SUPPLÉMENT MENSUEL PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS JUIN 2015 LE SAFIR FRANCOPHONE Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe La conférence des oiseaux du poète perse Farid al-Din Attar, illustrant le mysticisme iranien ancien. Les oiseaux y recherchent l’union avec le divin. Gayumarth, premier roi célébré dans l’épopée persane, assis sur son trône (peinture de Sultan Muhammad). Tahmurath, deuxième roi légendaire perse, vainc les démons (peinture de Sultan Muhammad). ÉDITORIAL Talal Salman Stigmatiser l’Iran… pour le désigner comme l’ennemi des Arabes L’Iran a réussi à s’imposer en Orient comme un Etat influent. Cette montée en puissance a été favorisée par de nombreux facteurs : la perte par l’Egypte de son statut de leader, les guerres livrées par les Arabes en Syrie, la prépondérance des problèmes internes accaparant les autres régimes de la région, et surtout l’abandon par les Arabes de la cause palestinienne. Le régime iranien, en revanche, n’a jamais négligé la Palestine dans son discours politique et a soutenu le jihad pour cette cause sainte. La révolution iranienne avait déjà trouvé son chemin vers plusieurs capitales arabes, dont Damas où elle avait été bien accueillie par Hafez al-Assad. Au Liban, Téhéran était devenu le partenaire de la résistance, apportant son soutien contre Israël lors de l’occupation du sud en 1978 ou de l’invasion de Beyrouth en 1982 – lorsque la résistance a forcé l’occupant israélien au départ, Téhéran fêta tout autant l’évènement. En 2006, alors que la victoire contre la nouvelle offensive israélienne offrait l’occasion historique de restaurer l’unité, les monarchies pétrolières arabes ont mené campagne contre la résistance, l’accusant d’allégeance à l’Iran. En Irak, après l’invasion des Américains auxquels s’étaient ralliés la plupart des Arabes, Téhéran fut naturellement considéré comme un partenaire dans la nouvelle répartition des pouvoirs... Devenu un acteur majeur du destin de Bagdad, l’Iran renforça son alliance avec Bachar al-Assad, qui avait hérité du rôle de son père, tandis que les Arabes… s’effaçaient littéralement. Les Irakiens ne sont plus qu’identité morcelée, entre des sunnites sous tutelle saoudo-américaine et des chiites sous tutelle irano-américaine... Dans ce jeu les sunnites apparaissent désormais comme des Arabes avec une prédominance kurde et turkmène, et les chiites comme d’autres Arabes certes, mais avec une prédominance tribale qui les lie aux bédouins du Hijaz et de Najd, marqués par la « stigmatisation iranienne » afin de les désigner comme les ennemis des sunnites, voire des Arabes en général. Au Yémen l’Arabie Saoudite et certains pays du Golfe ont falsifié la nature de la guerre actuelle contre les chiites houthis en l’assimilant à une guerre contre l’Iran perse, accusant de manière blessante les chiites arabes de privilégier leur confession au détriment de leur arabité, et l’Iran au détriment de leur patrie. L’image médiatique orchestrée est celle d’une guerre contre les chiites regroupés sous la bannière de l’Iran perse. Pourtant… même Barack Obama ne s’est pas retenu de dire à la famille royale saoudienne et à ses pairs du Golfe que les véritables problèmes, qu’ils négligent de régler, sévissent au cœur de leurs propres sociétés. Et que la sourde colère à l’égard du pouvoir, le chômage et le climat générateur de conflits qui poussent les jeunes à l’extrémisme et au désespoir dans leurs pays, sont bien plus dangereux pour eux… que l’Iran. ■ Rédacteur en chef : Talal Salman Directrice de la publication : Leila Barakat Contributeurs : Moustapha Al-Labad, Nasri Al-Sayegh, Arminée H. Choukassizian, Elie Ferzli, Mohammad Hourachi, Sami Khadra, Ghazi Wazni Traductrice : Randa Abi Aad Correctrice : Anne van Kakerken Maquettiste : Ahmed Berjaoui Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat. Publié grâce au soutien des éditions [liR]. Adresse : Le Safir francophone As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban Courriel : [email protected] www.facebook.com/safir.francophone 2 MANAGEMENT PUBLIC Un Etat de façade Les pays de la région triment. Le Liban, lui, entretient ses vitrines Leila Barakat « Celui qui ne progresse pas chaque jour, recule chaque jour », prévenait Confucius. Les Libanais trouveraient grand profit à méditer cette citation, eux qui semblent si peu s’émouvoir de la situation où s’enlise leur pays. Pendant que d’autres progressent, en Orient ou au Maghreb, le Liban régresse : force est de le constater. Travaillant fréquemment au-delà des frontières du fier petit Etat, j’ai pu observer combien, ailleurs, des forces vives se mettent au service du progrès, alors que le Liban s’affaire à préserver le clinquant de ses vitrines et refuse de regarder ce qui pourrit – lentement, irrémédiablement – sous le masque. Triste réalité. « Loubnan » s’aveugle. Il n’est qu’à prendre l’exemple de la corruption. Le Liban est classé 136ème sur 175 pays, selon l’indice de la corruption 2014 élaboré par l’ONG Transparency International. Quelqu’un travaille-t-il à réduire ce chiffre ? La Jordanie est classée 55ème selon le même indice ; confrontée à ce fléau successivement dans les deux pays, j’ai pu expérimenter ce qui les différencie. « Soit tu me donnes deux mille dollars, soit ton rapport ne sera pas approuvé » : c’est ce que m’avait dit, d’un ton glaçant, un haut fonctionnaire jordanien chargé de superviser le travail des experts dans un établissement public où je dirigeais une équipe Il en est de la prétention des Etats comme de celle des hommes. d’assistance technique. L’homme nuança ses menaces, expliquant que ce n’était pas du rançonnement, qu’il en avait besoin pour sa fille hospitalisée. C’était, bien entendu, du rançonnement. Ce que la corruption a de plus subtil, c’est qu’elle ne laisse pas de traces compromettantes. Si les pressions du fonctionnaire étaient insoutenables, elles restaient néanmoins purement verbales. Un terrible malaise me saisissait, mon orgueil refusant de reconnaître que c’était de la peur. J’étais seule, dans cette solitude terrible qui vous accable en pays étranger quand vous êtes sans attaches, sans appui. L’homme était mon supérieur hiérarchique, et – c’est bien là la réalité des rapports hommes-femmes – mon supérieur physiquement. Le rapport de forces, la logique des choses ne recommandaient-ils pas de céder ? J’avais du mal pourtant, étant fille d’un inspecteur des Finances de la race des incorruptibles – et dont l’« adaptation » au monde a été fragilisée par des principes en voie de disparition. Le courage, agrémenté d’un grain de folie, me poussa finalement à demander rendez-vous auprès du secrétaire général, la plus haute autorité administrative du ministère concerné. C’était ma parole contre celle de l’homme dont je me plaignais. Le secrétaire général choisit de me croire. Et de trancher. Mon supérieur perdit son poste. Ce n’était pas la première fois que je faisais face à la corruption ; ceux qui la repèrent au premier coup d’œil la voient resurgir de pays en pays, comme une vipère démoniaque à mille vies. Or au Liban il en avait été tout autrement. Un directeur général m’avait menacée de manière bien plus discourtoise. L’homme, corrompu jusqu’à la moelle, voulait m’extorquer une signature pour détourner des fonds publics. J’avais raconté l’affaire au ministre, son supérieur hiérarchique, j’avais écrit à la Cour des comptes, fait des rapports à l’inspection centrale. Il avait fallu une enquête de huit mois pour qu’un juge de la Cour des comptes finisse par confirmer mes dires. Mais tout cela en vain. Jamais le directeur en question ne fut sanctionné. La corruption n’est pas – loin de là – le seul domaine dans lequel la comparaison n’est guère flatteuse pour le Liban. Penchons-nous sur le domaine législatif, et comparons la façon dont le Maroc élabore ses textes de lois avec la façon dont le Liban les (mal)traite… Le Maroc a ses yeux rivés sur l’Europe. Pionnier en matière de convergence réglementaire, il a entamé le laborieux processus de faire converger ses lois vers l’Union européenne afin d’accéder au marché intérieur européen. « Le Maroc est un arbre dont les racines plongent en Afrique et qui respire par ses feuilles en Europe », proclamait le roi Hassan II. Un document conjoint fut adopté, véritable feuille de route pour le Maroc, soucieux d’arrimer son économie et son dispositif législatif aux acquis de l’UE. Je faisais alors partie de l’équipe d’experts mobilisée dans cet immense chantier qui en imposait. Pour cette mission « royale », nous avions été installés dans un lieu chargé d’histoire : les bureaux du Général Lyautey, aujourd’hui classés patrimoine mondial par l’UNESCO. Mission prestigieuse – et noble à vrai dire : rapprocher les lois, c’est rapprocher les hommes. Au pays des cèdres où, selon les dires de Montaigne, « les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois », celles-ci sont archaïques, éparpillées, faisant 3 SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2015 l’objet d’amendements partiels et fractionnés. Nos députés – élus malgré nous – auraient dû depuis longtemps se pencher sur la réforme des lois. Ils ont préféré… boycotter les réunions législatives. Le Parlement censé élire un président de la République ne fait pas son travail depuis plus d’un an… Le Maroc fait converger ses lois vers l’Union européenne ; le Liban, lui, paralyse sa Chambre. Qu’attendent alors de nous ceux qui continuent à solliciter notre expérience de « démocrates » ? Aujourd’hui la Tunisie construit et pense sa démocratie. Après la révolution, les acteurs institutionnels, conduits jusque-là comme des enfants en bas âge par la junte au pouvoir, ont pris soudainement conscience de leur maturité – et souhaitent s’en montrer dignes. On perçoit le sérieux de la révolution tunisienne à la rigueur de l’après révolution. La jeune démocratie est passée des slogans à la rigueur, et des manifestations au management. La nouvelle Constitution a consacré la démocratie locale participative, et le pays tout entier suit et s’engage dans ce processus. Ce n’est pas de l’utopie : le citoyen est désormais consulté dans l’administration de sa ville. Et comme le dit le proverbe danois, « si l’autorité n’a pas d’oreille pour écouter, elle n’a pas de tête pour gouverner ». Les Tunisiens, donc, souhaitaient « profiter de ma riche expérience » des ateliers d’urbanisme participatifs. Il est fort flatteur de voir les pays arabes considérer que nous, Libanais, sommes un modèle de modernité, surtout en matière de démocratie participative. Sauf que… il est bien dommage que nous ne le soyons pas. « Docteur Barakat, pouvez-vous nous parler des ateliers d’urbanisme participatifs organisés chez vous ? » Jamais étudiant au bac n’a autant paniqué dans une épreuve orale. J’avais envie de prendre la fuite. « Je ne suis pas experte en la matière », me suis-je contentée de répondre. « Mais vous y avez participé, sûrement, la municipalité a dû vous y convier plus d’une fois… » Plus je rougissais de honte, plus ils insistaient : « Racontez-nous comment cela se déroule… ». « Nul ne m’a jamais conviée à un atelier d’urbanisme participatif », ai-je finalement martelé. On me demanda alors où j’habitais. « A Hamra », ai-je répondu timidement. On chercha à savoir s’il s’agissait là d’une petite rue dans quelque village lointain… « C’est la rue principale de la capitale », ai-je dû avouer. Oui, le Liban se fige et la Tunisie évolue. Pour faciliter le libre accès à l’information publique, l’Etat tunisien a adopté une législation régissant le droit d’accès aux documents administratifs (par un décretloi promulgué le 26 mai 2011). Un projet de loi similaire avait été présenté au gouvernement libanais en 2002 par le bureau du ministre d’Etat pour la Réforme administrative. Il n’a jamais été adopté. En Turquie j’ai fait l’expérience d’une autre forme d’indépendance dont nous aurions aussi bien des leçons à tirer. Tout ce qui concerne l’informatique (hardware et software) y est fabriqué localement. Microsoft et comparses sont bannis. Quoi ? Mais comment un ordinateur peut-il fonctionner sans le sacro-saint logiciel Word ? Comment le monde entier peut-il tourner sans Word ? C’est pourtant simple et les logiciels créés – qu’on nous a imposés durant notre mission à Istanbul – ne sont pas plus compliqués à utiliser. « L’ordinateur a l’intelligence de celui qui s’en sert. » Avec tout le respect dû à notre « libanité » infiniment vaniteuse, la comparaison entre Istanbul et Beyrouth n’est pas non plus en notre faveur. Le premier crée. Le second importe, et à prix d’or, des logiciels fabriqués ailleurs. Notre pays surendetté verse à Microsoft, année après année, des droits exorbitants. Sans doute des fonctionnaires gourmands y ont au passage trouvé leur compte. Pourtant cela n’est pas, loin s’en faut, notre seul péché en matière d’informatique. Nos ministères ont aussi bien du mal à recruter ceux qui sauront utiliser logiciels, ordinateurs et systèmes d’information achetés : c’est que l’acquisition de ces derniers relève d’une unité technique, qui a le feu vert pour sa mission, tandis que le recrutement, extrêmement compliqué dans un pays à base confessionnelle, relève d’autres autorités. Résultat : nous sommes acheteurs et non producteurs, ce qui est un premier vilain défaut ; nous nous montrons, en plus, incapables de consommer ce que nous achetons, ce qui aggrave lourdement notre cas. Que du matériel informatique croupisse, inutilisé, dans nos louables administrations publiques, et que le plus puissant des ministres finisse par se retrouver à la merci d’un quelconque webmaster, en dit long sur notre (in)capacité à gérer les technologies de l’information et de la communication. Ce n’est pas au pays des cèdres que la prochaine Silicon Valley risque de naître… « Tout ce que l’homme est, il le doit à l’Etat : c’est là que réside son être. Toute sa valeur, toute sa réalité spirituelle, il ne les a que par l’Etat » (Friedrich Hegel). Cet Etat, c’est nous citoyens libanais qui sommes chargés de le construire. Notre renoncement à notre devoir de citoyens nous fait élire toujours la même classe politique et nous cantonne au rôle de témoins face à la déliquescence de l’Etat. Renoncer à la conviction de notre supériorité, nous ? Cela semble trop demander à l’« Homo libanicus ». Mais qu’au moins cela ne nous empêche pas de voir que les autres, par ailleurs, savent aussi se construire un avenir. Puissions-nous alors abandonner cette posture si particulière où se mêlent suffisance et ignorance, et qui a retenti à mes oreilles à chaque nouvelle mission ! En partance pour la Jordanie, des collègues m’ont demandé d’un air hautain : « Pourquoi une fille surdiplômée comme vous irait travailler chez ces Bédouins ? ». Mobilisée pour une expertise de longue durée au Maroc et en Tunisie, mes compatriotes se sont exclamés avec la vanité du paon : « Comment ? Vivre au milieu des Berbères ?! ». Prenant la route d’Istanbul, j’eus droit à l’indignation : « Chez ces têtes de Turc ? ». Or il en est de la prétention des Etats comme de celle des hommes. Drapé dans ses beaux paysages, ou ce qu’il en reste, arborant ses shopping centers huppés et insolemment luxueux, le Liban croit s’être hissé au faîte de la modernité. Il est loin d’en avoir seulement abordé les enjeux. A quoi ressemble-t-il encore sinon à une immense vitrine, illusionnant habitants et visiteurs, et tout autant illusionné lui-même dans son miroir, réduit à une vie de surface ? Du pays, dirait-on, il ne reste plus qu’une devanture ostentatoire. Notre peuple entier semble pris au piège : il a été hypnotisé par le reflet de ses propres vitrines. ■ Leila Barakat est chef d’équipe d’experts dans un projet de développement mis en œuvre en Jordanie. Ces hommes qui ne nous ressemblent pas… Deux figures ont récemment fait la une des journaux, des antihéros en chair et en os, au sens où l’antihéros met son absence de qualités au service du pire. Le premier est l’ancien ministre Michel Samaha, qui a reconnu avoir apporté de Syrie des explosifs destinés à être utilisés pour des attentats au Liban. Etre ministre et transporter des explosifs pour faire sauter ses compatriotes, cela ne se rencontre pas tous les jours. Les Libanais habitués à le voir matin, midi et soir prêcher la droiture politique dans les médias, en sont restés bouche bée. Ce qui encourage l’éclosion de telles anomalies humaines, c’est le délitement de l’Etat de droit. Pour toute peine, l’ancien ministre passera quatre ans et demi derrière les barreaux avec travaux forcés, et sera privé de ses droits civils. Un verdict qui en a scandalisé plus d’un, notamment le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt qui a estimé qu’un tel jugement légalisait l’assassinat et les attentats à la bombe. Il faut croire que les acolytes du diable n’ont plus guère de difficulté à se fondre dans l’environnement que nous leur avons créé. La seconde figure authentique d’homme perverti est celle de Rustom Ghazalé ; ancien chef du renseignement politique syrien, il a en son temps gouverné le Liban d’une main de fer et traité impitoyablement les rebelles syriens. Ce personnage sanguinaire a fini noyé dans son propre sang. Roué de coups au cours d’une querelle avec un autre cadre du renseignement qui l’a fait tabasser par ses hommes de main, il est décédé un mois plus tard à l’hôpital. Les causes précises de sa mort (orchestrée par le régime ?) n’ont jamais été éclaircies. Une fin bien humiliante pour celui qui arrosait d’humiliations publiques les leaders politiques libanais. Le mal corrosif dévore ceux qui le servent. Il convient de rappeler cependant que lorsque le fameux Rustom était au faîte de sa puissance, il était accablé de cadeaux par certains politiciens libanais, des présents qui se chiffraient en millions de dollars, parmi lesquels voitures et belles de nuit – jusqu’à l’offrande de leurs propres épouses… Les courtisans d’hier jubilent aujourd’hui, ils se moquent de la déchéance de leur prince – n’est-ce pas la preuve qu’ils sont de semblable engeance ? Par magnanimité notre confrère As-Safir a décidé de relater ces faits avec pudeur et neutralité. Nous faisons de même… ■ « Les traductions publiées dans cette revue dans le cadre du Programme d’Aide à la Publication Georges SCHEHADE, bénéficient du soutien du ministère des Affaires étrangères et du Développement international et du Service de Coopération et d’Action Culturelle de l’Ambassade de France au Liban. » 4 DOSSIER DU MOIS : VERS LE RETOUR DE L'EMPIRE PERSE ? Vers le retour de l’empire perse ? REGARD CRITIQUE L’Iran devrait être appelé « Perse islamique » Walid Joumblat Il serait nécessaire de revoir certaines appellations et certains concepts, à la lumière des déclarations de hauts responsables iraniens appelant à un retour à « l’empire historique », cela sans aucune considération – pour ne pas parler de mépris – envers les peuples arabes et leur diversité ethnique et communautaire. Nous proposons de remplacer désormais la formule « République islamique d’Iran » par celle de « Perse islamique », sachant qu’aucun des alliés de Téhéran n’a protesté contre ces déclarations. Cette appellation n’est-elle pas plus claire et proche de la réalité ? (…) L’entrée de la Perse islamique en Irak, active tant par son intervention militaire indirecte que par l’usage de certains symboles politiques, représente bien une réalité en rapport avec ces rêves d’empire historique qui ont récemment refait surface. Sur le plan de la discorde sectaire, la Perse islamique s’est clairement placée en position de confrontation avec la majorité du peuple syrien, aux côtés du gang alAssad, dès les premières heures de la révolution pacifique. Cette politique, couplée à la campagne de répression orchestrée par le régime syrien à coups de massacres et de bombardements, devait naturellement contribuer à l’émergence de mouvements extrémistes. (…) Comme le ministre des Affaires étrangères Saoud el-Fayçal a eu raison d’affirmer que la Syrie se trouvait entièrement sous occupation perse ! (…) Est-il par ailleurs nécessaire de rappeler la politique expansionniste de la Perse islamique au Soudan et aux abords de l’Égypte, même si elle y prend une autre forme ? L’accord nucléaire attendu va sans doute être conclu. La Perse islamique avait la capacité de produire une bombe atomique depuis 2008. Nous sommes bien conscients que si Téhéran possède cette bombe, le monde arabe et islamique tout entier se lancera dans une course effrénée à l’armement, mais nous ne pouvons occulter le fait que l’Occident, en restant muet face au projet nucléaire israélien, a donné à l’Iran un prétexte pour poursuivre le sien. L’accord sur le nucléaire arrive à son dénouement, mais avant que les grandes compagnies occidentales ne se précipitent pour investir sur les marchés iraniens, il serait utile de se demander si les montants en jeu, plus de 150 milliards de dollars, iront à des projets de développement en faveur des citoyens iraniens ou s’ils seront versés en priorité pour soutenir les projets expansionnistes de la Perse islamique. ■ Le Hezbollah et l’« empire iranien » Elie El Ferzli Désormais, la lutte intestine s’exporte. Car quiconque s’en prend au rattachement du Hezbollah à l’Iran, affirme ouvertement, de ce fait, qu’il combat le projet « impérialiste » de l’Iran non seulement au Liban mais dans l’ensemble de la région. Les deux coalitions libanaises en présence (celle du 8 mars, ouvertement pro-iranienne, et celle du 14 mars, alliée de l’Arabie saoudite) demeurent toutefois également impliquées dans le conflit régional, sur lequel elles misent avec une même insistance. Dans ce contexte, seul le dialogue contribue, partiellement, à épargner au Liban les retombées de leurs agendas régionaux. Ce dialogue prouve en effet qu’il s’est institutionnalisé et qu’il permet de trouver une issue aux turbulences et aux remous qui entachent plus d’un dossier. Il en fut ainsi dans le dossier sur le retrait des discours confessionnels de l’espace public, où l’unique solution consistait à dissocier les positions politiques de l’accord conclu. Peu nombreux sont ceux qui savent discerner la teneur des discours, mais la situation de fait s’est imposée d’elle-même. Si la guerre des tribunes entre les deux coalitions s’est déplacée jusqu’à La Haye à l’occasion du témoignage du président du Conseil Fouad Siniora devant le tribunal international, à son retour Nawwaf Al Moussaoui, député membre du Le roi Hushang de l’épopée perse préside aux festivités en l’honneur du feu (peinture de Sultan Muhammad). Bloc de la fidélité à la résistance, n’a pu résister à l’envie de « titiller » Siniora, à l’issue d’une allocution prononcée dans la localité de Jwayya dans le Sud Liban, le 21 mars, en lui souhaitant une « bonne fête » de Norouz (le nouvel an persan). Mais quoi qu’il en soit de ces passes d’armes internes, il est clair que le discours du parti du 14 mars s’adresse aujourd’hui plus ouvertement à l’Iran. Le Hezbollah n’essuie plus d’accusations qu’en sa qualité d’instrument iranien contrôlant le Liban. Car c’est justement à ce titre qu’il consolide la présence de l’« empire iranien » (…) ■ Le Shah Khosrow sur son trône (peinture de Agha Mirak). SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2015 DOSSIER DU MOIS : VERS LE RETOUR DE L'EMPIRE PERSE ? 5 REGARD CIRCONSPECT Une arabité vide face à la Shu’ubiyya iranienne Nasri Al-Sayegh Le génie de la nation arabe serait-il d’engendrer des guerres suicidaires et perdues d’avance ? Des guerres sans cause. Une guerre contre l’Iran, conduite par Saddam Hussein, soutenue, financée, alimentée en armements par le Golfe. Une guerre contre une révolution qui donnait pourtant du prestige à la cause palestinienne, lui offrant une ambassade et un ancrage diplomatique et politique. Guerre d’un parti qui pactise avec des rois, des sultans, des émirs, qui s’achève en une défaite fracassante dont personne ne paie le prix, hormis l’Irak, les États du Golfe étant protégés par leurs fortunes et par les armadas occidentales, notamment la flotte américaine. Puis vient une guerre contre l’Irak. L’occupation américaine s’attelle à détruire l’Irak et à le recomposer pendant que l’Arabie Saoudite et les États du Golfe se félicitent de l’affaiblissement du frère despotique. Après la guerre, les États-Unis distribuent l’héritage irakien sur bases communautaires, confessionnelles et ethniques. Sans armée, sans administration, sans police. L’Irak sombre alors dans le chaos. Israël s’en réjouit. Les Arabes se murent dans le silence. L’Iran fort et en alerte, trouve la voie ouverte et se taille une part très honorable en prenant pied dans la moitié du pays. Les alliés des Américains en Irak prennent eux aussi leur part, tant par la reconnaissance du Kurdistan que par l’accès à un pouvoir auquel ils sont portés par la force des chars. Autant de guerres gratuites et innombrables qui se soldent toutes inéluctablement par un échec. La dernière en date, déclenchée tout à la fois en Irak, en Syrie, en Libye, en Somalie et au Soudan, n’en finit pas de détruire le Yémen et ne compte elle non plus aucune victoire à son actif. Rien de neuf, donc. L’axe iranien se dresse toujours face à l’axe saoudien. Les Iraniens ont leurs alliés et les Saoudiens les leurs. Longtemps, la révolution iranienne se voulut porte-drapeau de la cause palestinienne. Mais lorsque les conflits se déclenchent et après la violation des « rêves du printemps arabe », la cause nationale palestinienne régresse sur le terrain au profit des notions de communauté et de confession religieuse. Les alliés de l’Iran sont donc les chiites de tous pays et ceux de l’Arabie Saoudite, les sunnites de tous bords. Nulle trace d’arabité, de nationalisme ou de Palestine dans l’arène désormais déserte, emplie seulement de cette extraordinaire effervescence confessionnelle qui embrase la région, de l’océan au Golfe. Et se poursuit la guerre contre le Yémen. Guerre de destruction des forces du pays et de sape de son infrastructure, en soutien aux parties opposées aux Houthis et Le Shah Khosrow, malheureux de devoir épouser la fille de l’empereur byzantin pour des raisons d’Etat, s’émeut des chants d’amour de son troubadour (peinture de Mirza Ali). aux brigades d’Ali Abdallah Saleh. Guerre de résistance sur le terrain, d’invasions, d’infiltrations, sur fond de pauvreté, de misère et de tragédie humaine. Guerre qui pousse les forces du « 14 mars » au Liban, lesquelles avaient pourtant maintes fois sonné le glas de l’arabité, la qualifiant de cadavre en putréfaction, émanation nauséabonde du parti Baas et des dictatures militaires, à revenir sur leurs positions et à adhérer à nouveau au « nationalisme arabe officiel », version saoudienne. Bien que l’Arabie Saoudite ait plus d’un antécédent en matière de création d’alliances islamiques et dans un rôle d’appui anti-arabe, cet alignement avec une arabité vide, purement formelle et foncièrement a-civilisationnelle, entend faire face à la Shu’ubiyya (1) persane, iranienne, safavide (2) et chiite, tant officielle que populaire. Guerres de perdants. Les régimes arabes qui se dressent contre leurs peuples et contre la liberté et la justice n’ont jamais réellement été du côté de la Palestine. Les causes arabes exsangues se sont vidées de leurs peuples. Cette opération d’éviction est l’œuvre conjointe de monarchies et de régimes républicains. Le bannissement des nationalistes, fort nombreux pourtant, par la force brute, ouvre grand les portes aux appartenances religieuses et à l’instrumentalisation politique de ces appartenances. L’Arabie Saoudite et les autres régimes similaires traitent généralement avec les gouvernements arabes à coups d’opérations financières ou de séduction, par appât d’influence ou de protection à leurs frontières, en vue d’empêcher l’infiltration d’idées ou de doctrines. Leur appui, apporté à des dirigeants ou à des courants déterminés, est toujours conditionnel et s’accompagne invariablement, tantôt de contraintes politiques tantôt de contraintes religieuses wahhabites. Le vide ainsi créé purifie le terrain pour un accueil favorable aux mouvements politiques ou sociaux à base confessionnelle. L’injustice généralisée à laquelle sont exposés les peuples arabes à cause de leurs dirigeants et de leurs régimes, ne trouve plus de porte-parole depuis le démantèlement des partis, des syndicats et des médias, et le musellement définitif de la liberté. Aussi lorsqu’advint la révolution iranienne, brandissant bannière pour que triomphe la justice conformément à la loi divine, trouva-t-elle un terrain favorable, notamment en milieux chiites… Et bien que les victimes de l’injustice dans les pays arabes ne soient pas particulièrement chiites, appartenant plutôt à de vastes franges populaires qui n’ont guère l’occasion de s’exprimer ou se voient refuser tout droit à la parole, la libre expression confessionnelle fut désormais possible avec le soutien de l’Iran. La révolution iranienne se conjugue ainsi avec un appui et une expansion chiites, auxquels se joignent des factions palestiniennes qui trouvent en l’Iran un soutien indéfectible. Il est donc parfaitement naturel, dans un tel enchaînement de circonstances, que les chiites s’opposent aux sunnites menés par l’Arabie Saoudite. Guerre contre la Syrie enfin. Cette guerre qui ne trouve pas d’achèvement est confessionnelle, voire interconfessionnelle, et elle se poursuit à coups d’accusations réciproques de « mécréance » (takfir). La guerre irakienne, toujours en cours également, est truffée d’incidences confessionnelles, ethniques et tribales. Dans les deux cas, l’Iran compte dans son camp les communautés chiites et alaouites. La nouvelle guerre au Yémen est sans doute la manifestation ultime de cet affrontement entre Ahl al Sunna et Ahl al Bayt en ce XXIème siècle. De telles guerres ne produisent que ruines et destruction. L’unique cause qui vaudrait la peine d’être défendue n’y est plus première, et c’est là le désastre. Il était une fois, dans un siècle arabe, des sunnites et des chiites se faisant la guerre à Bagdad et Al Hillah pendant quatre-vingt-dix-neuf ans. Il n’y eut aucun vainqueur. ■ (1) Mouvement de résistance à la domination des Arabes dans le monde musulman, né à la période abbasside et développé particulièrement en Iran. (2) Du nom de la dynastie safavide, première dynastie iranienne musulmane qui établit au XVIème siècle un pouvoir indépendant des Arabes. Ardashir enlève la favorite du roi Ardawan et pour la séduire, fonde la dynastie sassanide (peinture de Mir Musavvir). 6 DOSSIER DU MOIS : VERS LE RETOUR DE L'EMPIRE PERSE ? REGARD LAUDATIF L’Iran : un État intelligent Sami Khadra Trente-six ans après la victoire de la révolution en Iran, les peuples arabes sont en droit de s’interroger, comparativement à leur puissant voisin, sur le développement suscité chez eux pendant toutes ces années dans des domaines aussi variés que l’industrie ou l’agriculture, la technologie et la recherche, la politique, le nucléaire, l’environnement ou encore le tourisme (et la liste n’est pas exhaustive). Nul doute que l’écart est incommensurable. Nous continuons d’endurer, dans nos pays, toutes sortes de maux, dont le chômage, l’analphabétisme, le chaos politique et administratif ne sont pas les moindres. Sans oublier la pénurie (au XXIème siècle !) de services basiques vitaux tels que l’électricité, l’eau, l’instruction ou la santé publique. Pour compléter le tableau, ne manquait que le dénommé « printemps arabe », lequel nous conduisait, il y a peu, à implorer une re-colonisation salvatrice ! De son côté, la république iranienne bénéficie d’une stabilité relative qui en fait un État influent dans son environnement et dans le monde, traitant d’égal à égal avec les grandes puissances et s’imposant comme un interlocuteur désormais incontournable sur la scène internationale. Il est de notre droit, faute de pouvoir demander des comptes à quiconque, de nous interroger notamment sur le niveau intellectuel de nos gouverneurs et présidents arabes, sur la clairvoyance de leurs perceptions et la qualité de leur savoir. Tout connaisseur averti ou simple visiteur de l’Iran, les comparant avec les responsables de la république islamique, ne manquera pas de relever la culture éminente de ces derniers. En effet, la rencontre avec les leaders et hauts responsables iraniens, une écoute attentive de leurs conversations, de leurs discours politiques ou religieux lors des prêches du vendredi, dans les universités ou à l’occasion des fêtes et des grandes commémorations, permettent de déceler une admirable maîtrise scientifique, linguistique et littéraire, conjuguée avec une connaissance fascinante des domaines de la philosophie, de la logique, de l’histoire, ou encore de la jurisprudence. Les chefs iraniens, nous le voyons, reçoivent en permanence des scientifiques, des ministres, des professeurs d’universités, des chercheurs, des militaires gradés des forces armées et autres personnalités influentes des secteurs économique et social, pour des échanges enrichissants et fructueux. Il n’est donc plus guère étonnant, compte tenu de l’attention portée à la science et aux scientifiques, à la recherche et à l’innovation ainsi qu’aux politiques d’autosuffisance, de constater un apport iranien qui surprend le monde, tous les jours et en toute occasion. En revanche, dans nos pays arabes de telles rencontres et manifestations sont pratiquement inexistantes, tout comme les préoccupations scientifiques ; le désastre est tel, qu’en toute circonstance et dans tout colloque, nos gouverneurs affichent un illettrisme, voire un analphabétisme patents, et une incapacité à lire même un texte résumé rédigé par les bons soins d’un nègre, et préalablement accentué. Existe-t-il un seul gouverneur arabe ayant la compétence suffisante pour s’adresser à une assemblée universitaire, le courage d’exposer un développement avec confiance et méthode, force arguments et preuves, devant un parterre de scientifiques, de spécialistes ou d’enseignants ? C’est pourtant là un phénomène récurrent en Iran… Il s’ensuit que l’ascension fulgurante de la république islamique aux plus hautes sphères, et son accès, grâce à son apport novateur et ses générations de scientifiques confirmés, aux postes clés de la planète, sont choses parfaitement justifiées, et ne manquent pas, d’ailleurs, de se répercuter positivement sur la situation intérieure de l’Iran comme sur sa politique dans le monde. ■ Iran : une révolution toujours en marche Mohammad Hourachi Le nourrisson-héros Zal est assis près du nid d’un grand oiseau qui lui apporte des animaux pour s’en nourrir (peinture d’Abd al-Aziz dans le livre de Shah Tahmasp). La révolution islamique, dirigée par l’imam Khomeiny, a positionné l’Iran en bonne place sur l’échiquier des puissances en vue au Moyen-Orient, parmi celles que leur influence et leur aura rendent incontournables ; elle a dans le même temps instauré un pouvoir populaire et théocratique moderne digne du plus vif intérêt. Plus de trois décennies après sa naissance, des questions se posent encore sur les réalisations de l’Iran révolutionnaire au cours de ces années. Dans ce cadre, il nous semble opportun de mettre en lumière les vérités suivantes : - Cette jeune république est parvenue à repousser les dangers qui la menaçaient depuis sa création, à construire un État islamique de droit et à déjouer tous les complots destinés à ruiner son rôle et son existence. Elle s’est imposée dans la configuration géostratégique régionale malgré les tentatives des uns et des autres pour la parasiter ou la défigurer. - (…) L’économie iranienne a réussi à tirer profit de ses nombreux potentiels pour faire face à l’embargo économique et financier qui lui fut imposé dès la fin du règne du chah. L’Iran ne s’est pas contenté de ses acquis importants en matière de technologies rares, telle la nanotechnologie utilisée en ingénierie biologique, physique ou chimique, et dans d’autres champs des sciences appliquées. Avec détermination, il s’est taillé une place dans le cercle fermé des puissances nucléaires et se tient aujourd’hui sur le seuil d’une incontestable victoire politique, en arrachant à ses ennemis la reconnaissance de son droit au nucléaire. Dans l’espace, la dernière de ses innombrables réalisations scientifiques est le lancement avec succès du satellite industriel Fajr, conçu uniquement sur la base de l’expérience iranienne locale des chercheurs affiliés à l’Organisation des industries aérospatiales, elle-même rattachée au ministère iranien de la Défense. - Politiquement, la révolution est parvenue à pointer du doigt le vrai visage du conflit régional. Car celui-ci n’est ni islamo-chrétien ni inter-musulman mais bien plutôt issu des efforts incessants des peuples de la région pour extirper le cancer sioniste. La révolution a ainsi remporté une victoire pour les déshérités de la terre et les forces de libération, loin de tout fanatisme confessionnel aveugle, loin, aussi, des intérêts politiciens et économiques qui régissent généralement la politique des États dans leur approche des événements. L’Iran s’est tenu face à l’occupant aux côtés du Jihad islamique, du Hamas et autres factions de la résistance palestinienne, et ce au même titre que le Hezbollah, apportant un soutien financier et militaire inconditionnel. ■ SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2015 DOSSIER DU MOIS : VERS LE RETOUR DE L'EMPIRE PERSE ? 7 Effets économiques et stratégiques de l’entente sur le nucléaire Ghazi Wazni L’entente sur le nucléaire est historique et possède une portée stratégique et économique majeure, contribuant à la stabilisation, l’instauration de la confiance et la consolidation des relations entre les États de la région. Les effets économiques se font sentir progressivement, avec la levée de l’embargo sur les exportations pétrolières iraniennes et la libération des fonds bloqués dans les banques occidentales, dont le montant s’élève à 120 milliards de dollars ; il devient aussi possible pour l’Iran de réintégrer le système monétaire international, pendant que les sociétés du monde entier sont à nouveau autorisées à investir dans le pays. Quant aux effets stratégiques, ils se manifestent par l’ouverture de l’Iran au monde et le renforcement de son influence régionale. Les sanctions occidentales contre l’Iran ont eu toutefois de nombreuses retombées économiques et financières : - La chute de la croissance : la crispation de l’économie iranienne entre 2012 et 2013 est de l’ordre de 8,5%. - La hausse du taux de chômage, qui est passé de 10 à 20%. - Le recul des exportations pétrolières dans une proportion de 60%, passant de 2,6 millions de barils par jour en 2011 à 1,21 million en 2014, entraînant une forte baisse des rentrées annuelles, tombées de 100 à 30 milliards de dollars. - La baisse de la production pétrolière qui passe de 4 millions de barils par jour en 2011 à 2,5 millions en 2014. - La perte d’importants investissements, pour cause de rétractation des grandes sociétés internationales, notamment des compagnies pétrolières, dont les pertes en matière d’investissements dans le secteur de la nouvelle technologie pétrolière s’élevaient à 60 milliards de dollars environ en 2011. - La réduction des réserves en devises, qui chutent de 200 milliards de dollars et dont 120 restent par ailleurs gelés dans les banques occidentales. - La dévaluation du rial iranien dans une proportion excédant 56% durant la période 2012-2014, si bien qu’un dollar s’achetait pour 37000 rials. - La montée des taux d’inflation de 15 à 45%. Si les sanctions occidentales ont échoué à freiner l’expansion de l’influence régionale iranienne, notamment en Syrie, en Irak, au Liban, au Yémen et à Gaza, elles ont incontestablement réussi à exercer une forte pression économique et financière sur le pays. L’économie iranienne passe toutefois pour une économie forte dans la région, le PIB étant de 370 milliards de dollars pour une population de 77 millions d’âmes. Cela signifie que l’Iran occupe la deuxième place après l’Arabie Saoudite sur le plan économique, et la deuxième place après l’Égypte sur le plan démographique. Le pays possède également la deuxième réserve de gaz naturel et la quatrième réserve pétrolière au monde, sachant que 18 millions de barils de pétrole iranien, soit 20% des exportations pétrolières mondiales, transitent quotidiennement par le détroit d’Ormuz. L’entente sur le nucléaire aura sans aucun doute, pour l’Iran, des conséquences économiques et stratégiques dont les effets se laisseront progressivement constater : - L’augmentation des exportations pétrolières, qui devraient remonter de 1,21 à 3,6 millions de barils par jour, ne manquera pas de se répercuter positivement sur les rentrées iraniennes, d’autant plus que les recettes pétrolières constituent 70% de l’ensemble des revenus du pays. - L’Iran attend une relance de sa croissance économique, actuellement modeste (2,5%), vers des moyennes très honorables (6%), l’arrêt de l’inflation, qui a atteint le pic de 15%, la baisse du chômage qui sévit à 13%, l’assainissement du rial iranien et la dynamisation de l’activité par des investissements étrangers dits directs, actuellement faibles (3,6 milliards de dollars), grâce au concours des sociétés internationales dans tous les secteurs économiques, et notamment dans le secteur pétrolier en pénurie de 130 milliards d’investissements jusqu’en 2020. - Stratégiquement, l’entente sur le nucléaire aura pour effet de rattacher à nouveau l’économie iranienne à l’économie mondiale, de l’y intégrer et de rétablir des relations financières et bancaires entre l’Iran et le système financier mondial. Par ailleurs, elle confortera l’influence de l’Iran et sa présence régionale, lui conférant un rôle central et confirmant son statut de puissance économique majeure. ■ Les négociations sur le nucléaire : une occasion unique pour l’Iran d’étendre son influence dans la région Mustapha Al Labbad Téhéran s’enlise dans le bourbier régional et n’est plus désormais en marge du paysage politique. Mais parallèlement à l’accroissement de son influence, l’Iran focalise la hargne d’une large frange populaire dans le monde arabe, à cause de son implication croissante dans les problématiques irakienne, syrienne, libanaise et même yéménite. Depuis l’élection de l’ancien président Mohammad Khatami jusqu’à l’actuel président Hassan Rohani, l’Iran a adopté une recette néolibérale dans la gestion de son économie et n’a eu de cesse d’assurer l’Occident de son désir d’adhérer à l’Organisation mondiale du commerce ainsi qu’aux autres institutions économiques mondiales, signifiant par là sa non opposition aux processus et aux mécanismes de l’hégémonie capitaliste. C’est ainsi que l’Iran fustige le système international dans sa version politique, dans le but d’y décrocher une meilleure place, tout en adoptant ce même système dans sa version économique, ses procédures et ses mécanismes les plus courants. C’est un réel paradoxe qui se donne à voir, entre la représentation de soi de l’Iran, puissance tiers-mondiste farouchement anti-impérialiste opposée au « grand Satan », et ses objectifs déclarés. Engagé dans des pourparlers avec Washington, l’Iran n’est plus en mesure de diriger ses campagnes médiatiques en exploitant le filon de son opposition à « l’arrogance mondiale » face à la « décadence arabe pro-occidentale », tout en s’appuyant sur la « lutte antiterroriste » – le terrorisme est en effet le produit objectif de facteurs divers, mais l’influence grandissante de l’Iran en Syrie et en Irak n’en est pas le moindre, comme en témoigne son engagement dans les guerres civiles de l’Orient arabe face à divers protagonistes. Force est de reconnaître l’habileté des Iraniens à s’infiltrer dans la région par ses failles et à exploiter à leur avantage la régression flagrante des forces arabes dans leur globalité. Cependant la coïncidence de la désintégration structurelle des États du Machreq arabe avec les négociations irano-occidentales sur le nucléaire, ne signifie pas nécessairement que l’Iran sera l’unique bénéficiaire des grandes défaites arabes dans la région (…) N’oublions pas que la Turquie, l’État de l’occupant israélien ou encore les pays arabes du Golfe, Arabie Saoudite en tête, n’ont pas ménagé leurs efforts pour faire obstacle à la montée régionale de l’Iran, et qu’il n’est en aucun cas possible de considérer ces puissances comme inaudibles ou sans influence sur les plans régional et international (…) ■ Une vieille femme ose défier le sultan Sanjar en critiquant ses soldats qui maltraitent le peuple (peinture de Sultan Muhammad). 8 ??????? Rudolph Swoboda, « Les raccommodeurs de tapis », XIXème siècle. Les Tisserands Arminée H. Choukassizian Dans son atelier le maître tisserand travaille Le poète écrit. Des pelotes vives et sombres Des couleurs sobres et chaudes Des mots courts et longs Des mots à double sens. Avec ardeur le travail avance Les tons s’entrelacent Les allusions mythologiques enrichissent Les mailles et les mots sont si flexibles Les fils se plient á son goût Les mots se plient à ses idées Maîtres tisserands Travaillez dur, tissez toujours Ecrivez sans cesse Sœur Emmanuelle Karla Mhanna Sœur Emmanuelle, la chiffonnière du Caire, est décédée en 2008, mais son message d’amour et de paix entre les hommes reste plus que jamais vivant et d’actualité. Figure emblématique du 20ème siècle, elle n’a cessé durant toute sa vie d’éduquer les jeunes, d’abord au cours de sa carrière d’enseignante, puis après 62 ans lorsqu’elle s’installe parmi les plus pauvres des pauvres, les chiffonniers du Caire. Sa vie est racontée dans une pièce de théâtre (Confessions d’une religieuse) jouée notamment au Petit Hébertot à Paris. ■ A l’aube et au crépuscule. C’est le grand moment ! C’est presque la découverte Etalés sur le mur et la page Les rectangles travaillés de laines et de mots Exhibent l’art. L’imagination créatrice du rêve devient la réalité Le rêve devint la réalité Et la réalité naquit du rêve Le mariage d’arabesques, de volutes De rinceaux et de mots Des mots... toujours des mots L’imagination a tellement volé derrière tous ces mots Grands Maîtres Tisserands ■ Jean-Léon Jérôme, « Le marchand de tapis », 1870. L’immortel Prophète de Gibran ANI, Hala Madi – L’écrivain et poète libanais Gibran Khalil Gibran considérait son livre Le Prophète comme sa seconde naissance. Il a déclaré peu avant sa mort en 1931 : « Ce livre a rempli toute ma vie ». Publié en 1923, Le Prophète a été traduit dans plus de cinquante langues. Le film d’animation de 84 minutes tiré du livre, est l’œuvre de dix réalisateurs et neuf producteurs originaires du Canada, de France, du Liban, du Qatar et des Etats-Unis. Il raconte l’histoire d’un sage, al-Mustapha, dont les paroles suscitent la peur de l’autorité politique. Sur le point de s’embarquer pour son pays natal après douze ans d’exil sur une île fictive, il est sollicité par les habitants afin de partager sa sagesse sur quelques grandes questions de l’existence : l’amour, la famille, le travail, la mort… Almatra, dont Salma Hayek joue le rôle, l’accompagne dans son voyage ; elle sera touchée par ses paroles et ses poèmes. Ce film entraîne le spectateur dans un monde de pure créativité, le subjuguant par la beauté des dessins et une musique à couper le souffle, signée Gabriel Yared, musicien libanais de dimension internationale. Ce chef-d’œuvre voit le jour dans un monde arabe tourmenté. On y entendra par-dessus tout une invitation à l’amour et à la paix, loin de la violence et de la haine. Les producteurs ont tâché de transformer le rêve de Gibran en réalité : « Quand l’amour vous fait signe, suivezle, bien que ses voies soient dures et rudes. Et quand ses ailes vous enveloppent, cédez-lui. Bien que la lame cachée parmi ses plumes puisse vous blesser. Et quand il vous parle, croyez en lui ». ■ Al Madina qui n’en aient vibré d’émotion. L’Antigone syrienne n’a en effet rien à envier à la fille d’Œdipe en matière de tragédie. L’héroïne grecque de Sophocle a osé s’opposer au pouvoir du roi Créon en bravant son interdiction de donner une sépulture à son frère. Elle est condamnée à mort et se pend avec ses vêtements dans un ultime geste de liberté. La liberté de l’Antigone syrienne ose se chercher ailleurs que dans la mort, et le texte hélas ! ne doit rien à l’imagination. Les réfugiées syriennes jouent leur propre histoire, leur fuite d’un Créon à deux têtes, pouvoir arbitraire de la dictature et, pire encore, de l’extrémisme religieux, racontant leur exil vers des terres peu accueillantes, et la mort des leurs dans l’indifférence la plus totale. Mais la tragédie si proche et si contemporaine semble hanter la mémoire… bien moins qu’un vers de Sophocle. ■ Antigone de Chatila La métamorphose du désespoir en art est une règle classique de la créativité, et la catharsis qu’elle provoque vaut parfois autant pour l’acteur que pour le spectateur. Les réfugiées syriennes parquées dans les camps de Chatila et Burj Barajneh au Liban en savent quelque chose. Elles ont décidé de jouer, dans une Antigone syrienne initiée par le dramaturge Mohammed al Attar, leur propre tragédie. Il n’est pas jusqu’aux planches du théâtre
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