Le Safir francophone

SUPPLÉMENT MENSUEL
PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS
JUIN 2015
LE SAFIR
FRANCOPHONE
Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe
La conférence des oiseaux du poète perse Farid
al-Din Attar, illustrant le mysticisme iranien ancien.
Les oiseaux y recherchent l’union avec le divin.
Gayumarth, premier roi célébré dans
l’épopée persane, assis sur son trône
(peinture de Sultan Muhammad).
Tahmurath, deuxième roi légendaire
perse, vainc les démons (peinture de
Sultan Muhammad).
ÉDITORIAL
Talal Salman
Stigmatiser l’Iran… pour le désigner comme l’ennemi des Arabes
L’Iran a réussi à s’imposer en Orient comme un
Etat influent. Cette montée en puissance a été favorisée
par de nombreux facteurs : la perte par l’Egypte de
son statut de leader, les guerres livrées par les Arabes
en Syrie, la prépondérance des problèmes internes
accaparant les autres régimes de la région, et surtout
l’abandon par les Arabes de la cause palestinienne.
Le régime iranien, en revanche, n’a jamais négligé la
Palestine dans son discours politique et a soutenu le
jihad pour cette cause sainte.
La révolution iranienne avait déjà trouvé son
chemin vers plusieurs capitales arabes, dont Damas
où elle avait été bien accueillie par Hafez al-Assad.
Au Liban, Téhéran était devenu le partenaire de la
résistance, apportant son soutien contre Israël lors
de l’occupation du sud en 1978 ou de l’invasion
de Beyrouth en 1982 – lorsque la résistance a
forcé l’occupant israélien au départ, Téhéran fêta
tout autant l’évènement. En 2006, alors que la
victoire contre la nouvelle offensive israélienne
offrait l’occasion historique de restaurer l’unité, les
monarchies pétrolières arabes ont mené campagne
contre la résistance, l’accusant d’allégeance à l’Iran.
En Irak, après l’invasion des Américains auxquels
s’étaient ralliés la plupart des Arabes, Téhéran fut
naturellement considéré comme un partenaire dans la
nouvelle répartition des pouvoirs... Devenu un acteur
majeur du destin de Bagdad, l’Iran renforça son alliance
avec Bachar al-Assad, qui avait hérité du rôle de son
père, tandis que les Arabes… s’effaçaient littéralement.
Les Irakiens ne sont plus qu’identité morcelée, entre des
sunnites sous tutelle saoudo-américaine et des chiites
sous tutelle irano-américaine... Dans ce jeu les sunnites
apparaissent désormais comme des Arabes avec une
prédominance kurde et turkmène, et les chiites comme
d’autres Arabes certes, mais avec une prédominance tribale
qui les lie aux bédouins du Hijaz et de Najd, marqués par la
« stigmatisation iranienne » afin de les désigner comme les
ennemis des sunnites, voire des Arabes en général.
Au Yémen l’Arabie Saoudite et certains pays du
Golfe ont falsifié la nature de la guerre actuelle contre
les chiites houthis en l’assimilant à une guerre contre
l’Iran perse, accusant de manière blessante les chiites
arabes de privilégier leur confession au détriment de
leur arabité, et l’Iran au détriment de leur patrie. L’image
médiatique orchestrée est celle d’une guerre contre les
chiites regroupés sous la bannière de l’Iran perse.
Pourtant… même Barack Obama ne s’est pas retenu
de dire à la famille royale saoudienne et à ses pairs du
Golfe que les véritables problèmes, qu’ils négligent de
régler, sévissent au cœur de leurs propres sociétés. Et
que la sourde colère à l’égard du pouvoir, le chômage
et le climat générateur de conflits qui poussent les
jeunes à l’extrémisme et au désespoir dans leurs pays,
sont bien plus dangereux pour eux… que l’Iran. ■
Rédacteur en chef : Talal Salman
Directrice de la publication : Leila Barakat
Contributeurs : Moustapha Al-Labad, Nasri Al-Sayegh,
Arminée H. Choukassizian, Elie Ferzli, Mohammad
Hourachi, Sami Khadra, Ghazi Wazni
Traductrice : Randa Abi Aad
Correctrice : Anne van Kakerken
Maquettiste : Ahmed Berjaoui
Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat.
Publié grâce au soutien des éditions [liR].
Adresse : Le Safir francophone
As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban
Courriel : [email protected]
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MANAGEMENT PUBLIC
Un Etat de façade
Les pays de la région triment. Le Liban, lui, entretient ses vitrines
Leila Barakat
« Celui qui ne progresse pas chaque jour, recule
chaque jour », prévenait Confucius. Les Libanais
trouveraient grand profit à méditer cette citation, eux
qui semblent si peu s’émouvoir de la situation où
s’enlise leur pays. Pendant que d’autres progressent,
en Orient ou au Maghreb, le Liban régresse : force est
de le constater. Travaillant fréquemment au-delà des
frontières du fier petit Etat, j’ai pu observer combien,
ailleurs, des forces vives se mettent au service du
progrès, alors que le Liban s’affaire à préserver le
clinquant de ses vitrines et refuse de regarder ce
qui pourrit – lentement, irrémédiablement – sous le
masque. Triste réalité. « Loubnan » s’aveugle.
Il n’est qu’à prendre l’exemple de la corruption. Le
Liban est classé 136ème sur 175 pays, selon l’indice de
la corruption 2014 élaboré par l’ONG Transparency
International. Quelqu’un travaille-t-il à réduire ce
chiffre ? La Jordanie est classée 55ème selon le même
indice ; confrontée à ce fléau successivement dans les
deux pays, j’ai pu expérimenter ce qui les différencie.
« Soit tu me donnes deux mille dollars, soit ton
rapport ne sera pas approuvé » : c’est ce que m’avait
dit, d’un ton glaçant, un haut fonctionnaire jordanien
chargé de superviser le travail des experts dans
un établissement public où je dirigeais une équipe
Il en est de la prétention des Etats
comme de celle des hommes.
d’assistance technique. L’homme nuança ses menaces,
expliquant que ce n’était pas du rançonnement, qu’il
en avait besoin pour sa fille hospitalisée. C’était, bien
entendu, du rançonnement.
Ce que la corruption a de plus subtil, c’est
qu’elle ne laisse pas de traces compromettantes. Si
les pressions du fonctionnaire étaient insoutenables,
elles restaient néanmoins purement verbales. Un
terrible malaise me saisissait, mon orgueil refusant de
reconnaître que c’était de la peur. J’étais seule, dans
cette solitude terrible qui vous accable en pays étranger
quand vous êtes sans attaches, sans appui. L’homme
était mon supérieur hiérarchique, et – c’est bien là la
réalité des rapports hommes-femmes – mon supérieur
physiquement. Le rapport de forces, la logique des
choses ne recommandaient-ils pas de céder ? J’avais
du mal pourtant, étant fille d’un inspecteur des Finances
de la race des incorruptibles – et dont l’« adaptation »
au monde a été fragilisée par des principes en voie
de disparition. Le courage, agrémenté d’un grain de
folie, me poussa finalement à demander rendez-vous
auprès du secrétaire général, la plus haute autorité
administrative du ministère concerné. C’était ma
parole contre celle de l’homme dont je me plaignais. Le
secrétaire général choisit de me croire. Et de trancher.
Mon supérieur perdit son poste.
Ce n’était pas la première fois que je faisais face à la
corruption ; ceux qui la repèrent au premier coup d’œil
la voient resurgir de pays en pays, comme une vipère
démoniaque à mille vies. Or au Liban il en avait été
tout autrement. Un directeur général m’avait menacée
de manière bien plus discourtoise. L’homme, corrompu
jusqu’à la moelle, voulait m’extorquer une signature
pour détourner des fonds publics. J’avais raconté
l’affaire au ministre, son supérieur hiérarchique,
j’avais écrit à la Cour des comptes, fait des rapports à
l’inspection centrale. Il avait fallu une enquête de huit
mois pour qu’un juge de la Cour des comptes finisse
par confirmer mes dires. Mais tout cela en vain. Jamais
le directeur en question ne fut sanctionné.
La corruption n’est pas – loin de là – le seul domaine
dans lequel la comparaison n’est guère flatteuse pour
le Liban. Penchons-nous sur le domaine législatif, et
comparons la façon dont le Maroc élabore ses textes
de lois avec la façon dont le Liban les (mal)traite…
Le Maroc a ses yeux rivés sur l’Europe. Pionnier
en matière de convergence réglementaire, il a entamé
le laborieux processus de faire converger ses lois vers
l’Union européenne afin d’accéder au marché intérieur
européen. « Le Maroc est un arbre dont les racines
plongent en Afrique et qui respire par ses feuilles en
Europe », proclamait le roi Hassan II. Un document
conjoint fut adopté, véritable feuille de route pour
le Maroc, soucieux d’arrimer son économie et son
dispositif législatif aux acquis de l’UE. Je faisais
alors partie de l’équipe d’experts mobilisée dans cet
immense chantier qui en imposait. Pour cette mission
« royale », nous avions été installés dans un lieu chargé
d’histoire : les bureaux du Général Lyautey, aujourd’hui
classés patrimoine mondial par l’UNESCO. Mission
prestigieuse – et noble à vrai dire : rapprocher les lois,
c’est rapprocher les hommes.
Au pays des cèdres où, selon les dires de
Montaigne, « les lois se maintiennent en crédit non
parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont
lois », celles-ci sont archaïques, éparpillées, faisant
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SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2015
l’objet d’amendements partiels et fractionnés. Nos
députés – élus malgré nous – auraient dû depuis
longtemps se pencher sur la réforme des lois. Ils
ont préféré… boycotter les réunions législatives.
Le Parlement censé élire un président de la
République ne fait pas son travail depuis plus d’un
an… Le Maroc fait converger ses lois vers l’Union
européenne ; le Liban, lui, paralyse sa Chambre.
Qu’attendent alors de nous ceux qui continuent
à solliciter notre expérience de « démocrates » ?
Aujourd’hui la Tunisie construit et pense sa
démocratie. Après la révolution, les acteurs
institutionnels, conduits jusque-là comme des
enfants en bas âge par la junte au pouvoir, ont
pris soudainement conscience de leur maturité –
et souhaitent s’en montrer dignes. On perçoit le
sérieux de la révolution tunisienne à la rigueur de
l’après révolution. La jeune démocratie est passée
des slogans à la rigueur, et des manifestations au
management. La nouvelle Constitution a consacré
la démocratie locale participative, et le pays tout
entier suit et s’engage dans ce processus. Ce n’est
pas de l’utopie : le citoyen est désormais consulté
dans l’administration de sa ville. Et comme le dit
le proverbe danois, « si l’autorité n’a pas d’oreille
pour écouter, elle n’a pas de tête pour gouverner ».
Les Tunisiens, donc, souhaitaient « profiter de
ma riche expérience » des ateliers d’urbanisme
participatifs. Il est fort flatteur de voir les pays
arabes considérer que nous, Libanais, sommes
un modèle de modernité, surtout en matière de
démocratie participative. Sauf que… il est bien
dommage que nous ne le soyons pas. « Docteur
Barakat, pouvez-vous nous parler des ateliers
d’urbanisme participatifs organisés chez vous ? »
Jamais étudiant au bac n’a autant paniqué dans une
épreuve orale. J’avais envie de prendre la fuite.
« Je ne suis pas experte en la matière », me suis-je
contentée de répondre. « Mais vous y avez participé,
sûrement, la municipalité a dû vous y convier plus
d’une fois… » Plus je rougissais de honte, plus
ils insistaient : « Racontez-nous comment cela
se déroule… ». « Nul ne m’a jamais conviée à un
atelier d’urbanisme participatif », ai-je finalement
martelé. On me demanda alors où j’habitais. « A
Hamra », ai-je répondu timidement. On chercha à
savoir s’il s’agissait là d’une petite rue dans quelque
village lointain… « C’est la rue principale de la
capitale », ai-je dû avouer.
Oui, le Liban se fige et la Tunisie évolue. Pour
faciliter le libre accès à l’information publique, l’Etat
tunisien a adopté une législation régissant le droit
d’accès aux documents administratifs (par un décretloi promulgué le 26 mai 2011). Un projet de loi
similaire avait été présenté au gouvernement libanais
en 2002 par le bureau du ministre d’Etat pour la
Réforme administrative. Il n’a jamais été adopté.
En Turquie j’ai fait l’expérience d’une autre
forme d’indépendance dont nous aurions aussi bien
des leçons à tirer. Tout ce qui concerne l’informatique
(hardware et software) y est fabriqué localement.
Microsoft et comparses sont bannis. Quoi ? Mais
comment un ordinateur peut-il fonctionner sans
le sacro-saint logiciel Word ? Comment le monde
entier peut-il tourner sans Word ? C’est pourtant
simple et les logiciels créés – qu’on nous a imposés
durant notre mission à Istanbul – ne sont pas plus
compliqués à utiliser. « L’ordinateur a l’intelligence
de celui qui s’en sert. » Avec tout le respect dû à notre
« libanité » infiniment vaniteuse, la comparaison
entre Istanbul et Beyrouth n’est pas non plus en
notre faveur. Le premier crée. Le second importe,
et à prix d’or, des logiciels fabriqués ailleurs.
Notre pays surendetté verse à Microsoft, année
après année, des droits exorbitants. Sans doute des
fonctionnaires gourmands y ont au passage trouvé
leur compte. Pourtant cela n’est pas, loin s’en faut,
notre seul péché en matière d’informatique. Nos
ministères ont aussi bien du mal à recruter ceux qui
sauront utiliser logiciels, ordinateurs et systèmes
d’information achetés : c’est que l’acquisition de
ces derniers relève d’une unité technique, qui a le
feu vert pour sa mission, tandis que le recrutement,
extrêmement compliqué dans un pays à base
confessionnelle, relève d’autres autorités. Résultat :
nous sommes acheteurs et non producteurs, ce qui
est un premier vilain défaut ; nous nous montrons,
en plus, incapables de consommer ce que nous
achetons, ce qui aggrave lourdement notre cas. Que
du matériel informatique croupisse, inutilisé, dans
nos louables administrations publiques, et que le
plus puissant des ministres finisse par se retrouver
à la merci d’un quelconque webmaster, en dit long
sur notre (in)capacité à gérer les technologies de
l’information et de la communication. Ce n’est pas
au pays des cèdres que la prochaine Silicon Valley
risque de naître…
« Tout ce que l’homme est, il le doit à l’Etat : c’est
là que réside son être. Toute sa valeur, toute sa réalité
spirituelle, il ne les a que par l’Etat » (Friedrich
Hegel). Cet Etat, c’est nous citoyens libanais qui
sommes chargés de le construire. Notre renoncement
à notre devoir de citoyens nous fait élire toujours la
même classe politique et nous cantonne au rôle de
témoins face à la déliquescence de l’Etat.
Renoncer à la conviction de notre supériorité,
nous ? Cela semble trop demander à l’« Homo
libanicus ». Mais qu’au moins cela ne nous empêche
pas de voir que les autres, par ailleurs, savent
aussi se construire un avenir. Puissions-nous alors
abandonner cette posture si particulière où se mêlent
suffisance et ignorance, et qui a retenti à mes oreilles
à chaque nouvelle mission ! En partance pour la
Jordanie, des collègues m’ont demandé d’un air
hautain : « Pourquoi une fille surdiplômée comme
vous irait travailler chez ces Bédouins ? ». Mobilisée
pour une expertise de longue durée au Maroc et en
Tunisie, mes compatriotes se sont exclamés avec la
vanité du paon : « Comment ? Vivre au milieu des
Berbères ?! ». Prenant la route d’Istanbul, j’eus droit
à l’indignation : « Chez ces têtes de Turc ? ».
Or il en est de la prétention des Etats
comme de celle des hommes. Drapé dans ses
beaux paysages, ou ce qu’il en reste, arborant
ses shopping centers huppés et insolemment
luxueux, le Liban croit s’être hissé au faîte de la
modernité. Il est loin d’en avoir seulement abordé
les enjeux. A quoi ressemble-t-il encore sinon
à une immense vitrine, illusionnant habitants
et visiteurs, et tout autant illusionné lui-même
dans son miroir, réduit à une vie de surface ? Du
pays, dirait-on, il ne reste plus qu’une devanture
ostentatoire. Notre peuple entier semble pris
au piège : il a été hypnotisé par le reflet de ses
propres vitrines. ■
Leila Barakat est chef d’équipe d’experts dans un projet de
développement mis en œuvre en Jordanie.
Ces hommes qui ne nous ressemblent pas…
Deux figures ont récemment fait la une des journaux,
des antihéros en chair et en os, au sens où l’antihéros met
son absence de qualités au service du pire. Le premier
est l’ancien ministre Michel Samaha, qui a reconnu avoir
apporté de Syrie des explosifs destinés à être utilisés
pour des attentats au Liban. Etre ministre et transporter
des explosifs pour faire sauter ses compatriotes, cela ne
se rencontre pas tous les jours. Les Libanais habitués à le
voir matin, midi et soir prêcher la droiture politique dans
les médias, en sont restés bouche bée.
Ce qui encourage l’éclosion de telles anomalies
humaines, c’est le délitement de l’Etat de droit. Pour
toute peine, l’ancien ministre passera quatre ans et demi
derrière les barreaux avec travaux forcés, et sera privé de
ses droits civils. Un verdict qui en a scandalisé plus d’un,
notamment le chef du Parti socialiste progressiste Walid
Joumblatt qui a estimé qu’un tel jugement légalisait
l’assassinat et les attentats à la bombe. Il faut croire que
les acolytes du diable n’ont plus guère de difficulté à se
fondre dans l’environnement que nous leur avons créé.
La seconde figure authentique d’homme perverti est
celle de Rustom Ghazalé ; ancien chef du renseignement
politique syrien, il a en son temps gouverné le Liban
d’une main de fer et traité impitoyablement les rebelles
syriens. Ce personnage sanguinaire a fini noyé dans son
propre sang. Roué de coups au cours d’une querelle avec
un autre cadre du renseignement qui l’a fait tabasser par
ses hommes de main, il est décédé un mois plus tard à
l’hôpital. Les causes précises de sa mort (orchestrée
par le régime ?) n’ont jamais été éclaircies. Une fin
bien humiliante pour celui qui arrosait d’humiliations
publiques les leaders politiques libanais. Le mal corrosif
dévore ceux qui le servent.
Il convient de rappeler cependant que lorsque le fameux
Rustom était au faîte de sa puissance, il était accablé de
cadeaux par certains politiciens libanais, des présents qui se
chiffraient en millions de dollars, parmi lesquels voitures et
belles de nuit – jusqu’à l’offrande de leurs propres épouses…
Les courtisans d’hier jubilent aujourd’hui, ils se moquent
de la déchéance de leur prince – n’est-ce pas la preuve
qu’ils sont de semblable engeance ? Par magnanimité notre
confrère As-Safir a décidé de relater ces faits avec pudeur et
neutralité. Nous faisons de même… ■
« Les traductions publiées dans cette revue dans le cadre du Programme d’Aide à la Publication Georges SCHEHADE, bénéficient du soutien du ministère des Affaires étrangères et du
Développement international et du Service de Coopération et d’Action Culturelle de l’Ambassade de France au Liban. »
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DOSSIER DU MOIS : VERS LE RETOUR DE L'EMPIRE PERSE ?
Vers le retour de l’empire perse ?
REGARD CRITIQUE
L’Iran devrait être appelé « Perse islamique »
Walid Joumblat
Il serait nécessaire de revoir certaines appellations et certains concepts, à la
lumière des déclarations de hauts responsables iraniens appelant à un retour à
« l’empire historique », cela sans aucune considération – pour ne pas parler de
mépris – envers les peuples arabes et leur diversité ethnique et communautaire.
Nous proposons de remplacer désormais la formule « République islamique d’Iran »
par celle de « Perse islamique », sachant qu’aucun des alliés de Téhéran n’a protesté
contre ces déclarations. Cette appellation n’est-elle pas plus claire et proche de la réalité ?
(…) L’entrée de la Perse islamique en Irak, active tant par son intervention militaire
indirecte que par l’usage de certains symboles politiques, représente bien une réalité en
rapport avec ces rêves d’empire historique qui ont récemment refait surface.
Sur le plan de la discorde sectaire, la Perse islamique s’est clairement placée en
position de confrontation avec la majorité du peuple syrien, aux côtés du gang alAssad, dès les premières heures de la révolution pacifique. Cette politique, couplée
à la campagne de répression orchestrée par le régime syrien à coups de massacres et
de bombardements, devait naturellement contribuer à l’émergence de mouvements
extrémistes. (…) Comme le ministre des Affaires étrangères Saoud el-Fayçal a eu
raison d’affirmer que la Syrie se trouvait entièrement sous occupation perse !
(…) Est-il par ailleurs nécessaire de rappeler la politique expansionniste de la
Perse islamique au Soudan et aux abords de l’Égypte, même si elle y prend une
autre forme ?
L’accord nucléaire attendu va sans doute être conclu. La Perse islamique avait
la capacité de produire une bombe atomique depuis 2008. Nous sommes bien
conscients que si Téhéran possède cette bombe, le monde arabe et islamique tout
entier se lancera dans une course effrénée à l’armement, mais nous ne pouvons
occulter le fait que l’Occident, en restant muet face au projet nucléaire israélien, a
donné à l’Iran un prétexte pour poursuivre le sien.
L’accord sur le nucléaire arrive à son dénouement, mais avant que les grandes
compagnies occidentales ne se précipitent pour investir sur les marchés iraniens, il
serait utile de se demander si les montants en jeu, plus de 150 milliards de dollars,
iront à des projets de développement en faveur des citoyens iraniens ou s’ils seront
versés en priorité pour soutenir les projets expansionnistes de la Perse islamique. ■
Le Hezbollah et l’« empire iranien »
Elie El Ferzli
Désormais, la lutte intestine s’exporte. Car quiconque s’en prend au
rattachement du Hezbollah à l’Iran, affirme ouvertement, de ce fait, qu’il combat
le projet « impérialiste » de l’Iran non seulement au Liban mais dans l’ensemble de
la région. Les deux coalitions libanaises en présence (celle du 8 mars, ouvertement
pro-iranienne, et celle du 14 mars, alliée de l’Arabie saoudite) demeurent toutefois
également impliquées dans le conflit régional, sur lequel elles misent avec une
même insistance. Dans ce contexte, seul le dialogue contribue, partiellement, à
épargner au Liban les retombées de leurs agendas régionaux. Ce dialogue prouve
en effet qu’il s’est institutionnalisé et qu’il permet de trouver une issue aux
turbulences et aux remous qui entachent plus d’un dossier. Il en fut ainsi dans le
dossier sur le retrait des discours confessionnels de l’espace public, où l’unique
solution consistait à dissocier les positions politiques de l’accord conclu. Peu
nombreux sont ceux qui savent discerner la teneur des discours, mais la situation
de fait s’est imposée d’elle-même.
Si la guerre des tribunes entre les deux coalitions s’est déplacée jusqu’à La
Haye à l’occasion du témoignage du président du Conseil Fouad Siniora devant
le tribunal international, à son retour Nawwaf Al Moussaoui, député membre du
Le roi Hushang de l’épopée perse préside aux festivités en
l’honneur du feu (peinture de Sultan Muhammad).
Bloc de la fidélité à la résistance, n’a pu résister à l’envie de « titiller » Siniora, à
l’issue d’une allocution prononcée dans la localité de Jwayya dans le Sud Liban,
le 21 mars, en lui souhaitant une « bonne fête » de Norouz (le nouvel an persan).
Mais quoi qu’il en soit de ces passes d’armes internes, il est clair que le
discours du parti du 14 mars s’adresse aujourd’hui plus ouvertement à l’Iran.
Le Hezbollah n’essuie plus d’accusations qu’en sa qualité d’instrument iranien
contrôlant le Liban. Car c’est justement à ce titre qu’il consolide la présence de
l’« empire iranien » (…) ■
Le Shah Khosrow sur son trône (peinture de Agha Mirak).
SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2015
DOSSIER DU MOIS : VERS LE RETOUR DE L'EMPIRE PERSE ?
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REGARD CIRCONSPECT
Une arabité vide face à la Shu’ubiyya iranienne
Nasri Al-Sayegh
Le génie de la nation arabe serait-il d’engendrer des guerres suicidaires et
perdues d’avance ?
Des guerres sans cause. Une guerre contre l’Iran, conduite par Saddam Hussein,
soutenue, financée, alimentée en armements par le Golfe. Une guerre contre une
révolution qui donnait pourtant du prestige à la cause palestinienne, lui offrant une
ambassade et un ancrage diplomatique et politique. Guerre d’un parti qui pactise
avec des rois, des sultans, des émirs, qui s’achève en une défaite fracassante dont
personne ne paie le prix, hormis l’Irak, les États du Golfe étant protégés par leurs
fortunes et par les armadas occidentales, notamment la flotte américaine.
Puis vient une guerre contre l’Irak. L’occupation américaine s’attelle à détruire
l’Irak et à le recomposer pendant que l’Arabie Saoudite et les États du Golfe se
félicitent de l’affaiblissement du frère despotique. Après la guerre, les États-Unis
distribuent l’héritage irakien sur bases communautaires, confessionnelles et ethniques.
Sans armée, sans administration, sans police. L’Irak sombre alors dans le chaos. Israël
s’en réjouit. Les Arabes se murent dans le silence. L’Iran fort et en alerte, trouve la voie
ouverte et se taille une part très honorable en prenant pied dans la moitié du pays. Les
alliés des Américains en Irak prennent eux aussi leur part, tant par la reconnaissance
du Kurdistan que par l’accès à un pouvoir auquel ils sont portés par la force des chars.
Autant de guerres gratuites et innombrables qui se soldent toutes inéluctablement
par un échec. La dernière en date, déclenchée tout à la fois en Irak, en Syrie, en Libye,
en Somalie et au Soudan, n’en finit pas de détruire le Yémen et ne compte elle non plus
aucune victoire à son actif. Rien de neuf, donc. L’axe iranien se dresse toujours face à
l’axe saoudien. Les Iraniens ont leurs alliés et les Saoudiens les leurs. Longtemps, la
révolution iranienne se voulut porte-drapeau de la cause palestinienne. Mais lorsque les
conflits se déclenchent et après la violation des « rêves du printemps arabe », la cause
nationale palestinienne régresse sur le terrain au profit des notions de communauté et
de confession religieuse. Les alliés de l’Iran sont donc les chiites de tous pays et ceux de
l’Arabie Saoudite, les sunnites de tous bords. Nulle trace d’arabité, de nationalisme ou
de Palestine dans l’arène désormais déserte, emplie seulement de cette extraordinaire
effervescence confessionnelle qui embrase la région, de l’océan au Golfe.
Et se poursuit la guerre contre le Yémen. Guerre de destruction des forces du
pays et de sape de son infrastructure, en soutien aux parties opposées aux Houthis et
Le Shah Khosrow, malheureux de devoir épouser la fille de l’empereur byzantin pour des
raisons d’Etat, s’émeut des chants d’amour de son troubadour (peinture de Mirza Ali).
aux brigades d’Ali Abdallah Saleh. Guerre de résistance sur le terrain, d’invasions,
d’infiltrations, sur fond de pauvreté, de misère et de tragédie humaine. Guerre qui
pousse les forces du « 14 mars » au Liban, lesquelles avaient pourtant maintes
fois sonné le glas de l’arabité, la qualifiant de cadavre en putréfaction, émanation
nauséabonde du parti Baas et des dictatures militaires, à revenir sur leurs positions
et à adhérer à nouveau au « nationalisme arabe officiel », version saoudienne. Bien
que l’Arabie Saoudite ait plus d’un antécédent en matière de création d’alliances
islamiques et dans un rôle d’appui anti-arabe, cet alignement avec une arabité
vide, purement formelle et foncièrement a-civilisationnelle, entend faire face à la
Shu’ubiyya (1) persane, iranienne, safavide (2) et chiite, tant officielle que populaire.
Guerres de perdants. Les régimes arabes qui se dressent contre leurs peuples et
contre la liberté et la justice n’ont jamais réellement été du côté de la Palestine. Les
causes arabes exsangues se sont vidées de leurs peuples. Cette opération d’éviction
est l’œuvre conjointe de monarchies et de régimes républicains. Le bannissement des
nationalistes, fort nombreux pourtant, par la force brute, ouvre grand les portes aux
appartenances religieuses et à l’instrumentalisation politique de ces appartenances.
L’Arabie Saoudite et les autres régimes similaires traitent généralement avec les
gouvernements arabes à coups d’opérations financières ou de séduction, par appât
d’influence ou de protection à leurs frontières, en vue d’empêcher l’infiltration d’idées
ou de doctrines. Leur appui, apporté à des dirigeants ou à des courants déterminés, est
toujours conditionnel et s’accompagne invariablement, tantôt de contraintes politiques
tantôt de contraintes religieuses wahhabites. Le vide ainsi créé purifie le terrain pour
un accueil favorable aux mouvements politiques ou sociaux à base confessionnelle.
L’injustice généralisée à laquelle sont exposés les peuples arabes à cause
de leurs dirigeants et de leurs régimes, ne trouve plus de porte-parole depuis le
démantèlement des partis, des syndicats et des médias, et le musellement définitif de
la liberté. Aussi lorsqu’advint la révolution iranienne, brandissant bannière pour que
triomphe la justice conformément à la loi divine, trouva-t-elle un terrain favorable,
notamment en milieux chiites… Et bien que les victimes de l’injustice dans les pays
arabes ne soient pas particulièrement chiites, appartenant plutôt à de vastes franges
populaires qui n’ont guère l’occasion de s’exprimer ou se voient refuser tout droit à
la parole, la libre expression confessionnelle fut désormais possible avec le soutien
de l’Iran. La révolution iranienne se conjugue ainsi avec un appui et une expansion
chiites, auxquels se joignent des factions palestiniennes qui trouvent en l’Iran un
soutien indéfectible. Il est donc parfaitement naturel, dans un tel enchaînement de
circonstances, que les chiites s’opposent aux sunnites menés par l’Arabie Saoudite.
Guerre contre la Syrie enfin. Cette guerre qui ne trouve pas d’achèvement est
confessionnelle, voire interconfessionnelle, et elle se poursuit à coups d’accusations
réciproques de « mécréance » (takfir). La guerre irakienne, toujours en cours également,
est truffée d’incidences confessionnelles, ethniques et tribales. Dans les deux cas, l’Iran
compte dans son camp les communautés chiites et alaouites. La nouvelle guerre au Yémen
est sans doute la manifestation ultime de cet affrontement entre Ahl al Sunna et Ahl al Bayt
en ce XXIème siècle. De telles guerres ne produisent que ruines et destruction. L’unique
cause qui vaudrait la peine d’être défendue n’y est plus première, et c’est là le désastre.
Il était une fois, dans un siècle arabe, des sunnites et des chiites se faisant la guerre
à Bagdad et Al Hillah pendant quatre-vingt-dix-neuf ans. Il n’y eut aucun vainqueur. ■
(1) Mouvement de résistance à la domination des Arabes dans le monde musulman, né à la période
abbasside et développé particulièrement en Iran.
(2) Du nom de la dynastie safavide, première dynastie iranienne musulmane qui établit au XVIème
siècle un pouvoir indépendant des Arabes.
Ardashir enlève la favorite du roi Ardawan et pour la séduire,
fonde la dynastie sassanide (peinture de Mir Musavvir).
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DOSSIER DU MOIS : VERS LE RETOUR DE L'EMPIRE PERSE ?
REGARD LAUDATIF
L’Iran : un État intelligent
Sami Khadra
Trente-six ans après la victoire de la révolution en Iran, les peuples arabes sont en
droit de s’interroger, comparativement à leur puissant voisin, sur le développement
suscité chez eux pendant toutes ces années dans des domaines aussi variés que
l’industrie ou l’agriculture, la technologie et la recherche, la politique, le nucléaire,
l’environnement ou encore le tourisme (et la liste n’est pas exhaustive).
Nul doute que l’écart est incommensurable. Nous continuons d’endurer,
dans nos pays, toutes sortes de maux, dont le chômage, l’analphabétisme, le
chaos politique et administratif ne sont pas les moindres. Sans oublier la pénurie
(au XXIème siècle !) de services basiques vitaux tels que l’électricité, l’eau,
l’instruction ou la santé publique. Pour compléter le tableau, ne manquait que le
dénommé « printemps arabe », lequel nous conduisait, il y a peu, à implorer une
re-colonisation salvatrice !
De son côté, la république iranienne bénéficie d’une stabilité relative qui en
fait un État influent dans son environnement et dans le monde, traitant d’égal à
égal avec les grandes puissances et s’imposant comme un interlocuteur désormais
incontournable sur la scène internationale.
Il est de notre droit, faute de pouvoir demander des comptes à quiconque,
de nous interroger notamment sur le niveau intellectuel de nos gouverneurs et
présidents arabes, sur la clairvoyance de leurs perceptions et la qualité de leur
savoir. Tout connaisseur averti ou simple visiteur de l’Iran, les comparant avec
les responsables de la république islamique, ne manquera pas de relever la culture
éminente de ces derniers.
En effet, la rencontre avec les leaders et hauts responsables iraniens, une
écoute attentive de leurs conversations, de leurs discours politiques ou religieux
lors des prêches du vendredi, dans les universités ou à l’occasion des fêtes et
des grandes commémorations, permettent de déceler une admirable maîtrise
scientifique, linguistique et littéraire, conjuguée avec une connaissance
fascinante des domaines de la philosophie, de la logique, de l’histoire, ou encore
de la jurisprudence.
Les chefs iraniens, nous le voyons, reçoivent en permanence des scientifiques,
des ministres, des professeurs d’universités, des chercheurs, des militaires gradés
des forces armées et autres personnalités influentes des secteurs économique et
social, pour des échanges enrichissants et fructueux.
Il n’est donc plus guère étonnant, compte tenu de l’attention portée à la science
et aux scientifiques, à la recherche et à l’innovation ainsi qu’aux politiques
d’autosuffisance, de constater un apport iranien qui surprend le monde, tous les
jours et en toute occasion.
En revanche, dans nos pays arabes de telles rencontres et manifestations
sont pratiquement inexistantes, tout comme les préoccupations scientifiques ; le
désastre est tel, qu’en toute circonstance et dans tout colloque, nos gouverneurs
affichent un illettrisme, voire un analphabétisme patents, et une incapacité à lire
même un texte résumé rédigé par les bons soins d’un nègre, et préalablement
accentué. Existe-t-il un seul gouverneur arabe ayant la compétence suffisante pour
s’adresser à une assemblée universitaire, le courage d’exposer un développement
avec confiance et méthode, force arguments et preuves, devant un parterre de
scientifiques, de spécialistes ou d’enseignants ?
C’est pourtant là un phénomène récurrent en Iran…
Il s’ensuit que l’ascension fulgurante de la république islamique aux plus
hautes sphères, et son accès, grâce à son apport novateur et ses générations de
scientifiques confirmés, aux postes clés de la planète, sont choses parfaitement
justifiées, et ne manquent pas, d’ailleurs, de se répercuter positivement sur la
situation intérieure de l’Iran comme sur sa politique dans le monde. ■
Iran : une révolution toujours en marche
Mohammad Hourachi
Le nourrisson-héros Zal est
assis près du nid d’un grand
oiseau qui lui apporte des
animaux pour s’en nourrir
(peinture d’Abd al-Aziz dans
le livre de Shah Tahmasp).
La révolution islamique, dirigée
par l’imam Khomeiny, a positionné
l’Iran en bonne place sur l’échiquier des
puissances en vue au Moyen-Orient,
parmi celles que leur influence et leur
aura rendent incontournables ; elle a
dans le même temps instauré un pouvoir
populaire et théocratique moderne digne
du plus vif intérêt.
Plus de trois décennies après sa
naissance, des questions se posent
encore sur les réalisations de l’Iran
révolutionnaire au cours de ces années.
Dans ce cadre, il nous semble opportun de
mettre en lumière les vérités suivantes :
- Cette jeune république est parvenue
à repousser les dangers qui la menaçaient
depuis sa création, à construire un État
islamique de droit et à déjouer tous les
complots destinés à ruiner son rôle et
son existence. Elle s’est imposée dans la
configuration géostratégique régionale
malgré les tentatives des uns et des autres
pour la parasiter ou la défigurer.
- (…) L’économie iranienne a réussi
à tirer profit de ses nombreux potentiels
pour faire face à l’embargo économique
et financier qui lui fut imposé dès la fin
du règne du chah.
L’Iran ne s’est pas contenté de
ses acquis importants en matière
de technologies rares, telle la
nanotechnologie utilisée en ingénierie
biologique, physique ou chimique, et dans
d’autres champs des sciences appliquées.
Avec détermination, il s’est taillé une
place dans le cercle fermé des puissances
nucléaires et se tient aujourd’hui sur
le seuil d’une incontestable victoire
politique, en arrachant à ses ennemis la
reconnaissance de son droit au nucléaire.
Dans l’espace, la dernière de ses
innombrables réalisations scientifiques
est le lancement avec succès du
satellite industriel Fajr, conçu
uniquement sur la base de l’expérience
iranienne locale des chercheurs
affiliés à l’Organisation des industries
aérospatiales, elle-même rattachée au
ministère iranien de la Défense.
- Politiquement, la révolution est
parvenue à pointer du doigt le vrai visage
du conflit régional. Car celui-ci n’est ni
islamo-chrétien ni inter-musulman mais
bien plutôt issu des efforts incessants
des peuples de la région pour extirper
le cancer sioniste. La révolution a ainsi
remporté une victoire pour les déshérités
de la terre et les forces de libération,
loin de tout fanatisme confessionnel
aveugle, loin, aussi, des intérêts
politiciens et économiques qui régissent
généralement la politique des États dans
leur approche des événements. L’Iran
s’est tenu face à l’occupant aux côtés
du Jihad islamique, du Hamas et autres
factions de la résistance palestinienne,
et ce au même titre que le Hezbollah,
apportant un soutien financier et
militaire inconditionnel. ■
SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2015
DOSSIER DU MOIS : VERS LE RETOUR DE L'EMPIRE PERSE ?
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Effets économiques et stratégiques de l’entente sur le nucléaire
Ghazi Wazni
L’entente sur le nucléaire est historique et possède une portée stratégique
et économique majeure, contribuant à la stabilisation, l’instauration de la
confiance et la consolidation des relations entre les États de la région. Les
effets économiques se font sentir progressivement, avec la levée de l’embargo
sur les exportations pétrolières iraniennes et la libération des fonds bloqués
dans les banques occidentales, dont le montant s’élève à 120 milliards
de dollars ; il devient aussi possible pour l’Iran de réintégrer le système
monétaire international, pendant que les sociétés du monde entier sont à
nouveau autorisées à investir dans le pays. Quant aux effets stratégiques, ils
se manifestent par l’ouverture de l’Iran au monde et le renforcement de son
influence régionale.
Les sanctions occidentales contre l’Iran ont eu toutefois de nombreuses
retombées économiques et financières :
- La chute de la croissance : la crispation de l’économie iranienne entre 2012
et 2013 est de l’ordre de 8,5%.
- La hausse du taux de chômage, qui est passé de 10 à 20%.
- Le recul des exportations pétrolières dans une proportion de 60%, passant de
2,6 millions de barils par jour en 2011 à 1,21 million en 2014, entraînant une forte
baisse des rentrées annuelles, tombées de 100 à 30 milliards de dollars.
- La baisse de la production pétrolière qui passe de 4 millions de barils par jour
en 2011 à 2,5 millions en 2014.
- La perte d’importants investissements, pour cause de rétractation des grandes
sociétés internationales, notamment des compagnies pétrolières, dont les pertes
en matière d’investissements dans le secteur de la nouvelle technologie pétrolière
s’élevaient à 60 milliards de dollars environ en 2011.
- La réduction des réserves en devises, qui chutent de 200 milliards de dollars
et dont 120 restent par ailleurs gelés dans les banques occidentales.
- La dévaluation du rial iranien dans une proportion excédant 56% durant la
période 2012-2014, si bien qu’un dollar s’achetait pour 37000 rials.
- La montée des taux d’inflation de 15 à 45%.
Si les sanctions occidentales ont échoué à freiner l’expansion de l’influence
régionale iranienne, notamment en Syrie, en Irak, au Liban, au Yémen et à Gaza,
elles ont incontestablement réussi à exercer une forte pression économique et
financière sur le pays.
L’économie iranienne passe toutefois pour une économie forte dans la région,
le PIB étant de 370 milliards de dollars pour une population de 77 millions d’âmes.
Cela signifie que l’Iran occupe la deuxième place après l’Arabie Saoudite sur le
plan économique, et la deuxième place après l’Égypte sur le plan démographique.
Le pays possède également la deuxième réserve de gaz naturel et la quatrième
réserve pétrolière au monde, sachant que 18 millions de barils de pétrole iranien,
soit 20% des exportations pétrolières mondiales, transitent quotidiennement par le
détroit d’Ormuz.
L’entente sur le nucléaire aura sans aucun doute, pour l’Iran, des
conséquences économiques et stratégiques dont les effets se laisseront
progressivement constater :
- L’augmentation des exportations pétrolières, qui devraient remonter de 1,21 à
3,6 millions de barils par jour, ne manquera pas de se répercuter positivement sur
les rentrées iraniennes, d’autant plus que les recettes pétrolières constituent 70%
de l’ensemble des revenus du pays.
- L’Iran attend une relance de sa croissance économique, actuellement
modeste (2,5%), vers des moyennes très honorables (6%), l’arrêt de
l’inflation, qui a atteint le pic de 15%, la baisse du chômage qui sévit à
13%, l’assainissement du rial iranien et la dynamisation de l’activité par des
investissements étrangers dits directs, actuellement faibles (3,6 milliards de
dollars), grâce au concours des sociétés internationales dans tous les secteurs
économiques, et notamment dans le secteur pétrolier en pénurie de 130
milliards d’investissements jusqu’en 2020.
- Stratégiquement, l’entente sur le nucléaire aura pour effet de rattacher
à nouveau l’économie iranienne à l’économie mondiale, de l’y intégrer et de
rétablir des relations financières et bancaires entre l’Iran et le système financier
mondial. Par ailleurs, elle confortera l’influence de l’Iran et sa présence
régionale, lui conférant un rôle central et confirmant son statut de puissance
économique majeure. ■
Les négociations sur le nucléaire : une occasion unique
pour l’Iran d’étendre son influence dans la région
Mustapha Al Labbad
Téhéran s’enlise dans le bourbier régional
et n’est plus désormais en marge du paysage
politique. Mais parallèlement à l’accroissement
de son influence, l’Iran focalise la hargne d’une
large frange populaire dans le monde arabe, à
cause de son implication croissante dans les
problématiques irakienne, syrienne, libanaise et
même yéménite.
Depuis l’élection de l’ancien président
Mohammad Khatami jusqu’à l’actuel président
Hassan Rohani, l’Iran a adopté une recette
néolibérale dans la gestion de son économie et
n’a eu de cesse d’assurer l’Occident de son désir
d’adhérer à l’Organisation mondiale du commerce
ainsi qu’aux autres institutions économiques
mondiales, signifiant par là sa non opposition
aux processus et aux mécanismes de l’hégémonie
capitaliste. C’est ainsi que l’Iran fustige le
système international dans sa version politique,
dans le but d’y décrocher une meilleure place,
tout en adoptant ce même système dans sa version
économique, ses procédures et ses mécanismes
les plus courants. C’est un réel paradoxe qui se
donne à voir, entre la représentation de soi de
l’Iran, puissance tiers-mondiste farouchement
anti-impérialiste opposée au « grand Satan »,
et ses objectifs déclarés. Engagé dans des
pourparlers avec Washington, l’Iran n’est plus
en mesure de diriger ses campagnes médiatiques
en exploitant le filon de son opposition à
« l’arrogance mondiale » face à la « décadence
arabe pro-occidentale », tout en s’appuyant sur
la « lutte antiterroriste » – le terrorisme est en
effet le produit objectif de facteurs divers, mais
l’influence grandissante de l’Iran en Syrie et en
Irak n’en est pas le moindre, comme en témoigne
son engagement dans les guerres civiles de
l’Orient arabe face à divers protagonistes.
Force est de reconnaître l’habileté des
Iraniens à s’infiltrer dans la région par ses
failles et à exploiter à leur avantage la régression
flagrante des forces arabes dans leur globalité.
Cependant la coïncidence de la désintégration
structurelle des États du Machreq arabe avec les
négociations irano-occidentales sur le nucléaire,
ne signifie pas nécessairement que l’Iran sera
l’unique bénéficiaire des grandes défaites arabes
dans la région (…) N’oublions pas que la Turquie,
l’État de l’occupant israélien ou encore les pays
arabes du Golfe, Arabie Saoudite en tête, n’ont
pas ménagé leurs efforts pour faire obstacle à
la montée régionale de l’Iran, et qu’il n’est en
aucun cas possible de considérer ces puissances
comme inaudibles ou sans influence sur les plans
régional et international (…) ■
Une vieille femme ose défier le sultan Sanjar en critiquant ses
soldats qui maltraitent le peuple (peinture de Sultan Muhammad).
8
???????
Rudolph Swoboda, « Les raccommodeurs de tapis », XIXème siècle.
Les Tisserands
Arminée H. Choukassizian
Dans son atelier le maître tisserand
travaille
Le poète écrit.
Des pelotes vives et sombres
Des couleurs sobres et chaudes
Des mots courts et longs
Des mots à double sens.
Avec ardeur le travail avance
Les tons s’entrelacent
Les allusions mythologiques enrichissent
Les mailles et les mots sont si flexibles
Les fils se plient á son goût
Les mots se plient à ses idées
Maîtres tisserands
Travaillez dur, tissez toujours
Ecrivez sans cesse
Sœur Emmanuelle
Karla
Mhanna
Sœur Emmanuelle, la chiffonnière
du Caire, est décédée en 2008,
mais son message d’amour et de
paix entre les hommes reste plus
que jamais vivant et d’actualité.
Figure emblématique du
20ème siècle, elle n’a cessé
durant toute sa vie d’éduquer les
jeunes, d’abord au cours de sa
carrière d’enseignante, puis après
62 ans lorsqu’elle s’installe parmi
les plus pauvres des pauvres,
les chiffonniers du Caire. Sa
vie est racontée dans une pièce
de théâtre (Confessions d’une
religieuse) jouée notamment au
Petit Hébertot à Paris. ■
A l’aube et au crépuscule.
C’est le grand moment !
C’est presque la découverte
Etalés sur le mur et la page
Les rectangles travaillés de laines et de mots
Exhibent l’art.
L’imagination créatrice du rêve devient la
réalité
Le rêve devint la réalité
Et la réalité naquit du rêve
Le mariage d’arabesques, de volutes
De rinceaux et de mots
Des mots... toujours des mots
L’imagination a tellement volé derrière tous
ces mots
Grands Maîtres Tisserands ■
Jean-Léon Jérôme, « Le marchand de tapis », 1870.
L’immortel Prophète de Gibran
ANI, Hala Madi – L’écrivain et
poète libanais Gibran Khalil Gibran
considérait son livre Le Prophète comme
sa seconde naissance. Il a déclaré peu
avant sa mort en 1931 : « Ce livre a
rempli toute ma vie ».
Publié en 1923, Le Prophète a été
traduit dans plus de cinquante langues.
Le film d’animation de 84 minutes tiré
du livre, est l’œuvre de dix réalisateurs et
neuf producteurs originaires du Canada,
de France, du Liban, du Qatar et des
Etats-Unis. Il raconte l’histoire d’un sage,
al-Mustapha, dont les paroles suscitent la
peur de l’autorité politique. Sur le point
de s’embarquer pour son pays natal après
douze ans d’exil sur une île fictive, il est
sollicité par les habitants afin de partager sa
sagesse sur quelques grandes questions de
l’existence : l’amour, la famille, le travail, la
mort… Almatra, dont Salma Hayek joue le
rôle, l’accompagne dans son voyage ; elle
sera touchée par ses paroles et ses poèmes.
Ce film entraîne le spectateur
dans un monde de pure créativité, le
subjuguant par la beauté des dessins et
une musique à couper le souffle, signée
Gabriel Yared, musicien libanais de
dimension internationale.
Ce chef-d’œuvre voit le jour dans
un monde arabe tourmenté. On y
entendra par-dessus tout une invitation
à l’amour et à la paix, loin de la
violence et de la haine.
Les producteurs ont tâché de
transformer le rêve de Gibran en réalité :
« Quand l’amour vous fait signe, suivezle, bien que ses voies soient dures et rudes.
Et quand ses ailes vous enveloppent,
cédez-lui. Bien que la lame cachée parmi
ses plumes puisse vous blesser. Et quand
il vous parle, croyez en lui ». ■
Al Madina qui n’en aient vibré d’émotion.
L’Antigone syrienne n’a en effet rien
à envier à la fille d’Œdipe en matière de
tragédie. L’héroïne grecque de Sophocle
a osé s’opposer au pouvoir du roi Créon
en bravant son interdiction de donner une
sépulture à son frère. Elle est condamnée
à mort et se pend avec ses vêtements dans
un ultime geste de liberté.
La liberté de l’Antigone syrienne ose
se chercher ailleurs que dans la mort, et le
texte hélas ! ne doit rien à l’imagination.
Les réfugiées syriennes jouent leur propre
histoire, leur fuite d’un Créon à deux
têtes, pouvoir arbitraire de la dictature et,
pire encore, de l’extrémisme religieux,
racontant leur exil vers des terres peu
accueillantes, et la mort des leurs dans
l’indifférence la plus totale. Mais la
tragédie si proche et si contemporaine
semble hanter la mémoire… bien moins
qu’un vers de Sophocle. ■
Antigone de Chatila
La métamorphose du désespoir en art
est une règle classique de la créativité, et
la catharsis qu’elle provoque vaut parfois
autant pour l’acteur que pour le spectateur.
Les réfugiées syriennes parquées dans
les camps de Chatila et Burj Barajneh
au Liban en savent quelque chose. Elles
ont décidé de jouer, dans une Antigone
syrienne initiée par le dramaturge
Mohammed al Attar, leur propre tragédie.
Il n’est pas jusqu’aux planches du théâtre