortement.
170
III
Ah ! quelle longue, écrasante, monotone soirée, à la Porte-SaintMartin ! Je suis sorti de la première représentation de Coq-Hardy, le
drame en sept actes de M. Poupart-Davyl, brisé de fatigue, hébété
d’ennui. Certes, notre métier de critique dramatique comporte
beaucoup d’indulgence ; on recule souvent devant le résumé exact de
son impression. Mais qu’il me soit permis au moins une fois de ne
rien cacher, de dire ma révolte intérieure contre un de ces drames de
la queue romantique, qui se moquent du style, de la vérité et du
simple bon sens.
Je ne chercherai pas à analyser la pièce dans son intrigue puérile
et compliquée. Il y a là dedans un duc de Brennes, un prince de
Bretagne, que sa femme trahit au prologue, et que nous retrouvons
dix ans plus tard, simple capitaine d’aventure, sous le nom de CoqHardy. Naturellement, ce capitaine se trouve mêlé à l’inévitable
imbroglio historique, où sonnent les grands noms de Louis XIV,
d’Anne d’Autriche, de Mazarin, de Condé. Il va presque jusqu’à
prendre le menton d’Anne d’Autriche et à tutoyer Condé. Au
dénoûment, il redevient nécessairement le duc de Brennes, il sauve
Louis XIV, la monarchie, la France, avec l’unique regret de n’avoir
pas à sauver Dieu lui-même. J’oubliais de dire qu’en chemin, il
retrouve sa femme et sa fille. Inutile d’ajouter que le traître meurt,
quand l’auteur n’a plus besoin de lui.
N’est-ce pas que le besoin d’un drame où l’on parlât de Mazarin
se faisait absolument sentir ? Comment la statistique ne s’est-elle pas
occupée encore de relever le nombre de pièces où l’on prononce le
nom de Mazarin ? Un seul personnage historique a été plus exploité,
171
le cardinal de Richelieu.
Et que c’est gai, cet éternel cours d’histoire sur Anne d’Autriche,
Louis XIII, Louis XIV et les cardinaux ! Quel intérêt prodigieux et
passionnant pour des spectateurs de notre époque, dans le perpétuel
défilé de ces marionnettes d’un autre âge, qui laissent, à chaque coup
d’épée, couler le son de leur ventre ! Comme nous pouvons partager
les joies et les douleurs de ces poupées, dont nous nous moquons si
parfaitement !
Je ne parle pas de la façon odieuse dont ces drames accommodent
l’histoire. Ils sont pour le peuple une véritable école de mensonges
historiques. Dans nos faubourgs, ils ont répandu les idées les plus
stupéfiantes sur les grandes figures et les grands événements qu’ils
ont mis si ridiculement à la scène. Grâce à eux, des légendes
grotesques se sont formées, l’histoire apparaît aux ignorants comme
une parade, avec des paillasses richement vêtus qui tapent des pieds
et qui déclament. Je ne comprends pas comment la salle entière
n’éclate pas d’un fou rire, en face des monstrueux pantins qu’on lui
présente sous des noms retentissants.
Par exemple, dans Coq-Hardy, peut-on trouver quelque chose de
plus profondément comique que les scènes entre le capitaine
d’aventure et Anne d’Autriche ? Le capitaine entre chez la reine
comme chez lui, et il lui parle avec des effets de hanche, des
ronflements de voix, une familiarité de bon garçon, qui sont à mon
sens le comble de la drôlerie. Et quelle merveille encore, cet acte où
l’on voit la reine et Louis XIV errer la nuit dans les rues de Paris, en
se tordant les bras, comme deux locataires louches que le patron de
quelque garni a flanqués à la porte ! ajoutez que Coq-Hardy survient,
qu’il démolit une maison afin de construire une barricade, et qu’il se
retranche avec Louis XIV derrière cette barricade, d’où ils opèrent
tous les deux des sorties pour tuer deux ou trois douzaines
d’hommes.
Quel cerveau a jamais inventé des folies plus extravagantes ? Cela
me donne froid au dos, me glace de ce petit frisson de peur et de
honte que j’ai parfois éprouvé en face des infirmités humaines.
Il y a encore une scène incroyable que je veux signaler. Anne
d’Autriche a chargé le capitaine Coq-Hardy de négocier avec le
172
grand Condé, qui revient de Lens chargé de gloire. Jolie situation,
invention ingénieuse et d’une vraisemblance étonnante. Alors, le
capitaine parle en maître à Condé. Il le subjugue, le rend petit garçon,
l’écrase devant toute la salle qui applaudit. Et, lorsque Condé ose
demander une parole, le capitaine lui répond à peu près ceci :
— Vous avez la mienne !
Rien de plus royal. Voyez vous ce routier se promenant avec des
blancs-seings de la reine, faisant la leçon aux grands capitaines,
donnant sa parole avec des gestes de matamore ! C’est de la farce
lugubre.
D’ailleurs, il est inutile de discuter. Un drame historique, bâti sur
ce plan, ne soutient pas la discussion. Toutes les démences s’y
abattent. Il serait impossible de prendre un personnage et de
l’analyser, sans voir tout de suite qu’on a une marionnette dans les
mains. Ainsi, je ne connais pas de figure plus décourageante que la
duchesse, cette femme qui trompe son mari qui se sauve avec sa fille
pour suivre un amant indigne, le traître de la pièce, et que nous
retrouvons dans les larmes, dans le remords, dans tout le tra la la des
beaux sentiments. J’ai dit le mot juste, elle est décourageante, car
rien n’est plus attristant et malsain que le mensonge. L’auteur a dû
vouloir créer l’adultère sympathique, l’ange des épouses infidèles,
l’héroïne impeccable des femmes tombées.
Et il a accouché de cette pleurnicheuse, dont ni la faute ni le
repentir ne nous touchent, et qui se traîne aux pieds de son mari, sans
que la salle soit émue. Pourquoi nous intéresserions-nous à elle,
puisqu’elle est une poupée dont nous apercevons toutes les ficelles ?
Dirai-je un mot du style, maintenant ? Ici, je me sens les bras
cassés. J’avais véritablement l’impression d’un déluge de tuiles sur
mes épaules, pendant la représentation de Coq-Hardy. On ne peut
imaginer les étranges phrases qui tombent là dedans. L’auteur semble
avoir ramassé avec soin toutes les tournures clichées, les bêtises de la
rhétorique, les images que l’usage a ridiculisées, afin de les mettre à
la queue les unes des autres dans son œuvre. C’est un véritable cahier
de mauvaises expressions. Pas une ne manque. On aurait voulu faire
un pastiche de la langue des mélodrames, qu’on ne serait
certainement pas arrivé à une pareille réussite sans beaucoup
173
d’efforts. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’un public n’ait pas les
oreilles plus sensibles. Comment se fait-il que des spectateurs, qui se
fâcheraient si un orchestre jouait faux, puissent supporter patiemment
toute une soirée une langue si abominablement fausse ? Je sais que,
pour mon compte, le style de Coq-Hardy m’a rendu très malade.
Affaire de tempérament sans doute.
Si cela était écrit avec bonhomie encore, si l’on sentait derrière un
homme simple, qui ne se pique pas d’écrire et qui dit tout rondement
sa pensée ! L’intolérable est qu’on devine une continuelle prétention
au beau style. Les phrases ont le poing sur la hanche comme les
personnages. Au dénoûment, Coq-Hardy fait un discours où il parle
des Francs et des Gaulois.
Il faut dire que ce duc de Brennes descend de Brennus ; Brennes,
Brennus, vous comprenez, c’est fort ingénieux. Et il y a ainsi des
panaches tout le long de la pièce. Parfois même on entrevoit des
intentions shakespiriennes. Oh ! les intentions shakespiriennes ! c’est
là recueil des faiseurs de mélodrames. La poésie les tue.
J’avouerai, d’ailleurs, que je ne puis me défendre d’un grand
dédain pour les pièces où les coups d’épée et les coups de pistolet
entrent pour la part la plus applaudie dans les mérites du dialogue. Le
succès de Coq-Hardy a été le combat du cinquième acte. Si la poudre
parle, c’est que l’auteur n’a rien de mieux à dire. Et quel abus aussi
des beaux sentiments ! Quand un acteur a un beau sentiment à
émettre, on s’en aperçoit tout de suite ; il s’approche du trou du
souffleur comme un ténor qui a une belle note à pousser, il lâche son
beau sentiment, on l’applaudit, il salue et se retire. Cela finit par être
honteux, de spéculer ainsi sur l’honneur, la patrie, Dieu et le reste. Le
procédé est trop facile, il devrait répugner aux esprits simplement
honnêtes.
La stricte vérité est que, le premier soir, la salle s’ennuyait. Toutes
les fois que des personnages historiques étaient en scène et se
perdaient dans des considérations sur la Fronde, je voyais les
spectateurs ne plus écouter, lever le nez, s’intéresser au lustre ou aux
peintures du plafond. Je vous demande un peu à quoi rime la Fronde
pour nous ? Il fallait qu’un choc d’épée ou la déclamation d’une
tirade vertueuse ramenât l’attention sur la scène. Alors, on
174
applaudissait, pour se réveiller sans doute. Je jurerais que les deux
tiers des spectateurs n’ont pas compris la pièce. Coq-Hardy n’en a
pas moins marché jusqu’à la fin, et le nom de l’auteur a été acclamé.
On en est arrivé à un grand mépris des jugements sincères.
Certes, je souhaite tous les succès à M. Poupart-Davyl. Il y avait
des choses très acceptables dans sa Maîtresse légitime, à l’Odéon. Je
suis certain que la forme de notre mélodrame historique est surtout la
grande coupable, dans cette affaire de Coq-Hardy. On ne ressuscite
pas un genre mort. J’entendais bien, dans la salle, les romantiques
impénitents rejeter toute la faute sur M. Poupart-Davyl, en l’accusant
d’avoir gâché un bon sujet. Mais la vérité est qu’il est impossible
aujourd’hui de refaire les pièces d’Alexandre Dumas. Il faudrait tout
au moins renouveler le cadre, chercher des combinaisons, choisir des
époques inexplorées. Voyez les faits : M. Poupart-Davyl a un grand
succès avec la Maîtresse légitime, et je doute qu’il fasse autant
d’argent avec Coq-Hardy. Ouvrira-t-on les yeux, comprendra-t-on
qu’on doit laisser au magasin des accessoires toutes les guenilles
historiques, pour entrer définitivement dans le drame moderne, qui
est fait de notre chair et de notre sang ?
Dernièrement, les romantiques impénitents se fâchaient contre
Rome vaincue. Comment ! une tragédie, cela était intolérable ! Et ils
se chatouillaient pour rire, ils plaisantaient M. Parodi sur la formule
démodée qu’il avait ressuscitée. Eh bien ! en toute conscience, je
trouve les Romains de Rome vaincue autrement vivants que les
frondeurs de Coq-Hardy. Certes, la tragédie, que les romantiques
avaient tuée, se porte beaucoup mieux à cette heure que le drame. Je
ne veux pas même établir un parallèle entre les deux pièces, car d’un
côté il y a le souffle d’un tempérament dramatique, tandis que, de
l’autre, je ne vois que le pastiche banal de tous les mélodrames
odieux qui m’assomment depuis quinze ans.
Ici, la question d’art s’élève au-dessus des formules. Et combien
je préfère la langue incorrecte de M. Parodi au ron-ron de M.
Poupart-Davyl !
175
IV
M. Poupart-Davyl a fait jouer à l’Ambigu un drame en six actes :
les Abandonnés, qui a eu un très vif succès le soir de la première
représentation.
Guillaume Aubry est un ouvrier serrurier qui a épousé à Tours une
fille superbe, Nanine, laquelle l’a abandonné après quelques mois de
mariage. Vainement il l’a cherchée, fou de tendresse et de rage ; elle
roule le monde, elle est faite pour les amours cosmopolites et pour
les aventures. Guillaume est venu à Paris, où il a fini par s’établir. La
loi est là qui l’empêche de se remarier, mais son cœur s’est donné à
une honnête blanchisseuse, Ursule, avec laquelle il vit maritalement,
et dont il a deux petits garçons. Il y a même, dans la maison, un
troisième enfant, Robert, qu’Ursule dit avoir recueilli par pitié, en le
voyant maltraité par les personnes qui le gardaient ; et Guillaume
regarde cet enfant d’un œil jaloux, car son idée fixe est que le petit
est la preuve vivante d’une première faute, d’une faute ancienne,
qu’Ursule ne veut pas avouer.
Voilà une des actions du drame. Un autre action est fournie par
Nanine, qui a été en Angleterre la maîtresse de lord Clifton. Un fils
est né de cette liaison, et Nanine, en abandonnant lord Clifton, a
emporté cet enfant. Depuis cette époque, le père, qui a hérité d’une
fortune colossale, vit dans les regrets et parcourt l’Europe en
cherchant son fils. Naturellement, ce fils n’est autre que Robert,
recueilli par Ursule. Le bâtard de la femme vit ainsi sous le toit du
mari, entre les deux bâtards que celui-ci a eus de son côté ; et tout
cela sans que personne s’en doute le moins du monde.
Si j’ajoute que Nanine, pour faire peau neuve, a fait annoncer sa
176
mort dans les journaux de San Francisco, et qu’elle ressuscite à Paris
sous le nom de madame veuve Perkins ; si je dis qu’elle est associée
avec un certain Morgane, un gredin de la haute société qui vole au
jeu et qui ne recule pas devant les coups de couteau : j’aurai indiqué
tous les éléments du drame, et il sera aisé d’en comprendre les
péripéties assez compliquées.
À la nouvelle de la mort de Nanine, Guillaume et Ursule sont dans
une joie profonde. Enfin, ils vont pouvoir se marier ! Cependant,
Nanine, en retrouvant lord Clifton affolé par la mort de son fils,
ourdit toute une trame. Elle vient trouver son ancien amant et lui
offre de lui rendre son fils, s’il consent à se marier avec elle. Celui-ci,
après s’être révolté, consent. Nanine se met alors à la recherche de
Robert et arrive ainsi chez Guillaume. Ursule, devant son visage
froid, ses yeux mauvais, refuse violemment de lui rendre le petit.
Puis, Guillaume se présente, et la reconnaissance entre le mari et la
femme a lieu. Dès lors, tout croule, plus de mariage possible ni d’un
côté ni de l’autre. Mais Nanine ne renonce pas à la lutte, elle volera
Robert et elle fera assassiner Guillaume par Morgane. Le malheur
pour elle est que Morgane se doute qu’elle le dupe et qu’elle
l’emploie comme un instrument dont on se débarrasse ensuite. Au
dénoûment, lorsqu’elle s’entête à ne pas le suivre, il la frappe d’un
coup de couteau. Et c’est ainsi que les méchants sont punis, pendant
que les bons se réjouissent.
On voit quelle complication extraordinaire. Le hasard joue dans
tout cela un rôle vraiment trop considérable. Je ne discute pas la
vraisemblance. Rien de plus étrange que cette aventurière qui, en
quittant lord Clifton, emporte son fils comme un colis encombrant
qu’on abandonne à la première station. Il y a aussi, dans le drame,
des idées bien singulières sur la législation qui régit les questions de
paternité. La seule querelle que je veuille chercher à M. Louis Davyl
est de lui demander pourquoi il a mis en œuvre toutes les vieilles
machines de l’ancien mélodrame, lorsqu’il lui était si facile de faire
plus simple, plus nature, et d’obtenir par là même un succès plus
légitime et plus durable.
Car les faits sont là, ce qui a pris le public, ce sont les scènes entre
Guillaume et Ursule, c’est la peinture de ce monde ouvrier, étudié
177
dans ses mœurs et dans son langage. Là étaient la nouveauté et la
hardiesse, là a été le succès. Dès que Nanine se montrait, dès qu’on
voyait reparaître ce lord de convention qui se promène d’un air
dolent parmi les serruriers et les peintres en bâtiment, l’intérêt
languissait, on souriait même, on écoutait d’une oreille distraite des
scènes interminables, connues à l’avance. Il fallait que Guillaume et
qu’Ursule reparussent, pour que la salle fût de nouveau prise aux
entrailles.
Le pis est que M. Louis Davyl a certainement mis là les figures
démodées et ridicules de son aventurière, de son lord, de son bandit
du grand monde, pour faire accepter ses ouvriers du public. Il s’est
dit, j’en jurerais, que, par le temps qui court, le public ne voulait pas
trop de vérité à la fois, et qu’il fallait être habile en ménageant les
doses. Alors, il a accepté la recette connue, qui consiste à ne pas
mettre que des ouvriers sur la scène, à les mêler dans une savante
proportion à de nobles personnages. Et il a obtenu cette singulière
mixture qui rend son drame boiteux et qui en fait une œuvre mal
équilibrée et d’une qualité littéraire inférieure.
Je crois que le public lui aurait été reconnaissant de rompre tout à
fait avec la tradition. Pourquoi un lord ? Elles sont rares les femmes
d’ouvriers qui montent dans les lits des grands de la terre. Le plus
souvent, elles trompent un serrurier avec un maçon. Transportez ainsi
toute l’action des Abandonnés dans le peuple, et vous obtiendrez une
pièce vraiment originale, d’une peinture vraie et puissante.
Je répète que les seules parties de l’œuvre qui ont porté sont les
parties populaires. C’est là une expérience dont le résultat m’a
enchanté, parce que j’y ai vu une confirmation de toutes les idées que
je défends.
Déjà, lorsque M. Louis Davyl fit jouer à la Porte-Saint-Martin ce
drame stupéfiant de Coq-Hardy, où l’on voyait Louis XIV enfant se
promener la nuit dans les rues de Paris en jouant de sa petite épée de
gamin, j’ai dit combien les vieilles formules sont délicates à
employer. L’auteur était là dans la pièce de cape et d’épée, cherchant
le succès avec une bonne foi et un courage méritoires. Le drame ne
réussit pas, il comprit, qu’il se trompait, il frappa ailleurs. Je lui avais
conseillé de s’attaquer au monde moderne. Il vient de donner les
178
Abandonnés, et il doit s’en trouver bien. Maintenant, s’il veut
prendre une place tout à fait digne et à part, il faut qu’il fasse encore
un pas, il faut qu’il accepte franchement les cadres contemporains et
qu’il ne les gâte pas, en y introduisant des éléments poncifs. C’est
lorsqu’on veut ménager le public qu’on se le rend hostile.
Sérieusement, croit-on qu’une œuvre d’une complication si
laborieuse, avec des histoires folles qui ont traîné partout, avec ces
trois bâtards qui passent comme des muscades sous les gobelets du
dramaturge, ait quelque chance de laisser une petite trace ? On la
jouera quarante, cinquante fois ; puis, elle tombera dans un oubli
profond, et si par hasard quelqu’un la déterre un jour, il sourira du
lord et de l’aventurière en disant : « C’est dommage, les ouvriers
étaient intéressants. » À la place de M. Louis Davyl, j’aurais une
ambition littéraire plus large, je voudrais tenter de vivre.
Il est homme de travail et de conscience. Pourquoi ne jette-t-il pas
là toute la prétendue science du théâtre, qui jusqu’ici l’a empêché de
faire un drame vraiment neuf et vivant ?
Chaque fois qu’un mélodrame réussit, il y a des critiques qui
s’écrient : « Eh bien ! vous voyez que le mélodrame n’est pas mort. »
Certes, il n’est pas mort et il ne peut mourir. Par exemple, jamais un
public ne résistera à une scène comme celle des deux mères, dans les
Abandonnés. Nanine vient réclamer Robert à Ursule, la mère
adoptive se sent pleine de tendresse à côté de la véritable mère, et
elle lui crie, en montrant les trois enfants qui jouent : « Votre fils est
là, choisissez dans le tas ! » L’effet a été immense. Cela prend les
spectateurs par les nerfs et par le cœur. Toujours, de pareilles
combinaisons dramatiques, qui mettent en jeu les profonds
sentiments de l’homme, remueront puissamment une salle.
Ce qui meurt, au théâtre comme partout, ce sont les modes, les
formules vieillies. Il est certain que le dernier acte des Abandonnés,
ce pavillon où Morgane vient assassiner Nanine, est de l’art mort. On
le tolère, parce qu’il faut bien accepter un dénoûment quelconque.
Mais on est fâché que l’auteur n’ait pas trouvé quelque chose de neuf
pour finir sa pièce. Le mélodrame est mort, si l’on parle des recettes
mélodramatiques connues, des combinaisons qui défrayent depuis
quarante ans les théâtres des boulevards et dont le public ne veut
179
plus. Le mélodrame est vivant, et plus vivant que jamais, s’il est
question des pièces qu’on peut écrire sur l’éternel thème des
passions, en employant des cadres nouveaux et en renouvelant les
situations. Nous sommes emportés vers la vérité ; qu’un dramaturge
satisfasse le public en lui présentant des peintures vraies, et je suis
persuadé qu’il obtiendra des succès immenses.
Le tort est de croire qu’il faut rester dans les ornières de l’art
dramatique pour être applaudi. Adressez-vous aux habiles, et vous
verrez qu’eux surtout sentent la nécessité d’une rénovation.
180
V
M. Ernest Blum est un fervent du mélodrame. Il avait obtenu un
beau succès avec Rose Michel. Aujourd’hui, il vient de tenter la
fortune avec un drame historique, l’Espion du roi, mais je serais très
surpris que le succès fût égal, car le public m’a paru bien froid et
singulièrement dépaysé, en face des personnages, empruntés à une
Suède de fantaisie. Entendons-nous, on a applaudi les mots sonores
d’honneur, de patrie et de liberté ; mais les spectateurs n’étaient pas
« empoignés », et se moquaient parfaitement de la Suède, au fond de
leur cœur.
L’avouerai-je ? J’ai à peine compris les deux premiers tableaux.
Rien n’accrochait mon attention. Il y avait là un amas d’explications
nécessaires, pour indiquer le moment historique et l’affabulation
compliquée du drame, qui lassait évidemment la patience de toute la
salle. Les visages semblaient écouter, mais n’entendaient
certainement pas. Aussi, quelle étrange idée, d’être allé choisir la
Suède, qui compte si peu dans les sympathies populaires de notre
pays ! Ce choix malheureux suffit à reculer l’action dans le
brouillard. On raconte que M. Ernest Blum a promené son drame de
nationalités en nationalités, avant de le planter à Stockholm. Il a eu
ses raisons sans doute ; mais je lui prédis qu’il ne s’en repentira pas
moins d’avoir poussé le dédain de nos préoccupations quotidiennes
jusqu’à nous mener dans une contrée dont la grande majorité des
spectateurs ne sauraient indiquer la position exacte sur la carte de
l’Europe. Nous rions et nous pleurons où est notre cœur.
Je connais le raisonnement qui fait de nous les frères de tous les
peuples opprimés. Cela est vague. On peut applaudir une tirade
181
contre la tyrannie, sans s’intéresser autrement au personnage qui la
lance.
Je vous demande un peu qui s’inquiète de Christian II, un roi
conquérant, une sorte de fou imbécile et féroce, tombé sous la
domination d’une favorite, et qui ensanglantait la Suède par des
exécutions continuelles, afin d’affermir par la terreur son trône
chancelant ? Lorsque, au dénoûment, Gustave Wasa, le libérateur, le
roi aimé et attendu, délivre Stockholm, on prend son chapeau et on
s’en va, bien tranquille, sans la moindre émotion. Est-ce que ces
gens-là nous touchent ? Si le génie leur soufflait sa flamme, ils
pourraient ressusciter du passé et nous communiquer leurs passions.
Seulement, le génie, dans les mélodrames, n’est d’ordinaire pas là
pour accomplir ce miracle. Quand un auteur a simplement de
l’intelligence et de l’habileté, il découpe les personnages historiques,
comme les enfants découpent des images.
Je trouve donc le cadre fâcheux, et je maintiens qu’il nuira au
drame. La principale situation dramatique sur laquelle l’œuvre repose
avait une certaine grandeur. Il s’agit d’une mère, Marthe Tolben, qui
adore ses fils ; le plus jeune, Karl, meurt dans ses bras, tué par un
officier du tyran ; l’aîné, Tolben, est arrêté et va être exécuté, si
Marthe ne trahit pas les patriotes de Stockholm, qui conspirent pour
la délivrance du pays. Mais sa trahison tourne contre la malheureuse
femme ; Tolben lui-même est accusé de son crime et veut se faire
tuer, pour se laver d’une telle accusation aux yeux de ses
compagnons d’armes. Alors, cette mère, qui a sacrifié la patrie à ses
fils, se sacrifie elle-même pour la patrie, meurt en ouvrant une des
portes de Stockholm à Gustave Wasa ; et c’est là une expiation très
haute, qui devrait donner une grande largeur au dénoûment.
M. Ernest Blum ne s’est point contenté de cette figure.
Il a imaginé une création énigmatique, Ruskoé, un bossu, un
chétif, qui, ne pouvant servir, son pays par l’épée, le sert à sa manière
en se faisant espion. Pour tout le monde, il est l’espion du roi ; mais,
en réalité, il travaille à la délivrance de la patrie, il est l’espion de
Wasa. Certes, la figure était faite pour tenter un dramaturge : ce
pauvre être hué, lapidé, vivant dans le mépris de ses frères, poussant
le dévouement jusqu’à accepter l’infamie, attendant des semaines,
182
des mois, avant de pouvoir se redresser dans son honneur et dire son
long héroïsme. J’estime cependant que Ruskoé n’a pas donné tout ce
que l’auteur en attendait, et cela pour diverses raisons.
La première est que l’intérêt hésite entre lui et Marthe. Sans doute
ces deux personnages se rencontrent, lorsque, au quatrième acte,
Ruskoé vient offrir le pardon à la femme qui a trahi, en lui donnant
les moyens de sauver Stockholm. La scène est fort belle. Seulement,
le lien reste bien faible en eux, l’attention se porte de l’un à l’autre,
sans pouvoir se fixer d’une manière définitive. Mais la principale
raison est que Ruskoé n’agit pas assez. L’auteur, en voulant le rendre
intéressant à force de mystère, l’a trop effacé. Pendant quatre
tableaux, on attend l’explication que Ruskoé donne au cinquième ;
tout le monde a deviné, il n’a plus rien à nous apprendre, quand il
laisse échapper son secret, dans un élan de douleur et d’espoir. Puis,
sa confidence faite, il retourne au second plan. Le dénoûment
appartient à Marthe, et non à lui. Il sort de l’ombre, récite son affaire,
et rentre dans l’ombre. Cela lui ôte toute hauteur. Il aurait fallu,
j’imagine, le montrer plus actif dans le dénoûment.
Au théâtre, ce qu’on dit importe peu ; l’important est ce qu’on
fait. Ruskoé est une draperie, rien de plus ; il n’y a pas dessous un
personnage vivant.
Je néglige les rôles secondaires : Hedwige, la fille noble, au cœur
de patriote, qui aime Tolben ; le chevalier de Soreuil, le gentilhomme
français de rigueur, qui se promène dans tous les drames russes,
américains ou suédois, en distribuant de grands coups d’épée. Mon
opinion, en somme, est celle-ci. Les deux premiers tableaux sont
lents, embarrassés, d’un effet presque nul. Au troisième tableau,
mademoiselle Angèle Moreau, qui joue Karl, meurt d’une façon
dramatique, et madame Marie Laurent, Marthe Tolben, pousse des
sanglots si vrais et si déchirants, que le public commence à
s’émouvoir. Au quatrième, il y a un double duel admirablement réglé,
et enlevé avec une grande bravoure par M. Deshayes, le chevalier de
Soreuil. Le meilleur tableau est le cinquième, où l’on compte deux
belles scènes, la terrible scène entre Marthe et son fils Tolben qui lui
arrache le secret de sa trahison, et la grande scène qui suit, dans
laquelle Ruskoé se dévoile et apporte à Marthe le rachat. Quant au
183
sixième, il escamote simplement le dénoûment ; la pièce est finie,
d’ailleurs ; il aurait fallu un vaste décor, un tableau mouvementé,
montrant Marthe ouvrant la porte aux libérateurs, au milieu des
coups de feu et des acclamations ; et rien n’est plus froid que de la
voir arriver blessée à mort, dans un décor triste et étroit, le coin de
forteresse où Tolben, Hedwige et d’autres patriotes attendent leur
exécution.
Je vois là quelques belles situations, gâtées par des parties grises
et mal venues. Je ne parle pas de la langue, qui est bien médiocre.
M. Ernest Blum porte la peine du milieu romantique dans lequel il
vit. Il patauge dans une formule morte, malgré sa réelle habileté
d’auteur dramatique ; il est gêné et raidi, comme les hommes d’armes
qu’il nous a montrés, enfermés dans des cuirasses de fer-blanc,
pareilles à des casseroles fraîchement étamées.
184
VI
Je n’avais pu assister à la première représentation du drame en
cinq actes de MM. Malard et Tournay : le Chien de l’Aveugle, joué
au Troisième-Théâtre-Français. Mais les articles extraordinairement
élogieux, presque lyriques de certains de mes confrères, m’ont fait un
devoir d’assister à une des représentations suivantes ; les critiques les
plus influents déclaraient que c’était enfin là du théâtre, et que depuis
vingt ans on n’avait pas joué un drame mieux fait ni plus intéressant.
J’ai donc écouté avec tout le recueillement possible, et j’ai en effet
trouvé la pièce habilement charpentée, offrant quelques scènes
heureuses, lente pourtant dans certaines parties et fort mal écrite.
Cela est d’une moyenne convenable, du d’Ennery qui aurait besoin
de coupures. Mais je me refuse absolument à m’extasier, à m’écrier :
« Enfin, voilà une œuvre, voici ce qu’il faut faire ; jeunes auteurs,
étudiez et marchez ! »
Quelle est donc cette rage de la critique dramatique, de nier tous
les efforts originaux, et de se pâmer d’aise, dès que se produit une
œuvre médiocre, coupée sur les patrons connus ! Ainsi voilà des
critiques, la plupart fort intelligents, qui montrent la sévérité la plus
grande pour les tentatives dramatiques des poètes et des romanciers,
et qui saluent avec des yeux mouillés de larmes le retour de toutes les
vieilleries du boulevard du Crime, surtout lorsqu’elles sont en
mauvais style. Je connais leur raisonnement : « Nous sommes au
théâtre, faites-nous du théâtre. Nous nous moquons du talent, du bon
sens et de la langue française, du moment où nous nous asseyons
dans notre fauteuil d’orchestre. Nous préférons un imbécile qui nous
fera du théâtre, à un homme de génie qui ne nous fera pas du
185
théâtre. »
Telle est la théorie. Elle suppose un absolu, le théâtre, une chose
qui est à part, immuable, à jamais fixée par des règles. C’est ce qui
m’enrage.
Et, d’ailleurs, je veux bien que le théâtre soit à part, qu’il y faille
des qualités particulières, qu’on s’y préoccupe des conditions où
l’œuvre dramatique se produit. Mais, pour l’amour de Dieu ! que le
talent, la personnalité et l’audace de l’auteur comptent aussi un peu
dans l’affaire. Nous ne sommes pas dans la mécanique pure. Il s’agit
de peindre des hommes et non de faire mouvoir des pantins. La
nécessité de la situation s’impose, soit ; mais encore faut-il, pour que
l’œuvre ait une réelle valeur humaine, que la situation se présente
comme une résultante des caractères ; si elle est simplement une
aventure, nous tombons au roman-feuilleton, à la plus basse
production littéraire.
Voici, par exemple, le Chien de l’Aveugle. Ce drame est la mise
en œuvre d’une cause célèbre, l’affaire Gras, qui est encore présente
à toutes les mémoires. Je constate d’abord un changement qui me
gâte la réalité, la femme Gras avait pour complice un ouvrier sans
éducation, qu’elle avait affolé d’amour au point de le pousser au
crime. Les auteurs, qui sont des gens de théâtre, ont eu peur de cet
ouvrier, de cette brute docile ; comment écrire des scènes avec un
pareil complice, comment intéresser et attendrir ? Et ils ont eu la
belle imagination de changer l’ouvrier en un chirurgien du plus rare
mérite, Octave Froment, un amoureux décent, facile à manier, et qui
ne peut blesser personne. Eh bien, cette transformation tue le sujet.
L’héroïne est diminuée, car elle n’est plus la seule volonté ; tout se
trouve déplacé, c’est Octave Froment qui commet le crime, nous
n’avons plus le beau cas de cette femme usant de la toute-puissance
de son sexe.
La madame de La Barre des auteurs devient sympathique. C’est là
le triomphe du théâtre.
Mais où l’admiration des critiques a éclaté, c’est dans ce qu’ils ont
nommé la trouvaille de MM. Malard et Tournay. Il paraît que ces
messieurs ont eu un coup de génie en imaginant, après la réussite du
crime, les deux derniers actes, où l’on voit Octave Froment, sorti de
186
prison, venir réclamer le payement de son crime à madame de La
Barre, qui s’est faite le bon ange de son amant devenu aveugle. La
grande scène est celle-ci : à la suite d’une longue et pénible
discussion entre les deux complices, Octave va se résigner et
s’éloigner de nouveau, lorsque l’amant, Lucien d’Alleray, arrive et
reconnaît la voix de l’homme qui lui a ôté la vue. Il s’approche, pose
la main sur l’épaule de cet homme et y trouve le bras de la femme
qu’il adore ; de là des soupçons, une instruction nouvelle, et
finalement le suicide de madame de La Barre, qui se jette par une
fenêtre. Cette situation du quatrième acte a exalté les critiques. Il
paraît que cela est du théâtre, et du meilleur.
Voyons, tâchons d’être juste. D’abord, nous avons vu cela cent
fois. Ensuite, nous sommes simplement ici dans un fait-divers, et
encore bien invraisemblable. Il faut que madame de La Barre y mette
de la complaisance, pour que Lucien trouve son bras au cou
d’Octave ; elle supplie ce dernier de se taire, je le sais, elle se pend à
ses épaules, et le groupe est intéressant ; mais tout cela n’en reste pas
moins une combinaison scénique, où l’étude humaine, les caractères
et les passions des personnages n’ont rien à voir. Si ce qu’on nomme
le théâtre est réellement dans cette seule mécanique des faits, ni
Molière, ni Corneille ni Racine n’ont fait du théâtre.
Il faudrait s’entendre une bonne fois sur la situation au théâtre.
La situation s’impose, si l’on entend par elle le fait auquel arrivent
deux personnages qui marchent l’un vers l’autre. Elle est dès lors,
comme je l’ai dit plus haut, la résultante même des personnages.
Selon les caractères et les passions, elle se posera et se dénouera.
C’est l’analyse qui l’amène et c’est la logique qui la termine. Au
fond, le drame n’est donc qu’une étude de l’homme. Remarquez que
j’appelle situation tout fait produit par les personnages. Il y a, en
outre, le milieu et les circonstances extérieures, qui au contraire
agissent sur les personnages. Rien de plus poignant que cette bataille
de la vie, les hommes soumis aux faits et produisant les faits : c’est là
le vrai théâtre, le théâtre de tous les grands génies. Quant à cette
mécanique théâtrale dont on nous rebat les oreilles, à ces situations
qui réduisent les personnages à de simples pièces d’un jeu de
patience, elles sont indignes d’une littérature honnête. C’est de la
187
fabrication, c’est de l’arrangement plus ou moins habile, mais ce
n’est pas de l’humanité ; et il n’y a rien en dehors de l’humanité.
Un exemple m’a beaucoup frappé. Dans les Noces d’Attila, on
voit qu’au dernier acte Ellack, un fils du conquérant, apprend de la
bouche même d’Hildiga, que celle-ci veut tuer son père. Justement, à
la scène suivante, il se trouve en face d’Attila. Les critiques en
question se sont allumés : voilà, selon eux, une situation superbe.
Comment Ellack va-t-il en sortir ? De la façon la plus simple du
monde. Au moment où il est sur le point de tout dire à Attila, celui-ci
s’avise de l’avertir que le lendemain matin il fera tuer sa mère, une
de ses épouses qu’il retient en prison pour une faute ancienne. Et, dès
lors, Ellack, forcé de choisir entre son père et sa mère, se décide pour
celle-ci.
Il se retire. C’est du théâtre, paraît-il. Les critiques les plus durs
pour la pièce ont ici retiré leur chapeau.
Eh bien, cela me met hors de moi. Je trouve cela puéril, fou,
exaspérant. Si réellement la situation au théâtre doit consister dans de
pareilles devinettes, monstrueuses et enfantines, rien n’est plus facile
que d’en inventer, et de plus stupéfiantes encore. Quoi ! il y aura du
talent à résoudre des problèmes sans issue raisonnable, à poser des
cas qui ne sauraient se présenter et à se tirer ensuite d’affaire par des
lieux communs ! Et le pis est que, dans ces aventures extraordinaires,
le personnage disparaît fatalement. Sommes-nous ensuite plus
avancés sur le compte d’Ellack ? Pas le moins du monde. Ce garçon
aime mieux sa mère, parce que son père se conduit mal. Cela est
d’une psychologie médiocre. Aucune analyse, d’ailleurs. Les faits
mènent les personnages comme des marionnettes. Il n’y a pas la une
étude humaine. Il y a simplement des abstractions qui se promènent,
au gré de l’auteur, dans des casiers étiquetés à l’avance.
Qui dit théâtre, dit action, cela est hors de doute. Seulement,
l’action n’est pas quand même l’entassement d’aventures qui emplit
les feuilletons des journaux. Dans toute œuvre littéraire de talent, les
faits tendent à se simplifier, l’étude de l’homme remplace les
complications de l’intrigue ; et cela est d’une vérité aussi évidente au
théâtre que dans le roman. Pour moi, toute situation qui n’est pas
amenée par des caractères et qui n’apporte pas un document humain,
188
reste une histoire en l’air, plus ou moins intéressante, plus ou moins
ingénieuse, mais d’une qualité radicalement inférieure. Et c’est ce
que je reproche aux critiques de n’avoir pas dit, en parlant du Chien
de l’aveugle.
Comment ! voilà un drame estimable assurément, mais un drame
comme nous en avons une centaine peut-être dans notre répertoire, et
vous criez tout de suite à la merveille, vous semblez le proposer en
modèle à nos jeunes auteurs dramatiques ! C’est du théâtre, criezvous, et il n’y a que ça. Eh bien ! s’il n’y a que ça, il vaut mieux que
le théâtre disparaisse. Votre rôle est mauvais, car vous découragez
toutes les tentatives originales, pour n’appuyer que les retours aux
formules connues. Qu’on nous ramène à Lazare le Pâtre, puisque la
situation telle que vous l’entendez ou plutôt l’aventure, règne sur les
planches en maîtresse toute-puissante.
189
LE DRAME HISTORIQUE - I
Les Mirabeau, le drame de M. Jules Claretie, viennent de soulever
la grave question du drame historique moderne. J’ai lu à ce sujet,
dans les feuilletons de mes confrères, des opinions bien étonnantes ;
je sais que ces opinions sont celles du plus grand nombre ; mais elles
ne m’en paraissent que plus étonnantes encore.
Ainsi, voici toute une théorie, qui, paraît-il, nous vient d’Aristote
en passant par Lessing. Ce sont là des autorités, je pense, et qui
comptent aujourd’hui, dans nos idées modernes. Donc la vérité
historique est impossible au théâtre ; il n’y faut admettre que la
convention historique. Le mécanisme est bien simple : vous voulez,
par exemple, parler de Mirabeau ; eh bien, vous ne dites pas du tout
ce que vous pensez de Mirabeau, vous auteur dramatique, parce que
le public se moque absolument de ce que vous pensez, des vérités
que vous avez acquises, de la lumière que vous pouvez faire ; ce qu’il
faut que vous disiez, c’est ce que le public pense lui-même, de façon
à ce que vous ne blessiez pas ses opinions toutes faites et qu’il puisse
vous applaudir.
Voilà ! Rien de plus amusant comme mécanique. Représentonsnous l’auteur dramatique dans son cabinet ; il est entouré de
documents, il peut reconstruire, planter debout sur la scène, un
personnage réel, tout palpitant de vie ; mais ce n’est pas là son souci,
il ne se pose que cette question : « Qu’est-ce que mes contemporains
pensent du personnage ? Diable ! je ne veux pas contrarier mes
contemporains, car je les connais, ils seraient capables de siffler.
Donnons-leur le bonhomme qu’ils demandent. » Et voilà la vérité
historique tranchée au théâtre. Le théorème se résume ainsi : ne
190
jamais devancer son époque, être aussi ignorant qu’elle, répéter ses
sottises, la flatter dans ses préjugés et dans ses idées toutes faites,
pour enlever le succès.
Certes, il y a là un manuel pratique du parfait charpentier
dramatique, qui a du bon, si l’on veut battre monnaie. Mais je doute
qu’un esprit littéraire ayant quelque fierté s’en accommode
aujourd’hui.
Cela me rappelle la théorie de Scribe. Comme un ami s’étonnait
un jour des singulières paroles qu’il avait prêtées à un chœur de
bergères, dans une pièce quelconque : « Nous sommes les bergères,
vives et légères, etc. » il haussa les épaules de pitié. Sans doute, dans
la réalité, les bergères ne parlaient pas ainsi ; seulement, il ne
s’agissait pas de mettre des paroles exactes dans la bouche des
bergères, il s’agissait de leur prêter les paroles que les spectateurs
pensaient eux-mêmes en les voyant : « Nous sommes les bergères,
vives et légères, etc. » Toute la théorie de la convention au théâtre est
dans cet exemple.
Ce qui me surprend toujours, dans ces règles données pour un art
quelconque, c’est leur parfait enfantillage et leur inutilité absolue.
Rien n’est plus vide que ce mot de convention, dont on nous bat les
oreilles. La convention de qui ? la convention de quoi ? Je connais
bien la vérité ; mais la convention m’échappe, car il n’y a rien de
plus fuyant, de plus ondoyant qu’elle. Elle se transforme tous les ans,
à chaque heure. Elle est faite de ce qu’il y a de moins noble en nous,
de notre bêtise, de notre ignorance, de nos peurs, de nos mensonges.
Le seul rôle d’une intelligence qui se respecte est de la combattre par
tous les moyens, car chaque pas gagné sur elle est une conquête pour
l’esprit humain. Et ils sont là une bande, des hommes honorables,
très consciencieux, animés des meilleures intentions, dont l’unique
besogne est de nous jeter la convention dans les jambes ! Quand ils
croient avoir triomphé, quand ils nous ont prouvé que nous sommes
uniquement faits pour le mensonge, que nous pataugerons toujours
dans l’erreur, ils exultent, ils prennent des airs de magisters tout
orgueilleux de leur besogne.
Il n’y a vraiment pas de quoi.
Mais ils se trompent. La marche vers la vérité est évidente,
191
aveuglante. Pour nous en tenir au théâtre, prenez une histoire de
notre littérature dramatique nationale, et voyez la lente évolution des
mystères à la tragédie, de la tragédie au drame romantique, du drame
romantique aux comédies psychologiques et physiologiques de MM.
Augier et Dumas fils. Remarquez qu’il n’est pas question ici du
talent, du génie qui éclate dans les œuvres, en dehors de toute
formule. Il s’agit de la formule elle-même, du plus ou du moins de
convention admise, de la part faite à la vérité humaine. Un rapide
examen prouve que la convention au théâtre s’est transformée et s’est
réduite à chaque siècle ; on pourrait compter les étapes, on verrait la
vérité s’élargissant de plus en plus, s’imposant par des nécessités
sociales. Sans doute il existera toujours des fatalités de métier, des
réductions et des à peu près matériels, imposés par la nature même
des œuvres. Seulement, la question n’est pas là, elle est dans les
limites de notre création humaine ; dire qu’une œuvre sera vraie, ce
n’est pas dire que nous la créerons à nouveau, c’est dire que nous
épuiserons en elle nos moyens d’investigation et de réalisation. Et,
quand on voit le chemin parcouru sur la scène, depuis les Mystères
jusqu’à la Visite de Noces, de M. Dumas, on peut bien espérer que
nous ne sommes pas au bout, qu’il y a encore de la vérité à conquérir,
au-delà de la Visite de Noces.
Cependant, lorsque je dis ces choses, cela semble très comique. Je
ne suis qu’un historien, et l’on me change en apôtre. Je tâche
simplement de prévoir ce qui sera par ce qui a été, et l’on me prête je
ne sais quelle imbécile ambition de chef d’école.
Tout ce que j’écris exclut l’idée d’une école : aussi se hâte-t-on de
m’en imposer une. Un peu d’intelligence pourtant suffirait.
Pour en revenir au drame historique, la question de la convention
s’y présente justement d’une façon très caractéristique. Dans ces
pages écrites au courant de la plume, je ne puis qu’indiquer les sujets
d’étude qu’il faudrait approfondir, si l’on voulait éclairer tout à fait
les questions. Ainsi rien ne serait plus intéressant que d’étudier la
marche de notre théâtre historique vers les documents exacts. On sait
quelle place l’histoire tenait dans la tragédie ; une phrase de Tacite,
une page de tout autre historien, suffisait ; et là-dessus l’auteur
écrivait sa pièce, sans se soucier le moins du monde de reconstituer
192
le milieu, prêtant les sentiments contemporains aux héros de
l’antiquité, s’efforçant uniquement de peindre l’homme abstrait,
l’homme métaphysique, selon la logique et la rhétorique du temps.
Quand le drame romantique s’est produit, il a eu la prétention
justifiée de rétablir les milieux ; et, s’il a peu réussi à faire vivre les
personnages exacts, il ne les a pas moins humanisés, en leur donnant
des os et de la chair. Voilà donc une première conquête sur la
convention, très certaine, très marquée. Et je n’indique que les
grandes lignes ; cela s’est fait lentement, avec toutes sortes de
nuances, de batailles et de victoires.
Aujourd’hui, nous en sommes là. La pièce historique, qui n’était
qu’une dissertation dialoguée sur un sujet quelconque, devient de
jour en jour une étude critique. Et c’est le moment qu’on choisit pour
nous dire : « Restons dans la convention, la vérité historique est
impossible. » Vraiment, c’est se moquer du monde.
Le pis est que les critiques pratiques qui donnent de pareils
conseils aux jeunes auteurs, les égarent absolument. Il faut toujours
se reporter à l’expérience, à ce qui se passe sous nos yeux. Nous ne
sommes même plus au temps où Alexandre Dumas accommodait
l’histoire d’une si singulière et si amusante façon. Voyez ce qui a
lieu, chaque fois qu’on reprend un de ses drames : ce sont des
sourires, des plaisanteries, des chicanes dans les journaux. Cela ne
supporte plus l’examen, et cela achèvera de tomber en poussière
avant trente ans. Mais il y a plus : les critiques qui sont les
champions enragés de la convention, ne laissent pas jouer un drame
historique nouveau, sans l’éplucher soigneusement, sans en discuter
la vérité, tellement ils sont emportés eux-mêmes par le courant de
l’époque.
Que se passe-t-il donc ? Mon Dieu, une chose bien visible. C’est
que nous devenons de plus en plus savants, c’est que ce besoin
croissant d’exactitude qui nous pénètre malgré nous, se manifeste en
tout, aussi bien au théâtre qu’ailleurs. Tel est le courant naturaliste
dont je parle si souvent, et qui fait tant rire. Il nous pousse à toutes
les vérités humaines. Quiconque voudra le remonter sera noyé. Peu
importe la façon dont la vérité historique triomphera un jour sur les
planches ; la seule chose qu’on peut affirmer, c’est qu’elle y
193
triomphera, parce que ce triomphe est dans la logique et dans la
nécessité de notre âge. Prendre des exemples dans les pièces
nouvelles pour démontrer que la vérité n’est pas commode à dire,
c’est là une besogne puérile, une façon aisée de plaider son
impuissance et ses terreurs. Il vaudrait mieux montrer ce que les
pièces nouvelles apportent déjà de décisif au mouvement, appuyer
sur les tâtonnements, sur les essais, sur tout cet effort si méritoire que
nos jeunes auteurs, et M. Jules Claretie le premier, font en ce
moment.
La question est facile à résumer. Toutes les pièces historiques
écrites depuis dix ans sont médiocres et ont fait sourire. Il y a
évidemment là une formule épuisée. Les gasconnades d’Alexandre
Dumas, les tirades splendides de Victor Hugo ne suffisent plus. Nous
sentons trop à cette heure le mannequin sous la draperie. Alors,
quoi ? faut-il écouter les critiques qui nous donnent l’étrange conseil
de refaire, pour réussir, les pièces de nos aînés que le public refuse ?
faut-il plutôt marcher en avant, avec les études historiques nouvelles,
contenter peu à peu le besoin de vérité qui se manifeste jusque dans
la foule illettrée ? Évidemment, ce dernier parti est le seul
raisonnable. C’est jouer sur les mots que de poser en axiome : Un
auteur dramatique doit s’en tenir à la convention historique de son
temps. Oui, si l’on veut ; mais comme nous sortons aujourd’hui de
toute convention historique, notre but doit donc être de dire la vérité
historique au théâtre. Il ne s’agit que de choisir les sujets où l’on peut
la dire.
D’ailleurs, à quoi bon discuter ? Les faits sont là. Notre drame
historique ne serait pas malade, si le public mordait encore aux
conventions. On est dans un malaise, on attend quelque œuvre vraie
qui fixera la formule. Faites des drames romantiques, à la Dumas ou
à la Hugo, et ils tomberont, voilà tout. Cherchez plus de vérité, et vos
œuvres tomberont peut-être tout de même, si vous n’avez pas les
épaules assez solides pour porter la vérité ; mais vous aurez au moins
tenté l’avenir. Tel est le conseil que je donne à la jeunesse.
194
II
M. Émile Moreau, un débutant, je crois, a fait jouer au Théâtre des
Nations une pièce historique, intitulée : Camille Desmoulins. Cette
pièce n’a pas eu de succès. On a reproché à Camille Desmoulins de
présenter une débandade de tableaux confus et médiocrement
intéressants ; on a ajouté que les personnages historiques, Danton,
Robespierre, Hébert et les autres, perdaient beaucoup de leur hauteur
et de leur vérité ; on a blâmé enfin le bout d’intrigue amoureuse, une
passion de Robespierre pour Lucile, qui mène toute l’action. Ces
reproches sont justes. Seulement, les critiques qui défendent la
convention au théâtre, ont profité de l’occasion pour exposer une fois
de plus leur thèse des deux vérités, la vérité de l’histoire et la vérité
de la scène. Voyons donc le cas.
M. Émile Moreau, dit-on, a suivi l’histoire le plus strictement
possible. Il a pris des morceaux à droite et à gauche, dans les
documents du temps, et il les a intercalés entre des phrases à lui. Or,
ces morceaux ont paru languissants. Donc, les documents vrais ne
valent pas les fables inventées.
Voilà un bien étrange raisonnement. Certes, oui, il est puéril
d’aller faire un drame à coups de ciseaux dans l’histoire. Mais qui a
jamais demandé de la vérité historique pareille ? Les documents vrais
sont seulement là comme le sol exact et solide sur lequel on doit
reconstruire une époque. La grosse affaire, celle justement qui
demande du talent, un talent très fort de déduction et de vie originale,
c’est l’évocation des années mortes, la résurrection de tout un âge,
grâce aux documents. Comme Cuvier, vous avez une dent, un os, et il
vous faut retrouver la bête entière. Ici, l’imagination, j’entends le
195
rêve, la fantaisie, ne peut que vous égarer.
L’imagination, comme je l’ai dit ailleurs, devient de la déduction,
de l’intuition ; elle se dégage et s’élève, elle est l’opération la plus
délicate et la plus merveilleuse du cerveau humain. Donc, dans un
drame historique, comme dans un roman historique, on doit créer ou
plutôt recréer les personnages et le milieu ; il ne suffit pas d’y mettre
des phrases copiées dans les documents ; si l’on y glisse ces phrases,
elles demandent à être précédées et suivies de phrases qui aient le
même son. Autrement, il arrive en effet que la vérité semble faire des
trous dans la trame inventée d’une œuvre.
Et nous touchons ici du doigt le défaut capital de Camille
Desmoulins. Ce qui a eu un son singulier aux oreilles du public, c’est
ce mélange extraordinaire de vérité et de fantaisie. J’ai lu que M.
Émile Moreau se défendait d’avoir imaginé la passion de
Robespierre pour Lucile ; certains documents permettraient de croire
à la réalité de cette passion. Je le veux bien. Mais, certainement, c’est
forcer les textes que de baser sur le dépit de Robespierre la mort des
dantonistes. Puis, quel étrange Robespierre, et quel Danton d’opéracomique, et quel Hébert faussement drapé dans des guenilles ! Tout
cela est une fantaisie bâtie sur la légende révolutionnaire. On ne sent
pas des hommes.
Je répondrai donc aux critiques que, si le drame de M. Émile
Moreau est tombé, c’est justement parce que la fantaisie y règne
encore en maîtresse trop absolue. Les demi-mesures sont détestables
en littérature. Voyez le gai mensonge de la Dame de Monsoreau,
reprise dernièrement au théâtre de la Porte-Saint-Martin, ce
mensonge qui se moque parfaitement de l’histoire : comme il a une
logique qui lui est propre, comme il est complet en son genre, il
intéresse.
Voyez maintenant Camille Desmoulins, dont certaines parties sont
aussi fausses, et dont d’autres parties contiennent textuellement des
documents : la pièce n’est plus qu’un monstre, le mélange manque
d’équilibre et arrive à ne contenter personne. Tel est le cas. Il est
d’une bonne foi douteuse, en cette affaire, de vouloir faire payer les
pots cassés à la formule naturaliste.
Je conclurai en répétant que le drame historique est désormais
196
impossible, si l’on n’y porte pas l’analyse exacte, la résurrection des
personnages et des milieux. C’est le genre qui demande le plus
d’étude et de talent. Il faut non seulement être un historien érudit,
mais il faut encore être un évocateur nommé Michelet. La question
de mécanique théâtrale est secondaire ici. Le théâtre sera ce que nous
le ferons.
197
III
Il me reste à parler de deux gros drames, la Convention nationale
et l’Inquisition. Au Château-d’Eau, la Convention nationale a tué par
le ridicule le drame historique. En vérité, nos auteurs n’ont pas de
chance avec l’histoire de notre Révolution. Ils ne peuvent y toucher
sans ennuyer profondément ou sans faire rire aux éclats les
spectateurs. Si l’on excepte le Chevalier de Maison-Rouge, qui
pourrait aussi bien se passer sous Louis XIII que sous la Terreur, pas
une pièce sur la Révolution, qu’elle soit signée d’un nom inconnu ou
d’un nom connu, n’a remporté un véritable succès. Et cela s’explique
aisément : la Révolution est encore trop voisine de nous, pour que
notre système de mensonge, dans les pièces historiques, puisse lui
être sérieusement appliqué. Ce mensonge va librement de Mérovée à
Louis XV. Puis, dès qu’ils entrent dans la France contemporaine, qui
commence à 89, les auteurs perdent pied fatalement, parce que nous
ne pouvons plus adopter leurs calembredaines romantiques sur une
époque dont nous sommes. Aussi n’a-t-on jamais risqué des drames
historiques, en dehors du Cirque, sur Napoléon Ier, Charles X, LouisPhilippe, Napoléon III et les deux dernières Républiques. Le drame
historique actuel, étant basé sur les erreurs les plus grossières, en est
réduit à montrer au peuple l’histoire que le peuple ne connaît pas,
uniquement parce qu’il peut alors la travestir à l’aise.
L’épreuve est concluante, la possibilité du mensonge s’arrête à la
Révolution. Pour que le drame historique s’attaquât à notre histoire
contemporaine, il lui faudrait renouveler sa formule, chercher ses
effets dans la vérité, trouver le moyen de mettre sur les planches les
personnages réels dans les milieux exacts.
198
Un homme de génie est nécessaire, tout bonnement. Si cet homme
de génie ne naît pas bientôt, notre drame historique mourra, car il est
de plus en plus malade, il agonise au milieu de l’indifférence et des
plaisanteries du public.
Quant à l’Inquisition, de M. Gelis, jouée au Théâtre des Nations,
c’est un mélodrame noir qui arrive quarante ans trop tard. Cela ne
vaut pas un compte rendu. Je n’en parlerais même pas, sans la mort
terrible de M. Jean Bertrand, ce drame réel et poignant qui s’est joué
à côté de ce mélodrame imbécile, et qui lui a donné une affreuse
célébrité d’un jour.
On se souvient des espérances qui avaient accueilli M. Bertrand, à
son entrée comme directeur au Théâtre des Nations. Il semblait que
notre République elle-même s’intéressât à l’affaire ; des personnages
puissants patronnaient, disait-on, le nouveau directeur ; on allait
enfin avoir une scène nationale, on élèverait les âmes, on élargirait
l’idéal, on continuerait 1830, mais un 1830 républicain, qui
achèverait devant le trou du souffleur la besogne commencée à la
tribune de la Chambre. Hélas ! M. Bertrand dort aujourd’hui dans la
terre, empoisonné.
C’était un honnête homme. Il avait cru à toutes les belles phrases,
il arrivait réellement pour relever l’idéal avec des tirades patriotiques.
Son idée était que notre jeune littérature attendait l’ouverture d’un
théâtre républicain pour produire des chefs-d’œuvre. Et il s’était mis
ardemment à la besogne. Quelques mois ont suffi pour le désespérer
et le tuer. Toutes ses tentatives échouaient ; Camille Desmoulins et
les Mirabeau étaient bien empruntés à notre Révolution, mais le
public ne voulait pas de notre Révolution accommodée à cette
étrange sauce ; Notre-Dame de Paris elle-même, qui aurait pu être
une bonne affaire pour la direction, si elle s’était arrêtée à la
cinquantième représentation, l’avait laissée, après la centième, dans
des embarras d’argent.
Jamais on n’a vu des ambitions plus généreuses aboutir si vite à
une catastrophe plus lamentable.
On dit que M. Bertrand avait la tête faible, qu’il n’était pas fait
pour être directeur et qu’il a quitté la vie dans un désespoir d’enfant
malade. Savons-nous de quelles espérances on l’avait grisé ? Il
199
comptait sûrement sur beaucoup d’appuis, qui lui ont fait défaut au
dernier moment. À force d’entendre répéter, dans son milieu, que la
littérature dramatique mourait faute d’un théâtre ouvert aux nobles
tentatives, à force d’écouter ceux qui vivent d’un idéal nuageux et
pleurnicheur, cet homme s’était lancé, en faisant appel à toutes les
forces vives, dont on lui affirmait l’existence. On sait aujourd’hui les
forces vives qui lui ont répondu. Il n’était pas plus mauvais directeur
qu’un autre, il avait mis sur son affiche le nom de Victor Hugo, celui
de M. Jules Claretie ; il faisait appel aux jeunes, il était en somme le
directeur qu’on avait voulu qu’il fût. Sans doute, à la dernière heure,
il aurait pu montrer plus d’énergie devant son désastre. Mais
pouvons-nous descendre dans cette conscience et dire sous quelle
amertume cet homme a succombé !
M. Bertrand ne s’est pas tué tout seul, il a été tué par les faiseurs
de phrases qui se refusent à voir nettement notre époque de science et
de vérité, par les chienlits politiques et romantiques qui se promènent
dans des loques de drapeau, en rêvant de battre monnaie avec les
sentiments nobles. S’il ne s’était pas cru soutenu par tout un
gouvernement, s’il n’avait pas espéré devenir le directeur du théâtre
de notre République, si on ne lui avait pas persuadé que tous les
petits-fils de 1830 allaient lui apporter des chefs-d’œuvre, il ne se
serait sans doute jamais risqué dans une telle entreprise.
La vérité, je le répète, est qu’il a été la victime de la queue
romantique et des hommes politiques qui songent à régenter l’art.
Ceux dont il attendait tout, ne lui ont rien donné. C’est alors qu’il a
perdu la tête devant cet effondrement du patriotisme, de l’idéal, de
toutes les phrases creuses dont on lui avait gonflé le cœur ; du
moment que l’idéal et le patriotisme ne faisaient pas recette, il n’avait
plus qu’à disparaître. Et il s’est tué.
Les autres vivent toujours, lui est mort. C’est une leçon.
200
LE DRAME PATRIOTIQUE - I
La solennité militaire à laquelle l’Odéon nous a conviés me paraît
pleine d’enseignements. Pour moi, le très grand succès que M. Paul
Deroulède vient de remporter avec l’Hetman prouve avant tout que le
fameux métier du théâtre n’est point nécessaire, puisque voilà un
drame en cinq actes, fort lourd, très mal bâti et complètement vide,
qui a été acclamé avec une véritable furie d’enthousiasme.
Le cas de M. Paul Deroulède est un des cas les plus curieux de
notre littérature actuelle. Il s’est fait une jolie place dans les
tendresses de la foule, en prenant la situation vacante de poète-soldat.
Nous avions le soldat-laboureur, d’Horace Vernet ; nous avons
aujourd’hui le soldat-poète. Je viens de nommer Horace Vernet, ce
peintre médiocre qui a été si cher au chauvinisme français. M. Paul
Deroulède est en train de le remplacer. Ajoutez que nos désastres font
en ce moment de l’armée une chose sacrée. Cela rend la position de
poète-soldat absolument inexpugnable. Il est très difficile d’insinuer
qu’il fait des vers médiocres, sans passer aussitôt pour un mauvais
citoyen. On vous regarde, et on vous dit : « Monsieur, je crois que
vous insultez l’armée ! »
Certes, M. Paul Deroulède fait bien mal les vers, mais il a de si
beaux sentiments ! Ah ! les beaux sentiments, on ne se doute pas de
ce qu’on peut en tirer, quand on sait les employer avec adresse. Ils
sont une réponse à tout, ils sont « la tarte à la crème » de notre grand
comique. « La pièce me paraît faible. — Mais l’honneur, Monsieur !
— Il n’y a pas d’action du tout. — Mais la patrie, Monsieur !
— L’intrigue recommence à chaque acte. — Mais le dévouement,
Monsieur ! — Enfin, je m’ennuie. — Mais Dieu, Monsieur ! Vous
201
osez dire que Dieu vous ennuie ! » Cette façon d’argumenter est sans
réplique.
Il est certain que l’honneur, la patrie, le dévouement et Dieu sont
des preuves écrasantes du génie poétique de M. Paul Deroulède.
Et il faut voir le bonheur de la salle. Il y a bien quelques gredins
parmi les spectateurs. Ceux-là applaudissent plus fort. C’est si bon de
se croire honnête, de passer une soirée à manger de la vertu en
tirades, quitte à reprendre le lendemain son petit négoce plus ou
moins louche ! Qu’importe l’œuvre ! Il suffit que l’auteur jette des
gâteaux de miel au public. Le public se donne une indigestion de
flatteries. Il est grand, il est noble, il est honnête. C’est un
attendrissement général. Pas de vices, à peine un coquin en carton,
qui est là pour servir de repoussoir. Bravo ! bravo ! que tout le monde
s’embrasse, et que le mensonge dure jusqu’à minuit !
La salle de l’Odéon tremblait sous l’ouragan des bravos. Chaque
couplet patriotique était accueilli par des trépignements. Des
personnes, je crois, ont été trouvées sous les bancs, évanouies de
bonheur. La pièce n’existait plus, on se moquait bien de la pièce ! La
grande affaire était de guetter au passage les allusions à nos défaites
et à la revanche future ; et, dès qu’une allusion arrivait, la salle
prenait feu, de l’orchestre au ceintre. Un monsieur en habit noir, un
conférencier quelconque, aurait lu le drame devant le trou du
souffleur que certainement l’effet aurait été le même. Et je pensais,
assourdi par ce vacarme, que nous étions tous bien naïfs de chercher
des succès dans l’amour de la langue et dans l’amour du vrai. Voilà
M. Paul Deroulède qui passe du coup auteur dramatique, en criant
simplement, le plus fort qu’il peut : « Je suis l’armée, je suis la vertu,
l’honneur, la patrie, je suis les beaux sentiments ! »
Pauvres écrivains que nous sommes, quelle leçon ! Je sais des
poètes qui, depuis vingt ans, étudient l’art délicat de forger le vers
français.
Ceux-là ont à peine des succès d’estime. Je sais des auteurs
dramatiques qui se mangent le cerveau pour trouver une nouvelle
formule, pour élargir la scène française. Ceux-là sont bafoués, et on
les jette au ruisseau. Les maladroits ! Pourquoi ne battent-ils pas du
tambour et ne jouent-ils pas du clairon ? C’est si facile !
202
La recette est connue. On sait à l’avance que tel beau sentiment
doit provoquer telle quantité de bravos. On peut même doser le
succès qu’on désire. Les modestes mettent le mot « patrie » cinq ou
six fois ; cela fait cinq ou six salves de bravos. Les vaniteux, ceux
qui rêvent l’écroulement de la salle, prodiguent le mot « patrie », à la
fin de toutes les tirades ; alors, c’est un feu roulant, on est obligé de
payer la claque double. Vraiment, la méthode est trop commode !
Dans ces conditions, on se commande un succès, comme on se
commande un habit. Cela rappelle les ténors qui n’ont pas de voix, et
qui laissent aux cuivres de l’orchestre le soin d’enlever les hautes
notes. La littérature n’est plus que pour bien peu de chose dans tout
ceci.
J’arrive à l’Hetman. Voici, en quelques lignes, le sujet du drame.
Un roi polonais du dix-septième siècle, Ladislas IV, a soumis les
Cosaques. Deux des vaincus, le vieux chef Froll-Gherasz et le jeune
Stencko, sont même à la cour de ce roi, où se trouve aussi un traître,
un parjure, Rogoviane. Ce dernier, qui rêve de devenir gouverneur de
l’Ukraine, pousse les Cosaques à une révolte, et travaille de façon à
ce que Stencko s’échappe pour être le chef des révoltés. Mais FrollGherasz n’approuve pas cette prise d’armes. Il accepte une mission
du roi, celle de pacifier l’Ukraine, et il laisse à la cour sa fille Mikla
comme otage.
Stencko et Rogoviane, naturellement, aiment Mikla. Dès lors, la
seule situation dramatique est celle du père et de l’amant, pris entre
l’amour de la patrie et l’amour qu’ils éprouvent pour la jeune fille.
Au dénoûment, la patrie l’emporte, Stencko et Mikla meurent, mais
les Cosaques sont victorieux.
La situation principale ne fait que se déplacer, pas davantage.
D’abord, c’est Froll-Gherasz qui arrive dans un campement cosaque
et qui adjure ses anciens soldats de ne pas recommencer une lutte
insensée ; mais, lorsque Stencko, en apprenant que Mikla est restée
comme otage, refuse le commandement et retourne à la cour de
Ladislas IV pour la sauver, le vieux chef oublie sa mission, oublie sa
fille, et saisit le sabre de chef suprême, par amour de la patrie en
larmes. Ensuite, c’est Stencko, qui veut enlever Mikla ; là, apparaît
Marutcha, une sorte de prophétesse qui conduit les Cosaques au
203
combat, et Marutcha décide les jeunes gens à se sacrifier pour leur
pays. Mikla reste à la cour afin d’endormir les soupçons de Ladislas.
Enfin, le quatrième acte est vide d’action, on y voit simplement
Froll-Gherasz préparant la victoire par des tirades sur les devoirs du
soldat. Puis, au cinquième acte, nous retombons de nouveau dans
l’unique situation, Stencko a été blessé, Mikla a été sauvée de
l’échafaud par Rogoviane qui veut se faire aimer d’elle, et elle expire
sur le corps de Stencko, elle tombe assassinée par le traître, lorsque
celui-ci entend arriver les Cosaques vainqueurs.
Je ne puis m’arrêter à discuter les détails, la maladresse de
certaines péripéties. Le point de départ est singulièrement faible ; ce
père, qui laisse sa fille en otage, devrait se connaître et ne pas jouer si
aisément les jours de son enfant.
On n’est pas ému le moins du monde de la douleur de FrollGherasz, parce qu’en somme il a voulu cette douleur. Agamemnon
sacrifiant Iphigénie est beaucoup plus grand. Mais ce qui me frappe
surtout, c’est le cercle dans lequel tourne la pièce. Comme je l’ai dit
en commençant, l’Hetman a eu du succès, en dehors de toutes les
règles. Il ne devait pas avoir de succès, puisque les critiques
enseignent qu’une pièce ne peut réussir sans action, sans situations
variées et combinées. Les cinq actes se répètent, et pourtant les
bravos n’ont pas cessé une minute. Voilà un fait troublant pour les
magisters du feuilleton. La seule explication raisonnable est que le
succès de l’Hetman n’est pas un succès littéraire, mais un succès
militaire, ce qu’il ne faut pas confondre. Qu’un jeune auteur ait la
naïveté de s’autoriser de l’exemple, d’écrire un drame où l’action ne
marchera pas, où des actes entiers ne seront qu’une composition de
rhétoricien sur un sujet quelconque ; qu’il fasse cela, sans y mettre
les fameux beaux sentiments, et nous verrons s’il ne remporte pas un
échec honteux.
Quelques observations de détails sur les personnages, avant de
finir. Le roi Ladislas est stupéfiant. J’ignore si l’artiste qui joue le
rôle est le seul coupable, mais on dirait vraiment un roi de féerie ; on
s’attend à chaque instant à voir son nez s’allonger brusquement, sous
le coup de baguette de quelque méchante fée. Quant à la Marutcha,
elle a trouvé une merveilleuse interprète dans madame Marie
204
Laurent. Mais quel personnage rococo ! combien peu elle tient à
l’action, et comme chacune de ses tirades est attendue à l’avance !
J’entendais une dame dire près de moi, en parlant de tous ces héros :
« Ils crient trop fort. »
Le mot est juste et contient la critique de la pièce. Personne ne
parle dans ce drame, tout le monde y crie. On sort les oreilles
cassées, et le fiacre qui vous emporte semble continuer les cahots des
tirades, sur le pavé de Paris. Toute la nuit, Stencko a hurlé ses beaux
sentiments à mes oreilles, tandis que le vieux Froll-Gherasz
psalmodiait les siens d’une voix de basse. Le drame de M. Paul
Deroulède est comme un corps d’armée qui défilerait dans ma rue. Je
ferme ma fenêtre, agacé par le vacarme, qui m’empêche d’avoir deux
idées justes l’une après l’autre.
Je suis peut-être très sévère. M. Paul Deroulède est jeune et mérite
tous les encouragements. Il a du talent, d’ailleurs. Je n’aime pas ce
talent, voilà tout. Je crois qu’un peu de vérité dans l’art est préférable
à tout ce tra la la des beaux sentiments. Les bonshommes en bois,
même lorsque le bois est doré, ne font pas mon affaire. Je préfère à
l’Hetman un petit acte fin et vrai du Palais-Royal, le Roi Candaule,
par exemple. Au moins, nous sommes là avec des créatures
humaines. Qu’est-ce que c’est que Froll Gherasz ? Un père et un
patriote. Mais quel père et quel patriote ? Nous n’en savons rien.
Froll-Gherasz est une abstraction, il ressemble à un de ces
personnages des anciennes tapisseries, qui ont une banderole dans la
bouche, pour nous dire quels héros ils représentent. Pas
d’observation, pas d’analyse, pas d’individualité. Le théâtre ainsi
entendu remonte par delà la tragédie, jusqu’aux mystères du moyen
âge.
Ah ! je suis bien tranquille, d’ailleurs. Ce n’est pas l’Hetman qui
ressuscitera le drame historique. Il est un exemple de la pauvreté et
de la caducité du genre. Laissez passer cette tempête de bravos
patriotiques, laissez refroidir ces tirades, et vous vous trouverez en
face d’un drame dans le genre des drames, aujourd’hui glacés, de
Casimir Delavigne, beaucoup moins bien fait et d’un ennui mortel.
205
II
Je viens de dire mon opinion sur les drames patriotiques. Je ne nie
pas l’excellente influence que ces sortes de pièces peuvent avoir sur
l’esprit de l’armée française ; mais, au point de vue littéraire, je les
considère comme d’un genre très inférieur. Il est vraiment trop aisé
de se faire applaudir, en remuant avec fracas les grands mots de
patrie, d’honneur, de liberté. Il y a là un procédé adroit, mais
commode, qui est à la portée de toutes les intelligences.
Voici, par exemple, un jeune homme, M. Charles Lomon. On me
dit qu’il a écrit à vingt-deux ans le drame : Jean Dacier, joué
solennellement à la Comédie-Française. La grande jeunesse du
débutant me le rend très sympathique, et j’ai écouté la pièce avec le
vif désir de voir se révéler un homme nouveau.
Mais, quoi ! avoir vingt-deux ans, et écrire Jean Dacier ! Vingtdeux ans, songez donc ! l’âge de l’enthousiasme littéraire, l’âge où
l’on rêve de fonder une littérature à soi tout seul ! Et refaire un
mauvais drame de Ponsard, une pièce qui n’est ni une tragédie ni un
drame romantique, qui se traîne péniblement entre les deux genres !
Je m’imagine M. Lomon à sa table de travail. Il a vingt-deux ans,
l’avenir est à lui. Dans le passé, il y a deux formes dramatiques
usées, la forme classique et la forme romantique. Avant tout, M.
Lomon devait laisser ces guenilles dans le magasin des accessoires,
aller devant lui, chercher, trouver une forme nouvelle, aider enfin de
toute sa jeunesse au mouvement contemporain. Non, il a pris les
guenilles, il les a prises même sans passion littéraire, car il les a
mêlées, il a lâché de rafraîchir toutes ces vieilles draperies des écoles
mortes pour les jeter sur les épaules de ses héros.
206
Une tragédie glaciale, un drame échevelé, passe encore ! on peut
être un fanatique ; mais une œuvre mixte, un raccommodage de tous
les débris antiques, voilà ce qui m’a fâché !
Il est inutile d’avoir vingt-deux ans pour écrire une œuvre pareille.
Cela me consterne que l’auteur n’ait que vingt-deux ans ; j’aurais
compris qu’il en eût au moins cinquante. Serait-il donc vrai que les
débutants, même ceux qui ont soif d’originalité et de nouveauté, se
trouvent fatalement condamnés à l’imitation ? Peut-être M. Lomon
ne s’est-il pas aperçu des emprunts qu’il a faits de tous les côtés, du
cadre vermoulu dans lequel il a placé sa pièce, des lieux communs
qui y traînent, de la fille bâtarde, en un mot, dont il est accouché. La
jeunesse n’a pas conscience des heures qu’elle perd à se vieillir.
Je sais que le patriotisme répond atout. M. Lomon a écrit un
drame patriotique, cela ne suffit-il pas à prouver l’élan généreux de
sa jeunesse ? Je dirai une fois encore que le véritable patriotisme,
quand on fait jouer une pièce à la Comédie-Française, consiste avant
tout à tâcher que cette pièce soit un chef-d’œuvre. Le patriotisme de
l’écrivain n’est pas le même que celui du soldat. Une œuvre originale
et puissante fait plus pour la patrie que de beaux coups d’épée, car
l’œuvre rayonne éternellement et hausse la nation au-dessus de toutes
les nations voisines. Quand vous aurez fait crier sur la scène : Vive la
France ! ce ne sera là qu’un cri banal et perdu. Quand vous aurez
écrit une œuvre immortelle, vous aurez réellement prolongé la vie de
la France dans les siècles. Que nous reste-t-il de la gloire des peuples
morts ? Il nous reste des livres.
Jean Dacier est, paraît-il, une œuvre républicaine.
Je demande à en parler comme d’une œuvre simplement littéraire.
Le sujet est l’éternelle histoire du paysan vendéen qui se fait soldat
de la République et qui se retrouve en face de ses anciens seigneurs,
lorsqu’il est devenu capitaine. Naturellement, Jean aime la comtesse
Marie de Valvielle, et naturellement aussi il se montre deux fois
magnanime envers son ennemi et rival, Raoul de Puylaurens, le
cousin de la jeune dame. L’originalité de la pièce consiste dans le
nœud même du drame. Jean retrouve la comtesse juste au moment où
elle passe dans la légendaire charrette pour aller à l’échafaud. Or, un
homme peut la sauver en l’épousant. Jean lui offre son nom, et la
207
comtesse accepte, en croyant qu’il agit pour le compte de Raoul. On
comprend le parti dramatique que M. Lomon a pu titrer de cette
situation : une comtesse mariée à un de ses anciens domestiques, se
révoltant, puis finissant par l’aimer au moment où il a donné pour
elle jusqu’à sa vie.
Je ne chicanerai pas l’auteur sur ce mariage singulier. Il peut se
faire qu’on trouve dans l’histoire de l’époque un fait semblable ;
seulement, il ne s’agissait certainement pas d’une femme de la
qualité de l’héroïne. N’importe, il faut accepter ce mariage, si étrange
qu’il soit. Ce qui est plus grave, c’est la création même du
personnage.
Voici Jean Dacier, un paysan qui s’est instruit et qui représente
l’homme nouveau. Il n’a pas une tache, il est grand, héroïque,
sublime. Quand il a épousé la comtesse pour la sauver, et qu’elle
l’écrase de son mépris, c’est à peine s’il laisse percer une révolte. Il
fait échapper une première fois son rival Raoul, qu’il tient entre ses
mains. À l’acte suivant, la situation recommence : Raoul tombe de
nouveau à sa merci, et, cette fois, non seulement Jean le fait évader,
mais encore il lui donne rendez-vous le lendemain sur le champ de
bataille, et, en donnant ce rendez-vous, il trahit les siens, car l’attaque
devait rester secrète.
Jean passe devant un conseil de guerre, et on le fusille, pendant
que Marie se lamente.
Vraiment, il est bon d’être un héros, mais il y a des limites. En
temps de guerre, ouvrir continuellement la porte aux prisonniers, cela
ne s’appelle plus de la grandeur d’âme, mais de la bêtise. Pour que
nous nous intéressions aux pantins sublimes, il faut leur laisser un
peu d’humanité sous la pourpre et l’or dont on les drape. On finit par
sourire de ces héros magnanimes qui ne s’emparent de leurs ennemis
que pour les relâcher. Il y a là une fausse grandeur dont on
commence, au théâtre, à sentir le côté grotesque.
Le pis est qu’on s’intéresse médiocrement, à Jean Dacier. Cette
façon de sauver une femme en l’épousant, le met dans une position
singulièrement fausse. Il se conduit en enfant. La seule chose qu’il
aurait à faire, après avoir arraché Marie à la guillotine, ce serait de la
saluer et de lui dire : « Madame, vous êtes libre. Vous me devez la
208
vie, je vous confie mon honneur. » Mais alors toutes les querelles
dramatiques du second acte et du troisième n’existeraient pas. La
situation est si bien sans issue que Jean meurt à la fin avec une
résignation de mouton, pour finir la pièce. Cette mort est également
amenée par une péripétie trop enfantine. Jean, ce lion superbe, trahit
les siens sans paraître se douter un instant de ce qu’il fait, ce qui
rapetisse tout le dénoûment.
Quant à la comtesse, elle est bâtie sur le patron des héroïnes, avec
trop de mépris et trop de tendresse à la fois. Lorsque Jean l’a sauvée,
elle se montre d’une cruauté monstrueuse, blessant inutilement son
libérateur, se conduisant d’une si sotte façon qu’elle mériterait
simplement une paire de gifles, malgré toute sa noblesse.
Puis, au dernier acte, elle se pend au cou de Jean et lui déclare
qu’elle l’adore. Le quatrième acte a suffi pour changer cette femme.
C’est toujours le même système, celui des pantins que l’on déshabille
et que l’on rhabille à sa fantaisie, pour les besoins de son œuvre.
Marie a compris la grandeur de Jean, et cela suffit : elle est comme
frappée par la baguette d’un enchanteur, la couleur de ses cheveux
elle-même a dû changer.
Je ne parle point des autres personnages, de ce Raoul de
Puylaurens, qui passe sa vie à tenir son salut de son rival, ni du
conventionnel Berthaud, qui traverse l’action en récitant des tirades
énormes. Oh ! les tirades ! elles pleuvent avec une monotonie
désespérante dans Jean Dacier. On essuie une trentaine de vers à la
file, on courbe le dos comme sous une averse grise, on croit en être
quitte ; pas du tout, trente autres vers recommencent, puis trente
autres, puis trente autres. Imaginez une grande plaine plate, sans un
arbre, sans un abri, que l’on traverse par une pluie battante. C’est
mortel. Je préfère, et de beaucoup, les vers rocailleux de M. Parodi.
Que dirai-je du style ? Il est nul. Nous avons, à l’heure présente,
cinquante poètes qui font mieux les vers que M. Lomon. Ce dernier
versifie proprement, et c’est tout. Il tient plus de Ponsard que de
Victor Hugo.
Je me montre très sévère, parce que Jean Dacier a été pour moi
une véritable désillusion. Comme j’attaquais vivement le drame
historique, on m’avait fait remarquer qu’on pouvait très bien
209
appliquer à l’histoire la méthode d’analyse qui triomphe en ce
moment, et renouveler ainsi absolument le genre historique au
théâtre. Il est certain que, si des poètes abandonnent le bric-à-brac
romantique de 1830, les erreurs et les exagérations grossières qui
nous font sourire aujourd’hui, ils pourront tenter la résurrection très
intéressante d’une époque déterminée.
Mais il leur faudra profiter de tous les travaux modernes, nous
donner enfin la vérité historique exacte, ne pas se contenter de
fantoches et ressusciter les générations disparues. Rude besogne,
d’une difficulté extrême, qui demanderait des études considérables.
Or, j’avais cru comprendre que le Jean Dacier, de M. Lomon, était
une tentative de ce genre. Et quelle surprise, à la représentation ! Ça,
de l’histoire, allons donc ! C’est un placage, exécuté même par des
mains maladroites. Pas un des personnages ne vit de la vie de
l’époque. Ils se promènent comme des figures de rhétorique, ils n’ont
que la charge de réciter des morceaux de versification. Et le milieu,
bon Dieu ! Ce village breton, où Berthaud vient procéder aux
enrôlements volontaires, cette mairie de Nantes où l’on marie les
comtesses qui vont à la guillotine, seraient à peine suffisants pour la
vraisemblance d’un opéra-comique. Vraiment, Jean Dacier sera un
bon argument pour les défenseurs du drame historique ! Il achève le
genre, il est le coup de grâce.
Je songeais à la Patrie en danger, de MM. Edmond et Jules de
Concourt. Voilà, jusqu’à présent, le modèle du genre historique
nouveau, tel que je l’exposais tout à l’heure. Aussi les directeurs ontil tremblé devant une œuvre qui avait le vrai parfum du temps, et les
auteurs ont ils dû publier la pièce, en renonçant à la faire jouer. Il y
aurait un parallèle bien curieux à établir entre la Patrie en danger et
Jean Dacier ; les deux sujets se passent à la même époque et ont plus
d’un point de ressemblance. La première est une œuvre de vérité,
tandis que la seconde est faite « de chic », comme disent les peintres,
uniquement pour les besoins de la scène.
Au demeurant, la salle a failli craquer sous les applaudissements,
le premier soir.
Vive la France !
210
III
J’arrive au Marquis de Kénilis, le drame en vers que M. Lomon a
fait jouer au théâtre de l’Odéon. Je n’analyserai pas la pièce. À quoi
bon ? Le sujet est le premier venu. Il se passe en Bretagne, à l’époque
de la Révolution, ce qui permet d’y prodiguer les mots de patrie,
d’honneur, de gloire, de victoire. Nous y voyons l’éternelle intrigue
des drames faits sur cette époque : un enfant du peuple aimant une
fille d’aristocrate, devenant plus tard capitaine, puis épousant la
demoiselle ou mourant pour elle. La situation forte consiste à mettre
le capitaine entre son amour et son devoir ; il ouvre en mer un pli
cacheté qui lui ordonne de fusiller le père de sa bien-aimée ;
heureusement, ce père se fait tuer noblement, ce qui simplifie la
question. Qu’importe le sujet, d’ailleurs ! La prétention des poètes
comme M. Lomon est d’écrire de beaux vers et de pousser aux belles
actions.
Hélas ! les vers de M. Lomon sont médiocres. Beaucoup ont fait
sourire. Les meilleurs frappent l’oreille comme des vers connus ; on
les a certainement lus ou entendus quelque part, ils circulent dans
l’école, tout le monde s’en est servi. Ne serait-il pas temps de
chercher une poésie, en dehors de l’école lyrique de 1830 ? Je me
borne à un souhait, car je ne vois rien de possible dans la pratique. Ce
que je sens, c’est que tous nos poètes répètent Musset, Hugo,
Lamartine ou Gautier, et que les œuvres deviennent de plus en plus
pâles et nulles. Nous avons aujourd’hui une fin d’école romantique
aussi stérile que la fin d’école classique qui a marqué le premier
empire.
Pendant qu’on jouait l’autre soir le Marquis de Kénilis, je pensais
211
à un poète de talent, à Louis Bouilhet, qu’on oublie singulièrement
aujourd’hui.
Celui-là se produisait encore à son heure, et il est telle de ses
œuvres qui a de la force et même une note originale. Eh bien, si
personne ne songe plus aujourd’hui à Louis Bouilhet, si aucun
théâtre ne reprend ses pièces, quel est donc l’espoir de M. Lomon en
chaussant des souliers qui ont mené à l’oubli des poètes mieux doués
que lui, et venus en tout cas plus tôt dans une école agonisante ? Quel
est cet entêtement de faire du vieux neuf, de ramasser les rognures
d’hémistiches qui traînent, et dont le public lui-même ne veut plus ?
On répond par la dévotion à l’idéal. En face de notre littérature
immonde, à côté de nos romans du ruisseau, il faut bien que des
jeunes gens tendent vers les hauteurs et produisent des œuvres pour
enflammer le patriotisme de la nation. Nous autres naturalistes, nous
sommes le déshonneur de la France ; les poètes, M. Lomon et
d’autres, sont chargés devant l’Europe d’honorer le pays et de le
remettre à son rang. Ils consolent les dames, ils satisfont les âmes
fières, ils préparent à la République une littérature qui sera digne
d’elle.
Ah ! les pauvres jeunes gens ! S’ils sont convaincus, je les plains.
J’ai déjà dit que je regardais comme une vilaine action de voler un
succès littéraire, en lançant des tirades sur la patrie et sur l’honneur.
Cela vraiment finit par être trop commode. Le premier imbécile venu
se fera applaudir, du moment où la recette est connue. Si les mots
remplacent tout, à quoi bon avoir du talent ?
Et puis, causons un peu de cette littérature qui relève les âmes. Où
sont d’abord les âmes qu’elle a relevées ? En 1870, nous étions
pleins de patriotisme contre la Prusse ; un peu de science et un peu de
vérité auraient mieux fait notre affaire.
J’ai remarqué que les dames qui travaillaient dans l’idéal, étaient
le plus souvent des dames très émancipées. Au fond de tout cela, il y
a une immense hypocrisie, une immense ignorance. Je ne puis ici
traiter la question à fond. Mais il faut le déclarer très nettement : la
vérité seule est saine pour les nations. Vous mentez, lorsque vous
nous accusez de corrompre, nous qui nous sommes enfermés dans
l’étude du vrai ; c’est vous qui êtes les corrupteurs, avec toutes les
212
folies et tous les mensonges que vous vendez, sous l’excuse de
l’idéal. Vos fleurs de rhétorique cachent des cadavres. Il n’y a,
derrière vous, que des abîmes. C’est vous qui avez conduit et qui
conduisez encore les sociétés à toutes les catastrophes, avec vos
grands mots vides, avec vos extases, vos détraquements cérébraux. Et
ce sera nous qui les sauverons, parce que nous sommes la vérité.
N’est-ce pas la chose la plus attristante qu’on puisse voir ? Voilà
un jeune homme, voilà M. Lomon, Il débute, il a peut-être une force
en lui. Eh bien, il commence par s’enfermer dans une formule morte ;
il fait du romantisme, à l’heure où le romantisme agonise. Ce n’est
pas tout, il croit qu’il sauve la France, parce qu’il vient corner les
mots de patrie et d’honneur dans une salle de théâtre, parce qu’il
invente une intrigue puérile et qu’il écrit de mauvais vers. Et le pis,
c’est qu’il se montrera dédaigneux pour nous, c’est que ses amis
mentiront au point de nous traiter en criminels et d’insinuer que sa
pauvre pièce est une revanche du génie français !
J’ai d’autres désirs pour notre jeunesse. Je la voudrais virile et
savante. D’abord, elle devrait se débarrasser des folies du lyrisme,
pour voir clair dans notre époque.
Ensuite, elle accepterait les réalités, elle les étudierait, au lieu
d’affecter un dégoût enfantin. À cette condition seule, nous
vaincrons. Le vrai patriotisme est là, et non dans des déclamations
sur la patrie et la liberté. Jamais je n’ai vu un spectacle plus comique
ni plus triste : tout un gouvernement républicain convoqué à l’Odéon,
des ministres, des sénateurs, des députés, pour y entendre un coup de
canon. Eh ! bonnes gens, ce n’est pas la formule romantique, c’est la
formule scientifique qui a établi et consolidé la République en
France !
213
IV
Personne n’ignore qu’Attila, c’est M. de Bismark. Du moins, nul
doute ne peut nous rester à cet égard, après la première représentation
des Noces d’Attila, le drame en quatre actes que M. Henri de Bornier
a fait jouer à l’Odéon. La salle l’a compris et a furieusement applaudi
les passages où les alexandrins du poète, en rangs pressés, font
aisément mordre la poussière aux ennemis de la France. Je n’insiste
pas.
Mais ce que je veux répéter encore, c’est ce que j’ai déjà dit à
propos de l’Hetman et de Jean d’Acier. Pour un poète, l’œuvre
vraiment patriotique est de laisser un chef-d’œuvre à son pays.
Molière, qui n’a pas agité de drapeaux, qui n’a pas joué des fanfares
devant sa baraque avec les mots d’honneur et de patrie, reste la
souveraine gloire de notre nation ; et il a vaincu toutes les nations
voisines, sur le champ de bataille du génie. Nous triomphons
continuellement par lui. Quant à cet autre prétendu patriotisme, à ce
boniment qui jongle avec de grands mots, qui enlève les
applaudissements d’une salle par des tirades, il n’est pas autre chose
qu’une spéculation plus ou moins consciente. Il y a une improbité
littéraire absolue à faire ainsi acclamer des vers médiocres. C’est
mettre le chauvinisme sur la gorge des gens : applaudissez, ou vous
êtes de mauvais citoyens. C’est forcer le succès et bâillonner la
critique, c’est se faire sacrer grand homme à bon compte, en
déplaçant la question du talent et de la morale. Voilà ce que je
répéterai chaque fois que j’aurai assisté à un de ces succès où il est
impossible de juger le véritable mérite d’un auteur.
Je me sens donc, dès l’abord, très gêné devant la nouvelle œuvre
214
de M. de Bornier, car il semble avoir compté sur nos bons sentiments
pour que nous la considérions comme une œuvre noble et
vengeresse.
Moi qui la trouve beaucoup trop noble et insuffisamment
vengeresse, je demande avant tout de négliger le patriotisme, dans
une question où il n’a que faire, et de juger le drame au strict point de
vue dramatique.
Voici le sujet, brièvement. Attila, après sa campagne dans les
Gaules, campe au bord du Danube, où il attend la fille de l’empereur
Valentinien, qu’il a fait demander en mariage. Il traîne derrière lui
tout un troupeau de prisonniers, dans lequel se trouvent le roi des
Burgondes, Herric, et sa fille Hildiga, sans compter une Parisienne,
une femme du peuple, Gerontia. En outre, un général franc, Walter,
qui aime Hildiga, commet l’imprudence de se présenter pour traiter
de sa rançon et de celle de son père. Attila prend l’argent et le retient
prisonnier. Puis, le drame se noue, dès que Maximin, ambassadeur de
Rome, vient annoncer à Attila que l’empereur lui refuse sa fille.
Attila, exaspéré, veut épouser Hildiga, je n’ai pas trop compris
pourquoi ; il l’aime sans doute, mais l’outrage de Valentinien n’avait
rien à voir là dedans. D’ailleurs, non content de désespérer Hildiga
par sa proposition, il pousse le raffinement jusqu’à vouloir être aimé
devant tous ; et il menace la jeune fille de massacrer son père, son
amant, ses compatriotes, si elle ne feint pas pour sa personne la
passion la plus aveugle. Hildiga doit accepter. Herric, Gérontia,
d’autres encore la maudissent, sans qu’elle puisse relever la tête.
Walter seul croit toujours en elle, et Attila finit par le faire décapiter
devant Hildiga, qui se contente de se couvrir le visage de ses mains.
Enfin, au dénoûment, lorsqu’il vient la retrouver dans la chambre
nuptiale, la jeune épouse le tue d’un coup de hache.
Tel est, en gros, le drame.
Dans une étude qu’il a publiée sur son œuvre, M. de Bornier a
écrit ceci : « L’idée des Noces d’Attila est fort simple ; tout
vainqueur se détruit lui-même par l’abus de sa victoire, voilà l’idée
philosophique ; un tigre veut manger une gazelle, mais la gazelle se
fâche, voilà le fait dramatique. » Acceptons cela, et examinons la
mise en œuvre.
215
M. de Bornier ne nous a pas montré du tout un vainqueur se
détruisant par l’abus de sa victoire, car Attila meurt d’un accident en
pleines conquêtes, au milieu de ses armées victorieuses. Reste la
fable du tigre et de la gazelle. J’admets que Hildiga soit une gazelle ;
ailleurs, M. de Bornier l’appelle une colombe ; c’est plus tendre
encore, et cela convient mieux aux grâces bien portantes de
mademoiselle Rousseil. Mais quant au tigre, il est vraiment trop bon
enfant et trop rageur à la fois. Je demande à m’expliquer longuement
sur son compte.
Cette figure d’Attila emplit le drame, et c’est, en somme, juger
l’œuvre que de l’étudier. M. de Bornier paraît avoir voulu
reconstituer autant que possible la figure historique d’Attila, telle que
nous la montrent les rares documents historiques. Son barbare est
civilisé, l’homme de guerre est doublé en lui d’un diplomate aussi
rusé que peu scrupuleux. Seulement, à côté de quelques traits
acceptables, quelle étrange résurrection de ce terrible conquérant !
Tout le monde l’insulte pendant quatre actes. Les prisonniers, Herric,
Hildiga, Gerontia, Walter, d’autres encore, défilent devant lui, en lui
jetant à la face les plus sanglantes injures, sans qu’il se mette une
seule fois dans une bonne et franche colère. Ce n’est pas tout,
Maximin vient le braver au nom de Rome, avec un étalage
d’insolence lyrique, et il se contente de lutter de lyrisme avec
l’insulteur.
De temps à autre, il est vrai, il se dresse sur la pointe des pieds, en
disant : « C’est trop de hardiesse ! » Mais il s’en lient la, les
hardiesses continuent, les plus humbles lui lavent la tête, on le traite à
bouche que veux-tu de bourreau, de tyran, d’assassin ; une vraie cible
aux tirades patriotiques de chacun, un fantoche criblé de vers, lardé
des mots de patrie et d’honneur. Ah ! la bonne ganache de barbare !
À coup sûr, le tigre ne s’est pas défendu contre M. de Bornier, qui,
avant de le faire manger par sa gazelle, l’a accommodé sans péril à la
sauce des beaux sentiments.
Cet Attila est donc un brave homme. Ajoutons qu’il a des
mouvements d’humeur. Ainsi, s’il tolère autour de lui les gens qui
l’injurient, il fait crucifier ceux de ses soldats qui gardent le silence ;
voir l’épisode du premier acte. D’autre part, il donne l’ordre de
216
couper le cou de Walter, dans un moment de vivacité ; mais, en
vérité, ce Walter a bien mérité son sort ; on n’« embête » pas un tyran
à ce point, le moindre tigre en chambre n’aurait certainement pas
attendu d’être provoqué deux fois. La bonhomie imbécile de
Géronte, jointe à la folie meurtrière de Polichinelle, voilà l’Attila de
M. de Bornier. Dès qu’il a besoin de faire injurier son despote, le
poète l’asseoit sur son trône et le tient immobile et patient, tant que la
tirade se développe. Ensuite, il pousse un ressort, et le pantin lâche le
fameux : « C’est trop de hardiesse ! » Une seule fois, le pantin tue un
homme, non pas parce que cet homme lui dit depuis huit heures du
soir des choses excessivement désagréables, mais parce qu’il abuse
de sa situation de noble prisonnier et de belle âme pour vouloir lui
prendre sa femme. C’en est trop, le tigre est dans le cas de légitime
défense.
Je me laisse aller à la plaisanterie.
Mais, en vérité, comment prendre au sérieux une pareille
psychologie. Voilà le grand mot lâché : Toute cette tragédie, déguisée
en drame romantique, est d’une psychologie enfantine. Essayez un
instant de reconstituer les mouvements d’âme des personnages, de
savoir à quelle logique ils obéissent, et vous arriverez à une analyse
stupéfiante. Nous sommes ici dans une abstraction quintessenciée. Ce
n’est plus la machine intellectuelle si bien réglée du dix-septième
siècle. C’est un casse-cou continuel au milieu de nos idées modernes
habillées à l’antique. On est en l’air, partout et nulle part, parmi des
ombres qui cabriolent sans raison, qui marchent tout d’un coup la
tête en bas, sans nous prévenir. Les personnages sont extraordinaires,
mais ils pourraient être plus extraordinaires encore, et il faut leur
savoir gré de se modérer, car il n’y a pas de raison pour qu’ils
gardent le moindre grain de bon sens. Nous sommes dans le sublime.
Oui, dans le sublime, tout est là. M. de Bornier lape à tous coups
dans le sublime. Ses personnages sont sublimes, ses vers sont
sublimes. Il y a tant de sublime là dedans, qu’à la fin du quatrième
acte, j’aurais donné volontiers trois francs d’un simple mot qui ne fût
pas sublime. Mais c’est justement au quatrième acte que le sublime
déborde et vous noie. Ainsi je n’ai pas parlé d’Ellak, ce fils d’Attila
qui a le cœur tendre et qui veut sauver Hildiga ; quand il comprend,
217
dans la chambre nuptiale, qu’elle va tuer son père, il est torturé par la
pensée de prévenir celui-ci et de la livrer ainsi à sa fureur ; mais
Attila parle justement de faire mourir la mère d’Ellak pour une faute
ancienne, et alors le jeune homme n’hésite plus, il livre son père à
Hildiga pour sauver sa mère.
Sublime, vous dis-je, sublime ! Si ce n’était pas sublime, ce serait
bête.
Et quel coup de sublime encore que le dénoûment ! Attila raconte
à Hildiga le rêve qu’il a fait, en la voyant en vierge qui foulait au
pied le serpent. Hildiga, flairant un piège, lui répond par un autre
songe : elle a rêvé qu’elle l’assassinait d’un coup de sa hache. Vous
croyez qu’Attila va se méfier et prendre ses précautions avec cette
faible femme qu’il peut écraser d’une chiquenaude. Allons donc ! Il
passe avec elle derrière un rideau, et nous l’entendons tout de suite
glousser comme un poulet qu’on égorge. C’est sublime !
Le sublime, voilà la seule excuse, à ce point de dédain absolu pour
tout ce qui est vrai et humain. D’ailleurs, M. de Bornier ne se défend
pas d’avoir voulu se mettre en dehors de l’humanité. « Après bien
des hésitations, dit-il, j’ai choisi le temps et le personnage d’Attila,
précisément parce que le temps est obscur et le personnage peu
connu. » Il insiste beaucoup sur ce point que personne ne peut
pénétrer une âme comme celle d’Attila. Le despote lui-même, en
parlant de l’histoire, dit qu’elle pourra le condamner, mais non pas le
connaître.
Dès lors, le poète est libre, il va se permettre toutes les gambades
sur le dos d’Attila. Et c’est ainsi qu’il nous a donné ce stupéfiant
barbare, qui a des allures de romantique de 1830, qui rappelle ces
personnages d’un drame de Ponson du Terrail, je crois, disant :
« Nous autres, gens du moyen âge… » Oui, Attila se traite lui même
de barbare, parle de l’histoire et de la décadence, prédit tout ce qui
doit arriver, porte sur ses actions les jugements que nous portons
aujourd’hui. Et il n’y a pas qu’Attila, les autres personnages ne sont
également que des chienlits modernes, lâchés dans une action
baroque, et s’y conduisant avec nos idées et nos mœurs.
Tous les mensonges sont accumulés : non seulement la
psychologie de ces marionnettes est absurde, mais encore le drame
218
est d’une fausseté absolue, comme histoire et comme humanité.
Que reste-il ? une fable, un sujet quelconque, auquel un poète
dramatique a accroché des vers. Imaginez-vous un arbre planté en
l’air, sans racine dans le sol, et dont les bras morts portent des
drapeaux. Cela claque dans le vide, et le peuple applaudit.
Dès lors, j’en suis amené à ne plus juger que les vers de M. de
Bornier. Je sais des poètes qui se sont indignés. Ils refusent à l’auteur
des Noces d’Attila le don de poésie. Cela me touche moins. Au
théâtre, dans une étude de caractères et de passions, j’estime que le
lyrisme est un don bien dangereux. Mais il est certain que M. de
Bornier obtient une étrange cuisine, en passant tour à tour du procédé
de Corneille au procédé de Victor Hugo. Cela me choque surtout
parce que je ne crois pas à une alliance possible entre des maîtres de
tempéraments différents. Les auteurs de juste milieu, ceux qui ont eu,
comme Casimir Delavigne, l’ambition de concilier les extrêmes, ne
sont jamais parvenus qu’à un talent bâtard et neutre n’ayant plus de
sexe. C’est un peu le cas de M. de Bornier.
Le directeur de l’Odéon a monté le drame richement. Mais
franchement, malgré ses soins et l’argent qu’il a dépensé, rien n’est
plus triste ni plus laid que le défilé de ces costumes baroques, qu’on
nous donne comme exacts. Il y a là une orgie de cheveux, de barbes
et de moustaches, de l’effet le plus extravagant. Du côté des Francs,
tout le monde est blond, un ruissellement de filasse ; du côté des
Huns, tout le monde est brun, des poils trempés dans de l’encre et
balafrant les visages comme des traits de cirage.
C’est enfantin et lugubre. Quant à l’exactitude, elle me fait un peu
sourire. Elle doit ressembler au respect historique de M. de Bornier.
Ainsi, on a mis un entonnoir sur la tête de M. Marais. C’est très bien.
Mais alors je déclare cela faible comme imagination. Du moment
qu’on avait recours aux ustensiles de cuisine, je me plains qu’on n’ait
pas coiffé M. Pujol d’une casserole et M. Dumaine d’un moule à
pâtisserie. Remarquez que nous n’aurions pas réclamé, et que cela
peut-être aurait été plus joli.
On me trouvera sans doute bien sévère pour M. de Bornier. La
vérité est que nous n’avons pas le crâne fait de même. Il me paraît
être la négation de l’auteur dramatique tel que je le comprends ; et
219
comme nous n’avons aucun engagement l’un envers l’autre, je
m’exprime avec une entière franchise, je dis tout haut ce que bien du
monde pense tout bas. Cela est aussi honorable pour lui que pour
moi.
220
LE DRAME SCIENTIFIQUE
Le public des premières représentations a été bien sévère, au
théâtre Cluny, pour ce pauvre M. Figuier. L’estimable savant, tenté
par le succès du Tour du monde en 80 jours et d’Un Drame au fond
de la mer, a eu l’idée, lui aussi, de découper une pièce à grand
spectacle, dans les livres de vulgarisation scientifique qu’il publie
depuis près de vingt ans, et qui se vendent à un nombre considérable
d’exemplaires. Pour être chez lui, il s’est entendu avec M. Paul
Clèves. Mais, grand Dieu ! jamais bouffonnerie du Palais-Royal n’a
égayé une salle comme les Six Parties du monde.
Je ne raconterai pas la pièce, qui est taillée sur le patron du genre.
Il s’agit d’un groupe de voyageurs lancés à la queue leu leu dans
toutes les contrées imaginables. Une histoire quelconque relie les
personnages les uns aux autres et explique tant bien que mal leur
course au clocher. D’ailleurs, tout cela est le prétexte ; l’intention de
l’auteur est de présenter une suite de tableaux saisissants, une sorte
de panorama géographique qui instruise et qui charme à la fois.
Mon Dieu ! la pièce est à coup sûr mal bâtie. Elle prête à rire par
des puérilités, des façons innocentes et convaincues de présenter les
choses. Rien n’est drôle parfois comme ces voyageurs qui dissertent
au milieu des sauvages. Mais, en vérité, M. Figuier n’est pas
l’inventeur du genre, et on a eu tort de lui faire porter tout le ridicule
d’une pièce dont les modèles eux-mêmes sont parfaitement
grotesques.
J’avoue, quant à moi, faire une très faible différence entre les Six
Parties du monde et le Tour du monde en 80 jours. Et, puisque le titre
de cette dernière pièce vient sous ma plume, je veux dire combien
221
une œuvre pareille me paraît inférieure et drôlatique.
Rien de moins scénique que l’idée sur laquelle elle repose ; le
héros de l’aventure, qui gagne un jour sans le savoir, peut être un
monsieur intéressant pour des astronomes et des géographes, mais je
jurerais bien que, sur les milliers de spectateurs qui sont allés à la
Porte-Saint-Martin, quelques douzaines au plus ont compris
l’ingéniosité scientifique du dénoûment. Tout le reste de l’intrigue est
d’une banalité rare.
L’épisode le plus saillant est celui de la veuve du Malabar que l’on
va brûler vive ; et quelle étonnante histoire, grosse de comique,
lorsqu’un des héros épouse cette veuve, à son retour en Angleterre !
Je connais peu d’intrigues qui mettent plus de solennité dans la
charge. Quand j’ai vu jouer la pièce, tout m’y a paru stupéfiant.
Certes, je m’explique parfaitement le succès. D’abord, il y avait
un éléphant. Puis, deux ou trois tableaux étaient joliment mis en
scène. On allait voir ça en famille, on y menait les demoiselles et les
petits garçons qui avaient été sages. C’était un spectacle que les
professeurs recommandaient. D’ailleurs, lorsqu’un courant de bêtise
s’établit, il faut bien que tout Paris y passe. Moi, je préfère une
féerie, je le confesse. Au moins une féerie n’a aucune prétention. Le
côté irritant d’une machine telle que le Tour du monde en 80 jours,
c’est qu’on rencontre des gens qui en parlent sérieusement, comme
d’une œuvre qui aide à l’instruction des masses. J’entends la science
autrement au théâtre.
Je me sens d’ailleurs beaucoup moins sévère pour Un Drame au
fond de la mer. Il y avait là un tableau très original et d’un effet
immense, celui du navire naufragé, avec ses cadavres, dans les
profondeurs transparentes de l’Océan.
Je sais bien que, pour arriver à ce tableau, et ensuite pour dénouer
la pièce, les auteurs avaient entassé toute la friperie du mélodrame.
Mais la pièce n’en contenait pas moins une trouvaille, tandis que le
Tour du monde en 80 jours est un défilé ininterrompu de banalités,
sans un seul tableau qui soit vraiment neuf. Si je m’explique le
succès, je n’en trouve pas moins le public bon enfant et facile à
contenter.
Aussi est-ce pour cela que j’ai une grande indulgence devant la
222
tentative malheureuse de M. Figuier. Il est tombé où d’autres ont
réussi ; mais le talent qu’il pourrait avoir importait peu. Il y a là une
question du plus ou du moins qui ne me touche pas. S’il avait fait
quelques coupures, s’il avait écouté les conseils d’un ami, il aurait
mis son œuvre debout, sans la rendre meilleure à mes yeux. C’est le
genre qui est idiot, on doit dire cela carrément. Je vois là tout au plus
des parades de foire que l’on devrait jouer dans des baraques en
planches, des spectacles pour les yeux où le peuple achève de
brouiller les quelques notions justes qu’il possède, des œuvres
bâtardes et grossières qui gâtent le talent des acteurs et qui
acheminent notre théâtre national vers les pièces d’un intérêt
purement physique.
Remarquez que ce pauvre M. Figuier avait toutes sortes de bonnes
intentions. Il voulait même être patriote, il avait pris des héros
français, désireux de faire entendre que les Anglais et les Américains
ne sont pas les seuls à courir le monde dans l’intérêt de la science. Le
malheur est qu’il n’a pas su escamoter suffisamment les drôleries du
genre. D’autre part, la scène étroite de Cluny ne se prêtait guère à un
défilé des cinq parties du monde, augmentées d’une sixième.
Fatalement, les moindres naïvetés y devenaient énormes. Il faut de
la place, pour faire tenir une vaste bouffonnerie, établie sérieusement.
Enfin, M. Figuier n’avait pas d’éléphant. Cela était décisif.
Pauvre science ! à quels singuliers usages on la rabaisse, pour
battre monnaie ! La voilà maintenant qui remplace le bon génie et le
mauvais génie de nos contes d’enfants. Certes, lorsque j’annonce que
le large mouvement scientifique du siècle va bientôt atteindre notre
scène et la renouveler, je ne songe guère à cette vulgarisation en une
douzaine de tableaux de quelque notion élémentaire que les enfants
savent en huitième. Il y a là une veine de succès que les faiseurs
exploitent, rien de plus. Ce que je veux dire, c’est que l’esprit
scientifique du siècle, la méthode analytique, l’observation exacte
des faits, le retour à la nature par l’étude expérimentale, vont bientôt
balayer toutes nos conventions dramatiques et mettre la vie sur les
planches.
223
LA COMÉDIE - I
Mes confrères en critique dramatique ont bien voulu, pour la
plupart, parler de mon dernier roman, à propos de Pierre Gendron, la
pièce que MM. Lafontaine et Richard viennent de donner au
Gymnase. Sans accuser les auteurs de plagiat, quelques-uns ont
admis certaines ressemblances entre cette comédie et l’Assommoir.
Loin de moi la pensée de me montrer plus sévère. Je tiens MM.
Lafontaine et Richard pour de galants hommes qui se seraient
adressés à moi, s’ils avaient eu la moindre velléité de tirer une pièce
de mon livre. D’ailleurs, ils ont fait dire dans la presse que Pierre
Gendron était écrit avant l’Assommoir, et cela doit suffire. Certes, je
ne réclame pas une enquête. Je m’estime simplement heureux que les
directeurs ne se soient pas montrés plus empressés de jouer la pièce ;
car, dans ce cas, ce serait moi qui aurais pu être traité de plagiaire.
Seulement, la rencontre entre les deux œuvres est vraiment
prodigieuse. Il y a là un cas littéraire sur lequel je me permets
d’insister, uniquement pour la curiosité du fait.
Imaginez qu’un auteur dramatique veuille tirer un drame de
l’Assommoir. La grosse difficulté qu’il rencontrera sera le nœud
même du drame, le ménage à trois, le retour de l’ancien amant que le
mari ramène auprès de sa femme, un jour de soûlerie. Dans la vie
réelle, j’ai connu des Coupeau, lentement hébétés par la boisson.
Mais un romancier seul peut employer aujourd’hui de tels
personnages, parce qu’il a le loisir de les analyser à l’aise et de tirer
d’eux les terribles leçons de la vérité. Au théâtre, ils restent encore
d’un maniement presque impossible.
Tout le problème, pour un auteur dramatique, serait donc
224
d’accommoder Coupeau et Lantier, de façon à ce qu’ils pussent
paraître devant le public, sans trop le révolter.
Il faudrait, tout en gardant la situation du ménage à trois, trouver
un arrangement qui maintiendrait l’aventure dans cette convention
d’honnêteté scénique, hors de laquelle une pièce est fort compromise.
En un mot, étant donné Gervaise, Lantier et Coupeau, il s’agirait de
les conserver tous les trois, et pourtant de les rendre possibles, en
modifiant légèrement les données du roman.
Eh bien, MM. Lafontaine et Richard ont trouvé une solution très
agréable. J’avais songé à ces choses, avant la représentation de leur
pièce, et j’ai été réellement surpris de ne pas avoir eu l’idée d’une
solution aussi habile. Certainement, ce qui m’a empêché de la
trouver, c’est la pensée qu’un roman transporté au théâtre doit rester
entier. Mais des auteurs qui ne seraient tenus à aucun respect envers
l’Assommoir, et qui préféreraient même s’en écarter un peu,
n’inventeraient pas une adaptation plus adroite que Pierre Gendron.
Et cela est d’autant plus miraculeux que cette comédie a été écrite
avant le roman.
Voici l’adaptation. Faites que Coupeau ne soit pas marié avec
Gervaise, et admettez que Coupeau, tout en connaissant Lantier,
ignore ses anciens rapports avec la jeune femme ; dès lors, Coupeau,
qui est un honnête ouvrier, pourra ramener Lantier dans son ménage,
et, de ce retour, naîtront tous les éléments dramatiques nécessaires.
Gervaise, naturellement, tremblera devant Lantier et refusera avec
horreur le marché de honte qu’il lui offre pour garder le silence.
Quant au dénoûment, il sera aimable ou triste, selon le théâtre où l’on
portera la pièce.
Mais la rencontre la plus curieuse est peut-être que le retour de
Lantier, dans le roman et dans le drame, a lieu pendant un repas de
famille.
Seulement, dans le roman, le repas est donné le jour de la fête de
Gervaise ; tandis que, dans le drame, il a lieu le jour de la fête de
Coupeau.
Je n’ai pas besoin de faire remarquer les conséquences énormes
que la légère modification du sujet amène au point de vue théâtral.
Au lieu de cette déchéance lente du ménage, qui est le roman tout
225
entier, on n’a plus qu’un honnête ménage d’ouvriers tyrannisé et
menacé par un sacripant. Les auteurs ont même chargé Lantier en
noir ; ils en ont fait un assassin, que les gendarmes emmènent au
dénoûment, ce qui est vraiment trop gros et noie leur œuvre dans les
eaux vulgaires du mélodrame. Quant à Coupeau et à Gervaise, ils se
marient et sont heureux. On prétend, il est vrai, que la pièce était en
cinq actes et qu’on l’a réduite pour les besoins du Gymnase. Je serais
bien curieux de connaître les deux actes que M. Montigny a fait
couper.
Et voyez le prodige, les rencontres ne s’arrêtent pas là ! La fille
des Coupeau, Nana, est aussi dans la pièce. Or, cette Nana était
encore bien embarrassante ; on pouvait, à la vérité, ne pas pousser les
choses jusqu’au bout, en la ramenant au bercail, avant qu’elle eût
glissé à la faute ; mais elle n’en demeurait pas moins un danger, si
l’on ne mettait pas à côté d’elle une consolation. Aussi Nana a-t-elle
une sœur, une demoiselle bien élevée et sans tache, grandie en dehors
du milieu ouvrier, et qui, au dénoûment, épousera le patron de la
fabrique où travaille Coupeau. Cela compense tout.
Je ne veux pas insister davantage. Je répète une fois encore que
j’accuse le hasard seul. Il m’a paru simplement intéressant de
montrer comment, sans le vouloir, MM. Lafontaine et Richard ont
tiré de l’Assommoir la pièce que des hommes de théâtre auraient pu
y trouver.
En outre, comme j’ai accordé de grand cœur à deux auteurs
dramatiques l’autorisation de porter sur les planches le sujet de mon
livre, j’ai pensé que je devais me prononcer sur la question soulevée
dans la presse, à propos de Pierre Gendron.
Si l’on veut maintenant mon avis tout net sur cette comédie,
j’ajouterai qu’elle me plaît médiocrement. Les auteurs ont dû la baser
sur une situation fausse. Toute la pièce tient sur ce fait que Gervaise a
refusé d’épouser Coupeau, parce qu’elle a appartenu à Lantier, et
qu’elle courbe la tête sous l’éternelle honte de cette liaison. Il faut
connaître bien peu le milieu où s’agitent les personnages, pour prêter
un tel sentiment à Gervaise. Dans la réalité, elle serait depuis
longtemps la femme légitime de Goupeau. Seulement, comme je l’ai
expliqué, si elle était sa femme, les auteurs retomberaient dans la
226
situation embarrassante du roman, et ils ont dû choisir entre la
convention théâtrale et la vérité.
Je ne parle pas du dénoûment, je sais très bien que c’est là un
dénoûment imposé par le Gymnase. On se marie trop à la fin, et toute
cette action terrible tombe en plein dans la confiture. Voyez-vous
Nana ramenée saine et sauve, comme s’il suffisait d’un tour
d’escamotage pour transformer en bonne petite fille une coureuse de
trottoirs, qui appartient de naissance au pavé parisien ! Je voudrais
que l’on sentît bien la à quel point de mensonge on a rabaissé le
théâtre. Car soyez convaincus que MM. Lafontaine et Richard sont
trop intelligents pour ne pas savoir eux-mêmes qu’ils mentent. La
vérité est qu’ils ont eu peur, et avec raison ; ils se sont dit qu’ils
devaient se conformer au désir du public, qui aime les dénoûments
aimables.
J’arrive ainsi au singulier jugement porté par plusieurs de mes
confrères qui ont vu, dans Pierre Gendron, un manifeste naturaliste
au théâtre. Gomme toujours, c’est la forme, l’expression extérieure
de la pièce qui les a trompés. Il a suffi que les personnages
employassent quelques mots d’argot populaire, pour qu’on criât au
réalisme. On ne voit que la phrase, le fond échappe.
Certes, on ne saurait trop louer MM. Lafontaine et Richard, en
mettant des ouvriers en scène, de leur avoir conservé certaines
tournures de langage, qui marquent la réalité du milieu. C’était déjà
là une audace, et il faut les en remercier. Seulement, j’aurais voulu
les voir pousser plus loin l’amour du vrai, s’attaquer aux mœurs
elles-mêmes, à la réalité des faits. Leur Gendron, c’est l’éternel bon
ouvrier des mélodrames ; leur Louvard, c’est le traître qu’on a vu tant
de fois. Les bonshommes n’ont pas changé ; ils restent jusqu’au cou
dans la convention. Ils commencent à parler leur vraie langue, voilà
tout.
Paris a besoin d’un certain nombre de plaisanteries courantes. Que
les chroniqueurs, les échotiers, tout le personnel rieur et turbulent de
la petite presse, ait lancé une série de calembredaines sur le
mouvement littéraire actuel, rien de plus acceptable ; que l’on fasse
par moquerie tenir le naturalisme dans l’argot des barrières, l’ordure
du langage et les images risquées, cela s’explique, et nous tous qui
227
défendons la vérité, nous sommes les premiers à sourire de ces
plaisanteries, lorsqu’elles sont spirituelles. Mais, en France, on ne
saurait croire combien est dangereux ce jeu de la raillerie. Les esprits
les plus épais et les plus sérieux finissent par accepter comme des
jugements définitifs les aimables bons mots de la presse légère.
Ainsi, on tend à admettre que l’argot entre comme une base
fondamentale dans notre jeune littérature.
On vous clôt la bouche, en disant : « Ah ! oui, ces messieurs qui
remplacent la langue de Racine par celle de Dumollard ! » Et l’on est
condamné. Vraiment ! nous nous moquons bien de l’argot ! Quand
on fait parler un ouvrier, il est d’une honnêteté stricte, je crois, de lui
conserver son langage, de même qu’on doit mettre dans la bouche
d’un bourgeois ou d’une duchesse des expressions justes. Mais ce
n’est là que le côté de forme du grand mouvement littéraire
contemporain. Le fond, certes, importe davantage.
Par exemple, au théâtre, c’est un triomphe médiocre que de placer
de loin en loin une expression populaire. J’ai remarqué que l’argot
fait toujours rire à la scène, lorsqu’on le ménage habilement. Il est
beaucoup plus difficile de s’attaquer aux conventions, de faire vivre
sur les planches des personnages taillés en pleine réalité, de
transporter dans ce monde de carton un coin de la véritable comédie
humaine. Cela est même si mal commode que personne n’a encore
osé, parmi les nouveaux venus, qui ne sont pourtant pas timides.
Il faut remettre l’argot à sa place. Il peut être une curiosité
philologique, une nécessité qui s’impose à un romancier soucieux du
vrai. Mais il reste, en somme, une exception, dont il serait ridicule
d’abuser. Parce qu’il y a de l’argot dans une œuvre, il ne s’ensuit pas
que cette œuvre appartient au mouvement actuel. Au contraire, il faut
se méfier, car rien n’est un voile plus complaisant qu’une forme
pittoresque ; on cache là-dessous toutes les erreurs imaginables.
Ce qu’il faut demander avant tout à une œuvre, que le romancier
ait cru devoir prendre la plume d’Henri Monnier ou celle de Bossuet,
c’est d’être une étude exacte, une analyse sincère et profonde.
Quand les personnages sont plantés carrément sur leurs pieds et
vivent d’une vie intense, ils parlent d’eux-mêmes la langue qu’ils
doivent parler.
228
II
La première représentation au Gymnase de Châteaufort, une
comédie en trois actes de madame de Mirabeau, m’a paru pleine
d’enseignements. Pendant que le public tournait au comique les
situations dramatiques, et que les critiques se fâchaient en criant à
l’immoralité, je songeais qu’il y avait là un malentendu bien grand,
j’aurais voulu pouvoir transformer d’un coup de baguette cette pièce
mal faite en une pièce bien faite, et changer ainsi en
applaudissements les rires et les indignations ; car, au fond, il
s’agissait uniquement d’une question de facture.
Voici, en gros, le sujet de la pièce. Le marquis de Ponteville a
donné sa fille Nadine en mariage à M. de Châteaufort, un homme de
la plus grande intelligence, que le gouvernement vient même de
charger d’une mission diplomatique. Puis, le marquis s’est remarié
avec une demoiselle d’une réputation équivoque. Mais voilà que
Nadine acquiert la preuve, par une lettre, que son mari a été l’amant
de sa belle-mère. Le beau Châteaufort, l’homme irrésistible et
magnifique, est un simple gredin. Précisément, il vient de commettre
une première scélératesse. Aidé de la marquise, il a décidé le marquis
à lui léguer le château de Ponteville, au détriment de Pierre, le frère
aîné de Nadine. Celui-ci apprend tout par le notaire qui a rédigé le
testament. Un singulier notaire qui, pour se venger d’avoir reçu des
honoraires trop faibles, dénonce tout le monde, et apprend surtout à
la marquise que Nadine a des rendez-vous avec M. de Varennes,
rendez vous fort innocents d’ailleurs. Dès lors, la guerre est déclarée
entre les deux femmes. Madame de Ponteville accuse madame de
Châteaufort d’adultère, et fait prendre par le marquis une lettre que
229
celle-ci semble vouloir dissimuler.
Mais justement cette lettre est celle qui révèle la liaison de
Châteaufort et de madame de Ponteville. Le marquis a un coup de
sang, dont il se tire pour se lamenter. Enfin Châteaufort, auquel le
gouvernement vient de retirer sa mission, comprend qu’il gêne tout le
monde, qu’il n’y a pas d’issue possible, et il se décide à dénouer le
drame en se faisant sauter la cervelle.
Certes, je ne défends point les inexpériences ni les maladresses de
la pièce. Seulement, je me demande quelle a été la véritable intention
de madame de Mirabeau. À coup sûr, son idée première a dû être de
mettre debout la haute figure de Châteaufort. On dit que son héros
était, dans le principe, député et ambassadeur ; la censure aurait
diminué le personnage, en en faisant un simple diplomate, envoyé en
mission particulière.
Mais l’indication suffit. On comprend immédiatement quel est le
personnage, le type que l’auteur a voulu créer. Châteaufort n’est
point l’aventurier vulgaire. Son nom est à lui ; de plus, il a une
grande intelligence, une haute situation. Sa perversion est un fruit de
l’époque et du milieu. Il est la pourriture en gants blancs, l’intrigue
toute puissante, l’homme public qui abuse de son mandat, le cerveau
vaste qui combine le mal. Cet homme, titré, occupant une des
situations politiques les plus en vue, représente donc la corruption
dans les hautes classes, avec ce qu’elle a d’intelligent, d’élégant et
d’abominable. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Mais il y
avait, à mon sens, une création très large à tenter avec un tel
personnage. Il est de notre temps ; on l’a rencontré dans vingt procès
scandaleux. Il a poussé sur les décombres des monarchies ; il ne peut
plus avoir de pensions sur la cassette des rois, et il bat monnaie avec
ses titres et ses situations officielles.
Regardez autour de vous, très haut, et vous le reconnaîtrez. Je
comprends donc parfaitement que madame de Mirabeau n’ait pu
résister à la tentation de mettre au théâtre une figure si
contemporaine et si puissamment originale.
Maintenant, le malheur est qu’elle l’a mise sans aucune prudence.
Elle avait besoin d’une histoire quelconque pour employer le héros,
et l’histoire qu’elle a choisie est des moins heureuses. Encore aurait230
elle pu s’en contenter, car les histoires en elles-mêmes importent peu.
Mais il fallait alors souffler la vie à tous ces pantins, donner aux faits
la profonde émotion de la vérité. J’arrive ici au vif de la question, et
je demande à m’expliquer très nettement.
Le soir de la première représentation, le public riait et la critique
se fâchait, ai-je dit. Dans les couloirs, j’entendais dire que
l’immoralité de la pièce était révoltante, qu’un pareil monde
n’existait pas. Surtout, c’était le langage qui blessait ; des spectateurs
juraient que les femmes du monde ne parlent pas avec cette crudité et
ne se lancent point ainsi leurs amants à la tête. Que répondre à cela ?
on sourit on hausse les épaules. La brutalité est partout, en haut
comme en bas. Quand les passions soufflent, les marquises
deviennent des poissardes. Il n’y a que les tout jeunes gens qui se
font du grand monde une idée d’Olympe, où les bouches des dames
ne lâchent que des perles.
Pour mon compte, — j’ignore si j’ai l’âme plus scélérate que la
moyenne du public, — je ne trouve, dans Châteaufort, pas plus de
gredinerie que dans beaucoup d’autres pièces applaudies pendant
cent représentations. Que voyons-nous donc d’épouvantable dans
cette œuvre ? Un homme qui a eu des relations avec sa belle-mère, et
qui convoite les biens de son beau-père.
Mais ce sont là de simples gentillesses, à côté de l’amas effroyable
des noirs forfaits de notre répertoire. Je ne citerai pas les tragédies
grecques, ni les mélodrames du boulevard, où l’on s’empoisonne en
famille avec le plus belle tranquillité du monde. Je rappellerai
simplement les œuvres de cette année, l’Étrangère, par exemple, où
le duc de Septmont se conduit en vilain monsieur, tout comme
Châteaufort.
Pourquoi, en ce cas, rit-on et se fâche-t-on au Gymnase ? C’est
uniquement parce que l’auteur a manqué de science et d’adresse. Il
aurait pu nous conter une aventure dix fois plus odieuse et nous
l’imposer parfaitement, s’il avait su procéder avec art. Question de
facture, rien de plus, je le répète. Le public a acclamé d’autres
vilenies, sans s’en douter. Les infamies ne l’effrayent pas, la façon de
présenter les infamies seule le révolte.
La grande faute de madame de Mirabeau a été de bâtir son action
231
dans le vide. Ses personnages n’ont pas d’acte civil. On ne sait d’où
ils viennent, qui ils sont, comment s’est passée leur vie jusqu’au jour
où on nous les présente. Châteaufort aurait eu besoin d’être expliqué
dans ses antécédents. Cette grande figure devait être complète. Un
drame n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu ; il faut
circonstancier et amener les orages de la passion et des intérêts.
Une autre faute grave est d’avoir raidi les personnages dans une
attitude. Châteaufort, à mon sens, manque surtout de souplesse. Le
marquis est une ganache et la marquise une louve de mélodrame.
Quant à Nadine, elle serait le seul personnage sympathique, si elle
n’était pas toujours en colère.
La vie a plus de bonhomie, et, même dans les crises dramatiques,
il faut conserver aux personnages des échappées de repos et de
détente. Une action toute nue, une abstraction pure, ne réussit au
théâtre qu’à la condition d’être maniée par des mains très savantes,
qui la conduisent avec une raideur de démonstration géométrique.
D’ailleurs, madame de Mirabeau est loin de manquer de talent.
J’ose même confesser que son œuvre m’a beaucoup plus intéressé
que certaines pièces, jouées dans ces derniers temps, et qui ont réussi.
Cela est si peu ordinaire, une belle inexpérience, parlant carrément,
appelant les choses par leurs noms, allant droit devant elle sans crier
gare. Il y a bien des hommes, parmi nos auteurs dramatiques,
auxquels je souhaiterais l’énergie de madame de Mirabeau. Et il ne
faut pas ricaner, employer le gros mot de brutalité, l’énergie reste une
chose rare et belle, qu’on n’acquiert pas, et qui fait les grandes
œuvres. On ne devient pas fort, tandis que l’on peut émonder sa force
et trouver un équilibre.
Dans tout cela, il y a une morale à tirer. La chute Châteaufort va
être un argument de plus entre les mains de ceux qui refusent la
vérité au théâtre, sous prétexte que la vérité est affligeante et que le
public demande avant tout des tableaux consolants. Je les entends
d’ici foudroyer les héros corrompus, déclarer que le théâtre n’est pas
une dalle de dissection, réclamer des idylles qui ne contrarient pas
leur digestion. Avez-vous remarqué une chose ? il est rare qu’un
honnête homme se scandalise en face d’un coquin ; ce sont les
coquins eux-mêmes qui crient le plus fort, comme s’ils voyaient une
232
allusion personnelle dans le personnage qu’on leur montre.
Donc, c’est le naturalisme au théâtre qui payera une fois de plus
les pots cassés.
Il va être formellement conclu que toutes les plaies ne sont pas
bonnes à montrer, surtout lorsqu’il s’agit des plaies du beau monde.
Et l’on aura raison, dans un certain sens. Je crois qu’on peut tout dire
et tout peindre, mais je commence à être persuadé aussi qu’il y a
façon de tout peindre et de tout dire. Là est la solution du problème.
Ah ! comme nous serions forts, si un naturaliste, sans rien perdre
de sa méthode d’analyse ni de sa vigueur de peinture, naissait avec le
sens du théâtre, cette adresse du métier qui escamote les difficultés
au nez du public. Il n’est pas vrai, à coup sûr, que tout le théâtre soit
dans le métier, comme on le répète. Le métier suffit le plus souvent,
mais le métier pourrait aussi aider simplement à rendre possible sur
les planches les drames et les comédies de la vie réelle. Apporter la
vérité et savoir l’imposer, tel doit être le but.
Aussi ne me lasserai-je pas de répéter aux jeunes auteurs
dramatiques qui grandissent : « Voyez les chutes de toutes les pièces
naturalistes tentées depuis dix ans. Est-ce à dire que le mensonge seul
réussit au théâtre ? Non, certes. Il faut garder sa foi dans le vrai,
même quand le vrai semble crouler de toutes parts. La vérité reste
supérieure, inattaquable, souveraine. C’est à notre imbécillité, à notre
manque de talent, qu’il faut s’en prendre. C’est nous, et non pas la
vérité, qui faisons tomber nos pièces. Étudiez donc le théâtre,
comparez et cherchez. Il existe certainement une tactique pour
conquérir le public, on flaire dans l’air une formule, qu’un débutant
découvrira, et qui indiquera la voie à suivre, si l’on veut donner à
notre théâtre une vie nouvelle. Les révolutions dans les idées ne se
précisent et ne triomphent que grâce à une formule. Inventez une
facture, tout est là. »
233
III
Deux débutants, MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile, ont fait
jouer au Troisième-Théâtre-Français une pièce en cinq actes :
l’Obstacle.
Voici, en gros, le sujet. Un jeune homme, Georges de Liray, a
rencontré aux bains de mer une adorable jeune fille, mademoiselle de
Champlieu. Il l’aime, il demande sa main à M. de Champlieu, et là il
apprend tout un drame de famille : la mère de la jeune fille n’est pas
morte, comme on l’a dit, elle a fui, il y a des années, avec un amant.
Georges n’en poursuit pas moins son projet de mariage ; mais il se
heurte contre un nouveau drame, son père lui confesse qu’il est
l’amant de madame de Champlieu, laquelle a naturellement changé
de nom. Dès lors, le mariage entre les jeunes gens paraît impossible.
Les auteurs se sont tirés de toutes ces difficultés accumulées, en
condamnant M. de Liray à un exil lointain et en empoisonnant
madame de Champlieu, qui meurt pardonnée de son mari.
La critique a bien accueilli cette œuvre. Elle a fait des réserves,
mais elle a été unanime à y constater des situations fortes et des
scènes bien faites. Ses réserves ont surtout porté sur l’impasse dans
laquelle les auteurs se sont mis, en choisissant un de ces sujets dont il
est impossible de sortir. Ses éloges se sont adressés à l’habileté de
l’exposition, aux coups de théâtre successifs : la confession de M. de
Champlieu ; l’aveu de M. de Liray à son fils ; la rencontre des deux
pères, avec la femme coupable entre eux. On a trouvé tout cela, je le
répète, très bien combiné, emmanché solidement, fabriqué avec
adresse. Aussi a-t-on salué MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile
comme des jeunes écrivains heureusement doués pour le théâtre.
234
J’ai eu la curiosité de lire tout ce qu’on a écrit sur l’Obstacle, et
j’affirme que le seul regret de la critique a été que les auteurs
n’eussent pas pu sortir plus brillamment du problème insoluble qu’ils
s’étaient posé.
Imaginez un joueur de piquet dont une nombreuse galerie suit le
jeu. La galerie est émerveillée par la hardiesse de l’écart et tout à fait
enchantée par deux ou trois coups successifs qui dénotent une
science hors ligne. Malheureusement, la fin de la partie est moins
brillante : le joueur gagne, mais grâce à des expédients dangereux, et
il ne gagne que d’un point. Alors, la galerie dit : « C’est fâcheux, une
partie si bien commencée ! N’importe, ce joueur n’est pas la
première mazette venue. » Telle a été exactement l’attitude de la
critique, à l’égard de MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile.
Eh bien ! que ces messieurs me permettent de leur tenir un autre
langage. Je suis le seul de mon opinion ; aussi vais-je lâcher d’être
très clair et d’appuyer mon dire sur des arguments décisifs. Certes,
les deux auteurs, en écrivant l’Obstacle, ont fait une œuvre très
honorable, et je me réjouis de leur succès. Mais je crois remplir
strictement mon devoir de critique, en leur disant qu’ils ont choisi là
une formule dramatique inférieure, et qu’ils doivent se dégager au
plus tôt de cette formule, s’ils ont la moindre ambition littéraire.
J’arrive aux preuves. Que sont leurs personnages ? Des pantins,
pas davantage. Les jeunes gens sont des jeunes gens, les pères sont
des pères, le tout complètement abstrait, chaque figure représentant
une idée et non un individu. Il me semble voir ces personnages
portant chacun un écriteau sur la poitrine : « Moi je suis un jeune
homme honnête qui aime une jeune fille… Moi je suis un père
honnête dont la femme s’est mal conduite… » Quant à l’homme que
cache l’écriteau, il nous reste profondément inconnu ; nous ne
voyons seulement pas le bout de son nez, nous ignorons ce qu’il a
dans le ventre.
Aucune analyse humaine, en somme ; pas un seul document
nouveau, une simple exhibition de sentiments généraux qui
manquent même de tout relief artistique.
Mais les faits sont encore plus significatifs. Si les personnages
restent uniquement des poupées destinées à être rangées sur une
235
table, comme les soldats de plomb des enfants, tout l’intérêt se porte
sur le drame dont ils vont être les acteurs complaisants. Ils
deviennent passifs, ils subissent l’action, demeurent où on les place,
font un pas en arrière ou en avant, selon les besoins de la stratégie
dramatique. Or, rien n’est plus étrange que cette action qu’ils
subissent. Il s’agit pour les auteurs de pousser leurs soldats de plomb,
de les mettre en face les uns des autres, dans des positions critiques,
de faire croire qu’ils sont perdus et qu’ils vont se manger, puis de les
dégager le plus habilement possible, en sacrifiant ceux qui sont trop
embarrassants, et de dire enfin au public ravi : « Mesdames et
Messieurs, voilà comment la farce se joue. Tout ceci n’était que pour
vous plaire et vous montrer notre adresse d’escamoteurs. » Peu
importent la vie réelle, le développement logique des histoires vraies,
la grandeur simple de ce qui se passe tous les jours sous nos yeux.
Les hommes d’expérience et d’autorité vous répéteront qu’il faut des
situations au théâtre ; entendez par là qu’il faut mener en guerre vos
soldats de plomb et vous exercer à les jeter dans des bagarres, pour
avoir la gloire de les en tirer sans une égratignure.
Je le dis une fois encore, l’art dramatique ainsi entendu est un art
absolument inférieur, qui doit dégoûter les penseurs et les artistes. Je
parlais d’une partie de piquet.
Mais il est une comparaison plus juste encore, celle d’une partie
d’échecs. Les personnages ne sont plus que des pions. MM. Jules
Kervani et Pierre de l’Estoile ont pu se dire : « Les blancs font mat
en cinq coups. » Et ils ont joué leurs cinq actes. Oui, leurs
personnages sont en bois, de simples pièces de buis ; j’accorde, si
l’on veut, qu’on les a sculptés et qu’ils ont des figures humaines ;
mais ils n’ont sûrement ni cervelles ni entrailles. Quant au drame, il
devient une combinaison, plus ou moins ingénieuse ; on entend le
petit claquement des pièces sur l’échiquier, et le problème est résolu,
la critique se contente de déclarer le lendemain : « Bien joué ! » ou :
« Mal joué ! » De l’étude humaine, de l’analyse des tempéraments,
de la nature des milieux, pas un mot !
Voilà, n’est-ce pas, qui est d’un grand vol, voilà qui élargit
singulièrement notre littérature dramatique ! Remarquez que les
pièces à situations qui règnent aujourd’hui, n’ont envahi le théâtre
236
que depuis le commencement du siècle. Ce sont elles qui ont imposé
l’étrange code auquel on veut soumettre tous les débutants. Les
fameuses règles, le critérium d’après lequel on juge si tel écrivain est
ou n’est pas doué pour le théâtre, viennent de ces pièces. Peu à peu,
elles se sont imposées comme un amusement facile qui intéresse sans
faire penser, et on a voulu plier toutes les productions dramatiques à
leur formule. Il n’a plus été question que « des scènes à faire ». On a
déserté la grande étude humaine pour ce joujou, mettre des
bonshommes en bataille et leur faire exécuter des culbutes de plus en
plus compliquées. Ajoutez que des esprits ingénieux, et même
quelques esprits puissants, se sont livrés à ce jeu et y ont accompli
des merveilles.
Voilà comment le théâtre actuel, — une simple formule passagère
dont on veut faire « le théâtre », — occupe les planches, à la grande
tristesse des écrivains naturalistes.
Souvent la critique cite les maîtres. C’est pourtant peu les honorer
que de ne point se montrer sévère pour les pièces à situations. Dans
toutes les littératures, tous les chefs-d’œuvre dramatiques
condamnent ces pièces et montrent leur infériorité. Certes, ce n’est ni
dans le théâtre grec, ni dans le théâtre latin que nos auteurs habiles
ont pris les règles du petit jeu de société auquel ils se livrent. Ni
Shakespeare ni Schiller ne leur ont enseigné l’art de plonger un
personnage dans une fable compliquée, puis de l’en retirer par la
peau du cou, sans que ses vêtements eux-mêmes aient souffert. Si
j’arrive à nos classiques, l’exemple devient encore plus frappant. Où
prend-on que Corneille, Molière, Racine sont les maîtres du théâtre à
notre époque ? Les auteurs contemporains n’ont rien d’eux, je ne
parle pas du talent, mais de l’entente de la scène et de la veine
dramatique. Qu’on cesse donc de parler des maîtres, à propos de
notre théâtre actuel, car nous les insultons chaque jour par la façon
ridicule et étroite dont nous employons leur glorieux héritage.
La formule qui règne en ce moment n’a donc pas d’excuse. Elle
ne saurait même invoquer en sa faveur la tradition. Elle ne se rattache
en rien aux chefs-d’œuvre de notre littérature dramatique. Je ne puis
développer ici les arguments que je fournis ; mais il est aisé de le
faire. Cette formule est née de l’ingéniosité et de l’habileté d’une
237
génération d’auteurs. Elle a récréé le public, car elle offre le gros
intérêt du roman-feuilleton, dont l’invention a passionné la masse des
lecteurs illettrés.
Et c’est ainsi qu’elle s’est étalée, au point de faire dire qu’elle est
tout le théâtre, et qu’en dehors d’elle il n’y a pas de succès possible.
Heureusement, l’histoire littéraire est là pour affirmer que l’étude de
l’homme passe avant tout, avant l’action elle-même. On a découragé
les esprits supérieurs en faisant un simple échiquier de la scène. Telle
est l’explication de la royauté du roman à notre époque, tandis que le
théâtre se traîne et agonise.
Un grand écrivain étranger s’étonnait un jour devant moi des deux
littératures si nettement tranchées qui vivent chez nous côte à côte, le
roman et le théâtre. Le premier s’élargit et grandit chaque jour ; le
second s’épuise et tend à retomber aux tréteaux. Cela provient, selon
moi, de ce que le roman est dans le courant du siècle, dans ce courant
naturaliste qui emporte tout. Au contraire, le théâtre résiste, s’entête
dans des combinaisons ridicules, refuse la vie qui déborde autour de
lui. La routine, les engouements du public, la complicité de la
critique, l’enfoncent davantage. On prévoit le résultat : si, dans un
temps donné, une rénovation n’a pas lieu, le théâtre roulera de plus
bas en plus bas ; car il est impossible que la foule, nourrie des vérités
du roman, ne se dégoûte pas tout à fait des enfantillages laborieux
des auteurs dramatiques. D’ailleurs, de même que le théâtre a régné
au dix-septième siècle, peut-être au dix-neuvième siècle le roman
doit-il régner à son tour.
Je reviens à MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile, et je
conclus. Sans doute, ils ont fait preuve d’un effort louable en
produisant l’Obstacle. Mais ils débutent, ils ont de l’ambition, ils
désirent monter le plus haut possible.
Alors, je crois devoir leur dire ce que personne ne leur a dit. La
pièce à situations, si honorablement qu’on la traite, reste une œuvre
inférieure. Ils auraient dénoué l’Obstacle d’une façon plus habile
encore, qu’ils n’auraient jamais été que des joueurs d’échecs. S’ils
veulent grandir, ils doivent se hausser jusqu’à l’étude de l’homme,
aborder les passions, nouer et dénouer leurs drames par les seules
passions. Plus haut, toujours plus haut ! Tâchez de monter dans la
238
vérité et dans le génie ! Tel est, selon moi, le seul langage qu’un
critique ait lieu de tenir aux débutants qui arrivent avec leur jeunesse
et leur bonne volonté.
239
IV
MM. Aurélien Scholl et Armand Dartois ont donné à l’Odéon une
très agréable comédie, qui a eu un joli succès d’esprit.
Le titre le Nid des autres, dit le sujet d’une façon charmante. Il
s’agit d’une certaine Désirée Blavière, dont le passé est fort louche,
et qui a pris le titre sonore et romanesque de comtesse de
Villetaneuse. Cette dame, à laquelle un Russe cosmopolite et
original, toujours en voyage, M. Cramer, a eu l’étrange idée de
confier sa fille Mathilde, vivait à Cannes de la pension que le père lui
payait, lorsque l’envie lui est venue de marier Mathilde pour se faire
à elle-même un intérieur. Un garçon riche, Rodolphe, épouse
l’héritière, et Désirée s’installe chez eux avec ses trois enfants. C’est
là le nid des autres.
On voit dès lors comment l’action s’engage. Désirée est plus
impérieuse et plus exigeante qu’une belle-mère. Elle a fait le bonheur
des époux, elle le leur rappelle à chaque minute et exige une
reconnaissance éternelle. C’est elle qui gouverne, qui dispose des
chambres de la maison, qui se sert des voitures, qui commande les
domestiques. Et, à la moindre observation, elle éclate en reproches et
en lamentations. Rodolphe sent bien vite qu’il s’est donné un maître.
Mais, lorsqu’il veut sauver son bonheur menacé, tout un drame
commence. Désirée exerce sur Mathilde un empire absolu. Elle fâche
les époux, elle emmène la jeune femme et la pousse à plaider en
séparation.
Les choses finiraient fort mal sans doute, si Rodolphe n’avait pour
ami un jeune peintre, Montbrisson, qui arrive fort dépenaillé au
premier acte, mais qui est un garçon de belle humeur et de talent.
240
Rodolphe l’installe chez lui. C’est encore le nid des autres, habité
seulement par un oiseau qui paye son gîte en égayant ses hôtes et en
veillant sur leur bonheur.
À la fin, quand Montbrisson reparaît, il s’est réconcilié avec son
père et il n’a qu’un mot à dire pour confondre la prétendue comtesse
de Villetaneuse, dont il vient d’apprendre l’histoire. Ai-je besoin
d’ajouter que cet excellent Montbrisson épouse une sœur de
Rodolphe, que les auteurs ont mise là tout exprès ? Je n’ai pas parlé
non plus d’un certain Ducluzeau, un vieil ami de Désirée, qui pille
aussi le nid des autres d’une façon impudente.
Il paraît que cette comédie, qui au fond n’est qu’un drame avorté,
est une histoire tristement vraie, dont tout Paris s’est occupé
autrefois. Et, à ce propos, M. Francisque Sarcey, le critique si écouté
du Temps, faisait remarquer combien cette histoire portée au théâtre
est devenue pauvre d’allures et même invraisemblable dans les
détails. Sa remarque est fort juste, en apparence. Pendant les trois
actes, j’ai été blessé par un je ne sais quoi, par des sous-entendus qui
m’échappaient et qui m’empêchaient de comprendre nettement la
pièce. Ainsi, je ne m’expliquais pas du tout l’empire que Désirée
exerce sur Mathilde. Comment se fait-il que cette Mathilde, dont les
auteurs font une charmante créature, puisse quitter de la sorte un mari
qu’elle adore, pour suivre une amie et lui obéir en toutes choses ?
Évidemment, cela n’est ni logique ni acceptable. Et M. Sarcey part
de là pour laisser entendre que, toutes les fois qu’on porte la vérité
telle quelle sur les planches, elle y paraît forcément absurde.
La conclusion est inattendue, car je soupçonne au contraire que si,
dans le Nid des autres, la situation paraît fausse, c’est que les auteurs
n’ont point osé la mettre au théâtre dans sa monstrueuse vérité. Tout
cela est si délicat que je ne saurais même insister.
Il n’y a qu’une débauche qui puisse donner à Désirée son empire
sur Mathilde. Dès lors, on comprend tout, et le drame qui s’ouvre est
d’une grandeur abominable. Sans doute, c’était un sujet impossible.
Seulement, qu’on ne vienne pas dire, en s’appuyant sur cet exemple,
que la vérité exacte est absurde sur les planches ; car ici, loin d’avoir
reproduit la vérité exacte, les auteurs ont dû l’amputer violemment, la
réduire à une fable inoffensive et peu intelligible. Imaginez certaines
241
comédies d’Aristophane arrangées pour un public parisien.
Et l’embarras des auteurs a été si évident, lorsqu’ils ont abordé
cette terrible figure de Désirée, qu’ils se sont résignés à la tourner au
comique. Il faut la voir se jeter au cou de Mathilde, quand celle-ci
revient de voyage ; elle pousse de petits cris, elle se pâme, si bien
qu’elle soulève des rires dans la salle. Le soir de la première
représentation, on a trouvé ça drôle, on ne comprenait pas. Pourtant,
j’étais un peu étonné. Cette exagération devait-elle être mise au
compte de l’actrice ? Je ne le crois pas aujourd’hui, je pense plutôt
que les auteurs ont voulu indiquer ce qu’ils ne pouvaient dire. Leur
pièce me fait l’effet d’un paravent charmant, un peu rococo, bon à
mettre dans un salon, et derrière lequel se passe une effroyable
aventure. Certes, ce n’est pas avec de tels éléments qu’on peut
expérimenter si la vérité toute crue est possible ou impossible au
théâtre. La vérité du Nid des autres ne se dit qu’à l’oreille.
Même admettons que l’histoire soit propre, il faudra toujours faire
de Mathilde une femme sotte ou une femme méchante, si l’on veut
expliquer sa fuite avec Désirée. Dans la réalité, on n’a jamais vu les
jeunes épouses quitter leurs maris pour suivre des dames de leur
connaissance.
Si cela arrive, c’est qu’il y a des raisons, et il faut mettre ces
raisons en lumière ; autrement, les figures ne se tiennent plus debout.
C’est une surprise, lorsque Mathilde s’en va avec Désirée, parce que
l’analyse du personnage ne nous a pas préparés à cette action.
L’écrivain qui étudie la vie, l’explique par là même, jusque dans ses
inconséquences. Quand je demande qu’on porte la réalité au théâtre,
j’entends qu’on y fasse fonctionner la vie, avec tous ses rouages,
dans la merveilleuse logique de son labeur.
C’est donc une singulière idée que de parler de vérité exacte à
propos du Nid des autres. Aucune pièce, au contraire, n’a dû être plus
faussée. Et je n’ai pas encore cité ce Montbrisson, qui est las de
traîner partout, cet éternel Desgenais qui apporte dans sa poche un
dénoûment enfantin. Est-il assez factice, celui-là ! Puis, comme cette
Désirée se laisse aisément écraser ! Dans la réalité, les Désirée
triomphent toujours. C’est que là encore les auteurs ont voulu plaire.
Décidés à rire de l’aventure, ils ont évité le drame par un tour
242
d’escamotage. Mais, bon Dieu ! sommes-nous assez loin de l’histoire
dont tout Paris s’est occupé !
Et sait-on pourquoi les auteurs ont préféré une comédie aimable ?
C’est à coup sûr pour conquérir le public, qui exige des personnages
sympathiques. On ne se doute pas de la quantité des pièces médiocres
que la nécessité des personnages sympathiques fait écrire. Par
exemple, on a un beau drame ; seulement, on s’aperçoit que les héros
ne sauraient plaire aux âmes sensibles ; ce sont de grands passionnés
ou de grands révoltés, qui marchent trop brutalement dans la vie ;
alors, on les chausse de pantoufles pour qu’ils fassent moins de bruit,
on les taille, on les rogne, jusqu’à ce qu’ils soient dignes d’un prix de
vertu.
Et ce n’est pas tout, il faut établir une compensation, mettre deux
honnêtes gens pour un gredin ; c’est à peu près la proportion
ordinaire. Mathilde est nulle et effacée, parce que, si elle était
perverse, son mari ne pourrait la reprendre, et il faut pourtant qu’il la
reprenne au dénoûment. D’autre part, les auteurs ont ajouté
Montbrisson, pour compenser Désirée. Nous touchons là à la plaie de
médiocrité du théâtre.
Je prends le Nid des autres, non comme un exemple de ce que
devient la réalité au théâtre, mais comme un exemple de ce que l’on
fait de la réalité au théâtre. Et cet exemple est caractéristique,
lorsqu’on l’étudie.
243
V
Les pièces à thèse sont de fâcheuses pièces. Elles argumentent au
lieu de vivre. Comme toute question a deux faces, le pour et le
contre, elles ne plaident fatalement qu’une opinion, elles n’ont qu’un
côté de la réalité. Or, l’art est absolu. Les pièces à thèse sont donc en
dehors de l’art, ou du moins ont toute une partie de discussion qui
encombre et rabaisse l’œuvre entière.
Voici, par exemple, MM. A. Decourcelle et J. Claretie qui
viennent de faire jouer au Gymnase un drame en quatre actes, le
Père, dans lequel ils ont voulu prouver des vérités délicates et fort
discutables. Selon eux, le père adoptif qui élève un enfant est plus le
père de cet enfant que le véritable père qui l’a abandonné. La voix du
sang n’existe pas. Il ne suffit point de donner par hasard l’être à une
créature pour se dire son père, il faut encore achever cette naissance
en faisant une belle âme de cette créature. Tout cela est parfait en
théorie, et même beau ; seulement, dans la réalité, les choses
prennent une allure moins nette, le bien et le mal se mêlent, et il est
singulièrement difficile de se prononcer.
Les pièces à thèse ont surtout ceci de fâcheux, que les auteurs
peuvent et doivent les arranger pour leur faire signifier ce qu’ils
veulent. Tous les paradoxes sont permis au théâtre, pourvu qu’on les
y mette avec esprit. On a un plaidoyer, on n’a pas la vérité. Si l’on
dérange une seule des poutres de l’échafaudage, tout croule. C’est un
château de cartes qu’il faut considérer de loin, en évitant de le
renverser d’un souffle.
Ainsi, on ne s’imagine pas toutes les précautions que les auteurs
ont dû prendre pour faire tenir leur drame debout. D’abord, il
244
s’agissait de donner le père adoptif, M. Darcey, comme l’homme le
plus sympathique du monde, honnête, loyal, un héros.
Par contre, il fallait présenter le père véritable comme un gredin,
tout en lui laissant l’apparence d’un homme du monde ; et M. de
Saint-André est devenu un viveur, un profil romantique de misérable
dont les bottines vernies foulent toutes les choses saintes. Mais cela
ne suffisait pas. Pour creuser l’abîme entre l’enfant et le vrai père, les
auteurs ont dû inventer un viol de la mère : M. de Saint-André a violé
madame Darcey et a disparu sans même savoir que la malheureuse
femme est morte de cet attentat, après avoir donné le jour au petit
Georges.
Est-ce tout ? les faits se trouvaient-ils dès lors combinés de façon
à pouvoir soutenir la thèse ? Non, il était nécessaire de fausser encore
d’un coup de pouce la réalité. M. Darcey avait élevé Georges.
Seulement, il ne fallait pas que Georges connût le mystère de sa
naissance. Il devait l’apprendre à vingt-cinq ans, pour être frappé par
ce coup de foudre, et en recevoir un tel ébranlement, qu’il se mît
immédiatement à la recherche de son père, dans un but étrange que je
dirai tout à l’heure.
Alors, afin d’obtenir les situations voulues, les auteurs ont
imaginé le premier acte suivant. Georges attend M. Darcey, qui
revient d’Amérique. Il l’attend avec d’autant plus d’impatience qu’il
doit épouser, dès son retour, une jeune fille qu’il aime, mademoiselle
Alice Herbelin. Mais il n’est pas sans inquiétude. On n’a pas de
nouvelles du Saint-Laurent, qui ramène M. Darcey. Brusquement,
une dépêche arrive, annonçant la perte du Saint-Laurent sur les côtes
de Bretagne. Georges sanglote, et son désespoir est tel qu’il veut se
tuer. C’est à ce moment que Borel, un vieil employé de la maison,
pour empêcher ce suicide, raconte au jeune homme que M. Darcey
n’est pas son père.
Naturellement, tout de suite après cet aveu, M. Darcey se
présente. Il a été sauvé. Georges se jette d’abord dans ses bras, puis il
se montre troublé, et une explication a lieu. À la fin de l’acte, le
jeune homme, ajournant son mariage, part à la recherche de son père,
pour venger sa mère.
On voit quels événements peu naturels les auteurs ont dû
245
employer pour arriver à justifier leur donnée première. Je passe
encore sur la singulière dépêche qui détermine le désespoir de
Georges ; il y a là une histoire de capitaine remplacé pendant la
traversée qui est enfantine. Ce qui est plus grave, c’est la situation
fausse de ce jeune homme, dont la première idée est de se faire sauter
la cervelle, parce que son père est mort. Je doute que les auteurs aient
à citer un fait réel pour appuyer leur fable. Je ne dis point que la perte
d’un être cher ne puisse pas tuer, après des journées de larmes. Mais,
là, brusquement, prendre un pistolet, c’est bien peu vraisemblable.
Évidemment, les auteurs n’ont pas eu d’autre but que d’amener la
confidence de Borel, à l’aide de ce suicide. S’ils ont éprouvé un
instant des scrupules, ils se sont ensuite persuadé que le désespoir de
Georges allant jusqu’à vouloir mourir, était une excellente note pour
leur pièce, en ce sens que ce désespoir montrait l’affection
passionnée du jeune homme à l’égard de M. Darcey.
J’insiste maintenant sur la stupéfiante détermination du fils partant
à la découverte de son père pour venger sa mère. M. Darcey lui a
raconté que la malheureuse femme avait été violée dans une auberge
des Pyrénées, près de Luchon. Longtemps il a cherché le misérable
pour le tuer. Vingt-cinq ans se sont passés, l’aventure est oubliée, tout
porte à croire qu’une nouvelle enquête ne saurait aboutir.
N’importe, Georges entend partir sur-le-champ, et il emmène
Borel. Les actes suivants vont être consacrés à cette étrange chasse
qu’un fils donne à son père.
Je m’arrête et je me demande quels peuvent être, au juste, les
sentiments qui animent Georges. Voilà un garçon qui va se marier
avec une jeune fille qu’il adore ; voilà un fils qui retrouve un père
qu’il a cru mort, et il abandonne cette jeune fille et ce père pour se
donner la mission la plus lamentable et la moins utile qu’on puisse
imaginer. Cela est-il croyable ? Remarquez que tout ce petit monde
est tranquille et heureux. À quoi bon remuer un passé mort, à quoi
bon soulever une lutte effroyable dans tous ces cœurs ? Le vrai père
est un gredin : eh bien ! que ce gredin aille se faire pendre ailleurs ;
son fils n’a pas à jouer le rôle de justicier, et s’il joue ce rôle, c’est
uniquement pour permettre à MM. Decourcelle et Claretie de faire un
drame. Dans la réalité, à moins d’être fou, Georges dirait simplement
246
à M. Darcey : « Mon véritable père, c’est vous. Je ne veux pas savoir
si j’en ai un autre. Aimons-nous comme par le passé, et vivons en
paix. » Seulement, je le répète, dans ce cas, il n’y avait pas de pièce.
Georges est parti en guerre contre son père. Nous le retrouvons
avec Borel, dans l’auberge des Pyrénées, où l’attentat a été commis.
Un quart de siècle s’est écoulé, personne naturellement ne peut le
renseigner. Le second acte ne contient guère que deux scènes, deux
interrogatoires que le jeune homme fait subir, l’un à un paysan,
l’autre à un vieux militaire, le père Lazare, que l’âge et la boisson ont
abêti. Il tire enfin de ce dernier un renseignement : l’homme qu’il
cherche, son père, lui ressemble.
Et c’est avec cette seule indication qu’il reprend ses recherches.
Au troisième acte, Georges, qui va partout, se fait présenter par un
ami chez une fille galante, un soir de fête, dans une villa des environs
de Luchon. Le hasard le met en présence d’une femme, lasse et
désabusée, qui traverse la pièce en maudissant les hommes. Voilà,
certes, une figure d’une fraîcheur douteuse. Mais l’important est
qu’elle porte un bracelet, sur lequel se trouve le portrait de SaintAndré. Enfin Georges tient la bonne piste. Saint-André lui-même
arrive. Les auteurs ont aussitôt accumulé les couleurs noires sur son
compte : il lance les maximes les plus abominables ; il se montre
joueur, libertin, sans foi ni loi ; il donne des leçons de vice à Georges
et finit par lui raconter nettement le viol de sa mère, comme un bon
tour qu’il a fait dans le temps. C’est vraiment trop commode de bâtir
ainsi un mauvais père, juste sur le patron d’infamie que l’on désire.
Le dénoûment, le quatrième acte, se passe encore dans l’auberge.
Saint-André et ses amis vont partir pour une chasse à l’ours.
Georges, qui est de la bande, pose la thèse sur laquelle repose la
pièce, et une discussion s’engage, où l’on dit ses vérités à la voix du
sang. Puis, Georges, convaincu par cette discussion, livre son vrai
père à son père adoptif, qui se trouve dans une pièce voisine. Un duel
a lieu, pendant lequel le jeune homme se tord les bras. M. Darcey
rentre, il a tué Saint-André. Alors, Georges se jette dans les bras du
survivant, en criant : « Mon père ! mon père ! » et M. Darcey
répond : « Mon fils ! oui, mon fils ! » Comme on le dit après la
solution de tout problème, c’est ce qu’il fallait démontrer.
247
Je crois inutile de rentrer dans la discussion de la thèse.
Les auteurs ont voulu cela. Mais le premier venu peut vouloir
autre chose, la thèse absolument contraire par exemple, et le premier
venu n’aura qu’à arranger un autre drame, pour avoir également
raison. La question d’art seule demeure, et j’ai le regret de constater
que l’argumentation a fait un tort considérable au mérite littéraire de
l’œuvre, en torturant les faits et en embarrassant le dialogue de
plaidoyers inutiles. Les personnages n’obéissent plus à un caractère,
mais à une situation ; ils font ceci et cela, non pas parce que leur
nature est de le faire, mais parce que les auteurs veulent qu’ils le
fassent. Dès lors, nous avons des pantins au lieu de créatures
vivantes.
248
VI
Je retrouve M. Louis Davyl à l’Odéon, avec une comédie en trois
actes : Monsieur Chéribois. Avant tout, j’analyserai l’œuvre. Ensuite,
je me permettrai de la juger et d’en tirer une leçon, s’il y a lieu.
M. Chéribois est un bourgeois de Joigny qui passe grassement sa
vie dans un égoïsme bien entendu. Il n’a autour de lui que des
femmes qui le gâtent : madame Chéribois d’abord, puis sa filleule,
Henriette, et la vieille bonne de la famille, Marion. Tout le premier
acte sert à peindre cet intérieur cossu et tranquille, dans lequel le bon
M. Chéribois ne tolère pas le pli d’une rosé. Cependant, il attend ce
jour-là son fils Paul, qui est en train de faire fortune à Paris, chez un
agent de change. Il est même allé le chercher à la gare, et il revient
très maussade, parce que Paul n’est pas arrivé. La vérité est que ce
malheureux garçon rôde autour de la maison depuis le malin ; il a
joué à la Bourse et a perdu cent mille francs ; il explique à sa mère
épouvantée qu’il est déshonoré, s’il ne paye pas. Mais lorsque M.
Chéribois apprend l’aventure, il refuse tout net les cent mille francs.
Tant pis si son fils est un imbécile ! Voilà la tranquille maison
bouleversée, et l’égoïste seul y dînera paisiblement le soir.
Au second acte, madame Chéribois tente vainement de sauver son
fils. Elle se rend chez le notaire Violette, où déjà Henriette et la
vieille Marion sont venues faire assaut de dévouement, en tâchant de
réaliser leur petite fortune pour la donner à Paul. Mais toutes les
tendresses de la mère se brisent contre la loi ; elle ne peut disposer
d’aucun argent sans le consentement de son mari. Alors, elle se
lamente, et, M. Chéribois se présentant à son tour, une explication
cruelle a lieu entre eux.
249
Il ne cède pas, la situation reste plus tendue.
Enfin, au troisième acte, le dénoûment est amené par une intrigue
secondaire. Un neveu de M. Chéribois, Laurent, possède pour toute
fortune une vigne que son oncle guette depuis longtemps. Justement,
la fille du notaire, Cécile, est aimée de Laurent. Il se décide à vendre
sa vigne à son oncle pour le prix de soixante-quinze mille francs,
puis à prêter cet argent à Paul. Autre complication : M. Chéribois
veut payer ces soixante-quinze mille francs sur une somme de cent
mille francs qu’il vient de faire porter chez un banquier par Bidard, le
clerc de M° Violette. Et voilà qu’on lui annonce la fuite de ce
banquier. Il se désole. Enfin, quand il apprend que Bidard, prévenu à
temps, ne s’est pas dessaisi de la somme, il se laisse attendrir et
consent à donner les cent mille francs à son fils.
Je commencerai par la critique. Qui ne comprend que ce
dénoûment est fâcheux ? Pendant les deux premiers actes, M. Louis
Davyl s’est tenu dans une étude très simple et très juste d’un petit
coin de la vie de province. On ne sent nulle part la convention
théâtrale, les recettes connues, la routine des expédients et des
ficelles du métier. Rien de plus charmant, de mieux observé et de
mieux rendu. Et voilà tout d’un coup que l’auteur paraît avoir peur de
cette belle simplicité ; il se dit que ça ne peut pas finir comme ça, que
ce serait trop nu, qu’il faut absolument corser le troisième acte.
Alors, il ramasse cette vieille histoire des cent mille francs qu’on
croit perdus et qu’on retrouve dans la poche d’un clerc fantaisiste. Il
force le coffre-fort de son égoïste par un tour de passe-passe, au lieu
de chercher à amener le dénoûment par une évolution du caractère du
personnage.
Le pis est que M. Louis Davyl a fait la scène qu’il fallait faire, et
qu’il l’a même très bien faite.
Quand M. Chéribois rentre chez lui à la nuit tombante, il ne trouve
plus personne, ni sa femme, ni sa nièce, ni la vieille bonne. Il n’y a
pas même de lampe allumée. Le nid où il se fait dorloter depuis un
demi-siècle est désert et froid, lentement empli d’une ombre
inquiétante. Alors, il est pris de peur, il tremble qu’on ne
l’abandonne, il grelotte à la pensée qu’il n’aura plus là trois femmes
pour prévenir ses moindres désirs. Et il se lance à travers les pièces,
250
il appelle, il crie. C’est lui, dès lors, qui est à la merci de son
entourage. J’aurais voulu qu’a ce moment il fût vaincu par le seul fait
de son abandon, que son caractère d’égoïste lui arrachât ce cri :
« Tenez ! voilà les cent mille francs, rendez-moi ma tranquillité et
mon bien-être. »
Remarquez que M. Chéribois obéissait ainsi jusqu’au bout à sa
nature. Après avoir résisté par égoïsme, il consentait par égoïsme.
Son vice le punissait, sans que l’auteur eût à le transformer. D’autre
part, il faut songer que M. Chéribois n’est pas un avare ; il se nourrit
merveilleusement et tient à digérer dans de bons fauteuils. S’il refuse
de donner les cent mille francs, c’est qu’il songe sans doute à toutes
les satisfactions personnelles qu’il peut se procurer avec une pareille
somme. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il les donne, dès que son
refus menace de gâter son existence entière. Je le répète, le
dénoûment naturel était là, et pas ailleurs.
Tout le reste, les cent mille francs promenés dans la poche de
Bidard, le bel expédient de Lucile, décidant Laurent à vendre sa
vigne, n’est réellement là que pour tenir de la place.
Ce sont des complications enfantines, imaginées en dehors de
toute observation, ajoutées par l’auteur dans le but d’occuper les
planches. Je crois le calcul fâcheux. L’effet obtenu aurait grandi, si le
troisième acte avait continué la belle et touchante simplicité des deux
premiers. M. Louis Davyl a eu le tort de ne pas pousser
magistralement son étude jusqu’au bout. Il s’est dit qu’une « pièce »
était nécessaire, lorsque, selon moi, une « étude » suffisait et donnait
à l’idée une ampleur superbe. On a tort de se défier du public, de
croire qu’il exige de la convention. Ce sont les deux premiers actes
qui ont surtout charmé la salle. Jamais M. Louis Davyl n’aura laissé
échapper une si belle occasion de laisser une œuvre.
Telle qu’elle est, pourtant, la pièce est une des meilleures que j’aie
vues cette année. J’ai été très heureux de son succès, car ce succès
me confirme dans les idées que je défends. Voilà donc le naturalisme
au théâtre, je veux dire l’analyse d’un milieu et d’un personnage, le
tableau d’un coin de la vie quotidienne. Et l’on a pris le plus grand
plaisir à cette fidélité des peintures, à cette scrupuleuse minutie de
chaque détail. Le premier acte est vraiment charmant de vérité ; on
251
dirait le début d’un roman de Balzac, sans la grande allure. Que
m’affirmait-on, que le théâtre ne supportait pas l’étude du milieu ?
Allez voir jouer Monsieur Chéribois, et, ce qui vous séduira, ce sera
précisément cette maison de Joigny, si tiède et si douce, dans laquelle
vous croirez entrer.
Pour moi, M. Louis Davyl fera bien de s’en tenir là. Sa voie est
trouvée. Quand il s’est lancé dans la littérature dramatique, après une
vie déjà remplie, il a déployé une activité fiévreuse, il a voulu tenter
toutes les notes à la fois.
J’ai vu de lui des pièces bien médiocres, entre autres de grands
mélodrames où il pataugeait à la suite de Dumas père et de M.
Dennery. J’ai vu un drame populaire, dans lequel, à côté
d’excellentes scènes prises dans le milieu ouvrier, il y avait une
accumulation de vieux clichés intolérables. De tout son bagage, il ne
reste que la Maîtresse légitime et Monsieur Chéribois. La conclusion
est facile à tirer. J’espère que l’expérience est désormais faite pour
lui ; il doit s’en tenir aux pièces d’observation et d’analyse, il doit ne
pas sortir du théâtre naturaliste, s’il veut enfin conquérir et garder
une haute situation. On a pu comprendre qu’il se cherchât et qu’il
tâtât le public ; on ne comprendrait plus qu’il ne se fixât pas où paraît
aller le succès et où se trouve évidemment son tempérament d’auteur
dramatique.
252
VII
La comédie en quatre actes de M. Albert Delpit : le Fils de Coralie
a obtenu un véritable succès au Gymnase.
En quelques lignes, voici le sujet. Une fille, Coralie, qui a
scandalisé Paris par sa débauche, s’est retirée en province, après
fortune faite, pour se consacrer tout entière à l’éducation de son fils
Daniel. L’enfant a grandi, il est aujourd’hui capitaine, et un capitaine
extraordinairement pur, noble, bon, délicat, grand, chaste, intègre,
magnanime. Naturellement, il ignore les anciennes farces de sa mère,
qui s’est modestement dérobée sous le nom de madame Dubois.
C’est alors que le capitaine veut épouser la fille d’une respectable
famille de Montauban, Édith Godefroy. Les deux jeunes gens
s’adorent, sa prétendue tante donne à Daniel une somme de neuf cent
mille francs, une fortune dont on lui aurait confié la gestion ; tout
irait pour le mieux, si un ancien viveur, M. de Montjoye, ne
reconnaissait pas d’abord Coralie, et si ensuite le notaire Bonchamps
ne mettait pas à néant le roman naïf de madame Dubois, en lui posant
les questions nécessaires à la rédaction du contrat. Elle se trouble, et
la grande scène attendue, la scène d’explication entre elle et son fils,
se produit alors. Au dernier acte, le mariage ne se ferait naturellement
pas, si Édith ne déclarait publiquement, dans un étrange coup de tête,
qu’elle est la maîtresse de Daniel. M. Godefroy, vaincu par ce moyen
un peu raide de comédie, se décide à les unir, à la condition que
Coralie se retirera dans un couvent.
Avant tout, examinons la question de moralité. Je crois savoir que
M. Delpit est à cheval sur la morale. Sa prétention, me dit-on, est
d’écrire des œuvres dont les femmes ne rougissent pas, et dont
253
l’influence salutaire doit améliorer l’espèce humaine, par des moyens
tendres et nobles.
Or, j’avoue avoir cherché la vraie moralité du Fils de Coralie, sans
être encore parvenu à la découvrir.
Est-ce à dire que les filles ne doivent pas avoir de fils, ou bien
qu’elles doivent éviter d’en faire des capitaines immaculés, si elles
en ont ? Non, car Daniel est en somme parfaitement heureux à la fin,
et il serait fils d’une sainte, qu’il n’aurait pas à remercier davantage
la Providence. L’auteur ne dit même pas aux dames légères de Paris :
« Voyez combien vos désordres retomberont sur la tête de vos fils ;
vous serez un jour punies dans leur bonheur brisé. » Au demeurant,
Coralie est pardonnée ; elle s’enterre bien au couvent, mais quelle fin
heureuse pour une vieille catin, lasse de la vie, s’endormant au milieu
des tendresses câlines des bonnes sœurs ! car je me plais à ajouter un
cinquième acte, à voir Coralie mourir dans le sein de l’Église et
laisser sa fortune pour les frais du culte. C’est la mort enviée de
toutes les pécheresses, l’argent du Diable retourne au bon Dieu. Et
remarquez que celle-ci a, en outre, la joie de savoir son fils bien
établi.
Donc, la moralité est ici fort obscure. La seule conclusion qu’on
puisse tirer, me paraît être celle-ci, adressée aux filles trop lancées :
« Tâchez d’avoir un fils capitaine et pur pour qu’il vous refasse une
virginité sur le tard, » moyen un peu compliqué, qui n’est pas à la
portée de toutes ces dames.
Mais soyons sérieux, laissons la morale absente, et arrivons à la
question littéraire. C’est la seule qui doive nous intéresser. J’ai
simplement voulu montrer que les écrivains moraux sont
généralement ceux dont les œuvres ne prouvent rien et ne mènent à
rien. On tombe avec eux dans l’amphigouri des grands sentiments
opposés aux grandes hontes, dans un pathos de noblesse d’une
extravagance rare, lorsqu’on le met en face des réalités pratiques de
la vie.
Les deux premiers actes sont consacrés à l’exposition.
Rien de saillant, mais des scènes d’une grande netteté et bien
conduites. Je ne fais des réserves que pour la langue ; c’est trop écrit,
avec des enflures de phrases, tout un dialogue qui n’est point vécu.
254
Maintenant, je passe au troisième acte, le seul remarquable. Il mérite
vraiment la discussion.
Nulle part je n’ai encore lu les raisons qui, selon moi, ont fait le
grand et légitime succès de cet acte. Presque tous les critiques se sont
exclamés sur la coupe même de l’acte, sur la facture des scènes, sur
le pur côté théâtral, en un mot. Il semble, d’après eux, que M. Delpit
ait réussi, parce qu’il a coulé son œuvre dans un moule connu. Eh
bien ! je crois être certain, pour ma part, que M. Delpit doit son
succès à la quantité de vérité qu’il a osé mettre sur les planches ;
cette quantité n’est pas grande, il est vrai, et le public, en
applaudissant, a pu très bien ne pas se rendre un compte exact de ce
qu’il applaudissait. Mais le fait ne m’en paraît pas moins facile à
démontrer.
Voyez la scène du notaire. Rien de plus simple, de plus logique ni
de plus fort. Voilà un homme dans l’exercice de sa profession ; il
pose les questions qu’il doit poser, et ce sont justement ces questions,
si naturelles, qui déterminent la catastrophe. Ici, nous ne sommes
plus au théâtre ; il ne s’agit plus de ce qu’on nomme « une ficelle »,
un expédient visible, consacré, usé, passé à l’état de loi. Nous
sommes dans la vie ordinaire, dans ce qui doit être. Aussi l’effet a-t-il
été immense. Toute la salle était secouée. La preuve est-elle assez
concluante, et me donne-telle assez raison ? Voilà ce qu’on obtient
avec la vérité banale de tous les jours.
Et ce n’est pas tout.
Voyez Coralie pendant cette scène et les suivantes. Tout un coin
de la vraie fille est risqué ici fort habilement et dans une juste mesure
des nécessités scéniques. D’abord, voici la fille avec son roman naïf,
son histoire d’une sœur à elle qui aurait laissé neuf cent mille francs
à Daniel ; elle ne s’est pas inquiétée des lois qu’elle ignore, elle s’est
contentée d’un de ces mensonges qu’elle a faits cent fois à ses
amants et dont ceux-ci se sont toujours montrés satisfaits. Aussi se
trouble-t-elle tout de suite, lorsque le notaire la met en face des
réalités. C’est un château de cartes qui s’écroule, et elle en reste
suffoquée, éperdue, sans force pour mentir de nouveau, pleurant
comme une enfant. L’observation est excellente ; une fois encore,
nous sommes dans la vie. J’en dirai de même pour certaines parties
255
de la grande scène entre Coralie et son fils, tout en faisant pourtant
des réserves, car l’auteur ici verse singulièrement dans la
déclamation et dans les gros effets inutiles. J’aurais voulu plus de
discrétion dramatique, certain que le coup porté sur le public aurait
encore grandi. Rien de meilleur que l’embarras de Coralie, lorsque
Daniel lui demande le nom de son père ; très juste également la
conclusion de la scène, le pardon du fils acceptant sa mère, quelle
qu’elle soit. Seulement, c’est là que je voudrais moins de rhétorique.
Daniel fait des phrases sur la rédemption, sur l’honneur, sur la
famille. À quoi bon ces phrases, dont on rirait dans la réalité ?
Pourquoi ne pas parler simplement et dire tout juste ce que Daniel
dirait, s’il était seul à seule avec sa mère, dans une chambre ?
Toujours l’idée qu’on est au théâtre et qu’il faut donner un coup de
pouce à la vérité, si l’on veut obtenir l’émotion, lorsqu’il est
démontré au contraire que la plus forte émotion naît de la vérité la
plus franche et la plus simple.
Tel est donc, pour moi, le grand mérite de ce troisième acte.
Daniel reste en bois, sauf deux ou trois cris, car Daniel est un être
abstrait, fait sur un type ridicule de perfection. Mais Coralie se
montre bien vivante, et cela suffit pour donner à l’acte un souffle de
vie. Je le répéterai : l’acte a réussi parce que, d’un bout à l’autre, il
échappe aux ficelles ordinaires, et qu’il obéit simplement à des
ressorts logiques et humains, pris dans le caractère même des
personnages. Je n’insisterai pas sur le quatrième acte, bien qu’il
contienne peut-être la pensée morale et philosophique de l’auteur. En
tout cas, je vois là une concession aux nécessités scéniques qui
diminue l’œuvre et lui enlève toute largeur.
Maintenant, M. Delpit me permettra-t-il de lui donner quelques
conseils, comme mon métier de critique m’y oblige ? Je vois partout
qu’on l’acclame et qu’on le grise, en le poussant dans une voie qui
me paraît fâcheuse. Ainsi, je nommerai M. Sarcey, dont l’autorité est
réelle en matière dramatique, et qui, selon moi, fait beaucoup de
victimes par les enseignements de son feuilleton. Écoutez ce qu’il
écrit à propos du Fils de Coralie : « La belle chose que le théâtre !
Personne à ce moment ne pensait plus à l’indignité de la mère, à
l’impossibilité du sujet. Personne ne songeait plus à chicaner son
256
émotion. On avait en face une mère et un fils dans une situation
terrible, et les répliques jaillissaient à coups pressés comme des
éclats de foudre. Tout le reste avait disparu. » Cela revient à dire en
bon français : « Moquez-vous de la vraisemblance, moquez-vous du
bon sens, mettez simplement des pantins l’un devant l’autre, dans des
situations préparées, et comptez sur l’émotion du public pour être
absous : tel est le théâtre qui est une belle chose. »
D’ailleurs, je le sais, M. Sarcey ne se fait pas une autre idée du
théâtre, il le juge au point de vue de la consommation courante du
public. Eh bien ! que M. Delpit s’avise d’écouter M. Sarcey, de croire
que tous les défauts disparaissent, lorsqu’on a fait rire ou pleurer une
salle, et il verra le beau résultat à sa cinquième ou sixième pièce !
Non, il n’est pas vrai que tout disparaisse dans l’émotion
purement nerveuse du public. À ce compte, les mélodrames les plus
gros et les plus bêtes seraient des chefs-d’œuvre inattaquables, car ils
ont bouleversé de gaieté et de douleur des générations entières. Non,
le théâtre n’est pas une belle chose, parce qu’on peut y duper chaque
soir quinze cents personnes, en leur faisant avaler des choses très
médiocres dans un éclat de rire ou dans un flot de larmes. C’est au
contraire pour cette raison que le théâtre est inférieur. Il n’est pas
honorable d’ébranler la raison des spectateurs par des situations
violentes, au point de les rendre imbéciles, et cela n’est permis
qu’aux pièces sans littérature. Où M. Sarcey a-t-il vu que la situation
faisait tout oublier ? dans le répertoire des boulevards, dans nos
pièces romantiques qui mêlent l’habileté de Scribe à la fantasmagorie
de Victor Hugo. Mais qu’il cite un chef-d’œuvre qui soit un chefd’œuvre en dehors de l’observation humaine et de la beauté littéraire
du dialogue. Il faut toujours voir le chef-d’œuvre ; rien ne me paraît
désastreux pour la critique comme cet engourdissement dans le traintrain quotidien de nos théâtres, qui ne met rien au-delà du succès
immédiat d’une pièce et qui rapporte tout à la consommation
courante du public. Sans doute, les chefs-d’œuvre sont rares ; mais
c’est pour le chef-d’œuvre que nous travaillons tous.
Peu importent les fabricants, ils ne méritent pas qu’on discute sur
leur plus ou leur moins de médiocrité.
Je dirai donc à M. Delpit de ne pas trop se fier aux situations, à
257
l’émotion qu’il peut déterminer en heurtant des marionnettes, placées
dans de certaines conditions. Ce métier ne réussit même plus aux
vieux routiers du mélodrame. S’il n’avait mis dans sa comédie que
des invraisemblances et des conventions, comme M. Sarcey paraît le
croire, sa comédie tomberait aujourd’hui devant l’indifférence
publique. Ce n’est pas grâce aux situations que le Fils de Coralie a
réussi, car nous avons vu d’autres situations aussi puissantes et plus
neuves ne pas toucher les spectateurs ; c’est grâce à la somme de
vérité que l’auteur a osé apporter dans les situations, comme j’ai
tâché de le prouver. M. Sarcey ne dit pas un mot de cela. Il ajoute
même que, lorsqu’une salle pleure, il n’y a plus à discuter ; alors
qu’on nous ramène à Lazare le Pâtre, dont on vient de faire quelque
part une reprise si piteuse. Le preuve que rien ne disparaît, même
dans le succès, c’est que le capitaine Daniel reste un personnage en
bois pour tout le monde, c’est que le quatrième acte empêchera
toujours le Fils de Coralie d’être une œuvre de premier ordre. Le
public, que l’on croit pris tout entier quand on l’a vu rire ou pleurer, a
de terribles revanches ; il juge son émotion et il se révolte, si l’on
s’est moqué de lui. Telle est l’explication du dédain que nos petitsfils montreront pour certaines œuvres acclamées aujourd’hui dans
nos théâtres.
M. Delpit vient de révéler un tempérament d’homme de théâtre.
Maintenant, il faut qu’il produise. Deux routes s’ouvrent devant lui :
l’œuvre de convention et l’œuvre de vérité, l’analyse humaine et la
fabrication dramatique.
Dans dix ans, on le jugera.
258
LA PANTOMIME
Il vient de se faire, au théâtre des Variétés, une tentative très
intéressante, et dont le succès a d’ailleurs été complet. Je veux parler
de l’introduction de la pantomime dans la farce. Frappé du triomphe
que les Hanlon-Lees, ces mimes merveilleux, obtenaient aux FoliesBergère, le directeur des Variétés a eu l’idée heureuse de commander
une pièce, une farce, dans laquelle les auteurs leur ménageraient une
large part d’action. Il s’agissait donc de leur fournir un thème, de les
placer dans un cadre dialogué, où ils pussent se mouvoir avec
aisance. Le projet était des plus ingénieux et des plus tentants. C’était
produire les Hanlon devant le grand public et élargir leur drame muet
d’un drame parlé, qui ménagerait l’attention des spectateurs.
Nous ne sommes pas en Angleterre, où l’on supporte parfaitement
une pantomime en cinq actes durant toute une soirée. Notre génie
national n’est point dans cette imagination atroce d’une grêle de
gifles et de coups de pied tombant pendant quatre heures, au milieu
d’un silence de mort. L’observation cruelle, l’analyse féroce de ces
grimaciers qui mettent à nu d’un geste ou d’un clin d’œil toute la
bête humaine, nous échappent, lorsqu’elles ne nous fâchent pas.
Aussi faut-il, chez nous, que la pantomime ne soit que l’accessoire, et
qu’il y ait des points de repos, pour permettre aux spectateurs de
respirer. De là l’utilité du cadre imposé à MM. Blum et Toché, les
auteurs du Voyage en Suisse. Ils ont été chargés de présenter les
Hanlon au grand public parisien, en motivant leurs entrées en scène
et en embourgeoisant le plus possible la fantaisie sombre de leurs
exercices.
Le gros reproche que j’adresserai aux auteurs, c’est d’avoir trop
259
embourgeoisé cette fantaisie.
Leur scénario n’est guère qu’un vaudeville, et un vaudeville d’une
originalité douteuse. Cet ex-pharmacien qui se marie et que des
farceurs poursuivent pendant son voyage de noces, pour l’empêcher
de consommer le mariage, n’apporte qu’une donnée bien connue.
Encore ne chicanerait-on pas sur l’idée première, qui était un point de
départ de farce amusante ; mais il aurait fallu, dans les
développements, dans les épisodes, une invention cocasse, une
drôlerie poussée à l’extrême, qui aurait élargi le sujet, en le haussant
à la satire enragée. Mon sentiment tout net est que le train de la pièce
est trop banal, trop froid, et que, dès que les Hanlon paraissent, avec
leur envolement de farceurs lyriques, ils y détonnent.
Souvent, lorsqu’on sort d’une féerie, on regrette que toutes ces
splendeurs soient dépensées sur des scénarios si médiocres, on se dit
qu’il faudrait un grand poète pour parler la langue de ce peuple de
fées, de princesses et de rois. Eh bien ! ma sensation a été la même
devant le Voyage en Suisse. J’ai regretté qu’un observateur de génie,
qu’un grand moraliste n’ait pas écrit pour les Hanlon la pièce
profondément humaine, la satire violente et au rire terrible que ces
artistes si profonds mériteraient d’interpréter. Leur puissance de
rendu, leurs trouvailles d’analystes impitoyables, font éclater les
plaisanteries faciles du vaudeville. Il leur faudrait, pour être chez
eux, du Molière ou du Shakespeare. Alors seulement ils donneraient
tout ce qu’ils sentent.
J’insiste, parce que, malgré leur très vif succès, on ne m’a pas
paru les goûter à leur haut mérite. Ils sont de beaucoup supérieurs au
canevas qu’on leur a fourni. Lorsqu’ils étaient livrés à eux-mêmes,
aux Folies Bergère, ils trouvaient des scènes d’une autre profondeur
et qui vous faisaient passer à fleur de peau le petit frisson froid de la
vérité.
En un mot, leur pantomime a un au-delà troublant, cet au-delà, de
Molière qui met de la peur dans le rire du public. Rien n’est plus
formidable, à mon avis, que la gaieté des Hanlon, s’ébattant au
milieu des membres cassés, et des poitrines trouées, triomphant dans
l’apothéose du vice et du crime, devant la morale ahurie. Au fond,
c’est la négation de tout, c’est le néant humain.
260
Je ne parlerai donc pas de le pièce, qui est l’œuvre de deux auteurs
spirituels. Eux-mêmes se sont effacés. Mon seul but, en analysant les
principales scènes des Hanlon, est de montrer de quelle observation
cruelle, de quelle rage d’analyse, ces mimes de génie tirent le rire. Il
leur fallait d’autant plus de souplesse que la situation, pour eux, reste
la même depuis le commencement jusqu’à la fin de la pièce. Ils n’ont
pas trouvé là un drame avec ses péripéties : leur action se borne à être
des farceurs, qui interviennent toujours dans les mêmes conditions.
Défaut grave du scénario, monotonie qu’ils ne sont parvenus à
dissimuler que par des prodiges de nuances. Ils ont mis partout des
dessous, lorsqu’il n’y en avait pas. Leurs merveilles d’exécution ont
sauvé la pauvreté du thème.
Voyez leur première entrée en scène. Ils arrivent sur l’impériale
d’une vieille diligence qui, tout d’un coup, verse au fond du théâtre.
La dégringolade est effroyable, au milieu des vitres cassées, des cris
et des jurons. Pour sûr, il y a des poitrines ouvertes, des têtes
aplaties ; et le public éclate d’un fou rire. Aimable public ! et comme
les Hanlon savent bien ce qu’il faut à notre gaieté ! D’ailleurs, par un
prodige d’adresse, ils se retrouvent tous devant la rampe, rangés en
une ligne correcte, sur leur derrière.
L’adresse, l’escamotage des conséquences de l’accident, redouble
ici la gaieté des spectateurs. Dans les accidents réels, on rit d’abord,
puis on s’apitoie ; les Hanlon ont parfaitement compris qu’il ne
fallait pas laisser à l’apitoiement le temps de se produire. De là le
gros effet comique.
J’avoue, au second acte, n’aimer que médiocrement le truc du
spleeping-car. Règle générale, toutes les fois qu’on fait du bruit à
l’avance autour d’un truc qui doit passionner Paris, il est presque
certain que le truc ratera. Le public arrive monté, croyant à une
illusion absolue, et lorsqu’il voit les ficelles, comme dans le cas de ce
spleeping-car, l’illusion ne se produit plus du tout, parce qu’on l’a
rendu exigeant. La vérité est que la manœuvre du truc, dont on a tant
parlé, est beaucoup trop lente. L’explosion a lieu, le wagon
s’entr’ouvre, les deux moitiés se relèvent à droite et à gauche, tandis
que les personnages, qui devraient être lancés en l’air, gagnent
tranquillement des arbres, sur lesquels ils se perchent ; le tout à grand
261
renfort de cordages, comme dans les joujoux d’enfant. Je sais bien
qu’on ne peut nous offrir un véritable accident. Mais, en cette
matière, toutes les fois que l’illusion est impossible, le truc doit être
abandonné. Les Hanlon ne trouvent donc dans cet acte qu’à exercer
leur adresse et leur audace de gymnastes. C’est très gros comme
gaieté. Rien par dessous.
Je préfère de beaucoup le troisième acte. L’entrée en scène est
encore des plus étonnantes. Les Hanlon tombent du plafond, au beau
milieu d’une table d’hôte, à l’heure du déjeuner. Vous voyez
l’effarement des voyageurs. Ici, il y a un de ces coups de folie qui
traversent les pantomimes, ces coups de folie épidémiques dont on rit
si fort, avec de sourdes inquiétudes pour sa propre raison.
Les Hanlon prennent les plats, les bouteilles, et se mettent à
jongler avec une furie croissante, si endiablée, que peu à peu les
convives, entraînés, enragés, les imitent, de façon que la scène se
termine dans une démence générale. N’est-ce pas le souffle qui passe
parfois sur les foules et les détraque ? L’humanité finit souvent par
jongler ainsi avec les soupières et les saladiers. On est pris par le fou
rire, on ne sait si l’on ne se réveillera pas dans un cabanon de Bicêtre.
Ce sont là les gaietés des Hanlon.
Et que dire de la scène du gendarme, qui vient ensuite ? Un
gendarme se présente pour arrêter les coupables. Dès lors, c’est le
gendarme qui va être bafoué. Il est l’autorité, on le bernera, on
passera entre ses jambes pour le faire tomber, on lui causera des
peurs atroces en s’élançant brusquement d’une malle, on l’enfermera
dans cette malle, on le rendra si piteux, si ridicule, si bêtement
comique, que la foule enthousiaste applaudira à chacune de ses
mésaventures. C’est la scène qui a même produit le plus d’effet.
Personne n’a songé qu’on insultait notre armée. Pourtant, rien de
plus révolutionnaire. Cela flatte le criminel qu’il y a au fond des plus
honnêtes d’entre nous. Cela nous gratte dans notre besoin de
revanche contre l’autorité, dans notre admiration pour l’adresse, pour
le coquin adroit qui triomphe de l’honnête homme trop lourd, que ses
boites embarrassent.
Je signalerai, dans le genre fin, la scène de l’ivresse, que le public
a trouvée trop longue, parce que les délicatesses de cette analyse
262
savante lui ont échappé. Elle est pourtant tout à fait supérieure,
comme observation et comme exécution. Les grands comédiens ne
rendent pas d’une façon plus détaillée, et nous pouvons prendre là
une leçon d’analyse, nous autres romanciers.
Rien n’est plus juste ni plus complet que ces tâtonnements de
deux ivrognes engourdis par le vin, qui, voulant avoir de la lumière,
perdent successivement les allumettes, la bougie, le chandelier, sans
jamais retrouver qu’un des objets à la fois. C’est toute une
psychologie de l’ivresse.
En somme, je le répète, le succès a été très vif. On a beaucoup
applaudi les Hanlon. Je ne fais pas ici une étude complète de ces
grands artistes, car il faudrait dégager leur originalité, bien montrer
ce qu’ils ont apporté de personnel, en dehors de leurs sauts de
gymnastes et de leurs jeux de mimes. Ce qu’ils mettent dans tout,
c’est une perfection d’exécution incroyable. Leurs scènes sont
réglées à la seconde. Ils passent comme des tourbillons, avec des
claquements de soufflets qui semblent les tic-tac mêmes du
mécanisme de leurs exercices. Ils ont la finesse et la force. C’est là ce
qui les caractérise. Sous le masque enfariné de Pierrot, ils détaillent
l’idée avec des jeux de physionomie d’un esprit délicieux ; puis,
brusquement, un coup du vent semble passer, et les voilà lancés dans
une férocité saxonne qui nous surprend un peu. Ils bondissent, ils
s’assomment, ils sont à la fois aux quatre coins de la scène ; et ce
sont des bouteilles volées avec une habileté qui est la poésie du
larcin, des gifles qui s’égarent, des innocents qu’on bâtonne et des
coupables qui vident les verres des braves gens, une négation absolue
de toute justice, une absolution du crime par l’adresse. Telle est leur
originalité, un mélange de cruauté et de gaieté, avec une fleur de
fantaisie poétique.
Je le dis encore, je ne sais rien de plus triste sous le rire. Cela
rappelle les grandes caricatures anglaises.
L’homme se débat et sanglote, dans les gambades et les grimaces
de ces mimes. Je songeais avec quel cri de colère on accueillerait une
œuvre de nous, romanciers naturalistes, si nous poussions si loin
l’analyse de la grimace humaine, la satire de l’homme aux prises
avec ses passions. Imaginez un moment la scène du gendarme dans
263
un de nos livres, admettez que nous traînions ce pauvre gendarme
dans le ridicule, en mettant sous la charge une pareille négation de
l’autorité : on nous traiterait de communard, on nous demanderait
compte des otages. Certes, dans nos férocités d’analyse, nous
n’allons pas si loin que les Hanlon, et nous sommes déjà fortement
injuriés. Cela vient de ce que la vérité peut se montrer et qu’elle ne
peut se dire. Puis, la caricature couvre tout. On lui permet le pardessous et l’au-delà. Et c’est tant mieux, puisqu’elle nous régale.
Faisons tous des pantomimes.
264
LE VAUDEVILLE - I
Je ne me charge pas de raconter les Dominos Roses, la nouvelle
pièce en trois actes que MM. Delacour et Hennequin ont fait jouer au
Vaudeville. C’est une de ces pièces compliquées, d’une ingéniosité
d’ébénisterie sans pareille, un de ces petits meubles chinois, aux
cents tiroirs se casant les uns dans les autres, qu’il faut replacer avec
une exactitude scrupuleuse, si l’on veut ne rien casser.
Les auteurs ont appelé leur œuvre comédie. Voilà un bien grand
mot pour une pièce de cette facture. J’aurais préféré vaudeville. Une
comédie ne va pas, selon moi, sans une étude plus ou moins poussée
des caractères, sans une peinture quelconque d’un milieu réel. Or, les
auteurs ne sont en somme que d’aimables gens, bien décidés à
récréer le public, en faisant tourner devant lui le quadrille de leurs
marionnettes. Leur art consiste à machiner leur joujou, de façon que
les personnages obéissent à chaque tour de la manivelle et viennent
occuper sur les planches l’endroit précis qui leur est assigné. C’est du
théâtre mécanique, des bonshommes, joliment campés, dont les pas
sont réglés comme par un maître de ballets. Ils vont à gauche, ils
vont à droite, ils s’entrecroisent, se mêlent et se dégagent, pour le
plus grand plaisir des yeux du public. Et, je le répète, cela demande
des mains exercées. On parle souvent du métier au théâtre. Eh bien !
les Dominos Roses sont un produit immédiat du métier, sans aucune
faute. De la mémoire, de l’adresse, et rien de plus. Mais on voit que
le métier n’est décidément pas à dédaigner, puisqu’il peut suffire au
succès.
On parlait du Procès Veauradieux, des mêmes auteurs, pendant la
représentation. Les deux pièces, en effet, ont beaucoup de
265
ressemblance, sortent tout au moins du même moule.
Rien de plus naturel, d’ailleurs. MM. Delacour et Hennequin ont
pensé, avec raison, que les spectateurs applaudiraient plus volontiers
ce qu’ils avaient déjà applaudi. Les nouveautés troublent le public
dans sa quiétude, lui causent une secousse cérébrale désagréable.
L’éternel quiproquo des maris qui embrassent les bonnes, en croyant
embrasser leurs femmes, ne suffit-il pas à la gaieté d’une soirée ?
Rien de plus digestif que ce jeu du quiproquo. Il est à la portée de
tout le monde, il soulève toujours le même éclat de rire, comme ces
calembours de province qui sont, pendant un quart de siècle, la joie
d’un salon. Et l’on s’en va, la tête libre, sans fatigue intellectuelle, en
se souvenant des petits jeux de société de sa jeunesse.
J’ai bien suivi les impressions du public, au courant des trois
actes. D’abord, j’ai constaté un peu de froideur. On voyait les auteurs
venir avec leurs gros sabots, et l’on échangeait des regards comme
pour se dire qu’on savait bien la suite. Même, derrière moi, un
monsieur très ferré sans doute sur le répertoire de nos vaudevilles,
citait les pièces où la même idée se trouvait déjà ; et il y en avait une
longue liste, je vous assure. Mais l’intrigue se nouait, le charme
opérait peu à peu. Je m’imaginais apercevoir les auteurs derrière une
coulisse, tendant leur piège avec la tranquillité d’hommes qui
connaissent la bonne glu. Tous les vieux mots portaient. À mesure
que les spectateurs se retrouvaient davantage en pays de
connaissance, ils devenaient bons enfants, s’amusaient aux endroits
où ils s’amusent depuis leur âge le plus tendre. Certes, ils étaient de
plus en plus certains du dénouement, tous vous auraient dit comment
tourneraient les choses, il n’y avait pas dans leur émotion le moindre
doute sur la félicité finale des personnages ; mais cela les ravissait
d’assister une fois de plus au dévidage adroit de cet écheveau
dramatique si bien embrouillé.
Les auteurs allaient-ils prendre le fil à gauche ou à droite ? Et
cette seule alternative suffisait à leur bonheur. Puis, il y avait encore
le hasard des nœuds ; innocentes catastrophes, aussi vite réparées que
survenues, qui accidentaient la route parcourue tant de fois. Dès le
second acte, la salle ravie se croyait encore au Procès Veauradieux, et
applaudissait à tout rompre. Grand succès.
266
II
Il s’agit dans Bébé, la pièce de MM. de Najac et Hennequin, d’un
de ces grands enfants que les mères gardent jusqu’au mariage, autour
de leurs jupes, et auxquels elles ne peuvent jamais se décider à
donner la clef des champs. Tel est le bébé, un bébé de vingt-deux ans,
et qui a déjà de la barbe au menton. Gaston est adoré par sa mère, la
baronne d’Aigreville, qui le cajole, le dodeline et lui parle encore en
zézayant, comme s’il portait toujours des robes et un bourrelet.
Quant au sujet philosophique, — il y a un sujet philosophique, —
il repose sur cette idée qu’un jeune homme, avant de se marier et de
faire un bon mari, doit parcourir trois périodes, la période des
femmes de chambre, celle des cocottes et celle des femmes mariées.
C’est le cousin Kernanigous qui dit cela, et le cousin s’y connaît, lui
qui, chaque année, quitte sa ferme modèle de Bretagne pour venir
faire ses farces à Paris.
Naturellement, Gaston, que sa mère croit encore un ange de
pureté, a déjà fait de nombreux accrocs à sa robe d’innocence. La
baronne lui a meublé un entresol, dans la même maison qu’elle, pour
qu’il puisse étudier son droit tranquillement ; mais Gaston, en
compagnie de son ami Arthur, n’utilise guère son entresol que pour
recevoir des dames. Ajoutez que le baron est une absolue ganache ;
ce digne homme passe sa vie à lire les journaux, chez lui et à son
cercle, ce qui fatalement a influé d’une façon déplorable sur son
intelligence. Il ne s’occupe de son fils que pour lui adresser la morale
la plus drôle du monde. Ainsi, lorsque les farces de Bébé se
découvrent, et que celui-ci s’excuse en rappelant à son père les folies
que lui-même a dû faire dans sa jeunesse, le baron répond
267
gravement : « Monsieur, en ce temps-là, je n’étais pas encore votre
père. » Le mot a fait beaucoup rire.
Donc, Gaston parcourt les trois phases. La première est
représentée par la femme de chambre de sa mère, Toinette ; la
seconde, par une dame galante, Aurélie ; et la troisième par sa
cousine, madame de Kernanigous elle-même. Des trois, c’est
Toinette que je préfère. Elle est adorable, cette enfant, qui s’écrie,
lorsque Gaston veut l’abandonner : « Ah ! monsieur, vous n’aurez
pas le cœur de quitter la femme de chambre de votre mère ! » Elle
adore son maître, lui recoud ses boutons, pleure au dénouement,
quand on le marie. Les auteurs, en rendant la femme de chambre si
aimable, auraient-ils eu des intentions démocratiques ?
Tout le sujet est là, mais les auteurs connaissent trop leur métier
pour ne pas avoir compliqué ce sujet à l’aide des quiproquos les plus
inextricables. M. Hennequin persévère naturellement dans un genre
qui lui a valu trois grands succès : les Trois Chapeaux, le Procès
Veauradieux et les Dominos Roses. Sa part de collaboration est
certainement dans les singulières complications de l’intrigue. Je
renonce à raconter ces complications, mais je puis les indiquer.
Aurélie la cocotte, est en même temps la maîtresse de Gaston et celle
du cousin Kernanigous ; elle est encore la femme légitime d’un
répétiteur de droit, Pétillon, dont je parlerai tout à l’heure. Alors, se
produit la débandade obligée. C’est d’abord madame de Kernanigous
qu’on prend pour Aurélie ; puis, c’est Aurélie qu’on prend pour
madame de Kernanigous ; la brune et la blonde se mêlent, le public
lui-même finit par ne plus savoir au juste ce qu’il doit croire. À un
moment, il y a jusqu’à quatre personnes cachées derrière des portes.
Et l’on rit.
On rit, parce que tous les personnages courent sur la scène.
Cette débandade qui entre, sort, se cache, reparaît, fait claquer les
portes, étourdit les spectateurs et les charme. Cela, d’ailleurs,
pourrait continuer éternellement. S’il n’y a pas de raison pour que
cela commence, il y en a encore moins pour que cela finisse. Enfin,
les auteurs veulent bien aboutir à un mariage entre Gaston et une
nièce de Kernanigous. L’honneur de la cousine est sauf. La baronne
et le baron sont convaincus que leur fils n’est plus un bébé, et ils
268
consentent à le traiter en homme.
Ce genre de pièces à quiproquos est toujours d’un effet sûr.
Seulement, je trouve qu’il fatigue vite. Un acte suffirait. Au troisième
acte de Bébé, je commençais à être ahuri. Rien d’énervant à la longue
comme de voir tous les personnages se précipiter les uns derrière les
autres ; on voudrait qu’ils se tinssent enfin tranquilles, pour les
entendre causer comme tout le monde. S’ils n’ont rien à dire,
pourquoi ne se contentent ils pas de jouer une pantomime ? cela
serait aussi réjouissant. En somme, je le répète, le genre est gros et
absolument inférieur. Le succès vient de ce que le public croit entrer
de moitié dans la pièce.
Mais ce qui donne à Bébé une certaine valeur, c’est une pointe
littéraire, où l’on sent la collaboration de M. de Najac. Il y a, dans les
deux premiers actes, quelques scènes fort jolies, d’un comique très
fin. Ces scènes sont fournies par la baronne et par Pétillon, le
répétiteur de droit.
La baronne a voulu donner un répétiteur à son fils, pour le hâter
dans ses examens. Il faut dire que Gaston est un véritable cancre. Or,
Pétillon a une façon de professer qui est un poème de tolérance ; il
laisse ses élèves, Gaston et Arthur, causer de leurs maîtresses et de
leurs parties fines, entre deux commentaires du Code ; il se mêle luimême à la conversation, avec le rire sournois et gourmand d’un
cuistre voluptueux qui n’est pas assez riche pour contenter ses
passions.
Une des scènes les plus drôles est celle-ci : le baron surprend ces
messieurs tapant sur le piano, dansant avec des dames ; et Pétillon
sauve les garnements, en expliquant que sa méthode consiste à
apprendre le Code en musique. Il va jusqu’à chanter plusieurs
articles. C’est là une bonne extravagance. La salle entière a été prise
d’un fou rire.
269
III
MM. de Najac et Hennequin ont voulu donner au Gymnase un
pendant à Bébé, et ils ont écrit la Petite Correspondance.
Je ne crois pas nécessaire d’entrer dans une analyse de cette pièce.
Quel singulier genre ! Prendre des bouts de fil, les emmêler, mais
d’une façon adroite, de manière qu’ils paraissent noués ensemble, en
un paquet inextricable ; puis, tirer un seul bout, celui qu’on a
ménagé, et rembobiner le tout d’un trait, sans la moindre difficulté.
La littérature est absente, on s’intéresse à cela comme à un jeu de
patience ; et quand on s’en va, on éprouve un vide, une déception,
avec cette pensée vague que ce n’était pas la peine de se passionner,
puisqu’on était certain à l’avance que cela finirait comme cela avait
commencé. Au théâtre, lorsqu’on n’emporte aucun fait nouveau,
aucune observation à creuser, on garde contre la pièce une sourde
rancune, de même qu’on s’en veut lorsqu’on a lu un livre vide ou
qu’on s’est arrêté à causer dix minutes avec un bavard imbécile, qui
vous a noyé d’un déluge de mots.
Je songeais au succès de Bébé, en voyant la Petite
Correspondance, et je me disais qu’en somme ce succès était mérité.
À coup sûr, ce qui a charmé si longtemps le public, ce n’est pas
l’imbroglio de la pièce, ce sont deux ou trois scènes d’observation
amusante qu’elle contenait. Et ce qui prouve qu’une série de
quiproquos ne suffit pas au succès, même lorsqu’ils sont travaillés
par des mains expérimentées, c’est que la Petite Correspondance a
été accueillie froidement. Question de sujet, et surtout question de
types et de situations, je le répète. Dans Bébé, on a trouvé drôle cette
histoire de grand garçon dégourdi, que sa mère traite toujours en
270
enfant, lorsqu’il se lance dans toutes les fredaines, et qu’il a la femme
de chambre pour maîtresse.
Bien que cela rappelât Edgard et sa bonne, l’aventure a paru
piquante, prise sur le vrai, dans le courant de la vie quotidienne.
Peut-être le public ne fait-il pas ces réflexions-là ; mais, à son insu, il
subit les courants qui s’établissent, il ne supporte plus que
difficilement les inventions de pure fantaisie, et se plaît davantage
aux choses prises sur la réalité.
Je parlais des types. La fortune de Bébé a été faite par le répétiteur
Pétillon. Ce maître, si tolérant pour ses élèves, le nez tourné à la
friandise, et se régalant le premier des fredaines de la jeunesse, était
certes une caricature, mais une caricature sous laquelle on sentait la
vie. Il vivait, ce cuistre sournoisement voluptueux, brûlé de tous les
appétits, sous son cuir de pédant qui court le cachet. Et quelle bonne
folie que la scène où il sauve les deux chenapans auxquels il donne
des répétitions de droit, en racontant à une vieille ganache de père
qu’il a mis le Code en couplets ! Cela est extravagant ; seulement,
derrière l’extravagance, on sent l’observation, on se rappelle des
pauvres diables de cet acabit qui gagnent leurs cachets, en baisant les
bottes des petits gredins qu’ils sont chargés d’instruire.
Faut-il voir une leçon donnée aux auteurs dans l’accueil
relativement froid fait par le public à la Petite Correspondance ? Je
n’ose l’affirmer. Et pourtant MM. de Najac et Hennequin, qui sont
très expérimentés, ne peuvent manquer de faire le raisonnement
suivant : « Pourquoi le grand succès de Bébé, et pourquoi la demichute de la Petite Correspondance ? Évidemment, c’est que les
imbroglios ne satisfont plus entièrement le public, car jamais nous
n’en avons noué un de plus entortillé ni de plus heureusement
dénoué.
Il est donc temps d’abandonner cette formule commode et de
chercher des situations vraies et des types réels, comme dans Bébé.
Notre intérêt l’exige : soyons vivants, si nous voulons toucher de
beaux droits d’auteur. »
Ce raisonnement serait excellent, et je voudrais l’entendre faire
par tous les auteurs ; d’autant plus qu’il est logique et exact.
Questionnez les plus habiles, ils vous diront que le goût du public
271
tourne au naturalisme, d’une façon continue et de plus en plus
accentuée. C’est le mouvement de l’époque. Il s’accomplit de luimême, par la force même des choses. Avant dix ans, l’évolution sera
complète. Et vous verrez les dramaturges et les vaudevillistes,
réputés pour leur habileté, se ruer alors vers la peinture des scènes
réelles, car ils n’ont au fond qu’une doctrine : satisfaire le public en
toutes sortes, lui donner ce qu’il demande, de manière à battre
monnaie le plus largement possible.
272
IV
Une circonstance m’a empêché d’assister à la première
représentation de Niniche, le vaudeville en trois actes que MM.
Hennequin et Millaud ont fait jouer aux Variétés. Je n’ai pu voir que
la quatrième, et j’ai été vraiment surpris de la gaieté débordante du
public. Quel excellent public que ce public parisien ! Comme il est
bon enfant, comme il rit volontiers ! La moindre plaisanterie, eût-elle
trente années d’âge, le chatouille ainsi qu’au premier jour, lorsqu’elle
est dite par la comédienne ou le comédien favori. On prétend que les
artistes tremblent, lorsqu’ils paraissent à Paris pour la première fois.
Ils ont bien tort. J’ai connu, en province, un théâtre où le public était
autrement exigeant et maussade. On y sifflait avec une brutalité
révoltante. J’estime qu’il faut trois fois plus d’efforts pour dérider un
spectateur de province que pour faire rire aux éclats un spectateur de
Paris.
J’ai été d’autant plus étonné de là gaieté de la salle, que l’on avait
jugé Niniche très sévèrement devant moi, le lendemain de la
première représentation, C’était un four, disait-on. Voilà un four qui
prenait tous les airs d’un grand succès. J’avais particulièrement à
côté de moi des dames, d’honnêtes bourgeoises à coup sûr, qui
faisaient scandale, tant elles s’amusaient. Les moindres mots,
d’ailleurs, soulevaient une tempête de joie, du parterre au cintre. Et
cela ne cessait point, les trois actes ne se sont pas refroidis un instant.
Je me doute bien que les interprètes sont pour beaucoup dans cette
gaieté. D’autre part, peut-être suis-je tombé sur une représentation
exceptionnelle, sur un soir où toute la salle avait bien dîné ; il y a de
ces rencontres, de ces jours d’électricité commune, que connaissent
273
les artistes, et qu’ils constatent en disant : « La salle est très chaude
aujourd’hui. » Mais le fait ne m’en a pas moins préoccupé vivement.
Ai-je ri moi-même ? Mon Dieu, je crois que oui. J’avais beau me
dire que tout cela était très bête, que la pièce avait été faite cent fois ;
j’avais beau trouver les actes vides, l’esprit grossier, le dénouement
prévu à l’avance : ce grand et bon rire de la salle me gagnait. En
vérité, les spectateurs sans malice s’amusaient trop pour qu’on ne
s’égayât pas de leur propre gaieté. Au fond, j’étais très triste. Si
vraiment il suffit d’une si pauvre farce pour procurer une heureuse
soirée aux braves bourgeois parisiens, nous avons tous très grand tort
de nous empêtrer dans des questions littéraires. À quoi bon le talent,
à quoi bon l’effort, si cela satisfait pleinement le public ? Je déclare
que jamais je n’ai vu des gens mis dans un pareil état de joie par les
chefs-d’œuvre de notre théâtre. Devant un chef-d’œuvre, le public se
méfie toujours un peu ; il a peur que le chef-d’œuvre ne se moque de
lui. Mais, devant une Niniche, il se roule, il est comme ces enfants
qui rencontrent un trou d’eau sale et qui s’y vautrent avec délices, en
se sentant chez eux.
Oh ! le rire, quelle bonne chose et quelle chose bête ! Toute la
sottise est là et tout l’esprit. Contestez les mérites de Niniche, on
vous répondra que le public s’amuse, et vous n’aurez rien à répondre,
car les théâtres ne sont faits en somme que pour amuser le public. En
voyant cette salle rire à ventre déboutonné d’inepties dont on serait
révolté, si on les lisait chez soi, on se sent ébranlé dans ses
convictions les plus chères, on se demande si le talent n’est pas
inutile, s’il y a à espérer qu’une œuvre forte touche jamais autant les
spectateurs dans leurs instincts secrets qu’une parade de foire.
Le théâtre serait donc cela ? Les effluves d’une foule mise en tas,
l’aveuglement du gaz, l’air surchauffé d’une salle trop étroite,
l’odeur de poussière, toutes les sollicitations et toutes les demihallucinations d’une journée d’activité terminée dans un fauteuil dont
les bras vous étouffent et vous brûlent, ce serait donc là cette
atmosphère du théâtre qui déforme tout et empêche le triomphe du
vrai sur les planches ?
J’ai eu ainsi la sensation très nette de l’infériorité de la littérature
dramatique. En vérité, l’œuvre écrite est plus large, plus haute, plus
274
dégagée de la sottise des foules que l’œuvre jouée. Au théâtre, le
succès est trop souvent indépendant de l’œuvre. Une rencontre suffit,
une interprétation heureuse, une plaisanterie qui est dans l’air, une
bêtise tournée d’une certaine façon qui répond à la bêtise du moment.
Si le rire ou les larmes prennent,— je ne fais pas de différence, car
les larmes sont une autre forme de la bonhomie du public, — voilà la
pièce lancée, il n’y a plus de raison pour qu’elle s’arrête. Depuis
deux ans bientôt, je querelle mes confrères pour leur prouver qu’ils
font du théâtre une chose trop sotte. Mon Dieu ! est-ce qu’ils auraient
raison, est-ce que ce serait réellement si sot que cela ?
Maintenant, il me faut juger Niniche. Grande affaire. J’avoue que
je ne sais par quel bout commencer. Il y a, en critique dramatique,
toute une école qui, dans un cas pareil, se tire d’embarras le plus
galamment du monde. La recette consiste à ne pas parler de la pièce,
à enfiler de jolies phrases sur ceci et sur cela, jusqu’à ce que le
feuilleton soit plein. Puis, on signe. Je crois que Théophile Gautier a
été l’inventeur de l’article à côté.
Il maniait la langue avec l’aisance et l’adresse que l’on sait, il était
toujours sûr de charmer son public. Aussi la pièce ne l’inquiétait-elle
jamais. Il avait des formules toutes faites, il admirait tout, les petits
vaudevilles et les grandes comédies, enveloppant le théâtre entier
dans son large dédain. Gautier a laissé des élèves.
Le malheur est que je ne puis entendre la critique ainsi. J’aime
bien à me rendre compte. J’estime que les choses ont des raisons
d’être. Mais où mon anxiété commence, c’est lorsqu’il faut
distinguer les nuances du médiocre. Ce serait une erreur de croire
qu’il n’existe qu’un médiocre. Les genres au contraire en sont très
nombreux, les espèces pullulent à l’infini. Je me souviens toujours de
mon professeur de quatrième, qui nous disait : « Je classe encore
assez vite les dix premières copies dans une composition ; ce qui
m’exténue, c’est de vouloir être juste et d’assigner des places aux
trente dernières. » Eh bien ! ma situation est pareille à celle de ce
professeur, je ne sais le plus souvent comment classer certaines
pièces, de façon à satisfaire absolument ma conscience.
Vouloir être juste, c’est tout le rôle du critique. La passion de la
justice est la seule excuse que l’on puisse donner à cette singulière
275
démangeaison qui nous prend de juger les œuvres de nos confrères.
Mon professeur avouait parfois que, désespérant d’établir une
différence appréciable du mauvais au pire dans les toutes dernières
copies, il les plaçait au petit bonheur, en tas. Voilà ce qu’il faudrait
éviter. Où diable placer Niniche ? car Niniche m’a fait rire, et elle a
droit à une place. Est-ce que Niniche vaut mieux que telle ou telle
pièce, dont les titres m’échappent ? Grave question.
Je creuserais cette étude pendant des journées sans pouvoir peutêtre trouver des arguments décisifs. Pourtant, je veux être équitable.
Les critiques qui font profession de toujours partager l’avis du public
et qui trouvent bon ce qui l’amuse, croient en être quittes avec
Niniche, en la traitant de vaudeville amusant. C’est là un jugement
trop commode. Niniche est un symbole, la pièce idiote qui a un
succès comme jamais un chef-d’œuvre n’en aura, et qui gratte la
foule à la bonne côte, la côte joyeuse, selon le joli mot de nos pères.
Les belles filles tombent en pâmoison, lorsqu’on avance les mains
vers leur taille. Pourquoi le public se pâme-t-il, quand on lui joue
Niniche ? J’exige un commentaire.
L’intrigue est la première venue. Un diplomate polonais, le comte
Corniski a épousé la belle Niniche, une « hétaïre » parisienne, sans
avoir le moindre soupçon de sa vie passée. Il la ramène en France, où
il est chargé d’une mission. Mais la comtesse est reconnue à
Trouville par le jeune Anatole de Beau-persil. Elle apprend, grâce à
lui, qu’on va vendre ses meubles, et elle se désole, à la crainte d’un
scandale, car elle a laissé dans une armoire des lettres
compromettantes, que lui a adressées autrefois le prince Ladislas, le
propre fils du roi de Pologne. Justement la mission du comte
Corniski est de s’emparer de ces lettres. Dès lors, commence une
chasse, les lettres circulent, passent dans les mains du mari, qui finit
par les rendre sans les avoir lues. J’ai négligé un baigneur de
Trouville, le beau Grégoire, qui baigne ces dames par goût, et qui
redevient le plus correct des gandins, lorsqu’il a quitté son costume.
Il y a aussi une veuve Sillery, une vieille dame passionnée, sans
compter deux pantalons, dont les rôles sont très développés, et qui
produisent un effet énorme : le premier, un pantalon bleu, poursuivi
par un mari jaloux, passe de jambes en jambes ; le second, un
276
pantalon nankin, se déchire jusqu’à la ceinture, ce qui cause chez les
dames une hilarité folle.
Peut-être bien que le succès de la pièce est là.
Décidément, je renonce à classer Niniche. Hélas ! je le crains, la
justice n’est pas de ce monde. J’ai la vague sensation que Niniche a
sa place entre les Dominos Ruses et Madame l’Archiduc ; mais estce entre les deux, est-ce avant, est-ce après ? c’est ce que je n’ose
affirmer. Il faudrait peser les œuvres, consulter les nuances, se livrer
à une étude de comparaison qui demanderait des délicatesses infinies.
Et voilà l’embarras où se trouvent les critiques consciencieux,
lorsqu’ils veulent tenir compte des fameux arrêts du public. Le public
rit, l’œuvre en vaut sans doute la peine, examinons-la ; et, lorsqu’on
veut l’examiner, on ne sait par quel bout la prendre, on se donne un
mal infini pour la classer, sans y parvenir. Un succès comme celui de
Niniche ne peut donner à un honnête homme qu’un désir, celui d’être
sifflé. Cela soulagerait, vraiment.
277
V
Justement, l’autre soir, en écoutant à l’Ambigu Robert Macaire, je
songeais à la farce moderne, telle que des auteurs de talent et d’esprit
pourraient l’écrire. Comparez à nos plats vaudevilles, ce rire de la
satire sociale qui sonnerait si vaillamment. Je sais bien qu’il faudrait
accorder aux auteurs une grande liberté, leur ouvrir surtout le monde
politique où se joue la véritable comédie des temps modernes. Pour
moi, la veine nouvelle est là, et pas ailleurs.
Robert Macaire, que la personnalité de Frédéric Lemaître avait
animée d’un large souffle, nous paraît aujourd’hui, il faut bien le
dire, d’une grande innocence. Les mots drôles abondent, et il en est
quelques-uns qui sont même profonds. Mais ce qu’il y a encore de
meilleur, ce sont les dessous que nous mettons nous-mêmes dans
l’œuvre. Rien n’est au fond plus terrible que cette figure de Robert
Macaire, blaguant tout ce qu’on respecte, la vie humaine, la famille
et la propriété, la force armée et la religion ; seulement, elle se
promène dans une telle farce, elle parle d’un style si plat et elle évite
si soigneusement de conclure, que le public ne saurait la prendre au
sérieux, ce qui la sauve du mépris et de la colère. J’ai fait une fois de
plus cette remarque : le mauvais style excuse tout ; il est permis de
mettre des monstruosités à la scène, pourvu qu’on les y mette sans
talent. Imaginez la lutte épique de Robert Macaire contre les
gendarmes écrite par un véritable écrivain, tirée des puérilités
grossières de la charge, et aussitôt la censure intervient, et tout de
suite le public se fâche.
Ainsi donc, ce qui nous plaît, dans Robert Macaire, c’est ce que
nous y mettons. Sous les calembours, sous les scènes de parade, sous
278
le décousu du dialogue et l’enfantillage de l’intrigue, nous voulons
voir une satire amère contre la société exploitée par deux fripons,
qui, non contents de la voler, la bafouent et la salissent.
Nous poussons les situations jusqu’à leurs conséquences logiques,
nous élargissons le cadre. Souvent, il n’y a qu’un mot vraiment fort ;
mais ce mot nous suffit pour ajouter tout ce que les auteurs n’ont pas
dit. Ce qui m’a frappé, c’est que peu de scènes sont faites ; le talent a
manqué sans doute, les scènes ne sont qu’indiquées, et faiblement.
Ainsi, je prends une scène faite, la scène d’amour romantique entre
Robert Macaire et Éloa, cette scène qui parodie si drôlement le
lyrisme de 1830. Elle est remarquable et produit encore aujourd’hui
un effet énorme, parce qu’elle reste dans une gamme d’esprit très fin
et de bonne observation. Prenez, au contraire, la plupart des autres
scènes, toutes celles par exemple qui ont lieu entre Robert Macaire et
les gendarmes ; pas une ne satisfait pleinement, parce que pas une
n’est réalisée avec l’ampleur nécessaire, avec la maîtrise qui met de
la réalité sous les exagérations les plus folles. Tout cela ne tient pas,
les faits ne font illusion à personne et les personnages sont des
pantins. Dès lors, la satire tombe dans le vaudeville.
Il est vrai que le Robert Macaire pensé et écrit, tel que je le rêve,
serait sans doute impossible sur la scène. Nous ne sommes pas
habitués au rire cruel. Il ferait beau voir un coquin mettant fortement
le monde en coupe réglée. La farce moderne ne m’en paraît pas
moins devoir être dans cette peinture de la sottise des uns et de la
coquinerie des autres, poussée à la grandeur bouffonne. Songez à un
Robert Macaire actuel qui s’agiterait dans notre monde politique et
qui monterait au pouvoir, en jouant de tous les ridicules et de toutes
les ambitions de l’époque. Le beau sujet, et quelle farce un homme
de talent écrirait là, s’il était libre !
279
LA FÉERIE ET L’OPÉRETTE - I
De grands succès ont rendu l’exploitation de la féerie très tentante
pour les directeurs. On gagne deux ou trois cent mille francs avec
une pièce de ce genre, quand elle réussit. Il faut ajouter, comme les
frais de mise en scène sont considérables, qu’un directeur est ruiné
du coup, s’il a deux féeries tuées sous lui. C’est un jeu à se trouver
sur la paille ou à avoir voiture dans l’année. Le pis est que, la
question littéraire mise à part, une féerie qui aura deux cents
représentations ressemble absolument à une féerie qui en aura
seulement vingt. Pour mettre la main sur la bonne, il faut avoir un
flair particulier, il faut sentir de loin les pièces de cent sous, rien de
plus. Le hasard remplace l’intelligence. Le décorateur et le costumier
aident le hasard.
La féerie, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, n’est plus qu’un
spectacle pour les yeux. Il y a quelques cinquante ans, lors de la
vogue du Pied de Mouton et des Pilules du Diable, une féerie
ressemblait à un grand vaudeville mêlé de couplets, dans lequel les
trucs jouaient la partie comique. Au lieu de palais ruisselant d’or et
de pierreries, au lieu d’apothéoses balançant des femmes à demi nues
dans des clartés de paradis, on voyait des hommes se changer en
seringues gigantesques, des canards rôtis s’envoler sous la fourchette
d’un affamé, des branches d’arbre donner des soufflets aux passants.
Mais ce genre de plaisanteries s’est démodé, l’ancienne féerie a
semblé vieillotte et trop naïve. Alors, sans songer un instant à
renouveler le genre par le dialogue, le mérite littéraire du texte, on a,
au contraire, diminué de plus en plus le dialogue, réduit la pièce à
être uniquement un prétexte aux splendeurs de la mise en scène.
280
Rien de plus banal qu’un sujet de féerie. Il existe un plan accepté
par tous les auteurs : deux amoureux dont l’amour est contrarié, qui
ont pour eux un bon génie et contre eux un mauvais génie, et qu’on
marie quand même au dénoûment, après les voyages les plus
extravagants dans tous les pays imaginables. Ces voyages, en
somme, sont la grande affaire, car ils permettent au décorateur de
nous promener au fond de forêts enchantées, dans les grottes nacrées
de la mer, à travers les royaumes inconnus et merveilleux des
oiseaux, des poissons ou des reptiles. Quand les acteurs disent
quelque chose, c’est uniquement pour donner le temps aux
machinistes de poser un vaste décor, derrière la toile de fond.
J’avoue, pourtant, n’avoir pas la force de me fâcher. S’il est bien
entendu que toute prétention de littérature dramatique est absente, il
y a là un véritable émerveillement. Les acteurs ne sont plus que des
personnages muets et riches, perdus au milieu d’une prodigieuse
vision. Au fond de sa salle, on peut se croire endormi, rêvant d’or et
de lumière ; et même les mots bêtes qu’on entend, malgré soi, par
moments, sont comme les trous d’ombre obligés qui gâtent les plus
heureux sommeils. Les ballets sont charmants, car les danseuses
n’ont rien à dire. Il y a toujours bien deux ou trois actrices jolies,
montrant le plus possible de leur peau blanche. On a chaud, on
digère, on regarde, sans avoir la peine de penser, bercé par une
musique aimable. Et, après tout, quand on va se coucher, on a passé
une agréable soirée.
Certes, au théâtre, il faut laisser un vaste cadre à l’adorable école
buissonnière de l’imagination. La féerie est le cadre tout trouvé de
cette débauche exquise.
Je veux dire quelle serait la féerie que je souhaite. Le plus grand
de nos poètes lyriques en aurait écrit les vers ; le plus illustre de nos
musiciens en composerait la musique. Je confierais les décors aux
peintres qui font la gloire de notre école, et j’appellerais les premiers
d’entre nos sculpteurs pour indiquer des groupes et veiller à la
perfection de la plastique. Ce n’est pas tout, il faudrait, pour jouer ce
chef-d’œuvre, des femmes belles, des hommes forts, les acteurs
célèbres dans le drame et dans la comédie. Ainsi, l’art humain tout
entier, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, le génie
281
dramatique, et encore la beauté et la force, se joindraient,
s’emploieraient à une unique merveille, à un spectacle qui prendrait
la foule par tous les sens et lui donnerait le plaisir aigu d’une
jouissance décuplée.
Ah ! qu’il serait temps de balayer les parades qui salissent les
scènes de nos plus beaux théâtres, de jeter au ruisseau les livrets
stupides, dont l’esprit consiste dans des calembours rances et dans
des coups de pied au derrière, les partitions vulgaires qui chantent
toutes les mêmes turlututus de foire, les trucs vieillis, les décors trop
somptueux qui ruissellent d’un or imbécile et bourgeois ! On rendrait
nos théâtres aux grands poètes, aux grands musiciens, à toutes les
imaginations larges. Dans notre enquête moderne, après nos
dissections de la journée, les féeries seraient, le soir, le rêve éveillé
de toutes les grandeurs et de toutes les beautés humaines.
282
II
J’avoue donc ma tendresse pour la féerie. C’est, je le répète, le
seul cadre où j’admets, au théâtre, le dédain du vrai. On est là en
pleine convention, en pleine fantaisie, et le charme est d’y mentir,
d’y échapper à toutes les réalités de ce bas monde.
Et quel joli domaine, cette contrée du rêve peuplée de génies
bienfaisants et de fées méchantes ! Les princesses et les bergers, les
servantes et les rois y vivent dans une familiarité attendrie, s’aimant,
s’épousant les uns les autres. Quand une montagne, un gouffre, un
univers fait obstacle aux amours des héros, la montagne est
engloutie, le gouffre se comble, l’univers s’envole en fumée, et les
héros sont heureux. Il n’y a plus de péripéties sans issue, de
dénouements impossibles, car les talismans facilitent les
combinaisons des fables les plus extravagantes. Jamais les auteurs ne
se trouvent acculés par la vraisemblance et la logique ; ils peuvent
aller dans tous les sens, aussi loin qu’ils veulent, certains de ne se
heurter contre aucune muraille. Un coup de baguette, et la muraille
s’entr’ouvre.
On peut dire que la féerie est la formule par excellence du théâtre
conventionnel, tel qu’on l’entend en France depuis que les
vaudevillistes et les dramaturges de la première moitié du siècle ont
mis à la mode les pièces d’intrigue. En somme, ils posaient en
principe l’invraisemblance, quitte à employer toute leur ingéniosité
pour faire accepter ensuite, comme une image de la vie, ce qui n’en
était qu’une caricature. Ils se gênaient dans le drame et dans la
comédie, tandis qu’ils ne se gênaient plus dans la féerie : là était la
seule différence.
283
Je voudrais préciser cette idée.
L’allure scénique d’une féerie est puérile, d’une naïveté cherchée,
allant carrément au merveilleux ; et c’est par là que la pièce enchante
les petits et les grands enfants. Plus l’invraisemblance est grande,
plus le ravissement est certain. On s’y arrête comme devant ces
théâtres de marionnettes, qui retiennent aux Champs-Élysées les
rêveurs qui passent. Il semble que ces personnages fantasques et cette
action folle soient des symboles, derrière lesquels on entend
l’humanité s’agiter avec des rires et des larmes. Les joujoux, je parle
des joujoux à bon marché, les chevaux, les moutons, les poupées,
toutes ces bêtes en carton, grossièrement peinturlurées et si
extraordinaires de formes, ont aussi cette invraisemblance lamentable
ou grotesque qui ouvre l’au delà de la vie. En les regardant, on
échappe à la terre, on entre dans le monde de l’impossible. J’adore
ces joujoux comme j’adore les féeries.
La comédie et le drame, au contraire, sont tenus a être
vraisemblables. Une nécessité les attache aux pavés des rues. Ils
mentent, mais il faut qu’ils mentent avec des ménagements infinis,
sous peine de nous blesser. Le triomphe de nos auteurs a été de
déguiser le plus possible leurs mensonges, grâce à toute une
convention savamment réglée ; de là, le code du théâtre. Ils nous ont
peu à peu habitués au personnel comique ou dramatique, qui n’est
autre qu’un personnel de féerie, sans paillette, sans truc, effacé et
rapetissé. Pour moi, entre un roi de féerie et un prince des vaudevilles
de Scribe, je ne fais qu’une différence : tous les deux sont
mensongers, seulement le premier me ravit, tandis que le second
m’irrite. Et il en est ainsi pour tous les personnages : ils ne sont pas
plus humains dans un genre que dans l’autre ; ils s’agitent également
en pleine convention.
Je ne parle pas de l’intrigue elle-même ; je trouve, pour ma part,
bien plus raisonnables les combinaisons scéniques de Rothomago,
par exemple, que celles d’une foule de pièces dites sérieuses, dont il
est inutile de citer les titres.
J’en veux arriver à cette conclusion, que le charme de la féerie est
pour moi dans la franchise de la convention, tandis que je suis, par
contre, fâché de l’hypocrisie de cette convention, dans la comédie et
284
le drame. Vous voulez nous sortir de notre existence de chaque jour,
vous avancez comme argument que le public va chercher au théâtre
des mensonges consolants, vous soutenez la thèse de l’idéal dans
l’art, eh bien ! donnez-nous des féeries. Cela est franc, au moins.
Nous savons que nous allons rêver tout éveillés. Et, d’ailleurs, une
féerie n’est pas même un mensonge, elle est un conte auquel
personne ne peut se tromper. Rien de bâtard en elle, elle est toute
fantaisie. L’auteur y confesse qu’il entend rester dans l’impossible.
Passez à un drame ou à une comédie, et vous sentez
immédiatement la convention devenir blessante. L’auteur triche. Il
marche, dès lors, sur le terrain du réel ; mais comme il ne veut pas
accepter ce terrain loyalement, il se met à argumenter, il déclare que
le réel absolu n’est pas possible au théâtre, et il invente des ficelles, il
tronque les faits et les gens, il cuisine cet abominable mélange du
vrai et du faux qui devrait donner des nausées à toutes les personnes
honnêtes. Le malheur est donc que nos auteurs, en quittant les
féeries, en gardent la formule, qu’ils transportent sans grands
changements dans les études de la vie réelle ; ils se contentent de
remplacer les talismans par les papiers perdus et retrouvés, les
personnages qui écoutent aux portes, les caractères et les
tempéraments qui se démentent d’une minute à l’autre, grâce à une
simple tirade.
Un coup de sifflet, et il y a un changement à vue dans le
personnage comme dans le décor.
Si réellement la vérité était impossible au théâtre, si les critiques
avaient raison d’admettre en principe qu’il faut mentir, je répéterais
sans cesse : « Donnez-nous des féeries, et rien que des féeries ! » La
formule y est entière, sans aucun jésuitisme. Voilà le théâtre idéal tel
que je le comprends, faisant parler les bêtes, promenant les
spectateurs dans les quatre éléments, mettant en scène les héros du
Petit Poucet et de la Belle au bois dormant. Si vous touchez la terre,
j’exige aussitôt de vous des personnages en chair et en os, qui
accomplissent des actions raisonnables. Il faut choisir : ou la féerie
ou la vie réelle.
Je songeais à ces choses, en voyant l’autre soir Rothomago, que le
Châtelet vient de reprendre avec un grand luxe de costumes et de
285
décors. Certes, cette féerie, au point de vue littéraire, ne vaut guère
mieux que les autres ; mais elle est gaie et elle a le mérite d’être un
bon prétexte aux splendeurs de la mise en scène.
Rien de plus démocratique, d’ordinaire, que le sujet de ces pièces.
Ainsi, Rothomago repose sur le double amour d’un jeune prince pour
une bergère et d’une jeune princesse pour un paysan. Naturellement,
le prince et la princesse qu’on veut marier ensemble finissent par
épouser chacun l’objet de sa flamme. Et remarquez que prince et
princesse sont adorables, qu’ils feraient un couple charmant.
N’importe, ils ne s’aiment pas, la force des talismans les empêche de
se voir sans doute, et leurs cœurs s’en vont malgré tout courir la
prétentaine au village. Tout cela est fou, et c’est pourtant ce qu’il y a
de plus raisonnable dans l’œuvre, car je ne raconte pas les
promenades dans les airs sur un dragon, ni les histoires de pirates qui
viennent enlever les villageoises dans les blés.
286
III
J’ai vu, au théâtre de la Gaieté : le Chat botté, une féerie de MM.
Blum et Tréfeu.
Quels adorables contes que ces contes de Perrault ! Ils ont une
saveur de naïveté exquise. On a fait plus ingénieux, plus littéraire ;
mais on n’a pas retrouvé cet accent si fin de bonhomie et de malice.
Cela nous vient directement de notre vieille France ; je ne parle point
des sujets, car des savants se sont amusés à les retrouver un peu dans
toutes les mythologies ; je parle du ton gaillard et franc, de la
simplicité de la fable. Le conteur a dit tout carrément ce qu’il avait à
dire, et l’humanité vit sous chaque ligne.
Je sais bien que, de nos jours, on a trouvé Perrault immoral. Nous
avons, comme personne ne l’ignore, une moralité très chatouilleuse.
Où nos pères riaient, nous rougissons. Le mot nous effraie surtout,
car nous savons encore nous accommoder avec la chose. Nous
mettons des feuilles de vigne aux antiques, et nos filles baissent le
nez en passant, ce qui prouve qu’elles sont très avancées pour leur
âge. Cela est d’une hypocrisie raffinée, dont la pointe ajoute un
ragoût aux plaisirs défendus. On ne sait plus regarder la vie en face,
avec un franc et limpide regard.
Donc, les contes de Perrault sont devenus immoraux ; je veux dire
qu’on en discute les conclusions au point de vue de la leçon morale.
On voudrait que le bon Dieu, la Providence et le reste fussent dans
l’affaire. Voici, par exemple, le Chat botté, ce merveilleux chat qui se
met au service du marquis de Carabas et qui le marie à la plus belle
des princesses, grâce à l’agilité de ses pattes et à la fertilité de ses
ruses. C’est un maître trompeur ; il ment avec un aplomb parfait, il
287
dupe les petits et les grands.
Son unique qualité est d’être fidèle à la fortune de son marquis.
Imaginez un valet de l’ancienne comédie, un de ces coquins qui ont
tous les tours dans leur sac et qui ne triomphent que par des
inventions du diable.
Voilà notre morale indignée. Admirable sujet pour faire un sermon
contre le mensonge ! S’il y a une fortune mal acquise, c’est à coup
sûr celle du marquis de Carabas. Il se nourrit de vol, il épouse la fille
d’un roi, par une série de stratagèmes qui, de nos jours, mèneraient
tout droit un gendre sur les bancs de la police correctionnelle. Et l’on
ose mettre de pareilles histoires entre les mains des enfants ? On veut
donc qu’ils deviennent des escrocs ? Ils ne sauraient prendre là que le
goût des chemins tortueux. La conclusion du conte est, en somme,
que pour réussir l’habileté vaut mieux que l’honnêteté.
Ô siècle pudique et moral, où les bourgeois ont peur des œuvres
écrites comme les femmes laides ont peur des miroirs ! Au théâtre,
on exige que la vertu soit récompensée. Dans le roman, on veut deux
nobles âmes contre une âme basse, de même que dans certaines
confitures de fruits amers il faut deux livres de sucre contre une livre
de fruits. Cela est tout nouveau, c’est une fièvre d’hypocrisie à l’état
aigu. Et les symptômes sont nombreux, les choses les plus naturelles
deviennent indécentes, lorsqu’on a une préoccupation continue de
l’indécence. Rien de pareil dans la belle santé sanguine des siècles
passés. Sans remonter à Rabelais, lisez La Fontaine et Molière, tout
le seizième siècle et tout le dix-septième, vous ne trouverez nulle part
ce prurit de morale, qui semble être la démangeaison de nos vices.
On riait haut, on parlait de tout, même devant les dames ; personne
ne croyait qu’il fût nécessaire de surveiller à chaque heure sa propre
honnêteté et celle du voisin.
On était de braves gens, cela allait de soi. Pour le reste, on aimait
la vie et on ne boudait pas contre ce qui vivait.
Est-ce parce que les contes de Perrault sont jugés d’une morale
trop élastique que les auteurs du Chat botté n’ont pas suivi ce conte à
la lettre ? Cela est possible. Pour que le conte fût exemplaire
aujourd’hui, il faudrait y introduire un honnête prétendant à la main
de la jeune princesse, un ingénieur, de mœurs parfaites et ayant
288
conquis tous ses grades dans les concours et les examens ; au
dénouement, ce serait lui qui, par son mérite, deviendrait le gendre
du roi, après avoir confondu ce filou de Chat botté et son marquis
d’occasion. Cela ferait pâmer nos demoiselles. Je plaisante, et une
colère me prend, à la pensée de ce « comme il faut » littéraire, qui
aurait noyé pour un siècle notre littérature, si des esprits entêtés
n’avaient résisté. Pauvre chat botté, qui aimera encore ta grâce féline,
ta sournoiserie pleine de sauts brusques, ton art de vivre, gros et gras,
sur la paresse et sur la sottise humaines ? Tu es la vie, et c’est pour
cela, heureusement, que tu es éternel.
289
IV
Si la féerie doit trouver grâce pour la largeur poétique qu’elle
pourrait atteindre, l’opérette est une ennemie publique qu’il faut
étrangler derrière le trou du souffleur, comme une bête malfaisante.
Elle est, à cette heure, la formule la plus populaire de la sottise
française. Son succès est celui des refrains idiots qui couraient
autrefois les rues et qui assourdissaient toutes les oreilles, sans qu’on
pût savoir d’où ils venaient. Depuis qu’elle règne, ces refrains du
passé ont disparu ; elle les remplace, elle fournit des airs aux orgues
de Barbarie, elle rend plus intolérables les pianos des femmes
honnêtes et des femmes déshonnêtes. Son empire désastreux est
devenu tel, que les gens de quelque goût devront finir par s’entendre
et par conspirer, pour son extermination.
L’opérette a commencé par être un vaudeville avec couplets. Elle
a pris ensuite l’importance d’un petit opéra-bouffe. C’était encore
son enfance modeste ; elle gaminait, elle se faisait tolérer en prenant
peu de place. D’ailleurs, elle ne tirait pas à conséquence, se
permettant les farces les plus grosses, désarmant la critique par la
folie de ses allures. Mais, peu à peu, elle a grandi, s’est étalée chaque
jour davantage, de grenouille est devenue bœuf ; et le pis est qu’elle
s’est ainsi élargie, sans cesser d’être une parade grossière, d’un
grotesque à outrance qui fait songer aux cabanons de Bicêtre.
D’un acte l’opérette s’est enflée jusqu’à cinq actes. Le public, au
lieu de s’en tenir à un éclat de rire d’une demi-heure, s’est habitué à
ce spasme de démence bête qui dure toute une soirée. Dès lors, en se
voyant maîtresse, elle a tout risqué, menant les spectateurs dans son
boudoir borgne, prenant d’un entrechat, sur les plus grandes scènes,
290
la place du drame agonisant.
Elle a dansé son cancan, en montrant tout ; elle a rendu célèbres
des actrices dont le seul talent consistait dans un jeu de gorge et de
hanches. Tout le vice de Paris s’est vautré chez elle, et l’on peut
nommer les femmes auxquelles une façon de souligner les couplets
grivois a donné hôtel et voiture.
Cela ne suffisait point encore. L’opérette a rêvé l’apothéose. M.
Offenbach, pendant sa direction a la Gaîté, a exhumé ses anciennes
opérettes des Bouffes, entre autres son Orphée aux enfers, joué
autrefois dans un décor étroit et avec une mise en scène relativement
pauvre ; il les a exhumées et transformées en pièces à spectacle,
inventant des tableaux nouveaux, grandissant les décors, habillant ses
acteurs d’étoffes superbes, donnant pour cadre à la bêtise du dialogue
et aux mirlitonnades de la musique tout l’Olympe siégeant dans sa
gloire. D’un bond, l’opérette voulait monter à la largeur des grandes
féeries lyriques. Elle ne saurait aller plus haut Son incongruité, ses
rires niais, ses cabrioles obscènes, sa prose et ses vers écrits pour des
portiers en goguette, se sont étalés un instant au milieu d’une
splendeur de gala, comme une ordure tombée dans un rayonnement
d’astre.
Même elle était montée trop haut, car elle a failli se casser les
reins. M. Offenbach n’est plus directeur, et il est à croire qu’aucun
théâtre ne risquera à l’avenir deux ou trois cent mille francs pour
montrer une petite chanteuse, toute nue, sifflotant une chanson de pie
polissonne, sous flamboiement de feux électriques. N’importe,
l’opérette a touché le ciel, la leçon est terrible et complète. Je ne veux
pas détailler les méfaits de l’opérette. En somme, je ne la hais pas en
moraliste, je la hais en artiste indigné.
Pour moi, son grand crime est de tenir trop de place, de détourner
l’attention du public des œuvres graves, d’être un plaisir facile et
abêtissant, auquel la foule cède et dont elle sort le goût faussé.
L’ancien vaudeville était préférable. Il gardait au moins une
platitude bonne enfant. D’autre part, si l’on entre dans le relatif du
métier, il est certain qu’il était moins rare de rencontrer un vaudeville
bien fait qu’il ne l’est aujourd’hui de tomber sur une opérette
supportable. La cause en est simple. Les auteurs, quand ils avaient
291
une idée drôle, se contentaient de la traiter en un acte, et le plus
souvent l’acte était bon, l’intérêt se soutenait jusqu’au bout.
Maintenant, il faut que la même idée fournisse trois actes,
quelquefois cinq. Alors, fatalement, les auteurs allongent les scènes,
délayent le sujet, introduisent des épisodes étrangers ; et l’action se
trouve ralentie. C’est ce qui explique pourquoi, généralement, le
premier acte des opérettes est amusant, le second plus pâle, le dernier
tout à fait vide. Quand même, il faut tenir la soirée entière, pour ne
partager la recette avec personne. Et le mot ordinaire des coulisses
est que la musique fait tout passer.
M. Offenbach est le grand coupable. Sa musique vive, alerte,
douée d’un charme véritable, a fait la fortune de l’opérette. Sans lui,
elle n’aurait jamais eu un si absolu triomphe. Il faut ajouter qu’il a
été singulièrement secondé par MM. Meilhac et Halévy, dont les
livrets resteront comme des modèles. Ils ont créé le genre, avec un
grossissement forcé du grotesque, mais en gardant un esprit très
parisien et une finesse charmante dans les détails. On peut dire de
leurs opérettes qu’elles sont d’amusantes caricatures, qui se haussent
parfois jusqu’à la comédie.
Quant à leurs imitateurs, que je ne veux pas nommer, ce sont eux
qui ont traîné l’opérette à l’égout. Et quels étranges succès, faits d’on
ne sait quoi, qui s’allument et qui brûlent comme des traînées de
poudre ! On peut le définir : la rencontre de la médiocrité facile d’un
auteur avec la médiocrité complaisante d’un public. Les mots qui
entrent dans toutes les intelligences, les airs qui s’ajustent à toutes les
voix, tels sont les éléments dont se composent les engouements
populaires.
On nous fait espérer la mort prochaine de l’opérette. C’est, en
effet, une affaire de temps, selon les hasards de la mode. Hélas !
quand on en sera débarrassé, je crains qu’il ne pousse sur son fumier
quelque autre champignon monstrueux, car il faut que la bêtise sorte
quand même, comme les boutons de la gale ; mais je doute vraiment
que nous puissions être affligés d’une démangeaison plus
désagréable.
292
V
Quelle marâtre que la vogue ! Comme elle dévore en quelques
années ses enfants gâtés ! Le cas de M. Offenbach est fait pour
inspirer les réflexions les plus philosophiques.
Songez donc ! M. Offenbach a été roi. Il n’y a pas dix ans, il
régnait sur les théâtres ; les directeurs à genoux, lui offraient des
primes sur des plats d’argent ; la chronique, chaque malin, lui tressait
des couronnes. On ne pouvait ouvrir un journal sans tomber sur des
indiscrétions relatives aux œuvres qu’il préparait, à ce qu’il avait
mangé à son déjeuner et à ce qu’il mangerait le soir à son dîner. Et
j’avoue que cet engouement me semblait explicable, car M.
Offenbach avait créé un genre ; il menait avec ses flonflons toute la
danse d’une époque qui aimait à danser. Il a été et il restera une date
dans l’histoire de notre société.
Il y a dix ans ! et, bon Dieu ! comme les temps sont changés ! Il
faut se souvenir que ce fut lui qui conduisit le cancan de l’Exposition
universelle de 1867. Dans tous les théâtres, on jouait de sa musique.
Les princes et les rois venaient en partie fine à son bastringue. Plus
d’une Altesse, que ses turlututus grisaient, fit cascader la vertu de ses
chanteuses. Son archet donnait le branle à ce monde galant, qui
l’appelait « maître ». Maître n’était pas assez, il passait au rang de
dieu. Comme le Savoyard qui fait sauter du pied ses pantins enfilés
dans un bout de corde, il a dû avoir de belles jouissances d’amourpropre, lui qui faisait sauter, nez contre nez, ventre contre ventre, des
princes et des filles.
Et voilà qu’aujourd’hui le dieu est par terre. Nous avons encore
une Exposition universelle ; mais d’autres amuseurs ont pris le pavé.
293
Toute une poussée nouvelle de maîtres aimables se sont emparés
des théâtres, si bien que l’ancêtre, le dieu de la sauterie, a dû rester
dans sa niche, solitaire, rêvant amèrement à l’ingratitude humaine. À
la Renaissance, le Petit Duc ; aux Folies-Dramatiques, les Cloches de
Corneville ; aux Variétés, Niniche ; aux Bouffes, clôture ; et c’est
certainement cette clôture qui a été le coup le plus rude pour M.
Offenbach. Les Bouffes fermant pendant une Exposition universelle,
les Bouffes qui ont été le berceau de M. Offenbach ! n’est-ce pas
l’aveu brutal que son répertoire, si considérable, n’attire plus le
public et ne fait plus d’argent ?
La chute est si douloureuse que certains journaux ont eu pitié.
Dans ces deux derniers mois, j’ai lu à plusieurs reprises des notes
désolées. On s’étonnait avec indignation que M. Offenbach fût ainsi
jeté de côté comme une chemise sale. On rappelait les services qu’il
a rendus à la joie publique, on conjurait les directeurs de reprendre au
moins une de ses pièces, à titre de consolation. Les directeurs
faisaient la sourde oreille. Enfin, il s’en est trouvé un, M.
Weinschenck, qui a bien voulu se dévouer. Il vient de remonter à la
Gaîté Orphée aux Enfers. J’ignore si l’affaire est bonne ; mais M.
Weinschenck aura tout au moins fait une bonne action. Le principe
des turlututus est sauvé, il ne sera pas dit qu’il y aura eu une
Exposition universelle sans la musique de M. Offenbach.
Certes, je n’aime point à frapper les gens à terre. J’avoue même
que je suis pris d’attendrissement et d’intérêt pour M. Offenbach,
maintenant que la vogue l’abandonne. Autrefois, il m’irritait ; les
succès menteurs m’ont toujours mis hors de moi. Voilà donc la
justice qui arrive pour lui, et c’est une terrible chose pour un artiste
que cette justice, lorsqu’il est encore vivant et qu’il assiste à sa
déchéance.
Le public est un enfant gâté qui brise ses jouets, quand ils ont
cessé de l’amuser. On est devenu vieux, on a fait le rêve d’une
longue gloire, aveuglé sur sa propre valeur par les fumées de l’encens
le plus grossier, et un jour tout croule, la gloire est un tas de boue, on
se voit enterré avant d’être mort. Je ne connais pas de vieillesse plus
abominable.
Puisque je suis tourné à la morale, je tirerai une conclusion de
294
cette aventure. Le succès est méprisable, j’entends ce succès de
vogue qui met les refrains d’un homme dans la bouche de tout un
peuple. Être seul, travailler seul, il n’y a pas de meilleure hygiène
pour un producteur. On crée alors des œuvres voulues, des œuvres où
l’on se met tout entier ; dans les premiers temps, ces œuvres peuvent
avoir une saveur amère pour le public, mais il s’y fait, il finit par les
goûter. Alors, c’est une admiration solide, une tendresse qui grandit à
chaque génération. Il arrive que les œuvres, si applaudies dans l’éclat
fragile de leur nouveauté, ne durent que quelques printemps, tandis
que les œuvres rudes, dédaignées à leur apparition, ont pour elles
l’immortalité. Je crois inutile de donner des exemples.
Je dirai aux jeunes gens, à ceux qui débutent, de tolérer avec
patience les succès volés dont l’injustice les écrase. Que de garçons,
sentant en eux le grondement d’une personnalité, restent des heures,
pâles et découragés, en face du triomphe de quelque auteur
médiocre ! Ils se sentent supérieurs, et ils ne peuvent arriver à la
publicité, toutes les voies étant bouchées par l’engouement du public.
Eh bien ! qu’ils travaillent et qu’ils attendent ! Il faut travailler,
travailler beaucoup, tout est là ; quant au succès, il vient toujours trop
vite, car il est un mauvais conseiller, un lit doré où l’on cède aux
lâchetés.
Jamais on ne se porte mieux intellectuellement que lorsqu’on
lutte.
On se surveille, on se tient ferme, on demande à son talent le plus
grand effort possible, sachant que personne n’aura pour vous une
complaisance. C’est dans ces périodes de combat, quand on vous nie
et qu’on veut affirmer son existence, c’est alors qu’on produit les
œuvres les plus fortes et plus intenses. Si la vogue vient, c’est un
grand danger ; elle amollit et ôte l’âpreté de la touche.
Il n’y a donc pas, pour un artiste, une plus belle vie que vingt ou
trente années de lutte, se terminant par un triomphe, quand la
vieillesse est venue. On a conquis le public peu à peu, on s’en va
dans sa gloire, certain de la solidité du monument que l’on laisse.
Autour de soi, on a vu tomber les réputations de carton, les succès
officiels. C’est une grande consolation que de se dire, dans toutes les
misères, que la vogue est passagère et qu’en somme, quelles que
295
soient les légèretés et les injustices du public, une heure vient où
seules les grandes œuvres restent debout. Malheur à ceux qui
réussissent trop, telle est la morale du cas de M. Offenbach !
296
LES REPRISES - I
C’est avec une profonde stupeur que j’ai écouté Chatterton, le
drame en trois actes d’Alfred de Vigny, dont la Comédie-Française a
eu l’étrange idée de tenter une reprise. La pièce date de 1835, et les
quarante-deux années qui nous séparent de la première représentation
semblent la reculer au fond des âges.
Dans quel singulier état psychologique était donc la génération
d’alors, pour applaudir une pareille œuvre ? Nous ne comprenons
plus, nous restons béants devant ce poème des âmes incomprises et
du suicide final. Chatterton, on ne sait trop pourquoi, traqué par ses
créanciers peut-être, mais cédant aussi à la passion de la solitude,
s’est réfugié chez un riche manufacturier, John Bell, qui lui loue une
chambre. Ce John Bel, un brutal, tyrannise sa femme, l’honnête et
résignée Ketty. Et toute la situation dramatique se trouve dans
l’amour discret et pur du poète et de la jeune femme, amour dont
l’aveu ne leur échappe qu’à l’heure suprême, lorsque Chatterton,
écrasé par la société, voulant se reposer dans la mort, vient d’avaler
un flacon d’opium.
Pour comprendre cette étonnante figure de Chatterton, il faut
avant tout reconstruire l’idée parfaite du poète, telle que la génération
de 1830 l’imaginait. Le poète était un pontife et la poésie un
sacerdoce. Il officiait au-dessus de l’humanité, qui avait le devoir de
l’adorer à genoux. C’était un messie traversant les foules, avec une
étoile au front, remplissant une fonction sacrée, dont tout l’or de la
terre n’aurait pu le payer. Ajoutez que le poète devait être un
personnage, fatal, un fils de René, de Manfred et de tous les grands
mélancoliques, portant un orage dans sa tête pâle, expiant la passion
297
humaine par une blessure toujours ouverte à son flanc.
Il était beau et providentiel, il montait son calvaire au milieu des
huées, pur comme un ange et sombre comme un bandit. Un cabotin
sublime, en un mot.
L’idéal du genre a été le Chatterton, d’Alfred de Vigny. Quand on
voudra connaître la caricature superbe du poète de 1830, il faudra
étudier ce personnage navrant et comique. Il n’est pas un des
panaches du temps que Chatterton ne se plante sur la tête. Il les a
tous, il semble avoir fait la gageure d’épuiser le ridicule et l’odieux.
Il chante la solitude, il maudit la société, il traîne à dix-huit ans un
cœur las et désabusé, il a des bottes molles, il se tord les bras à l’idée
de faire des vers pour les vendre, il passe la nuit à gesticuler et à
embrasser le portrait de son père en cheveux blancs, il se tue enfin
par monomanie, uniquement pour attraper la société. Chatterton est
un polisson, voilà mon avis tout net.
Qu’on fasse des bonshommes en carton, et qu’ils soient drôles,
passe encore ! cela ne tire pas à conséquence. Mais qu’on vienne
troubler et empoisonner les volontés jeunes avec ce fantoche funèbre,
avec ce pantin aussi faux que dangereux, voilà ce qui soulève en moi
toute ma virilité ! Le poète est un travailleur comme un autre. Dans le
combat de la vie, s’il triomphe, tant mieux ! s’il tombe, c’est sa
faute ! La société ne doit pas plus d’aide et de pitié au poète qu’elle
n’en doit au boulanger et au forgeron. Il n’y a pas de pontife, il n’y a
que des hommes, et l’énergie fait aussi bien partie du talent que le
don des vers. Le génie est toujours fort.
Comment ! on vient nous parler de mort, au seuil de ce siècle !
Nous revivons, nous entrons dans un âge d’activité colossale, nous
sommes tous pris d’un besoin furieux d’action, et il y a là un
pleurard, un polisson qui se tue et qui tue par là même la femme dont
il a troublé la cervelle.
Mais c’est un double meurtre, c’est une lâcheté et une infamie !
Que dirait-on d’un soldat qui, en face de l’ennemi, se déchargerait
son fusil dans la tête ? La nouvelle génération littéraire n’a qu’à
pousser dédaigneusement du pied le cadavre de Chatterton, pour
passer et aller à l’avenir.
D’ailleurs, c’était là une pose, pas davantage. La vanité était
298
grande, en 1830 ; et, naturellement, les poètes se taillaient euxmêmes le rôle qu’il leur plaisait de jouer. La mode était au dégoût de
la vie, au mépris de l’argent, aux invectives contre la société ; mais,
en somme, les poètes — et je parle des plus grands — faisaient très
bon ménage avec tout cela. Malgré leur désespérance et leur amour
de la mort, ces messieurs ont presque tous vécu très vieux ; en outre,
leur mépris de l’argent n’est pas allé jusqu’à leur faire refuser, les
sommes énormes qu’ils ont gagnées, et ils se sont très bien
accommodés de la société, qui les a comblés d’honneurs et d’argent.
Tous blagueurs !
J’ai entendu défendre Chatterton d’une façon bien hypocrite. Oui
sans doute, dit-on, le personnage est démodé, mais quel temps
regrettable il rappelle ! En ce temps-là, on croyait à l’âme, on était
plein d’élan, on aspirait en haut, on élargissait l’horizon de la foi et
de la poésie. Quelle plaisanterie énorme ! La vérité est que le
mouvement de 1830 a été superbe comme mise en scène. Si l’on
gratte les personnages factices, on reste stupéfait en arrivant aux
hommes vrais. Ils ne valaient pas plus que nous, soyez-en sûrs ;
même beaucoup valaient moins. Il y a eu bien de la vilenie derrière
cette pompe Qu’on ne nous force pas à des comparaisons, car nous
répondrions avec sévérité. Nous autres, nous croyons à la vérité, nous
sommes pleins de courage et de force, nous aspirons à la science,
nous élargissons l’enquête humaine, sur laquelle seront basées les
lois de demain.
Eux autres, ils nient le présent, que nous affirmons. De quel côté
sont la virilité et l’espoir ? Et qu’on attende : aux œuvres, on
mesurera les ouvriers !
Certes, le romantisme est bien mort. Je n’en veux pour preuve que
l’attitude stupéfiée des spectateurs, l’autre soir, à la ComédieFrançaise. Pendant les deux premiers actes surtout, on se regardait,
on se tâtait. Chatterton faisait l’effet d’un habitant de la lune tombé
parmi nous. Que voulait donc ce monsieur, qui se désespérait, sans
qu’on sût pourquoi, et qui se fâchait de tirer de son travail un gain
légitime ? Le quaker paraissait tout aussi surprenant. Étrange, ce
quaker qui lâche, sans crier gare, des maximes à se faire
immédiatement sauter la cervelle ! Pourquoi diable se promène-t-il là
299
dedans ! Quant à, John Bell, le tyran, le mari implacable, il est
certainement le seul personnage sympathique de la pièce. Au moins
celui-là travaille, et il apparaît comme un sage au milieu de tous les
fous qui l’entourent.
On s’extasie beaucoup sur la figure de Ketty Bell. C’est une des
créations les plus pures, dit-on, qui soient dans notre théâtre. Je le
veux bien. Mais ce personnage est un personnage négatif ; j’entends
que la pureté, la résignation, la tendresse discrète de Ketty sont
obtenues par un effacement continu. Jusqu’au dernier acte, elle n’a
pas une scène en relief. C’est une déclamation à vide sans arrêt. Elle
n’agit pas, elle se raidit dans une attitude. Le personnage, dans ces
conditions, devient une simple silhouette et ne demandait pas un
grand effort de talent.
Le drame, d’ailleurs, est la négation du théâtre, tel qu’on l’entend
aujourd’hui. Il ne contient pas une seule situation.
C’est une élégie en quatre tableaux. Les deux premiers actes sont
complètement vides. On a, dans la salle, l’impression de la nudité de
l’œuvre, maintenant qu’elle n’est plus échauffée par les phrases
démodées qui passionnaient autrefois. Le premier tableau du
troisième acte, long monologue de Chatterton dans sa mansarde, est
peut-être ce qui a le plus vieilli. Rien d’incroyable comme ce poète,
déclamant au lieu de travailler, et déclamant les choses les plus
inacceptables du monde. Enfin, le tableau du dénouement est le seul
qui reste dramatique. Un garçon qui s’empoisonne, une femme qui
meurt de la mort de l’homme qu’elle aime, cela remuera toujours une
salle.
L’avouerai-je ? ma préoccupation, ma seule et grande
préoccupation, pendant la soirée, a été le fameux escalier. Et je suis
sorti avec la conviction que cet escalier est le personnage important
du drame. Remarquez quel en est le succès. Au premier acte, quand
Chatterton apparaît en haut de l’escalier et qu’il le descend, son
entrée fait beaucoup plus d’effet que s’il poussait simplement une
porte sur la scène. Au second acte, quand les enfants de Ketty Bell
montent des fruits au pauvre poète, c’est une joie dans la salle de voir
les petites jambes des deux adorables gamins se hisser sur chaque
marche ; encore l’escalier. Enfin, au quatrième acte, le rôle de
300
l’escalier devient tout à fait décisif. C’est au pied de l’escalier que
l’aveu de Chatterton et de Ketty a lieu, et c’est par dessus la rampe
qu’ils échangent un baiser. L’agonie de Chatterton empoisonné est
d’autant plus effrayante qu’il gravit l’escalier, en se traînant. Ensuite
Ketty monte presque sur les genoux, elle entr’ouvre la porte du jeune
homme, le voit mourir, et se renverse en arrière, glissant le long de la
rampe, venant tourner et s’abattre à l’avant-scène.
L’escalier, toujours l’escalier.
Admettez un instant que l’escalier n’existe pas, faites jouer tout
cela à plat, et demandez-vous ce que deviendra l’effet. L’effet
diminuera de moitié, la pièce perdra le peu de vie qui lui reste.
Voyez-vous Ketty Bell ouvrant une porte au fond et reculant ? Ce
serait fort maigre. Voilà donc l’accessoire élevé au rôle de
personnage principal. Et je pensais au cerisier vrai qui porte de vraies
cerises, dans l’Ami Fritz. L’a-t-on assez foudroyé, ce cerisier ! La
Comédie-Française s’était déshonorée en le plantant sur ses planches.
La profanation était dans le temple. Mais il me semble, à moi, que la
profanation y était depuis quarante-deux ans, car l’escalier sort tout à
fait de la tradition.
Je dirai même que cet escalier n’est pas excusable, au point de vue
des théories théâtrales. Il n’est nécessité par rien dans la pièce, il
n’est là que pour le pittoresque. Pas une phrase du drame ne parle de
lui, aucune indication de l’auteur ne le rappelle. Au contraire, dans
l’Ami Fritz, le cerisier a son rôle marqué ; il donne un épisode
charmant. On raconte que l’escalier est une invention, une trouvaille
de madame Dorval. Cette grande artiste, qui avait certainement le
sens dramatique très développé, avait dû très bien sentir la pauvreté
scénique de Chatterton ; elle ne savait comment dramatiser cette
élégie monotone. Alors, sans doute, elle eut une inspiration, elle
imagina l’escalier ; et j’ajoute qu’un esprit rompu aux effets
scéniques pouvait seul inventer un accessoire dont le succès a été si
prodigieux. À mon point de vue, c’est l’escalier qui joue le rôle le
plus réel et le plus vivant dans le drame.
Certes, le drame est très purement écrit.
Mais cela ne me désarme pas. Cette langue correcte est aussi
factice que les personnages. On n’y sent pas un instant la vibration
301
d’un sentiment vrai. Il y a deux ou trois cris qui sont beaux ; le reste
n’est que de la rhétorique, et de la rhétorique dangereuse et
ennuyeuse. Le public a formidablement baillé.
Je remercie cependant la Comédie-Française d’avoir remonté
Chatterton. J’estime qu’on rend un grand service à noire génération
littéraire, en lui montrant le vide des succès romantiques d’autrefois.
Que tous les drames vieillis de 1840 défilent tour à tour, et que les
jeunes écrivains sachent de quels mensonges ils sont faits. Voilà les
guenilles d’il y a quarante ans, tâchez de ne plus recommencer un
pareil carnaval, et n’ayez qu’une passion, la vérité. Celle-là ne vous
ménagera aucun mécompte ; on ne rira, on ne baillera jamais devant
elle, parce qu’elle est toujours la vérité, celle qui existe.
302
II
Le théâtre de la Porte-Saint-Martin, auquel appartient la propriété
du répertoire de Casimir Delavigne, paraît user de cette propriété
avec la plus grande prudence. Il attend l’été, les lourdes chaleurs, qui
vident toutes les salles, pour hasarder un drame en vers, bien
convaincu que les recettes sont compromises à l’avance et que la
prose elle-même devient d’une digestion impossible. Casimir
Delavigne est simplement là pour boucher un trou, entre une pièce à
spectacle, comme le Tour du monde en 80 jours, et un mélodrame
populaire, comme les Deux orphelines.
Et telle est, au bout de trente ans, la gloire d’un poète acclamé,
d’un académicien, d’une personnalité littéraire, considérable en son
temps, qui a contrebalancé autrefois les succès de Victor Hugo ! Il y
a là matière à de sages réflexions. On se demande où l’on jouera dans
trente ans les pièces applaudies cette année sur nos grandes scènes,
signées de noms retentissants, déclarées de purs chefs-d’œuvre par la
bourgeoisie qui tient à suivre la mode. Évidemment, on les jouera
l’été, sur des planches encanaillées par les féeries et les pièces
militaires ; et les banquettes elles-mêmes bâilleront.
J’estime qu’on est bien sévère pour Casimir Delavigne. Autour de
moi, pendant la représentation de Louis XI, j’ai entendu des
ricanements, des plaisanteries, toute une « blague » préméditée.
Vraiment, des critiques, qui ont discuté sérieusement et sans se fâcher
les Danicheff et l’Étrangère, des écrivains qui trouvent du génie à M.
Dumas fils et qui lui accordent en outre de l’esprit, sont
singulièrement mal venus de traiter avec cette légèreté une œuvre de
grand mérite, dont certaines parties sont fort belles en somme.
303
Il n’y a pas aujourd’hui un seul de nos auteurs dramatiques qui
pourrait composer un acte aussi large que le quatrième acte de Louis
XI.
Certes, la tragédie classique est morte, le drame romantique est
mort. Qu’ils reposent en paix, ce n’est pas moi qui demanderai leur
résurrection ! Casimir Delavigne a, dans notre histoire littéraire, une
situation d’autant plus fâcheuse, qu’il a voulu rester en équilibre
entre les deux formules, demeurer le petit-neveu de Racine et devenir
le filleul de Shakespeare. Le génie ne s’accommode jamais de ces
arrangements ; il est extrême et entier. Tout concilier, croire qu’on
atteindra la perfection en prenant à chaque école ses meilleurs
préceptes, conduit droit au simple talent, et même au très petit talent.
Un tempérament d’écrivain original ne choisit pas ; il crée, il marche
à l’intensité la plus grande possible des notes personnelles qu’il
apporte. Mais si Casimir Delavigne nous apparaît aujourd’hui ce
qu’il est réellement, un arrangeur habile, un esprit souple et
intelligent, il n’en est pas moins d’une étude intéressante et il n’en
reste pas moins très supérieur aux arrangeurs de notre époque.
Et voyez l’aventure, ce qui fait sourire maintenant dans ses
œuvres, ce sont justement la rhétorique classique et la rhétorique
romantique, tout le clinquant littéraire des modes d’autrefois. Les
vers, par moment, sont abominablement plats, alourdis de
périphrases, d’une banalité de mauvaise prose ; là est l’apport
classique. Quant à l’apport romantique, il est aussi fâcheux, il
consiste dans la stupéfiante façon de présenter l’histoire et dans
l’étalage grotesque des guenilles du moyen âge. Rien ne me paraît
comique comme les romantiques impénitents d’aujourd’hui, qui
ricanent à une reprise de Louis XI.
Eh ! bonnes gens, ce sont justement les panaches et les mensonges
en pourpoint abricot de 1830, qui ont vieilli et qui gâtent l’œuvre à
cette heure !
Je ne parle pas des anachronismes qui font de Louis XI le plus
singulier cours d’histoire qu’on puisse imaginer ; il est entendu que
l’anachronisme est une licence nécessaire, sans laquelle toute
composition dramatique se trouverait entravée. Mais je parle de la
grande vérité humaine, de la vérité des caractères. Le Louis XI de
304
Casimir Delavigne, assassin, fou, lugubre, est une figure ridicule, si
on le, compare au véritable Louis XI, que la critique historique
moderne a su enfin dégager des brouillards sanglants de la légende. Il
est vu à la manière romantique, une manière noire, avec des clairs de
lune par derrière, éclairant des gibets, avec des donjons et des
tourelles, des ferrailles et des poignards, tout un tra la la de grand
opéra. La vérité se trouve à chaque scène sacrifiée à l’effet, les
personnages ne sont plus que des pantins qui montent sur des
échasses pour paraître des colosses. C’est ainsi que Casimir
Delavigne a transformé en un héros de ballade le grand roi si
énergique et si habile qui travailla un des premiers à la France
actuelle.
Nous sommes ici dans la question grave, dans le mouvement fatal
de science qui doit peu à peu influer sur notre théâtre et le renouveler.
Pendant que le romantisme combattait pour la liberté des lettres et
substituait fâcheusement une rhétorique à une rhétorique, il ne
s’apercevait pas que, parallèlement à lui, les sciences critiques
marchaient et devaient un jour le dépasser et le vaincre, comme-il
venait de vaincre l’esprit classique. Il a conquis la liberté de tout
écrire, rien de moins, rien de plus ; il a été une insurrection
nécessaire.
On peut indiquer ainsi les trois phases : règne classique,
épuisement de la langue, immobilité des formules, mort lente des
lettres ; règne romantique, révolution dans les mots, déclaration des
droits illimités de l’écrivain, bataille des opinions et fondation d’une
nouvelle Église ; règne naturaliste, plus d’Église d’aucune sorte,
création d’une méthode, enquête universelle à la seule clarté de la
vérité.
Ce qui rend aujourd’hui certaines œuvres romantiques presque
comiques, ce qui fait que la jeune génération les trouve si vieilles et
ne peut les lire sans un sourire, c’est que la critique a marché, que
l’histoire vraie commence à se dégager des documents, que nous
nous sommes mis à étudier l’homme et à en connaître les ressorts.
Interrogez les jeunes gens de vingt-cinq ans, demandez-leur ce qu’ils
pensent des plus grands poètes romantiques, ils vous répondront que
la lecture leur en est devenue impossible et qu’ils sont obligés de se
305
rejeter sur Stendhal et Balzac ; car ce qu’ils cherchent, avant tout,
c’est la science exacte de l’homme. Cela est un symptôme décisif.
Évidemment, pour tout esprit juste, le mouvement naturaliste
s’accentue, le besoin de méthode s’est propagé des sciences à la
littérature ; on ne peut plus mentir, sous peine de n’être pas écouté.
J’insiste, on ne doit pas chercher ailleurs les causes de la mort du
drame. L’esprit moderne, façonné à la vérité, ne tolère plus au
théâtre, même à son insu, les contes à dormir debout qui amusaient
nos pères. Certes, le drame historique peut renaître, mais il faudra
qu’il soit vrai, qu’il ressuscite l’histoire et ne la mette pas en
complainte pour les petits et les grands enfants.
Dès qu’un auteur dramatique se dégage des draperies de
convention et pousse un cri de vérité humaine, un frémissement
passionne la salle. Le trait restera éternel, on l’applaudira toujours, en
dehors des modes littéraires.
La représentation de Louis XI à la Porte-Saint-Martin a été
caractéristique. Rien n’est long et pénible comme les trois premiers
actes. Casimir Delavigne les a employés à peindre un Louis XI
légendaire, une figure sombre dans laquelle la cruauté domine,
malgré les touches familières et comiques. Je ne parle pas de la fable
romanesque, de ce Nemours dont le père a été assassiné sur l’ordre
de Louis XI, et qui revient à la cour comme ambassadeur de Charles
le Téméraire, avec des pensées de vengeance. Cette fable,
compliquée des tendresses de Nemours et de Marie de Comines, n’a
d’autre intérêt que de ménager une belle scène au quatrième acte. Les
personnages entrent, disent ce qu’ils ont à dire, puis s’en vont. On ne
peut guère détacher que la scène où Louis XI vient assister aux
danses des paysans et la scène dans laquelle Nemours, accomplissant
sa mission, jette aux pieds du roi son gant, que le dauphin relève.
Mais, je l’ai dit, le quatrième acte garde encore aujourd’hui une
belle largeur. Louis XI se traînant aux genoux de François de Paule,
le suppliant de prolonger son existence par un miracle, puis
confessant ses crimes ; et ensuite Nemours apparaissant un poignard
à la maintenant le roi grelottant de peur, lui laissant la vie comme
vengeance : ce sont là des situations superbes et profondes qui ont de
l’au delà. Même les vers prennent plus de concision et de force,
306
s’élèvent, sinon à la poésie, du moins à la correction et à la netteté.
Il faut citer encore la mort de Louis XI, au cinquième acte,
l’épisode emprunté à Shakespeare du roi agonisant qui voit le
dauphin, la couronne sur la tête, jouer déjà son rôle royal.
307
III
Je parlerai de deux reprises, celles de la Tour de Nesle et du
Chandelier, qui me paraissent soulever d’intéressantes réflexions, au
point de vue de la philosophie théâtrale.
L’Ambigu, éprouvé par une longue suite de désastres, a eu
l’excellente idée de rouvrir ses portes en jouant la Tour de Nesle,
dont le succès est toujours certain. La fortune de ce drame est d’être
une pièce typique, contenant la formule la plus complète d’une forme
dramatique particulière. En littérature, aussi bien au théâtre que dans
le roman, l’œuvre qui reste est l’œuvre intense que l’écrivain a
poussé le plus loin possible dans un sens donné. Elle demeure un
patron, la manifestation absolue d’un certain art à une certaine
époque.
Que l’on songe au mélodrame de 1830, et aussitôt l’idée de la
Tour de Nesle vient à l’esprit. Elle est encore à cette heure le modèle
indiscuté d’une forme dramatique qui s’est imposée pendant de
longues années ; et même aujourd’hui que cette forme est usée, la
pièce conserve presque toute sa puissance sur la foule. Telle est, je le
répète, la fortune des œuvres typiques.
La formule que représente la Tour de Nesle est une des plus
caractéristiques dans notre histoire littéraire. On pourrait dire qu’elle
exprime le romantisme intransigeant et radical. Je ne connais pas de
réaction plus violente contre notre théâtre classique, immobilisé dans
l’analyse des sentiments et des passions. Le théâtre de Victor Hugo
laisse encore des coins aux développements analytiques des
personnages. Mais le théâtre de MM. Dumas et Gaillardet coupe
carrément toutes ces choses inutiles et s’en tient d’une façon stricte
308
aux faits, à l’intrigue nouée de la façon la plus puissante, sans avoir
le moindre égard à la vraisemblance et aux documents humains.
En somme, cette formule peut se réduire à ceci : poser en principe
que seul le mouvement existe ; faire ensuite des personnages de
simples pièces d’échec, impersonnelles et taillées sur un patron
convenu, dont l’auteur usera à son gré ; combiner alors l’armée de
ces personnages de bois de façon à tirer de la bataille le plus grand
effet possible ; et aller carrément à cette besogne, ne pas faire la
petite bouche devant les mensonges monstrueux, agir seulement en
vue du résultat final, qui est d’étourdir le public par une série de
coups de théâtre, sans lui laisser le temps de protester.
On connaît le résultat. Il est réellement foudroyant. Le public suit
la terrible partie avec une émotion qui augmente à chaque tableau. Ce
spectacle tout physique le prend aux nerfs et au sang, le secoue
comme sous les décharges successives d’une machine électrique.
Une fois engagé dans l’engrenage de cet art purement mécanique, s’il
a livré le bout du doigt au prologue, il faut qu’il laisse le corps entier
au dernier acte. La langue étrange que parlent les personnages, les
situations stupéfiantes de fausseté et de drôlerie, rien n’importe plus.
On assiste à la pièce, comme on lit un de ces romans-feuilletons dont
les péripéties vous empoignent et vous brisent, à ce point qu’on ne
peut s’en arracher, même lorsqu’on en sent toute l’imbécillité.
Mais qu’arrive-t-il quand on a terminé la lecture d’une telle
œuvre ? On jette le roman, dégoûté et furieux contre soi-même.
Quoi ! on a pu perdre son temps dans cette fièvre de curiosité
malsaine ! On s’essuie la face comme un joueur qui s’échappe d’un
tripot. Et, au théâtre, la sensation est la même. Interrogez le public
qui sort, par exemple, d’une représentation de la Tour de Nesle. Sans
doute, la soirée a été remplie, et tout ce monde s’est passionné. Mais,
au fond de chacun, il y a un grand vide, de la lassitude et de la
répugnance.
Les plus grossiers sentent un malaise, comme après une partie de
cartes trop prolongée. Rien n’a parlé à l’intelligence, aucun
document nouveau n’a été fourni sur la nature et sur l’humanité.
J’ai appelé cet art un art mécanique. Je ne saurais le définir plus
exactement. Tout y est ramené à la confection d’une machine, dont
309
les pièces s’emboîtent d’une façon mathématique. Le chef-d’œuvre
du genre sera le drame où les personnages, réduits à l’état de rouages,
n’auront plus en eux aucune humanité et garderont le seul
mouvement qui conviendra à la poussée de l’ensemble. Ils ne
parleront plus, ils lanceront uniquement le mot nécessaire. Ils seront
là, non pour vivre, mais pour résumer des situations. On les aplatira,
on les allongera, on fera d’eux du zinc ou de la chair à pâté, selon les
besoins. Et les gens du métier s’extasient. Quelle facture ! quelle
entente du théâtre ! quel génie !
Vraiment, il faudrait s’entendre. Cet enthousiasme pour un art très
inférieur en somme me paraît malsain. Certes, je ne songe pas à nier
la puissance toute physique du mélodrame romantique. Mais vouloir
faire de cette formule la formule de notre théâtre national, dire d’une
façon absolue : « Le théâtre est là, » c’est pousser un peu loin
l’amour de la mécanique dramatique. Non, certes, le théâtre n’est pas
là : il est où sont Eschyle, Shakespeare, Corneille et Molière, dans les
larges et vivantes peintures de l’humanité. On ne veut pas
comprendre que nous pataugeons aujourd’hui dans la boue des
intrigues compliquées. Notre théâtre se relèvera le jour où l’analyse
reprendra sa large place, où le personnage, au lieu d’être écrasé et de
disparaître sous les faits, dominera l’action et la mènera.
Quel critique dramatique oserait dire à un débutant : « Lisez la
Tour du Nesle », lorsqu’il peut lui dire : « Lisez Tartufe, lisez
Hamlet. »
Ce qui m’irrite, c’est cette passion du succès brutal et immédiat,
c’est cette odieuse cuisine qui cache jusqu’à la vue des chefsd’œuvre. On fait du théâtre une simple affaire de poncifs, lorsque les
littératures des peuples sont là pour témoigner qu’il n’y a pas
d’absolu dans l’art dramatique et que le talent peut tout y inventer.
Chaque fois qu’on voudra vous enfermer dans un code en déclarant :
« Ceci est du théâtre, ceci n’est pas du théâtre, » répondez
carrément : « Le théâtre n’existe pas, il y a des théâtres, et je cherche
le mien. »
Mais je trouve surtout, dans la Tour de Nesle, de bien curieuses
remarques à faire au sujet de la moralité de la pièce. Vous savez quel
rôle on fait jouer aujourd’hui à la moralité. Il faut qu’un drame soit
310
moral, sans quoi il est foudroyé par les critiques vertueux. Or, il y a,
dans la Tour de Nesle, le plus incroyable entassement d’infamies
qu’on puisse rêver. Cela atteint presque à l’horreur des tragédies
grecques. Je ne parle pas de ce passe-temps que prend une reine de
France, à noyer tous les matins ses amants d’une nuit. Simple
peccadille, lorsque l’on songe que la reine en question a fait
assassiner son père et s’oublie dans les bras de ses fils. Eh bien !
toutes ces abominations sont parfaitement tolérées par le public.
C’est à peine si les critiques réactionnaires osent réclamer, pour le
principe.
Habileté suprême du génie, disent les enthousiastes. Il fallait MM.
Dumas et Gaillardet pour déguiser ainsi l’ordure. Vraiment !
J’imagine, moi, que le bois dont ils ont fabriqué leurs bonshommes,
les a singulièrement servis en cette affaire. Comment voulez-vous
qu’on se fâche contre des pantins ? Il est trop visible que ce ne sont
pas là des êtres vivants, mais de purs mannequins allant et venant au
gré des combinaisons scéniques.
Le mouvement n’est pas la vie. Puis, toute cette histoire reste dans
la légende. Au fond, il s’agit d’un conte pareil à celui du Petit Poucet,
et personne ne s’est jamais avisé de trouver l’ogre immoral.
Marguerite de Bourgogne, se vautrant dans le meurtre et la débauche,
fait simplement son métier de monstre en carton. Elle peut
épouvanter une minute l’imagination des spectateurs ; mais, dès
qu’elle est rentrée dans la coulisse, elle n’est plus, elle n’a même pas
la réalité d’une fiction logiquement déduite.
Voilà ce qui explique pourquoi les horreurs des drames
romantiques ne blessent personne : c’est qu’on ne sent pas
l’humanité engagée dans l’affaire, tellement les coquins et les
coquines y sont hors de toute réalité. Si MM. Dumas et Gaillardet
avaient mis debout une Marguerite de Bourgogne en chair et en os,
au lieu de cette étrange reine de France qui court si drôlement le
guilledou, vous entendriez les protestations indignées de la salle.
J’ose même dire que plus ils ont chargé cette figure de crimes, et plus
ils l’ont rendue acceptable. Au-delà d’une certaine limite, lorsqu’il
entre dans la fable, le mal est un plaisir dont la foule se régale.
Mettez une bourgeoise qui trompe son mari un peu crûment, le public
311
se fâchera, parce qu’il sentira que cela est vrai.
Un hasard a voulu que la Comédie-Française eût repris le
Chandelier, juste une semaine avant la reprise de la Tour de Nesle.
Eh bien ! l’adorable comédie d’Alfred de Musset a été froidement
écoulée. Cela est un fait, et la critique, pour l’expliquer, a dû s’en
prendre à la nouvelle distribution. On a trouvé Clavaroche
insupportable de brutalité et de fatuité soldatesques. Fortunio a paru
sournois et vicieux.
Quant à Jacqueline, elle est sûrement une gredine de la pire
espèce ; elle se donne sans amour, elle se prête à un jeu cruel et finit
par changer d’amant comme on change de chemise. Quels
personnages ! quelles mœurs !
Ah ! vraiment, c’est à faire saigner le cœur des honnêtes écrivains,
ce public froid et scandalisé, qui affecte de ne pas comprendre ! Quoi
de plus profondément humain que cette histoire, dont on trouverait
les éléments dans notre vieille et franche littérature ! Une femme qui
trompe son mari, qui abrite ses amours derrière la tendresse
tremblante d’un petit clerc, et qui est vaincue à la fin par tant de
jeunesse, de dévouement et de désespoir : n’est-ce pas le drame de la
passion elle-même, avec une fraîcheur de printemps exquise ?
Musset n’a jamais été plus railleur ni plus tendre ; il a touché là le
fond des cœurs. Son œuvre a le frisson de la vie, le charme d’une
analyse de poète. Chaque scène ouvre un monde. On ne sort pas du
théâtre l’âme et la tête vides, car on emporte un coin d’humanité avec
soi, sur lequel on peut rêver indéfiniment.
Mais je n’ai point à louer le Chandelier. Je désire seulement poser
côte à côte Marguerite de Bourgogne et Jacqueline. Auprès de la
reine parricide et incestueuse, mettez la bourgeoise qui trompe
simplement son mari, et demandez-vous pourquoi la seconde révolte
une salle, tandis que la première fait le régal du public. C’est que
Jacqueline n’est pas en carton, c’est qu’elle est la femme tout entière.
On la sent vivre dans ses froides coquetteries, dans la façon dont elle
joue de son mari, surtout dans cet éclat de passion qui l’anime et la
transfigure au dénouement. Elle vit : dès lors, elle est indécente.
Voilà ce que je voulais démontrer.
Que la Tour de Nesle reste dans notre musée dramatique, comme
312
l’expression curieuse de l’art d’une époque, je l’accorde volontiers.
Mais que l’on dise aux jeunes auteurs : « Faites-nous des Tour de
Nesle, » c’est ce que je me permets de trouver très fâcheux. Certes, il
n’est pas un écrivain qui ne préférerait avoir fait le Chandelier. Cette
comédie peut manquer complètement de mécanique dramatique, elle
n’en a pas moins l’éternelle jeunesse ; elle vivra toujours, aussi
fraîche, lorsque la Tour de Nesle sera, depuis longtemps, mangée par
la poussière des cartons. À quoi sert donc la fameuse mécanique, que
l’on prétend si faussement indispensable, puisqu’elle ne peut pas
faire vivre une pièce et qu’une pièce peut vivre sans elle ? Le théâtre
est libre.
313
IV
On tolère toujours une reprise ; si certaines scènes ont vieilli, si
l’on est blessé par de monstrueuses invraisemblances, si l’on
s’ennuie, on en est quitte pour dire : « Dame ! la pièce date de trente
ans, il faut tenir compte des époques et accepter les modes du temps
passé. » On en arrive, en faisant ainsi la part des engouements
d’autrefois, à supporter des choses qu’on refuserait violemment
aujourd’hui. Pour une pièce nouvelle, on se montre impitoyable ; elle
intéresse ou elle n’intéresse pas ; personne ne lui fait crédit, et
l’indifférence se produit tout de suite autour d’elle, si elle ne
passionne pas le public.
Voilà pourquoi le théâtre de la Porte-Saint-Martin, dont les
traditions sont d’exploiter le drame historique, se trouve réduit à
vivre de reprises. Les quelques drames historiques qu’il a essayé de
donner ont échoué. Les auteurs eux-mêmes me paraissent pris de
peur ; ils sentent que le goût du public n’est plus là, ils n’ont aucune
envie de perdre leur temps et de risquer encore une chute. Alors, pour
ne pas mentir à son enseigne, pour vivre d’ailleurs et boucher des
trous qu’il ne sait comment combler, le théâtre est bien forcé de
fouiller les vieux cartons et de tirer quelques recettes des grands
succès d’autrefois. Les chefs-d’œuvre du genre reparaissent ainsi
périodiquement. On n’a pas inventé une formule neuve de drame, on
vivote comme on peut avec les vieux habits et les vieux galons du
répertoire romantique. Telle est la situation exacte, et je crois que
personne ne peut me démentir. Seulement, on ne semble pas
s’apercevoir d’une chose, c’est qu’on achève de tuer le genre
historique, tel que Dumas et ses collaborateurs l’ont créé, en faisant
314
de la sorte servir leurs drames à boucher des trous.
Ces drames passent à l’état d’œuvres classiques, d’œuvres mortes,
puisqu’elles restent des types dont on ne peut plus tirer des copies.
Les reprises, d’ailleurs, ne sauraient être éternelles. Après les Trois
Mousquetaires, la Reine Margot ; après la Reine Margot, le Chevalier
de Maison-Rouge. Je consens à ce que toute la série y passe, mais
ensuite on ne recommencera sans doute pas. Il faut que notre
génération produise. Quand on aura usé toutes les anciennes pièces,
quand on aura compris que le cadre en est démodé et que décidément
le public n’en veut plus, l’heure arrivera enfin où tout le monde
sentira la nécessité d’une nouvelle forme de drame. C’est cette heurelà qui ne saurait tarder à sonner, selon moi.
Je ne dis pas autre chose depuis longtemps. J’estime que la
défense d’une idée juste suffit à la bonne volonté d’un homme. On
me prête je ne sais quelles théories révolutionnaires en art, qui, en
tous cas, seraient des théories purement personnelles. Depuis que je
vais assidûment dans les théâtres, je constate qu’il y règne un grand
malaise, que les directeurs, les auteurs, le public lui-même sont
inquiets et ne savent ce qu’ils veulent ; je me persuade de plus en
plus que, les anciennes formules ayant fait leur temps, il serait bon de
trouver un nouveau drame au plus vite. C’est ce que je répète chaque
jour, rien déplus. Maintenant, personnellement, je vois l’avenir dans
l’école naturaliste ; selon moi, pour de nombreuses raisons, le
mouvement scientifique du siècle doit fatalement gagner les
planches. Mais c’est là une opinion particulière que je défends à mes
risques et périls. Le théâtre réclame une évolution littéraire, voilà une
vérité indiscutable. Maintenant, que cette évolution se produise dans
n’importe quel sens, si elle se produit puissamment, elle me
passionnera.
La Reine Margot, que le théâtre de la Porte Saint-Martin vient de
reprendre, ne me fera pas regretter, je l’avoue, le genre dit historique.
Le sens de ces grandes machines me manque décidément. Certes,
je suis très sensible à l’ampleur du cadre, je trouve excellente cette
coupure du drame en douze ou treize tableaux ; cela permet de
multiplier les décors, de promener l’action partout, de donner de la
vie et de la mobilité à l’œuvre. Mais quel étrange emploi d’un cadre
315
aussi vaste ! Il semble que les auteurs n’aient profité de
l’élargissement du cadre que pour y élargir des mensonges. Un grand
opéra serre à coup sûr la vérité de plus près.
Que voulez-vous ? l’illusion ne se produit pas pour moi, et dès
lors je ne puis goûter aucun plaisir. Il m’est impossible d’empêcher
ma raison de fonctionner. Dans les endroits les plus pathétiques, ce
sont des réflexions, des révoltes du bon sens, qui me gâtent
absolument les meilleures scènes. Pourquoi tel personnage fait-il
cela ? pourquoi tel autre dit-il ceci ? c’est ridicule, c’est puéril, et le
reste. Je passe les soirées, dans mon fauteuil, à couver de grosses
colères, lorsque naturellement je ne demanderais pas mieux que de
m’amuser en digne bourgeois. Une scène vraie arrive-t-elle, je suis
pris tout entier, et je sens bien que la salle est prise comme moi. La
vérité est donc la grande force au théâtre, la seule force qui impose
l’illusion complète, qui donne à l’art dramatique l’intensité, du réel.
Et je ne demande pas autre chose, je demande à ce qu’on me prenne
tout entier, sans laisser à ma raison le loisir de critiquer en moi mon
émotion, à mesure qu’elle voudrait naître. Toute la théorie du théâtre
est là.
La Reine Margot est d’un art absolument inférieur. J’y vois une
exhibition, un carnaval historique, pas davantage ; cela pourrait très
bien se jouer dans une baraque de foire, si la baraque avait les
dimensions convenables.
Mais, ceci posé, il est évident que l’œuvre a été fabriquée par des
mains habiles, qu’elle contient même quelques scènes puissantes, où
l’on reconnaît la griffe d’Alexandre Dumas, cet inépuisable conteur
d’une invention si extraordinaire. Je vais tâcher d’indiquer ce qui me
plaît et ce qui me déplaît.
J’ai beaucoup entendu vanter l’exposition, la rencontre de
Coconnas et de La Mole, le soir même de la Saint-Barthélemy, leur
combat, la fuite de La Mole jusque dans la chambre de la reine
Marguerite, enfin le roi Charles IX tirant un coup d’arquebuse par
une des fenêtres du Louvre. C’est une course, un piétinement, une
bousculade à travers trois tableaux. Beaucoup de bruit, des cortèges,
des coups de fusil, du mouvement à coup sûr, mais de la vie, pas le
moins du monde ! Il ne faut pas confondre la vie avec le mouvement.
316
Je suis certain qu’un simple tableau, largement conçu, poserait
beaucoup mieux la Saint-Barthélemy que ce tourbillon de gens qui se
précipitent, sans que nous ayons le temps de faire connaissance avec
eux. Il y a simplement là un intérêt de bruit, une enfilade de scènes
destinées à agir sur le gros public. C’est l’art des tréteaux, avec les
ressources de la mise en scène moderne.
Je ne parle pas de la vérité. Une des choses qui m’ont le plus
stupéfié, ç’a été de voir une troupe de gardes, les gardes de la
duchesse de Nevers, passer par la chambre à coucher de la reine de
Navarre. La duchesse traverse la chambre, il est vrai ; mais est-il
acceptable que les gardes la traversent aussi ? Je me demande encore
ce que ces gardes font là. Une chose bien étrange aussi, c’est la façon
dont le roi tire sur le peuple. Il dirige d’abord son arme sur Henri de
Navarre, puis reculant pour ne pas céder à une pensée criminelle, il
s’écrie : « Il faut pourtant que je tue quelqu’un ! » Et il tire par la
fenêtre.
Remarquez que le Charles IX du drame est un personnage
sympathique ; les auteurs ne lui ont donné que cet accès de férocité,
pour utiliser la légende : c’est un placage visible, d’un effet qui
consterne. Le pis est qu’on charge si fortement l’arquebuse, afin
d’émouvoir la salle sans doute, que le roi a l’air de tirer un coup de
canon.
La partie la plus puissante du drame est l’empoisonnement de
Charles IX, à l’aide d’un livre de chasse, dont Catherine de Médicis a
trempé les pages dans une solution d’arsenic et qu’elle destinait à
Henri de Navarre. La fatalité vengeresse veut que la mère tue ainsi
son propre fils. Ajoutez que le duc d’Alençon, le frère du roi,
surprenant celui-ci en train de s’empoisonner, en mouillant son doigt
afin de tourner les pages, le laisse tranquillement continuer, jugeant
l’occasion bonne pour monter sur le trône. Une famille intéressante,
vraiment ! À ce propos, je faisais une réflexion. Pourquoi, au théâtre,
permet-on tous les crimes dans les familles royales ? Le théâtre
classique nous montre les rois grecs s’égorgeant entre eux avec la
plus belle facilité du monde. Les drames romantiques abusent aussi
des rois chenapans. Dans les drames bourgeois, au contraire, les trop
gros crimes indignent la salle. Sans doute, il faut porter couronne
317
pour être un gredin à son aise.
Je ne parle toujours pas de vérité. Rien n’est plus comique, au
fond, que ce roi empoisonné qui se promène encore dans une demidouzaine de tableaux, avec des accès de coliques de temps à autre. Il
finit par savoir qu’il a de l’arsenic dans le corps, et René, un savant
médecin, lui ayant dit qu’il n’y avait rien à faire, il ne fait rien pour
lutter contre la mort. Cela est inacceptable, l’arsenic est un poison
que l’on combat parfaitement.
J’ai été obsédé par cette idée pendant toute la deuxième partie du
drame : « Mais pourquoi Charles IX n’est-il pas dans son lit ? » C’est
un souci vulgaire, une préoccupation bourgeoise, je le sais ; mais je
ne puis rien contre les habitudes de mon esprit. Lisez donc Madame
Bovary, voyez comment on meurt par l’arsenic, vous me direz
ensuite si Charles IX n’est pas très drôle. Non seulement aucun des
symptômes n’est observé, mais encore il est impossible que le roi ne
se mette pas entre les mains des médecins, en leur disant de tenter
quand même la guérison.
Les personnages de Coconnas et de La Mole, qui ont fait autrefois
le succès du drame, sont des silhouettes enluminées de tons vifs pour
les spectateurs peu lettrés. D’ailleurs, la partie purement romanesque
tient fort peu de place, et l’on regrette l’histoire, cette Marguerite si
belle, que tout son siècle a adorée. Comme elle est réduite là-dedans
à un rôle de poupée vulgaire ! Elle, la savante, la spirituelle,
l’amoureuse, c’est à peine si elle est un rouage dans cette machine
dramatique. Tout se rapetisse et s’aplatit. On dirait un théâtre
mécanique. Le plus grand défaut de ces vastes pièces populaires,
découpées dans des romans, c’est de réduire ainsi les personnages les
plus importants à des emplois d’utilités ; il ne reste guère que de la
figuration ; toute la chair de l’œuvre s’en va pour ne laisser voir que
la carcasse. D’autre part, on ne comprend plus que difficilement, on
doit sans cesse suppléer à ce que les héros n’ont pas le temps de nous
dire.
Le succès de la Reine Margot a été très vif autrefois, et il est
possible que la reprise soit fructueuse. Sans doute, pour goûter une
œuvre pareille il faut une naïveté d’impressions que je n’ai plus.
Si je pouvais retrouver mes seize ans, mes durs commencements
318
de jeune homme, et reprendre une place en haut, à une des galeries,
je serais sans doute moins sévère. Mais trop d’études ont passé sur
moi, trop d’analyse et trop d’observation, pour que je puisse me
plaire à une œuvre qui m’ennuie par sa puérilité et qui me fâche par
ses mensonges. Je suis même d’avis que, si le peuple s’amuse à un
pareil spectacle, on devrait l’en sevrer, car il ne peut qu’y fausser son
jugement et y désapprendre notre histoire nationale.
319
V
La reprise du Bâtard, à la Porte-Saint-Martin, vient de remettre
pour un instant en lumière la figure d’Alfred Touroude. Il paraissait
bien oublié ; la mort, en une seule année, l’avait pris tout entier, et il
a fallu le chômage des grosses chaleurs, l’embarras des critiques qui
ne savent comment emplir leurs articles, pour ressusciter cet auteur
dramatique déjà couché dans le néant.
La mort d’Alfred Touroude a été un deuil pour ses amis. Mais l’art
n’avait déjà plus à pleurer en lui, malgré sa jeunesse, un talent dans
la fleur de ses promesses. Il est peu d’exemples d’une carrière si
courte et si bornée. Acclamé à ses débuts, il avait prouvé son
impuissance, dès sa troisième ou quatrième pièce. Il décourageait
ceux qui espéraient en son tempérament, il montrait de plus en plus
l’impossibilité radicale où il était de mettre debout une œuvre
littéraire. Chaque nouveau pas était une chute. Quand il est mort, à
moins d’un de ces prodiges de souplesse dont sa nature brutale ne
semblait guère capable, on n’osait plus attendre de lui une de ces
œuvres complètes et décisives qui classent un homme.
Et veut-on savoir où était sa plaie, à mon sens ? Il ne savait pas
écrire, il fabriquait ses pièces comme un menuisier fabrique une
table, à coups de scie et de marteau. Son dialogue était stupéfiant de
phrases incorrectes, de tournures ampoulées et ridicules. Et il n’y
avait pas que le style qui montrât le plus grand dédain de l’art, la
contexture des pièces elle-même indiquait un esprit dépourvu de
littérature, incapable d’un arrangement équilibré de poète. Il faisait
en un mot du théâtre pour faire du théâtre, comme certains critiques
veulent qu’on en fasse, sans se soucier d’autre chose que de la
320
mécanique théâtrale.
Quel exemple plein d’enseignements, si les critiques en question
voulaient bien être logiques !
Je leur ai entendu dire que Touroude avait le don, c’est-à-dire qu’il
apportait ce métier du théâtre, sans lequel, selon eux, on ne saurait
écrire une bonne pièce. Un joli don, en vérité, si ce don conduit aux
derniers drames de Touroude ! On voit par lui à quoi sert de naître
auteur dramatique, lorsqu’on ne naît pas en même temps écrivain et
poète. Il serait grand temps de proclamer une vérité : c’est qu’en
littérature, au théâtre comme dans le roman, il faut d’abord aimer les
lettres. L’écrivain passe le premier, l’homme de métier ne vient qu’au
second rang.
Je retombe ici dans l’éternelle querelle. Notre critique
contemporaine a fait du théâtre un terrain fermé où elle admet les
seuls fabricants, en consignant à la porte les hommes de style. Le
théâtre est ainsi devenu un domaine à part, dans lequel la littérature
est simplement tolérée. D’abord, sachez-fabriquer une machine
dramatique selon le goût du jour ; ensuite, écrivez en français si vous
pouvez, mais cela n’est pas absolument nécessaire. Même cela gêne,
car il est passé en axiome qu’un écrivain de race est un gêneur sur les
planches ; les directeurs se sauvent, les acteurs sont paralysés,
jusqu’au pompier de service qui sourit avec mépris !
Il n’y a qu’en France, à coup sûr, qu’on se fait une si étrange idée
du théâtre. Et encore cette idée date-t-elle uniquement de ce siècle.
Notre critique a rabaissé la question au point de vue des besoins de la
foule. Il faut des spectacles, et l’on a imaginé une formule expéditive
pour fabriquer des spectacles qui puissent plaire au plus grand
nombre. De cette manière, notre critique s’occupe seulement de la
fabrication courante, des pièces qui alimentent, au jour le jour, nos
scènes populaires, de cette masse énorme d’œuvres de camelote
destinées à vivre quelques soirées et à disparaître pour toujours.
La nécessité du métier est née de là. Le pis est que la critique veut
ramener au métier les écrivains d’esprit libre qui cherchent ailleurs et
veulent devant eux le champ vaste des compositions originales.
Cherchez dans notre histoire littéraire, vous ne trouverez pas ce
mot de métier avant Scribe. C’est lui qui a inventé l’article Paris au
321
théâtre, les vaudevilles bâclés à la douzaine d’après un patron connu.
Est-ce que Molière savait « le métier » ? On l’accuse aujourd’hui de
ne jamais avoir trouvé un bon dénouement. Est-ce que Corneille se
doutait de la façon compliquée dont on doit charpenter une œuvre
dramatique ? Le pauvre grand homme disait simplement et fortement
ce qu’il avait à dire, ses tragédies étaient de purs développements
littéraires.
Il y a plus, tout ce qui vit au théâtre, tout ce qui reste, c’est le
morceau de style, c’est la littérature. Notre théâtre classique, Molière,
Corneille, Racine, est un cours de grammaire et de rhétorique. Certes,
personne ne s’avise de célébrer l’habileté de la charpente, tandis que
tout le monde se récrie sur les beautés du style. Un exemple plus
frappant encore est celui du Mariage de Figaro. Là, Beaumarchais a
été habile, compliqué, savant dans la façon de nouer et de dénouer sa
pièce. Mais qui songe aujourd’hui à lui faire un honneur de sa
science ? L’adresse du métier est devenue le petit côté de la pièce, les
passages célèbres sont les tirades de Figaro, l’au delà littéraire et
philosophique de l’œuvre. Et l’on pourrait continuer cette revue. J’ai
souvent demandé aux critiques de bonne foi de m’indiquer une pièce
que le seul métier du théâtre ait fait vivre. Quant à moi, je leur en
citerai une douzaine, auxquelles l’art d’écrire a soufflé une éternelle
vie.
Ne prenons que les adorables proverbes de Musset. La fantaisie y
tient lieu de science, les scènes s’en vont à la débandade dans le pays
du bleu, la poésie s’y moque des règles. N’est-ce pas là pourtant du
théâtre exquis, autrement sérieux au fond que le théâtre bien
charpenté ? Quel est l’auteur qui n’aimerait pas mieux avoir écrit On
ne badine pas avec l’amour, que telle ou telle pièce, inutile à
nommer, bâtie solidement selon les règles du théâtre contemporain ?
J’ai toujours été très étonné qu’un public lettré ne se contentât pas
au théâtre d’une belle langue, d’une composition littéraire
développée par un poète ou par un penseur. Au dix-septième siècle,
on discutait les vers d’une tragédie, la philosophie et la rhétorique de
l’œuvre, sans demander à l’auteur s’il avait, oui ou non, Je don du
théâtre.
Est-il donc si difficile de passer une soirée dans un fauteuil, à
322
écouter de la belle prose, savamment écrite, et à regarder une action
qui se déroule selon le caprice de l’écrivain ? Que cette action aille à
gauche ou à droite, qu’importé ! Elle peut même cesser tout à fait,
l’art reste, qui suffit à passionner. Avec un poète, avec un penseur, on
ne saurait s’ennuyer, on le suit partout, certain de pleurer ou de rire.
Mais non, les choses ont changé. On ne s’asseoit plus que bien
rarement dans un fauteuil pour goûter un plaisir littéraire. En dehors
du style, en dehors des peintures humaines, on demande les
secousses d’une intrigue. On s’est habitué à la récréation d’un
spectacle mouvementé, la routine est venue, les pièces qui sortent du
patron adopté paraissent ennuyeuses ou bizarres. Et ce n’est pas
seulement le gros public qui a besoin aujourd’hui de ces parades de
foire, le public délicat lui-même a été atteint et réclame des œuvres
amusantes comme des histoires de revenants ou de voleurs.
La littérature ne suffit plus, elle fait bâiller.
Ajoutez à cela notre esprit latin, notre besoin de symétrie, et vous
comprendrez comment le théâtre est devenu chez nous un problème
d’arithmétique, une manière d’accommoder un fait, de la même
façon qu’on résout une règle de trois. Un code a été écrit, les auteurs
dramatiques sont devenus des arrangeurs, se moquant de la vérité, de
la littérature et du bon sens.
Alfred Touroude est donc, selon moi, une victime du métier. La
critique, en déclarant solennellement qu’il avait le don, l’a gonflé
d’un orgueil immense. Dès lors, il s’est cru le maître du théâtre, il
s’est enfoncé dans les sujets les plus étranges, il s’est imaginé qu’il
lui suffisait de charpenter un fait pour composer un chef-d’œuvre. Je
me souviens du premier acte de Jane. Cela était très saisissant, en
effet. Une femme venait d’être violée. La toile se levait, et on la
voyait évanouie après l’attentat, revenant lentement à elle, avec
l’horreur du souvenir qui s’éveillait. Puis, lorsque son mari entrait,
elle lui disait tout, dans une scène très puissante. Mais comme cela
était gâté par la langue, comme l’auteur tirait un pauvre parti de la
situation, uniquement parce qu’il ne savait pas la développer !
Donnez ce premier acte à un écrivain, et vous verrez quel tableau
complet il en fera. Cela deviendra une tragédie éternelle de vérité et
de beauté.
323
La conclusion est aisée. Touroude ne vivra pas, parce qu’il n’a pas
été écrivain. Le don du théâtre n’est rien sans le style. Il peut arriver
qu’une pièce solidement fabriquée ait un succès ; mais ce succès est
une surprise et ne saurait durer, si la pièce manque de mérite
littéraire.
324
VI
On se souvient du succès obtenu autrefois par Jean la Poste, le
gros mélodrame de M. Dion Boucicault, adapté à la scène française
par M. Eugène Nus. L’Ambigu a repris dernièrement ce mélodrame.
Je ne le connaissais pas, j’ai donc pu le juger dans toute la
fraîcheur d’une première impression. Eh bien ! mon sentiment,
pendant les dix tableaux, a été un sentiment de grande tristesse. Je
trouve absolument fâcheux que, sous prétexte de lui plaire, on serve
au peuple des œuvres d’un art si inférieur, où la vérité est blessée à
chaque scène, où l’on ne saurait sauver au passage dix phrases justes
et heureuses.
Je comprends d’ailleurs très bien le succès d’une pareille machine.
Rien n’est plus touchant que l’intrigue : cette Nora se laissant accuser
de vol pour sauver un proscrit, un noble dont elle est la sœur
naturelle, et ce Jean se dévouant pour sa fiancée Npra, prenant le vol
à son compte, se faisant condamner à être pendu. Cela remue les plus
beaux sentiments : l’amour, l’abnégation, le sacrifice. Ajoutez que le
traître Morgan est précipité dans la mer au dénoûment, tandis que
Jean peut enfin consommer son mariage en brave et honnête garçon.
Et le succès a d’autres raisons encore : deux tableaux sont très
vivants, très bien mis en scène ; celui de la noce irlandaise, avec ses
fleurs et ses couplets alternés, et celui du conseil de guerre, où le
public joue un rôle si familier et si bruyant. Enfin, il y a le décor
machiné de la fin : Jean s’échappant de son cachot, montant le long
de la tour pour rejoindre Nora qui chante sur la plate-forme ; puis la
vue de la mer immense, avec la traînée lumineuse de la lune. Voilà,
certes, des éléments d’émotion nombreux et puissants.
325
Je suis sans doute trop difficile ; car, tout en m’expliquant la
grande réussite d’une œuvre semblable, je persiste à en être triste et à
souhaiter pour les spectateurs des petites places, qu’on entend
évidemment flatter, des œuvres d’une vérité plus virile et d’une
qualité littéraire plus élevée.
Pour moi, je lâche le mot, un pareil drame n’est qu’une parade.
Les interprètes sont fatalement des queues-rouges qui grimacent des
rires ou des larmes. Cela n’est pas même mauvais, cela n’existe pas.
Les jours de réjouissances publiques, on dresse des théâtres militaires
sur l’esplanade des Invalides, où des soldats représentent des
batailles. Eh bien ! Jean-la-Posle, ou tout autre mélodrame de ce
genre, pourrait être ainsi représenté. La pièce gagnerait même à être
mimée, car on éviterait ainsi une dépense exagérée de mauvais style.
Les acteurs n’auraient qu’à mettre la main sur leur cœur pour
confesser leur amour. Je connais des pantomimes qui en disent
certainement plus long sur l’homme que l’œuvre de M. DionBoucicaut : Pierrot est plus profond que Jean, son héros, et
Colombine est plus femme que sa Nora. Ce qui me consterne, dans
un drame prétendu populaire, ce sont les peintures de surface, les
personnages plantés comme des mannequins, le mensonge continu,
étalé, triomphant. Entre un théâtre forain et un grand théâtre des
boulevards, il n’y a, à mes yeux, qu’une différence de bonne tenue.
Je causais justement de ces choses, et l’on me répondait que le
succès de la Porte-Saint-Martin était dans ces pièces grossièrement
enluminées, faites pour les tréteaux. Est-ce bien vrai ? Est-il
absolument nécessaire, par exemple, qu’un certain major, dans Jeanla-Poste, ait une attitude de pieu coiffé d’un chapeau galonné ? Est-il
nécessaire que Jean parle comme un poète incompris, en phrases
fleuries qui sont le comble du ridicule dans la bouche d’un cocher ?
Est-il nécessaire que chaque personnage enfin soit tout bon ou tout
mauvais, sans la moindre souplesse ? Je ne le crois pas.
Notre théâtre populaire est dans l’enfance, voilà la vérité. On
raconte au peuple les histoires de fées, les contes à dormir debout,
avec lesquels on berce les petits enfants. De là, la simplification des
personnages, la vie montrée en rêve, le mensonge consolant érigé en
principe. La conception du mélodrame, chez nous, est restée dans
326
l’abstraction pure : il ne s’agit pas de peindre les hommes, il s’agit de
mettre en jeu des marionnettes, avec une étiquette dans le dos, de
façon à leur faire exécuter des mouvements plus ou moins
compliqués. C’est la tragédie tombée de l’analyse psychologique à la
simple mécanique des événements. Il y aurait autre chose à faire,
j’imagine. Quoi ? C’est le secret du dramaturge qui peut surgir
demain et donner une nouvelle vie à notre théâtre. J’ai voulu
exprimer un simple sentiment, celui que tout spectateur délicat
emporte de l’audition d’un mélodrame. On trouve ce spectacle
insuffisant et médiocre, faussant le goût de la foule, l’habituant à une
sensiblerie grotesque. Les enfants aiment les pommes vertes, et les
pommes vertes leur font du mal. Il doit en être de même pour le
mélodrame, qui indigestionne le public, quand il s’en gorge. La
somme de bêtise qu’on emporte de certains spectacles est
incalculable. Quiconque ment, même dans une bonne intention, est
un menteur et cause un préjudice à la vérité et à la justice. C’est
pourquoi je préférerais une réalité plate aux grands mots qui traînent
dans les tirades des héros. Maintenant, si notre théâtre ne produisait
que des œuvres fortes, cela serait peut-être gênant ; il existe un
équilibre de sottise, sans lequel les sociétés trébuchent.
FIN
327
FIN
Merci pour votre lecture.
•
Vous pouvez maintenant :
Donner votre avis à propos de cette œuvre
•
Découvrir d’autres œuvres du même auteur
•
Découvrir d’autres oeuvres dans notre catalogue
« Essais et Chroniques »
Ou tout simplement nous rendre visite :
www.atramenta.net
Suivez-nous sur Facebook :
https://www.facebook.com/atramenta.net