Le Safir francophone

SUPPLÉMENT MENSUEL
PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS
MARS 2015
LE SAFIR
FRANCOPHONE
Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe
ÉDITORIAL
Talal Salman
Le « secours » américain ouvre une
nouvelle ère
Colonisation sur demande
C
ent ans séparent la colonisation ancienne,
majoritairement britannique et française, de la
colonisation nouvelle, représentée par un partenaire
américain spéculateur, entré relativement tard sur le
terrain des compétiteurs. Le choix est désormais clair
et précis : d’un côté il y a le barbarisme de « Daech »
et de ses semblables, qui tuent « ahl al-ridda » (les
apostats) et épousent les filles des « infidèles » après
leur avoir imposé l’islam, de l’autre il y a l’Occident
américain avec ses avions sans pilotes, ses missiles
longue portée, venu protéger l’islam et les musulmans.
Des missiles, doit-on croire, qui distinguent entre
vrais et faux croyants et ne tuent que les terroristes
pour que les autres puissent lever haut la bannière de
la vraie religion.
Mais ces « secours » occidentaux, essentiellement
américains, quels en sont les objectifs ? Quels
seront leurs impacts sur la future carte du monde
arabe et sur ses pays ? Des questions légitimes se
posent : qui peut aujourd’hui proposer une vision
d’avenir pour la Syrie ? Pour l’Irak, le Yémen ou
la Libye ? Tous les Etats « caducs » sont-ils bel et
bien tombés dans chacun de ces pays ? Qui possède
maintenant la capacité de redessiner la carte du
« Croissant fertile » ou du « Levant » ?! Et dans
cette nouvelle carte, où se situeront les « limites »
d’Israël... et celles de la Palestine ?
Une nouvelle ère commence donc pour ces
entités enfantées il y a cent ans par l’accord de
Sykes-Picot (en 1916 exactement), elles qui se sont
révélées de purs produits du colonialisme et non des
patries viables. Cette nouvelle ère a été initiée par
l’invasion américaine en Irak, en mars-avril 2003.
Oui, c’est aujourd’hui bel et bien le retour de la
colonisation, mais une colonisation salvatrice cette
fois-ci, et sur demande. Une colonisation financée
par notre pétrole et nos autres ressources. Car nos
gouvernants, chargés pourtant de la responsabilité
de protéger leurs pays, ne se sont pas souciés de
la chute des provinces et des régions riches en
pétrole, tombées aux mains de « Daech » ; ils se
sont contentés d’attendre le « secours » américain.
Mais alors, il s’agit d’un secours aux régimes en
place, et non aux patries, qui elles regimbent et ne
peuvent vivre sous les protections étrangères. Ce
qui signifie que les instances au pouvoir sont prêtes,
quel qu’en soit le prix, à sacrifier leurs pays pour
sauvegarder leurs trônes, protégés désormais par
Campagne médiatique d’un mouvement de protestation américain contre la guerre du Vietnam, 1972.
les avions du colonisateur américain et les alliés
qu’il veut bien se choisir parmi les Occidentaux
(et quelques Arabes). Ainsi s’effondre l’arabité,
victime de toutes les parties en lice. Tandis que la
guerre qui embrase la région reste ouverte… Une
guerre, qu’on se le dise, qui sera réglée par les
enjeux du pétrole, et non ceux de la religion.
En toute occurrence, que l’islam politique ait
abattu l’arabisme en ouvrant par là même la porte
à un nouveau colonialisme, n’est pas pour lui
signe de succès. Un tel colonialisme, qui s’impose
par des avions de guerre, fait avorter tout rêve
d’indépendance et renforce l’entité israélienne ainsi
que sa capacité à dominer les territoires arabes…
sous l’ombrelle américaine. ■
Rédacteur en chef : Talal Salman
Directrice de la publication : Leila Barakat
Contributeurs : Nasri Al-Sayegh, Mohammed Ballout,
Abdallah Bouhabib, Jean Jabbour, Anne van Kakerken,
Helmi Moussa
Traducteurs : Randa Abi Aad, Fadia Farah
Maquettiste : Ahmed Berjaoui
Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat.
Publié grâce au soutien des éditions [liR].
Adresse : Le Safir francophone
As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban
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MANAGEMENT PUBLIC
« L’Occident veut développer l’Orient » : y croyez-vous ?
Comment les choses se passent réellement dans le « business du développement »
Leila Barakat
Après une période riche en projets de
développement, c’est-à-dire en faux-semblants
et demi-réalités, la cupidité ne parvient plus à
se cacher derrière les promesses et les mises en
scène médiatiques : l’heure a sonné où le mythe
s’effondre. Celui d’un monde développé qui se
pique d’œuvrer pour la modernisation des pays en
voie de développement. Montage théâtral oblige,
les principaux protagonistes se prêtent volontiers
à la comédie de la croissance. Il serait cependant
utopique de croire que cette bouffonnerie a d’autres
motivations que l’argent, dieu unique et universel.
V
oici les grands actes où excellent les comédiens :
un bailleur de fonds se présente auprès d’un pays, dans
le souci affiché de réformer un secteur quelconque.
Education, santé, tourisme, urbanisme, finances,
travaux publics… peu importe, tout est éligible, tout est
sujet à « développement ». Naïf au plus haut point, le
pays approché se hâte de contracter une belle et grosse
dette pour la réforme du secteur sélectionné. Empressé
à sa tâche, le bailleur de fonds (pure invention
occidentale) cherche de son côté à passer contrat avec
un consortium, c’est-à-dire un assemblage de sociétés
(de pur sang occidental elles aussi, bien entendu). De
fil en aiguille, des hommes d’affaires occidentaux
répondront donc du destin de la réforme d’un secteur
majeur, voire vital, d’un pays oriental désigné par la
bienveillance occidentale. Cette « sous-traitance de
réforme » requiert, comme en tout business plan qui
se respecte, termes de référence, appels d’offres et
contrats, engendrant tout un processus qu’il faudra,
au finale, financer par une partie de la dette – laquelle
s’envole peu à peu en fumée. Une autre partie de la
dette est grappillée pour les gains « légitimes » du
consortium qui a remporté le marché, une autre encore
récompense sa gestion du projet – tout cela sous les
termes inattaquables de « frais de management ».
Le reste du budget est par ailleurs employé à la
mobilisation des experts sectoriels mis à disposition
du gouvernement concerné. Mais les procédures des
donateurs sont mangeuses de temps et d’argent, et
les experts se retrouvent davantage accaparés par les
processus que par les résultats. Ils doivent mettre à jour
le plan global, le diviser en plans annuels, harmoniser
ces plans, incorporer les commentaires du bailleur
de fonds, de l’autorité contractante et de l’ensemble
des bénéficiaires, parfois eux-mêmes en désaccord…
Quand les plans annuels sont enfin approuvés, l’année
est en partie écoulée, et le plan global est déjà caduc.
Il faut alors s’évertuer à l’adapter en fonction des
nouvelles données, et, tel Sisyphe poussant son
rocher, le soumettre à nouveau pour validation…
Malheureusement, la saga du gaspillage d’expertise ne
se contente pas de faire rire au baisser de rideau, quand
on sait que les pertes se chiffrent en millions de
dollars. Les coulisses ne sont pas plus réjouissantes,
car bien souvent la corruption se charge de dépenser
la dernière partie de la dette. Il arrive en effet qu’un
bénéficiaire magouilleur, en digne représentant de son
« Walking city », la ville mouvante de Ron Herron qui se déplace dans le désert (1973).
pays, si subtilement oriental, bloque tout processus
de validation pour extorquer la somme d’argent qui
gonflera ses poches. Et il s’est aussi vu, dans d’autres
cas de figures, que bénéficiaire et autorité contractante
conviennent ensemble, comme larrons en foire, de
faire main basse sur une partie du magot. Alors, au
dernier acte le calcul est simple : après cette succession
d’amputations budgétaires, que reste-t-il au pays
endetté ? Des miettes du projet et de son budget… et le
poids de la totalité de la dette contractée.
Par ailleurs, comment ces marchés sont-ils
initialement remportés ? Comment sélectionne-t-on
les acteurs ? Il apparaît qu’on demande en général aux
consortiums intéressés de présenter une vision, une
méthodologie, un plan de travail, un budget, ainsi que le
curriculum vitæ des experts qu’ils comptent mobiliser. En
vérité, les cessions de ces marchés et leurs mécanismes
opératoires sont d’emblée la tare du développement. Ils
ne fournissent aucune garantie, sinon celle de dérégler le
processus de réforme. A preuve :
• Les marchés sont fréquemment remportés
grâce à ce qu’on appelle, dans le monde de
l’assistance technique, des curriculum vitæ
d’experts « forgés », c’est-à-dire falsifiés,
Revue « Occident » (1947).
augmentés d’informations incorrectes, étayés
de faux diplômes, auxquels sont joints des
certificats d’emplois fictifs.
• D’excellentes méthodologies sont décrites,
accompagnées
d’imbattables
plans
de
travail. Hélas ! Ils sont commissionnés à des
professionnels qu’on ne reverra jamais : dès
qu’un consortium est adoubé, on passe à un
professionnalisme de seconde zone, beaucoup
moins coûteux. Les têtes pensantes et visionnaires
se sont purement et simplement volatilisées.
• L’appât du gain ne s’arrête pas là : la gestion
du projet est offerte en pâture aux financiers,
des rapaces qui, n’ayant cure de ce qui a
été écrit et promis dans l’offre technique,
s’empressent d’aider le consortium à se dérober
à ses engagements. Trop risqué ? En apparence
seulement. Secondés par des hordes d’avocats,
ils mettent leur point d’honneur à frauder leur
créancier et à garantir que l’autorité contractante
ne peut légalement intenter de procès. Un procédé
retors qui nécessiterait tout un manuel de savoirfaire pour être expliqué, et non un simple article
de presse. Machiavel en personne serait le plus à
même d’en rédiger les grandes lignes…
Nul ne s’irrite, nul ne dénonce ? « Nous sommes de
simples soldats de la coopération technique », répètent les
agents de développement, marginalisés ou indifférents.
Pourquoi s’étonner ? Cet Occident, si peu scrupuleux
dans le lointain Orient, a aussi chez lui ses infortunes,
dont les jachères continues que taille le chômage sur
ses territoires. En mal de solutions, il déploie toute sa
virtuosité pour exporter ses chômeurs... vers un autre
continent. A la clé, des dizaines de milliers d’emplois.
Qui n’a pas de travail en Occident se fera expert de
développement en Orient. Et comme il s’agit d’experts
aux CV forgés, c’est-à-dire des connaisseurs en rien, les
résultats laissent souvent à désirer. Le développement
de l’Est attendra… Qu’importe : l’Ouest récupère de
toutes façons, au moins en partie, l’argent « investi » –
car comme le dit si bien le proverbe français : « L’argent
va à l’argent ». Qui en profite donc, qui se modernise,
Orient ou Occident ? A première vue, l’Orient. A mieux
y regarder, l’Occident, bien entendu. C’est que, comme
l’explique Chamfort : « Les succès produisent les
succès, comme l’argent produit l’argent ». ■
DOSSIER DU MOIS : COMMENT L’ORIENT VOIT L’OCCIDENT
SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2015
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Comment l’Orient voit l’Occident
L’Occident au Moyen-Orient : des principes contradictoires
Abdallah Bouhabib
Rien ne me fait mal autant que l’approche des pays
occidentaux dans le traitement de la crise syrienne : si
elle est similaire à celle qui a prévalu dans la crise en
Ukraine, elle contredit par ailleurs la politique menée
à l’égard de l’Égypte.
En Syrie, la communauté internationale a préconisé,
au travers de la conférence de Genève 1 en juin 2012,
la participation de l’opposition pro-occidentale et du
régime syrien à un même gouvernement de pleins
pouvoirs, au moment où les forces militaires – l’armée
syrienne d’un côté, l’armée syrienne libre de l’autre –
jouissaient d’un parfait équilibre sur le terrain.
Mais quelques semaines à peine après cette
réunion, la réalité militaire s’est modifiée et les forces
de l’opposition dite « modérée » – selon l’expression
en usage en Occident – se sont repliées au profit des
forces du régime et de celles de l’opposition religieuse
extrémiste, se marginalisant et se confinant dans des
poches réparties au Nord et au centre de la Syrie.
Dans le même temps, le commandement des forces
de la coalition syrienne « modérée » est passé du
leadership des Frères musulmans soutenus par l’État
du Qatar, à des politiciens sans assises politiques,
soutenus par l’Arabie saoudite.
Malgré ces changements sur le terrain, la
conférence de Genève 2 pour l’application des
résolutions de Genève 1 s’est bel et bien tenue, et
Lakhdar Brahimi, ce grand expert international dans
la résolution des crises, qui venait de démissionner
(en mai 2014), a administré des réunions entre
l’opposition et le régime sans qu’ait été proposé le
moindre projet de solution à la crise syrienne, ce qui
avait inévitablement voué ces réunions à l’échec.
En Ukraine, après le limogeage du président par
le Parlement, sous la pression de plusieurs dizaines
de milliers de manifestants qui avaient déferlé à Kiev,
venus des régions qui réclamaient l’affiliation de leur
pays à l’OTAN, les pays occidentaux ont appuyé avec
insistance l’élection d’un nouveau président à la tête
de ce même régime qui a pourtant causé la dégradation
de la situation dans le pays. Et ce, alors que l’Est et le
Sud de l’Ukraine progressent, avec le soutien russe,
vers une autonomie ou une union avec la Russie
(selon les reportages de la presse occidentale).
En revanche, en Égypte les pays occidentaux n’ont
pas favorisé la destitution par l’armée du président élu,
suite à de vastes manifestations populaires menées
par des centaines de milliers d’Égyptiens dans toutes
les régions du pays. Après cela, s’est instauré un
gouvernement de transition qui a établi une feuille de
route visant à consolider la démocratie par l’élaboration
d’une nouvelle Constitution devant conduire à l’élection
d’un président et d’un parlement. Un comité de cinquante
personnalités égyptiennes, expertes dans des domaines
divers, a donc élaboré une nouvelle Constitution
d’orientation libérale, massivement approuvée par un
peuple égyptien qui se tenait à l’orée de l’élection d’un
nouveau président de la République.
Il serait utile de noter également ce qui se passe en
Tunisie, où une autorité unifiée a réussi à élaborer un
nouveau système qui tient compte des points de vue
des différentes composantes, et à amorcer l’application
de nouvelles Constitutions. L’expérience du Liban, de
la Bosnie et de l’Irak, qui sont passés par des processus
similaires (et ce, malgré les obstacles que ces pays
continuent à affronter), montre que le fait de s’entendre
sur un nouveau système qui répond aux exigences de
toutes les composantes de la population, est la meilleure
solution pour résoudre les crises internes dans des pays
à structure pluraliste.
On est donc en droit de se demander pourquoi on
ne parvient pas à réunir les Syriens, dans toutes leurs
composantes, pour qu’ils s’entendent sur un nouveau
système, quel que soit le temps requis pour une telle
entreprise, de sorte que chacune des parties y trouve
son compte, son existence et ses droits étant garantis
par ce nouveau système. Pourquoi ne pas œuvrer à
rassembler les composantes de l’Ukraine sous un
même toit et les aider à s’accorder sur l’avenir de leur
pays ? Pourquoi s’obstiner à permuter seulement les
dirigeants et à préserver des systèmes qui ne sécrètent
que dictature et corruption ? Pourquoi la société
occidentale persiste-t-elle à ignorer le pluralisme en
Syrie et en Ukraine, alors que ce pluralisme est aussi
la base sur laquelle elle a édifié sa propre Constitution
ainsi que son système politique ? Pourquoi les pays
occidentaux interprètent-ils le limogeage en Égypte
d’un président élu comme un coup d’état militaire, et
le limogeage en Ukraine d’un président élu comme un
acte de démocratie pure ?
La contradiction évidente dans la politique des
nations occidentales s’applique également au traitement
humanitaire des crises. Par exemple, ces nations
encouragent le Liban à l’égard des réfugiés syriens
venus de toutes les régions de leur pays, qu’elles
soient en sécurité ou en guerre, et le félicitent pour
cette attitude humaine. Cependant, les Libanais qui ont
offert l’hospitalité à ces réfugiés ne reçoivent de ces
nations aucune aide qui compenserait les problèmes
financiers que cela occasionne. Les seules assurances
de compassion et de compréhension manifestées par
la communauté internationale ne sauraient suffire ;
selon les estimations des organisations internationales
qui assistent les réfugiés, les aides que ces derniers ont
reçues des pays donateurs ne correspondent même pas à
la moitié de leurs besoins. Pire, ils ne reçoivent qu’une
aide accessoire des pays qui financent la guerre en Syrie.
Sans aucun doute, les principes politiques, sociaux
et économiques des nations qui prônent la justice et
l’équité dans leurs politiques internationales en cette
ère de mondialisation, et ce jusqu’à l’idéalisme, ont
impérativement besoin d’être révisés. Il est grand
temps que l’Occident cesse de prétendre à la vertu
et à la perfection dans le traitement des crises que
traversent plusieurs pays pluralistes, dans ces régions
du globe qu’on qualifie de tiers-monde. ■
Abdallah Bou Habib était l’ambassadeur du Liban aux Etats-Unis.
Croisades, colonisations, guerres du Golfe...
Qu’est-ce que les Occidentaux viennent faire en Orient ?
Pourquoi les pays occidentaux interprètent-ils le
limogeage en Égypte d’un président élu comme un
coup d’état militaire, et le limogeage en Ukraine d’un
président élu comme un acte de démocratie pure ?
La prise de Jérusalem (1099). Miniature d’un
manuscrit français de Godefroy de Bouillon.
Antoine-Jean
Gros, « Combat de
Nazareth », 1801.
Robert Ingpen, 1991.
Horace Vernet, « La Prise de
la Smalah d’Abd el-Kader
par le duc d’Aumale ».
Horace Vernet, « Combat de la Somah », 1839.
4
DOSSIER DU MOIS : COMMENT L’ORIENT VOIT L’OCCIDENT
La nation arabe gardienne de Sykes-Picot
déclaration illégitime, l’État qui vit le jour à l’intérieur des
frontières de la partition était petit. Mais il lui fut autorisé, à
lui seul, d’abord en 1948 puis en 1967, de violer les frontières
L’Orient arabe est à l’agonie. Le Moyen-Orient se désagrège.
établies, et ce sous l’égide d’une indulgence internationale,
Les entités implosent. Les peuples de la grande demeure arabe
d’un laxisme des nations, d’une impuissance arabe et d’une
ensanglantée aspirent, à la faveur d’un bien mince espoir, à une
défection morale généralisée. La violation des frontières par
halte momentanée avant une imminente partition. Les trois
Israël se poursuit toujours, sous la forme d’un grignotage
dernières années laissent présager que ce qui fut depuis cent
progressif de la Palestine à travers l’implantation continue
ans est en passe de disparaître. Une recomposition de la région
des colons, ainsi que par le maintien d’une présence militaire
se profile, imposée par les guerres en cours, par les forces de
au Golan ou, à plus petite échelle, au Liban.
dispersion et de partition qui y sont impliquées. L’Orient arabe
Le crime commis par l’Occident fut adopté par les
est pour ainsi dire, en train de rendre l’âme ; il est entré dans une
Arabes. C’est ainsi que, paradoxalement, les victimes ellesère de territorialisation excessive, de démantèlement en cantons,
mêmes achevèrent de consacrer les entités préfabriquées tout
en berceaux ethniques, confessionnels, communautaires ou
en affichant un zèle outrancier à faire entendre la « voix des
régionaux dans lesquels chaque groupe tend à plus ou moins
Arabes », la cause de l’arabisme et la question de l’unité. Les
brève échéance à s’uniformiser en communauté de race pure ou
entités furent donc protégées par leurs propres détracteurs,
de même religion. Il est d’ailleurs fort à parier que cela arrivera
qui s’acharnaient à défendre l’unité avec toujours davantage
très prochainement, dès que les combats se seront soldés par des
d’inimitié et d’esprit de division. Les entités artificiellement
compromis imposés par les forces extérieures, devant lesquelles,
créées furent ainsi élevées au rang de sacré intouchable, si
une fois leur violence épuisée dans le maillage de frontières
bien que la souveraineté et l’indépendance, devenues priorités
intestines, les forces intérieures feront acte d’allégeance.
absolues, reléguèrent l’idée d’unité à la dernière place.
Il n’était pourtant guère prévisible que cet ensemble de
Dans ce contexte, tout le monde s’abattit sur la tentative de
pacotille communément appelé « l’Orient arabe », réalité
Nasser en Syrie et au Yémen - ses propres artisans compris,
imprécise et latente dans l’inconscient collectif, se délite et
notamment en Syrie - et, au lieu de la purifier des travers
aille à sa fin. Il y a cent ans s’effondrait l’Empire ottoman. Une
du pouvoir, on lui porta rapidement le coup de grâce, n’en
fin qui ne surprit personne. La Grande- Bretagne lui épargna,
conservant qu’une lettre morte dans un discours mensonger.
certes, une chute prématurée, mais seulement parce qu’il
Ainsi donc, nulle voix ne devait couvrir celle de Sykes-Picot.
fallait que le fruit qu’elle voulait elle-même cueillir, soit bien
A cet effet, les capitales porte-drapeaux de l’unité réglèrent leur
mûr. La France en eut sa part et fut cohéritière, aux côtés de sa
position sur celle du Liban : d’un côté, un discours nationaliste
concurrente d’outre-Manche, de mandats, protectorats et autres
faisant l’apologie de la souveraineté des pays et dénigrant Sykestutelles. Après chaque défaite, les grands vainqueurs s’attellent
Picot qu’on accusait de tous les maux, de l’autre, des frontières
à redessiner les cartes, taillant des États à coups de ciseaux,
jalousement maintenues, qui ne tardèrent pas à devenir de tels
créant des entités d’un simple trait de plume, établissant
obstacles que seuls de rares privilégiés eurent la possibilité de les
arbitrairement des frontières qu’ils ratifient ensuite. C’est ainsi
franchir. Bien vite, les entités se convertirent en camps retranchés.
que les peuples de « l’Orient arabe » furent politiquement
Y entrer nécessitait un passeport, par ailleurs facile à obtenir pour
repositionnés, conformément à la logique de distribution des
un étranger mais inaccessible pour un Arabe. Les frontières entres
parts propre à la règle de partage des butins de guerre.
les frères arabes devenaient frontières entre ennemis.
Rebelles aux amendements ou aux modifications, les
En vertu d’un paradoxe ahurissant, on peut ainsi ramener
entités ainsi créées ont résisté avec arrogance et présomption
dos à dos les effets du colonialisme qui a divisé la nation, et
à tous les projets unionistes ; ceux-ci, bien que forts de
l’action des défenseurs de l’unité eux-mêmes, qui divisèrent les
leurs idéologies nationalistes, n’ont pas réussi à gommer
peuples en communautés, les assujettissant au pouvoir sans les
les frontières et la division des peuples initiées par Sykesrattacher à l’idéologie ; en ne les guidant que par les vertus de la
Picot, ce dernier tenant lieu de texte sacré face auquel les
tyrannie et de l’oppression, ils les conduisirent à la soumission,
hérésies des misérables unionistes ne faisaient pas le poids.
à la résignation, au défaitisme. Les peuples disparurent donc
Car malgré la pureté de leurs intentions et la sincérité de leurs
au profit du pouvoir. La cause disparut au profit du rebut de la
convictions, ces derniers n’avaient pas la force suffisante
société. Le parti disparut au profit du guide. Ce dernier une fois
pour proclamer la nullité des cartes établies ; leurs tentatives
en place, tout le reste pouvait disparaître. Et c’est précisément ce
de rassemblement et d’union ont été étouffées, dès 1920 par
genre de leaderships qui a conduit à des tueries en Irak et à la mort
l’Occident à Damas, puis avortées dans la même ville, en
des nations dans l’ensemble des régimes despotiques, fussent-ils
1961 (date de la disparition de la République arabe unie).
républicains, laïques ou monarchiques…
L’unique exception à la règle reste Israël. A l’issue d’une
Pauvre nation arabe ! Une mère massacrée par ses propres
fils à la faveur d’une violence sans
« Civilisation atlantique » (1953) d’André Fougeron caricature
cesse réinventée, et que l’Occident
les guerres coloniales françaises et le capitalisme américain.
achève de tuer à coups d’agressions.
Et pourtant, il n’existe pas de nation
dont la civilisation soit plus prodigue,
ou même comparable en matière de
fécondité culturelle, de diversité, de
créativité. Nous sommes les héritiers
de ce patrimoine, mais qu’en a fait
la canaille qui tenait les rênes du
pouvoir ? Il est étrange de constater
qu’elle a sauvegardé Sykes-Picot,
ne parvenant à unir le peuple qu’en
lui imposant silence. Unis, nous
l’avons été, dans le malheur, la peur,
le désespoir.
Nasri Al-Sayegh
Ce que les peuples d’Orient reçurent en héritage n’était
qu’une partition arbitraire, face à laquelle les forces politiques ont
démontré leur impuissance, consolidant ainsi ad vitam aeternam
les entités établies, confisquant du même coup aux foules arabes
leurs rêves d’unité et leurs espoirs. Les régimes dictatoriaux ont
échoué à trouver une solution au problème, longtemps écarté et
tabou, de la pluralité confessionnelle et ethnique. Car avoir un seul
chef ne supposait-il pas qu’il n’y avait qu’un seul peuple ? Cela
devait suffire à gommer les différences… Le désastre apparut en
plein jour lorsque les pouvoirs explosèrent, entraînant les sociétés
dans leur déroute et transformant en cauchemar ce qui était, ou
devait être, un printemps des nations.
Les agents internes sont générateurs de crises dont
l’extérieur s’empare et tire profit. C’est là une loi ancestrale
qu’il est rarissime d’inverser, de même qu’on voit rarement
l’extérieur imposer de sa propre initiative des événements qui
ne seraient pas accompagnés par des facteurs ou des instruments
internes. Tout au plus l’extérieur serait-il en mesure de ménager
des circonstances favorables au déclenchement des crises,
lesquelles, toutefois, resteraient parfaitement inopérantes sans
la contribution active des mains intérieures. Le croisement des
forces internes et externes est inéluctable car le monde est un
tissu d’interactions et un jeu d’intérêts où les parties concernées
se tiennent à l’affût des changements pour en tirer bénéfice, en
dévier le cours ou les empêcher d’aboutir. Tel fut le cas pour le
printemps arabe. Ce dernier était bien un produit de fabrication
arabe, mais que les prédateurs arabes et étrangers conduisirent à
la guillotine en Libye, en Syrie et ailleurs…
A quoi ressemblera la région demain ? L’ancien MoyenOrient n’étant pas viable, la naissance d’un nouveau MoyenOrient n’étant pas attendue et les chances de recomposition
d’un grand Moyen-Orient étant quasi nulles, il est fort à parier
que l’Orient arabe se transformera en une mosaïque d’entités
confessionnelles et ethniques, réconciliées mais distinctes, à
l’intérieur même des États créés par Sykes-Picot, lesquels ont
encore, selon toute probabilité, une belle espérance de vie, alors
que le bel ensemble en carton-pâte de « l’Orient arabe » amorce
son déclin. C’est ainsi que l’Irak, morcelé et baignant dans son
sang, demeurera pour une durée indéterminée, à l’image de ses
forces éparpillées, le gérant impuissant d’une pluralité obéissant
aux divisions de ses provinces. Car il est établi que dans les
sociétés scindées verticalement selon un principe confessionnel,
ethnique ou clanique, la victoire ne revient jamais, dans les luttes
intestines, à l’une ou l’autre des factions en conflit.
Il semble que la Syrie, dévastée, restera, après la fin
des combats et la faillite de tous les combattants, une unité
géographique, certes, mais un État rassemblant des provinces
multiples aux passions multiples, auquel il sera imposé de
vaquer à ses seules affaires intérieures, de renoncer à la défense
de toute cause extérieure et d’adopter à cet égard une politique
de neutralité. Ainsi, la suppression de toute vision unifiée,
nationale ou nationaliste, en matière de politique régionale ou
internationale, forcera ce pays à être dirigé de l’étranger.
Quant au Liban, il aura récolté de ses guerres passées,
de l’adversité et de ses épreuves présentes, une immunité
entitaire (et non identitaire), une inconsistance politique et la
putréfaction de son système.
Il faut donc noter la persistance des entités étatiques,
protectrices et gérantes des contradictions. Quoi qu’il en soit,
l’Orient arabe sera sous tutelle, par le biais de l’influence et
de l’hégémonie dont bénéficient les puissances protectrices
des nouvelles entités et régions redessinées.
Force est donc de faire ce constat affligeant que l’avenir
attendu de l’Orient arabe est bien la partition et le partage. ■
Nasri Al-Sayegh est le responsable de la page « Opinions et
perspectives » d’As-Safir.
Traduit par Randa Abi Aad.
… L’Orient arabe en voie de partition et de partage
DOSSIER DU MOIS : COMMENT L’ORIENT VOIT L’OCCIDENT
SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2015
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Le terrorisme sert trop bien les intérêts occidentaux pour être qualifié de pur produit oriental…
Hassan Nasrallah
Walid Joumblatt
(Commentaires du 9 janvier 2015 sur les attaques terroristes qui ont visé la
rédaction de l’hebdomadaire Charlie Hebdo) :
« A travers leurs actes immondes, violents et inhumains, ces groupes
ont porté atteinte au prophète plus que ne l’ont fait les caricatures qui
le visaient. »
« Le fléau du terrorisme a atteint aujourd’hui les Etats qui ont exporté leurs
propres extrémistes vers nos pays, leur ont obtenu des visas et leur ont offert
toutes les facilités pour leur départ. »
(Commentaires du 29 septembre 2014 sur la coalition contre « Daech ») :
« L’Amérique est la mère du terrorisme. Washington a créé ces groupes
terroristes ou contribué à leur création. » ■
Le crime contre Charlie Hebdo est un crime barbare. Aucun motif ne justifiait
un acte pareil. (… ) Nous rejetons et condamnons l’atteinte aux religions et à leurs
symboles. En même temps, nous refusons l’utilisation de la religion pour justifier
tout acte odieux ou toute aventure militaire ou terroriste. Cela nuit à la religion et à
son message de tolérance, de justice et de rencontre. Les exemples à ce niveau sont
nombreux : Croisades, colonisation de l’Afrique, (…) extermination des Indiens en
Amérique, occupation de la Palestine sous le prétexte de la « Terre Promise » (…).
L’injustice est indivisible. Si des millions de personnes répètent
aujourd’hui « Je suis Charlie », je leur réponds : « Nous sommes Charlie,
mais nous sommes aussi la Palestine occupée et sans abri, nous sommes
la Syrie détenue et déplacée, nous sommes les enfants de Palestine et de
Syrie, qui meurent assassinés, ou meurent de souffrance et de froid ». ■
Hassan Nasrallah est le secrétaire général du Hezbollah.
Walid Joumblatt est le leader du Parti socialiste progressiste.
Talal Salman
Mohammed Ballout
Les terroristes qui ont commis les meurtres de Charlie Hebdo,
comme un certain nombre de ceux qui ont agi ailleurs en Europe,
sont nés et ont grandi en terre occidentale. On trouvait dans les
rangs des personnalités qui ont participé à la manifestation de
Paris, certains leaders dont les services de sécurité facilitaient
les mouvements des terroristes et connaissaient parfaitement
leur destination comme leurs objectifs. Des responsables
occidentaux ont d’ailleurs admis que leurs pays couvraient les
terroristes en facilitant leurs déplacements, supposant que la
nuisance se réduirait à des pays lointains et des peuples au teint
basané… Mais les voilà qui découvrent que le terrorisme n’est
pas une marchandise à exporter, et que ses acteurs obéissent à
un programme spécifique qui ne distingue pas entre les victimes
sur une base raciale ou religieuse. ■
Deux grands gagnants dans les manifestations de janvier en France contre le terrorisme :
Israël et les Etats-Unis. Sous les acclamations « Israël survivra et vaincra », le Premier ministre
Benjamin Netanyahu figurait au premier rang dans la plus grande synagogue de Paris, près du
président français François Hollande, afin de prier pour les victimes des attentats meurtriers contre
le journal Charlie Hebdo et pour celles de l’hypermarché casher. Après avoir demandé aux juifs
français d’immigrer en Israël, qui saura les protéger des attaques antisémites, Netanyahu a obtenu
un accord pour y enterrer les quatre juifs assassinés par Amedy Coulibaly lors de sa prise d’otages.
Il s’agit là d’une décision hautement symbolique qui encouragera l’émigration des juifs français
vers Israël (lequel souffre par ailleurs d’un mouvement de ses citoyens dans le sens opposé) et qui
restaurera la réputation de ce dernier comme foyer pour tous ceux qui fuient une Europe islamique
après avoir fui une Europe antisémite. Quant aux Etats-Unis, ils ont aussitôt annoncé la tenue d’un
sommet mondial pour combattre le terrorisme… à Washington. ■
Mohammed Ballout est journaliste politique.
Israël : « Daech », le fruit trop vert des erreurs américaines…
Helmi Moussa
Israël jubile. La mainmise de l’organisation jihadiste
« Daech » (L’État islamique en Irak et au Levant) sur
de grandes villes d’Irak le réjouit. Il se gausse non pas
des Irakiens mais plutôt… des Américains.
Certains milieux israéliens ont considéré que cette
prise de contrôle allait affoler l’ensemble du MoyenOrient. Il est évident qu’Israël essaie, dans le cadre
des conjonctures actuelles, de trouver un terrain de
coopération avec certains pays arabes. Ainsi, elle
considère que combattre ces groupes islamistes
radicaux favoriserait son dessein.
Boaz Bismuth, chroniqueur des affaires
internationales au quotidien Israel Today, proche du
gouvernement Netanyahu, a écrit : « Deux jours, pas
plus, avaient suffi aux jihadistes de l’État islamique en
Irak et au Levant pour contrôler deux villes importantes
d’Irak. Ce qui donne l’alarme est la rapidité imprévisible
de leur chute. Face à ces développements, l’armée
irakienne, censée avoir pris les rênes du pays après le
retrait américain en 2011, ne joue, dans le meilleur des
cas, que le rôle de spectateur ». (…) Quoi qu’il en soit,
Bismuth a signalé que « l’Irak se désagrège » et que
le scénario du pire se réalise aux yeux des Américains.
Dans un article intitulé Tempête dans le désert,
paru dans le supplément hebdomadaire du Maariv,
Jacky Khoury a précisé que Daech est actuellement
considéré comme « une organisation jihadiste d’Irak
riche et monstrueuse. Elle regroupe quelques milliers
de combattants, exaltés par le mobile d’établir un
État islamique et soutenus par des apports financiers
considérables. En dépit de l’esprit du jihad qui
prévaut chez ses guerriers, le contexte de sa genèse
n’est pas du tout religieux. Car « Daech », à l’instar
des autres organisations sunnites extrémistes en Irak,
n’est que le fruit trop vert des erreurs américaines.
Les Etats-Unis en effet ont démantelé un pouvoir
étatique sans avoir su édifier un pouvoir alternatif.
Parmi les combattants de « Daech » on retrouve des
officiers et des soldats sunnites de l’ancienne armée
de Saddam, ainsi que des fonctionnaires que les
Américains avaient jetés aux chiens sitôt après leur
invasion de Bagdad en avril 2003 ». (…) ■
Helmi Moussa, de nationalité palestinienne, est un
journaliste politique qui a passé de nombreuses années dans
les prisons israéliennes.
Vasily V. Vereshchagin, « L’apothéose de la guerre », 1871.
6
LITTÉRATURE
Comment l’Occident voit l’Orient
Le voyage en Orient ou les miroirs déformants
« Partout l’Oriental est pour moi une énigme vivante. »
(André Duboscq, L’Orient méditerranéen)
Jean Jabbour
D
ans l’immense bibliothèque orientale, il est un
titre qui retient l’attention, Le mirage oriental (1910),
de Louis Bertrand, titre révélateur de ces visions qui
sont autant perceptions réelles qu’illusions, chimères
ou même fantasmes. Une bibliothèque immense,
disais-je, où se concurrencent près de 60.000
ouvrages, et où se bousculent voyageurs, historiens,
sociologues, islamologues, en vue de décrire,
d’expliquer, d’analyser, d’interpréter, d’assimiler, de
simplifier cet Orient qui reste toutefois insaisissable et
rebelle, générateur des clichés les plus contradictoires.
Il apparaît tour à tour tolérant ou fanatique, doux ou
cruel, puritain ou voluptueux, selon le regard qui se
porte sur lui ; c’est que dans la façon de voir, il y a
une façon d’être… et par conséquent on ne trouve en
Orient que ce qu’on y cherche.
Dans cette bibliothèque riche et variée,
mes « frères ennemis » depuis des années furent
ces « parcoureurs d’espace », les voyageurs.
J’ai lu les pressés comme les paresseux, les
fantaisistes « raconteurs
d’histoires »,
mais
aussi les sérieux, amateurs d’informations et de
documentation. La liste est longue, le corpus
disparate ; aussi est-il prétentieux, presque
ridicule, de vouloir déceler un fil conducteur ou un
enchaînement logique à un discours si fragmenté.
Il n’est pas moins ridicule d’isoler les voyageurs
de leur époque, et leurs récits de leur contexte
socioculturel, pour les juger ensuite à l’aune de nos
valeurs et connaissances actuelles.
Ces
précautions
prises,
une
analyse
rétrospective permet de sonder cet imaginaire
collectif qui s’est dévoilé sous la plume de quelques
auteurs clés. Faut-il remonter au Moyen-Age ?
L’entreprise est hasardeuse, et il ne faut peut-être
pas chercher la première image de l’autre dans le
regard de ces pauvres gens qui ont subi l’effet de
l’exhortation fanatique du prêche de Clermont, et
qui ont fini, dans leur zèle à punir les profanateurs
des Lieux saints, par confondre Constantinople
avec Jérusalem ; cette image, il faut la chercher
dans le voyage d’un illuminé comme Richard le
Pèlerin qui, dans sa Chanson d’Antioche, brosse du
« sarrasin félon et idolâtre » un portrait qui sied à un
diable. Rien n’est plus facile que d’accumuler les
citations grotesques et hostiles, mais l’ignorance
avait son excuse : les temps étaient obscurs, les
masses illettrées, et les lumières de la Renaissance
n’avaient pas encore pointé.
De l’époque de la Renaissance je ne citerai pas
des voyageurs comme André Thévet, Pierre Belon ou
Nicolas de Nicolay, car il paraît que le regard fraternel
et conciliateur trouve sa meilleure expression chez le
cosmopolite Guillaume Postel ; celui-ci avait effectué
deux longs séjours en Turquie, étudié la langue arabe
et examiné attentivement le texte coranique, pour
aboutir dans De la République des Turcs (1560)
à un dénigrement systématique des mœurs et des
croyances de cette « gent muhamédique ou arabique »
qu’il convient de mieux connaître uniquement dans
le but de la réduire à l’impuissance. Les lumières
de la Renaissance étaient donc loin de modifier les
représentations injurieuses profondément ancrées
dans les mentalités collectives.
Le voyage en Orient connaît son essor au XVIIème
siècle (donnant de 150 à 200 récits de voyage).
Voyages privés (Jean-Baptiste Tavernier, Henri de
Beauvau, François Brèves, le chevalier Chardin) ou
voyages de renseignements (Jean Coppin, Joseph de
Tournefort), l’Orient devient objet d’engouement et
de curiosité, une matière exotique par excellence.
Jean Thévenot fait figure de voyageur-type. Selon
lui, les orientaux sont « parfaits en tous vices » :
paresse, bassesse, pédérastie… Cependant la solution
à ces maux, c’est son ami Chardin qui sait le mieux
la formuler : « Ils en feraient beaucoup davantage
s’ils avaient les belles méthodes de notre Europe » !
Il n’existe donc de salut qu’en suivant le modèle
européen… Idée chère au siècle des lumières qui,
dans ses débuts, voit son imagination bercée par
l’Orient fabuleux des Mille et une nuits traduites par
Galland (1704), avant de découvrir la bonne recette
dans l’enquête de Volney, dans son Voyage en Egypte
et en Syrie (1788). L’idéologue Volney constate en
effet que l’Orient sombre dans son infériorité sociale,
politique, scientifique et religieuse, et qu’il n’y a
rien à attendre de l’esprit turc « ennemi de l’espèce
humaine » et imperméable au progrès ! Il est donc
légitime que l’Orient devienne une « responsabilité »
de l’Occident. Conseil judicieusement appliqué
par Bonaparte qui se lança un an plus tard dans son
expédition en Egypte.
L’entreprise de Bonaparte marque le point de
départ du colonialisme, lequel nourrit les textes
des romantiques qui, presque tous, avaient voyagé
en Orient. Chateaubriand en « nouveau croisé »
s’en prend à l’islam dans son Itinéraire de Paris à
Jérusalem (1811), et reprend le schéma manichéiste
du Moyen Age, où tout le bien est du côté chrétien
Jean Thévenot fait figure de voyageur-type. Selon lui, les orientaux sont
« parfaits en tous vices » : un de ces vices est la paresse.
Ci-dessous paresse, oisiveté, fêtes et loisirs de l’Orient du XVIIème
siècle vu (ou imaginé) par les peintres orientalistes.
Félix de Vuillefroy, « Une réception en Algérie ».
José Tapiro y Bara, « Préparatifs pour le
mariage de la fille du Cherif à Tanger ».
Ludwig Deutsch,
1892.
Rudolf Ernst, « Musiciens ».
LITTÉRATURE
SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2015
et tout le mal du côté musulman. Le seul remède à
cette décadence généralisée serait une intervention
qui mettrait fin aux agissements de ces « bourreaux
mahométans ». Lamartine, plus tolérant au départ,
ne tarde pas dans son Voyage en Orient (1835) à
nourrir la nostalgie d’une France conquérante, car
l’Orient n’est plus capable de se gouverner luimême, il lui faut un guide : « Il est temps, selon
moi, de lancer une colonie européenne dans ce
cœur de l’Asie, de reporter la civilisation moderne
aux lieux d’où la civilisation antique est sortie ».
Le même rêve hante aussi l’esprit d’Alexandre
Dumas dans ses Quinze jours au Sinaï (1846),
et paradoxalement celui de Flaubert, qui a fait
le tour de toutes les maisons de plaisance et qui
n’aborde – comme il est facile de le constater dans
sa Correspondance (1850) et ses Notes de voyage
publiées en 1991 – que les femmes de mauvaises
mœurs ; pourtant il ose affirmer : « Il n’y a rien ici
pour s’opposer à une invasion. Dix mille hommes y
suffiraient, des Français surtout ». Edmond About
de son côté ira plus loin dans son voyage publié
sous forme de roman, Le fellah (1869) ; il y charge
un intellectuel arabe, Ahmed, de faire la satire de cet
Orient sauvage et barbare et de supplier l’Occident
de le coloniser : « Notre peuple est arriéré, je le sais,
je l’avoue… l’Europe aussi ferait une excellente
affaire en colonisant un pays qui n’est pas à plus
de six jours de Marseille ». Il ne manquait à cette
fin de siècle que Jean Valnore (Les mirages, 1890),
Maxime Guffroy (Six mois au Liban, 1892) ou
Georges Montbard (En Egypte, 1892), et surtout
Louis Bertrand dans son Mirage oriental, pour voir
l’incompréhension friser le racisme : « L’Orient ?
Vous ne savez pas ce que c’est ! C’est l’ordure !
C’est le vol, la bassesse, la fourberie, la cruauté, le
fanatisme, la sottise ! Oui, je le hais, l’Orient ! Je
hais les Orientaux, tous ces porteurs de tarbouchs,
tous ces égreneurs de chapelets !… ».
Peut-on parler de voyage au XXème siècle?
Peut-être pas, car le mystérieux et l’étrange qui
enveloppaient tout écrit sur l’Orient semblent à
jamais dévoilés. Cependant dans la première moitié
du siècle, Barrès, J.J. Tharaud et Maurice Pernot
semblent ranimer le dernier souffle du genre. Sous
« L’Arabe n’a jamais su créer un
État… et si vous le voyez féru d’idées
parlementaires, c’est que le système
démocratique favorise ses trois
défauts essentiels : une prétention
folle, un goût effréné du bavardage, et
un penchant inné aux affaires louches,
au tripotage. » (J.J. Tharaud)
John Frederick Lewis, « La vie du harem », 1857.
7
leur plume, malheureusement, les stéréotypes
persistent. L’Oriental paraît fanatique, xénophobe
et profondément énigmatique : « L’Arabe, dira
J.J.Tharaud dans Alerte en Syrie (1937), est un être
d’imagination, et la raison n’est pas son fort. Jamais
il ne sait nettement la mesure du possible et de
l’impossible ; jamais, il n’a su créer un État… et si
vous le voyez aujourd’hui féru d’idées parlementaires,
c’est que le système démocratique favorise ses trois
défauts essentiels : une prétention folle, un goût
effréné du bavardage, et un penchant inné aux affaires
louches, au tripotage ».
Un tableau sombre et décevant, certes !
L’explication à cet échec, j’ai cru la lire chez Pierre
La Mazière, dans son ouvrage Partant pour la Syrie
(1926) : « Si nous avons essuyé un si grand nombre
d’échecs dans ce pays, c’est que nous ne l’avons pas
compris, c’est que jamais nous n’avons entendu sa
voix, ni perçu les pulsations de son sang ».
En dépit de tout, l’espoir persiste, car « au milieu
du parcours fait par l’Orient et par l’Occident, en
sens contraire l’un de l’autre, la rencontre est peutêtre susceptible de se produire » (G.A. Astre, OrientOccident, vers un humanisme nouveau, 1942). ■
Jean Jabbour est directeur de la Faculté des Lettres III à
l’Université libanaise ; il est l’auteur de plusieurs ouvrages
dont : L’Orient au miroir de la peinture française (1992),
L’image de l’Autre dans le discours occidental (2001), Le
Grand Mounged français-arabe (2009).
Ferdinand Roybet, « L’essayage de la parure », 1872.
Ludwig Deutsch,
« Les joueurs de
dominos », 1882.
Paul Joanovics, « Le charmeur de serpents », 1887.
L’encyclopédie de Beyrouth Capitale mondiale du Livre enfin en
version électronique !
Nombreux étaient les lecteurs à réclamer la version papier de l’encyclopédie de Beyrouth Capitale mondiale du Livre, parue
en octobre 2014. Les demandes d’outre-mer pour une version électronique pullulaient également. Elles ont été entendues. En
cliquant sur ce lien, vous pouvez accéder gratuitement à ladite version :
http://www.al-ilmiyah.com/BWC2009/index_bwc2009.htm
C’est Jihad Beydoun, le directeur commercial de Dar al Kotob al ilmiyah, qui a monté, à partir de la version papier, l’ebook de Beyrouth Capitale mondiale du Livre. Un ouvrage de mille pages que vous pouvez feuilleter en cliquant simplement
pour tourner les pages.■
Je suis
Anne van Kakerken
Depuis ces matins de janvier où le terrorisme a
rappelé qu’il tuait aussi à Paris, il n’est plus moyen
d’échapper au petit bandeau noir, à son écriture blanche,
au désormais fameux je suis Charlie, collé partout sur
les écrans, au fronton des médias et de toute entreprise
culturelle, trois mots affichés jusqu’au seuil des
boutiques et répétés obligeamment en préambule à toute
discussion sur le sujet, ou hors sujet.
Je suis suscite l’enthousiasme, en lui un peuple
soudain se dresse, qui se souvient de ses chemins de
liberté, il se jette comme un seul homme dans la peau
des victimes aussitôt réinvesties de cœurs vibrants, d’un
foyer d’aspirations communes, frondeuses, étonnant le
monde du feu vif qui couvait encore sous la cendre.
Je suis, identité secrète où virevolte tout symbole
qu’on fait sien. Quand Kennedy proclamait en son temps
« ich bin ein Berliner » (« je suis un Berlinois »), le
peuple enclavé de Berlin-Ouest applaudissait celui qui
s’unissait à lui face au diabolique bloc de l’Est de l’autre
côté du mur. Et aujourd’hui, quand je m’agrège au je suis,
n’est-ce pas sur la même considération, selon laquelle je
défends un monde libre contre les forces du mal ?
Mais voilà, en ces jours de janvier le diable n’a pas
dévalé quelque mont lointain pour s’abattre sur une
Le Festival d’Angoulême a décerné
Jeudi 29 janvier un Grand Prix spécial
à Charlie Hebdo.
affable cité de lumière ; tout au plus a-t-il jailli de derrière
un mur bâti par mes soins. Car les trois terroristes sont
nés dans mon giron et y ont grandi. Ils sont mes enfants.
Alors me voici forcée d’ajouter : je suis la terreur, je suis
la violence et le fanatisme. Et par-dessus tout, moi nation
si savante, je suis l’ignorance. En mes clartés vacillantes
et mon esprit de liberté prospère aussi l’ombre la plus
noire ; je l’ai nourrie en mon sein.
Aucun terrain guerrier en Irak, en Syrie ou ailleurs
ne m’épargnera mon travail intérieur, celui qui s’attelle
à guérir, transformer, pacifier l’âme jusqu’au point
où je suis sera affirmation de plénitude et non simple
manifestation de résistance à l’ennemi. De même, à
quelle pacification intérieure puis-je bien œuvrer, si tout
en ajoutant je suis juif sur mon écriteau noir et blanc, je
songe à quitter le navire pour m’installer à l’ombre d’un
autre mur de honte, sur un lopin de terre palestinienne ?
Pourtant Dieu, ou l’univers, ou le hasard, a bien
ajusté ses messages sur chaque lieu de crime. Un
A quelle pacification intérieure puis-je
bien œuvrer, si tout en ajoutant je suis
juif sur mon écriteau noir et blanc, je
songe à quitter le navire pour m’installer
à l’ombre d’un autre mur de honte, sur
un lopin de terre palestinienne ?
« jeune Français d’origine arabe » en abattait un autre
sur le trottoir parisien, un meurtrier face à un policier en
service ; François Mauriac aurait peut-être pensé à lui
prêter ces mots : « j’aurais pu être cet homme-là », en
d’autres circonstances.
Car je suis l’autre et le même. Au supermarché
casher, plus étroitement encore, de leur commune racine
malienne l’assassin et l’employé devenu héros malgré
lui, semblaient brandir un miroir à double face, pour que
je m’y contemple. Mais la République honnit ou adule,
elle n’a que faire de ces troublantes coïncidences ; elle
octroie sa nationalité comme un cadeau suprême, et
pense déjà la retirer à ceux qui démériteront, prête à
trancher dans ses entrailles.
« Je suis Lassana », a prononcé le jeune homme
en recevant sa carte d’identité. Soi-même. Ne se
revendiquant qu’humblement humain parmi d’autres
humains, agissant au seul nom de la désuète fraternité.
L’acte fraternel désarmant le fanatisme. Et la pensée.
Quand Descartes déduisait « je pense donc je suis », il avait
traversé, avant je suis, avant je pense, le doute fondateur.
Celui qui remet en cause mes connaissances et mes opinions.
Mes croyances. Alors, me reconnaissant en l’inextricable
maillage de mes identités entremêlées, je suis. ■
Anne van Kakerken est une écrivain française. Titulaire d’un
doctorat de Lettres, elle a travaillé au Moyen-Orient et a
notamment publié Adou les bras perdus du Nil.