RGAR_02_2015.fm Page 1 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - PRÉDISPOSITIONS PATHOLOGIQUES ET ÉTAT ANTÉRIEUR : UNE TEMPÊTE DANS UN VERRE D'EAU (1) ? par Noël Simar Avocat à la cour d'appel de Liège Maître de conférences à l'U.C.L. Bruno Devos Avocat à la cour d'appel de Liège I. — EXAMEN DES NOTIONS La réceptivité de la victime à un dommage est une problématique aiguë dans beaucoup de litiges relatifs à l'évaluation d'un préjudice corporel. Il s'agit « d'une caractéristique de la victime qui a pour conséquence que le dommage tel que subi prend une ampleur anormale (2) ». Afin de déterminer le régime juridique applicable à cette réceptivité, ou autrement dit, aux deux notions que sont l'état antérieur et les prédispositions pathologiques, il est indispensable de s'accorder sur des définitions, ou à tout le moins des notions, acceptables. La tâche n'est pas aisée ; le professeur J.-L. Fagnart le rappelle (3) : « les formules employées ne sont sans doute pas d'une clarté parfaite, mais il ne faut pas perdre de vue que la Cour de cassation n'est pas l'académie française... ». A. — Prédispositions pathologiques (4) Le professeur Lucas définit la prédisposition pathologique comme étant « une caractéristique d'un sujet, très généralement ignorée de celui-ci, n'ayant aucune expression dans la vie quotidienne, mais qui lors d'un traumatisme, favorise l'apparition d'une patholo- (1) La présente contribution est une actualisation de l'article publié dans la Chronique de droit à l'usage des juges de paix et de police, avec l'aimable autorisation des éditions la Chartre. (2) J.-L. Fagnart, La causalité, Malines, Kluwer, 2009, p. 285. (3) J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », in L'évaluation et la réparation du dommage corporel - Questions choisies, Limal, Anthemis, 2013, p. 85. (4) Voy. à cet égard P. Staquet, « État antérieur d'une victime : à prendre ou à laisser ? » ; R.G.A.R., 2012, no 14850. gie constatable, qui n'existait pas auparavant » (5). Elle peut également être définie comme étant « un état physique ou psychique normal chez un sujet possédant des caractéristiques génétiques ou autres incluant la possibilité d'une évolution vers une expression clinique, évolution soit spontanée soit induite par un ou des cofacteurs, l'un d'eux pouvant être traumatique ; cette disposition n'est connue du sujet que s'il subit des tests appropriés » (6). (5) J.-L. Fagnart, « Principes juridiques d'imputabilité du dommage psychique », in L'évaluation du dommage psychique, de l'imputabilité au taux, Louvainla-Neuve, Anthemis 2010, pp. 53-75 ; J.-L. Fagnart, La causalité et la réceptivité de la victime, www.droitbelge.be ; P. Lucas, op. cit., p. 66 ; J.L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 285 ; P. Lucas, « État antérieur à un accident de travail », in I. Lutte (coord.), L'évaluation et la réparation du dommage corporel - Questions choisies, Limal, Anthemis, 2013, p. 95 ; J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », in Nouvelles approches des préjudices corporels – Evolution ! Révolution ? Résolutions..., Éd du Jeune barreau de Liège 2009, p. 35. Voy. également I. Lutte, « État antérieur de la victime, vrais questions ou faux débats ? » in Droit médical et dommages corporels État des lieux et perspectives, Anthemis 2014,p. 195. ; S. Vereecken et L. Van Valckenborgh, « Predispositie en verergering of verhaasting van voorafbestaande toestand : voorbeschiktheid tot verwarring ? », in Chronique de droit à l'usage des juges de paix et de police, Bruges, la Charte, 2014, pp. 191 et s. (6) P. Lucas, « Accidents du travail - État antérieur », in J.-L. Fagnart (dir.), 1903-2003 - Accidents du travail : 100 ans d'indemnisation, Bruxelles, Bruylant, pp. 63-133 ; Voy. également J.-L. Fagnart, La responsabilité civile - Chroniques de jurisprudence 1985-1995, coll. Les dossiers du J.T., no 11, Bruxelles, Larcier, 1997, p. 35. ; J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », in L'évaluation et la réparation du dommage corporel Questions choisies, Limal, Anthemis, 2013, p. 70. ; P. Lucas, « Pourrait-on évaluer le cas Noël Simar », in Liber amicorum Noël Simar - Évaluation du dom- Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151501 RGAR_02_2015.fm Page 2 Monday, February 23, 2015 10:40 AM Ces prédispositions peuvent être classées en différentes catégories, « représentant des situations sans aucune répercussion sur la vie quotidienne des sujets, mais favorisant, lors d'un traumatisme, l'éclosion d'une pathologie cliniquement avérée » (7) : — une particularité génétique (que certaines analyses permettent de détecter dans le cadre de la médecine prédictive) à la base du développement de maladies telles que l'hémophilie, le diabète, la maladie rhumatismale liée au génotype HLA-B27, divers types de cancers, etc. ; — une particularité physique (phénotype) favorisant l'installation d'une pathologie ultérieure : ainsi, le genu varum (genou en « O ») modifie les sollicitations normales des surfaces articulaires du genou normalement axé et aboutit précocement à l'arthrose, qui peut expliquer une évolution péjorative après un traumatisme local. Les phénotypes particuliers sont bien connus des médecins ; au stade asymptomatique, ils sont décelables par un examen clinique détaillé et par des radiographies appropriées ; — un état physique pathologique cliniquement silencieux, mais déjà biologiquement exprimé, inconnu du patient, sauf s'il s'est livré aux examens techniques spécifiques. On peut citer l'arthrose cervicale asymptomatique chez un sujet dans la cinquantaine qui ne se sait atteint que s'il procède à des examens radiographiques. Est également visée la malformation cardiaque longtemps asymptomatique qui peut entraîner des troubles fonctionnels perceptibles dans la vie quotidienne au moment où le cœur, fatigué, ne suffit plus à assurer une hémodynamique normale ; — un état psychique apparemment normal, toutefois teinté de particularités non apparentes dans la vie du sujet mais accessibles à un examen médico-psychologique spécialisé, et qui est de nature à évoluer vers la pathologie spontanément, ou à l'occasion d'une agression quelconque (dont un traumatisme). C'est le cas du patient apparemmage, responsabilité civile et assurance, Limal, Anthemis 2013, p. 52. ; J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », in Nouvelles approches des préjudices corporels Évolution ! Révolution ? Résolutions..., éd. du Jeune barreau de Liège, 2009, p. 35. (7) J.-L. Fagnart, La causalité et la réceptivité de la victime, www.droitbelge.be, no 4 ; J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, op. cit., p. 36. ment « psychiquement normal » qui, à la faveur d'un traumatisme, développe une pathologie psychique semblant disproportionnée par rapport à la gravité des faits et pour lequel le psychiatre décrira une personnalité préalable de type borderline (8). L'accident fait alors « apparaître un trouble qui auparavant n'existait pas, et qui sans l'accident n'aurait pas existé dans les mêmes circonstances. Ce trouble peut être favorisé par une prédisposition de la victime ou par sa personnalité de base, mais avant l'accident, la victime ne souffrait d'aucune pathologie ». B. — État antérieur. L'état antérieur est généralement défini comme étant l'état de la victime avant la survenance de l'accident. Selon le professeur Fagnart, il s'agit d'« une situation normale de la physiologie, de l'anatomie ou du psychisme de l'individu, créant dans son chef soit une pathologie avérée, soit un état latent (lui-même déjà pathologique, mais n'ayant pas encore de manifestation clinique » (9). Il peut également être défini comme étant « l'état des lieux lésionnel, c'est-à-dire un état des lieux médical, listant les pathologies dont une personne souffrait ou avait souffert avant l'accident litigieux » (10). La source de cet état antérieur n'a aucune importance (accident antérieur, génétique, évolution physiologique ou maladie...) (11). Il peut être « anatomique (amputation, arthrose, perte d'un œil), physiopathologique (diabète, insuffisance cardiaque), psychique (névrose, psychose), il peut être patent (névrose avec crises d'angoisse) ou latent (8) J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », op. cit., p. 35. (9) J.-L. Fagnart, op. cit., p. 55 ; J.-L. Fagnart, La causalité et la réceptivité de la victime, www.droitbelge.be, no 4. ; J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », op. cit., p. 41. Voy.également I. Lutte, « État antérieur de la victime, vrais questions ou faux débats ? », op. cit., p. 198. (10) C. Fournier, Précis d'évaluation du dommage corporel, l'Argus, 2001, pp. 157 et s., citées in I. Lutte, op. cit., p. 32. (11) P. Staquet, op. cit., no 14850/2 ; J.-L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 288, citant N. Rijckmans, Essai d'une approche concrète de la notion d'état antérieur, mémoire de fin d'études présenté en vue de l'obtention de la licence spéciale en évaluation du dommage corporel, 1994-1995. RGAR_02_2015.fm Page 3 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - (structure névrotique avec hyperadaptation sociale), il peut être connu ou inconnu ; il peut être stable ou évolutif (arthrose, insuffisance cardiaque) » (12). Il est ainsi distingué (13) : — Un état de « non-invalidité », c'est-à-dire ne comportant aucune anomalie connue ou décelable (14). Il s'agit d'un état très théorique dont la définition impose de prendre en compte la problématique des limites du « normal » et du pathologique et la notion du « normal pour l'âge du sujet » : une arthrose évoluée entre la dernière vertèbre lombaire et le sacrum est certes une pathologie, mais elle est une banalité à 60 ans alors qu'elle serait une pathologie inquiétante à 20 ans. Par nature, l'état « normal pour l'âge » recèle, par définition, un potentiel évolutif (15). Cette problématique particulière a été analysée par le professeur Lucas, lequel a tenté de déterminer la limite entre le normal et le pathologique pour une personne âgée (16) (17). — Un état de « validité », mais incluant une anomalie inapparente sauf si le sujet a subi des examens techniques spécifiques susceptibles d'une évolution vers une expression clinique soit spontanée soit induite par un ou des cofacteurs, l'un d'eux pouvant être traumatique (18). Cet état est parfois appelé état antérieur latent, et est régulièrement assimilé par la jurisprudence, à tort, comme étant une prédisposition (19). Cela vise par exemple le cas d'un sujet psychiquement apparemment normal dont on ne saura qu'il est borderline qu'après une (12) I. Lutte, op. cit., p. 32. (13) J.-L. Fagnart, « État antérieur revisité par la Cour de cassation », in I. Lutte (dir.) L'évaluation et la réparation du dommage corporel - Questions choisies », spécialement pp. 72 et s. (14) P. Lucas, op. cit., p. 75. J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », op. cit., p. 42. (15) Voy. également J.-L. Fagnart, « État antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 72. (16) P. Lucas, « L'expertise de la personne âgée », in L'expertise de l'emploi de la personne âgée, les deux pôles de la vie, Limal, Anthemis, 2011, pp. 247 et s. (17) P. Lucas, Liber amicorum Noël Simar - Évaluation et responsabilité civile et assurance, Limal, Anthemis, 2013, p. 33. (18) P. Lucas, op. cit., p. 75. (19) J.-L. Fagnart, « État antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 73. mise au point médico-psychologique à la suite de réactions psychiques inattendues après un traumatisme banal ; ce sujet aurait pu développer les mêmes réactions à la suite d'autres incidents de la vie. Un état pathologique cliniquement avéré compensé naturellement ou par une thérapeutique représentant un équilibre précaire, que plusieurs causes dont éventuellement un traumatisme peuvent décompenser (20). « Un exemple fréquemment rencontré est la lombosciatalgie survenant au travail lors d'un effort de soulèvement chez un sujet presque sexagénaire, dont les examens radiographiques montrent une spondylodiscarthrose lombosacrée » (21). « Lorsqu'il y a décompensation, on peut dire que l'accident a pour effet de briser un équilibre, que la victime avait réussi à maintenir, afin d'anéantir les effets d'un état antérieur latent ou avéré, mais contrôlé » (22). — Un état pathologique caractérisé par « des manifestations cliniquement avérées d'une affection congénitale ou acquise (cette dernière étant une maladie ou un accident), cet état incluant une évolutivité dont la courbe est soit connue soit aléatoire » (23). Face à un de tels états avérés, un accident peut avoir pour effet d'aggraver celui-ci, ou de l'accélérer. C. — Des notions aux contours parfois perméables (24) À ce stade, il convient sans doute de constater que, quelle que soit les précisions apportées par ces éminents auteurs, certaines caractéristiques de la prédisposition peuvent correspondre à un état antérieur asymptomatique que certains appellent « non avéré » ou « latents » (25) (20) P. Lucas, op. cit., p. 75. (21) P. Lucas, « Séquelles d'accident de travail ou stigmates de l'âge », H.P.G.B., 1999, pp. 167 et s., citées in J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 74. (22) J.-L. Fagnart, « Principes juridiques d'imputabilité du dommage psychique », in L'évaluation du dommage psychique de l'imputabilité au taux, Limal, Anthemis, 2011, p. 72. (23) J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, op. cit., pp. 42-43 ; P. Lucas, op. cit., p. 75. Voy. également J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 74. (24) Voy. I. Lutte, « L'état antérieur de la victime Essai de synthèse », Cons. Man., 2014, pp. 31 et s. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151502 RGAR_02_2015.fm Page 4 Monday, February 23, 2015 10:40 AM Si l'on envisage notamment les conséquences sur un état psychique résultant d'un accident, alors que la victime présentait, auparavant, une personnalité qualifiée de borderline, elle pourrait se voir reconnaître, selon les définitions retenues, une prédisposition pathologique ou un état d'antériorité. Il faut ainsi constater que ces deux notions se recoupent régulièrement, et sont parfois utilisées indifféremment l'une de l'autre. La Cour de cassation elle-même utilise indistinctement les deux notions dans son arrêt du 2 février 2011 (26). En synthèse, il semble ainsi que les prédispositions peuvent être appréhendées comme étant exemptes de toute pathologie, alors que l'état antérieur intègre quant à lui l'existence d'une affection, le cas échéant non encore déclarée. « Il y a dans la prédisposition une notion de virtualité, de potentialité. Ce qui est potentiel, c'est ce qui peut être et qui n'est pas encore » (27). II. — L'INDEMNISATION DU DOMMAGE RÉSULTANT DE PRÉDISPOSITIONS PATHOLOGIQUES Il est admis que « par application de la théorie de l'équivalence des conditions, la circonstance que la victime est affligée de certaines prédispositions, qui ont pour effet de favoriser la sur venance du dommage, n'atténue en rien l'obligation qu'a l'auteur du fait dommageable de réparer intégralement le dommage qu'il a causé. L'auteur d'un fait illicite doit prendre la victime dans l'état où elle se trouve » (28). Ainsi, s'il apparaît qu'à la suite d'un accident, la prédisposition dont la victime est atteinte, consciemment ou inconsciemment, se mue en une pathologie, le responsable devra assumer toutes les conséquences de cette pathologie. En d'autres termes, « si l'accident déclenche un trouble favorisé par une prédisposition, l'auteur de celui-ci doit réparer toutes (25) J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, op. cit., p. 38. (26) Cfr la contribution particulièrement précise de P. Staquet, op. cit., no 14850/3 ; P. Lucas, « Pourrait-on évaluer le cas de Noël Simar », op. cit., p. 53. (27) P. Staquet, op. cit., no 14850/3. (28) B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, op. cit., p. 354 et réf. citées ; J.-C. Thiry et D. Coco, « L'état antérieur : changement ou continuité », Cons. Man., 2014, p. 44. les conséquences du trouble causé » (29). À titre d'exemple fréquemment rencontré, le professeur Fagnart cite l'hypothèse d'un stress post-traumatique, apparaissant à la suite d'un accident, sur la base d'une « structure favorisante » (30). La Cour de cassation a ainsi confirmé, par un arrêt du 14 juin 1995, que « les juges d'appel ont décidé que l'état pathologique antérieur du défendeur avait seulement constitué un risque de réceptivité personnelle, accentuant sa vulnérabilité, et que les invalidités ou incapacités qu'il a subies sont dues aux lésions que lui a provoqué le demandeur. Ils ont dès lors légalement justifié leur décision » (31). Il ne pourrait en aller autrement que si le responsable démontre que le dommage se serait produit de la même façon avec les mêmes conséquences sans la faute du tiers (32). Il s'agit de la confirmation de la jurisprudence de la Cour de cassation (33), telle qu'elle ressort notamment d'un arrêt du 8 juin 1951 (34) : « Lorsqu'un acte illicite est la cause d'un dommage, les circonstances que les prédispositions pathologiques de la victime ont contribué à causer le dommage, n'excluent pas pour l'auteur de l'acte illicite l'obligation de le réparer » (35). S'il apparaît que la faute du tiers a pour effet d'accélérer la survenance des séquelles résultant d'une prédisposition pathologique, et qu'en d'autres termes, la survenance du dommage était inévitable, mais a simplement été accélérée, il y aurait lieu de répa(29) J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 71, citant notamment Cass., 14 juin 1995, Pas., 1995, I, p. 30 ; R.G.A.R., 1999, no 13053 ; Cass., 21 juin 1984, Pas., 1984, I, p. 1283 ; Cass., 10 octobre 1981, Pas., 1982, I, p. 223 ; Liège, 20 décembre 1994 ; R.G.A.R., 1996, no 12556 ; Bruxelles 23 février 2005, Bull. ass., 2007, p. 451 ; Civ. Bruxelles, 21 novembre 2011, J.L.M.B., 2012, p. 1780. (30) J.-L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 287, citant P. Nicourt, « Le lien de causalité », Médecin et droit, 1997, no 26 p. 13. (31) D. de Callataÿ et N. Estienne, La responsabilité civile - Chronique de jurisprudence 1996-2007, vol. II, Le dommage, coll. Les dossiers du J.T., no 75, Bruxelles, Larcier, 2009, p. 120 et nombreuses références citées. (32) Pol. Malines, 11 septembre 2002, Droit de la circulation, 2003, p. 54. (33) Cass., 14 juin 1995, R.G.A.R., 1999, no 13053 ; Cass., 13 octobre 1981, Pas., 1982, I, p. 223 ; Cass., 15 juin 1984, Pas., 1984, I, no 12083 ; Liège, 20 décembre 1994, R.G.A.R., 1996, no 12556. (34) Pas., 1951, p. 691. (35) P. Staquet, op. cit., no 14850/1. RGAR_02_2015.fm Page 5 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - rer seulement le dommage résultant de l'anticipation du préjudice (36) (37). III. — L'INDEMNISATION DU DOMMAGE RÉSULTANT D'UN ÉTAT ANTÉRIEUR (38) Si la prise en charge de prédispositions pathologiques n'a pas connu d'importantes variations dans la jurisprudence, il en va autrement de l'état antérieur. À la suite d'un accident, un état antérieur peut : — Être « simplement » révélé. Si un état antérieur est « simplement » découvert à la suite d'un accident, il n'y a aucune réparation à envisager dans le chef du responsable, dès lors qu'il n'y a « pas de relation causale entre l'accident et l'état ainsi révélé » (39). — Être décompensé. « Avant l'accident, il existait un état pathologique cliniquement avéré, mais compensé, soit naturellement, soit par une thérapeutique. Cette compensation permet à l'intéressé l'atteinte d'un équilibre précaire qui lui permet de vivre de façon parfaitement normale » (40). Si l'accident décompense cet état antérieur, il appartiendra « au responsable d'indemniser toutes les séquelles du traumatisme, en ce compris les conséquences engendrées par l'état antérieur » (41). — Être aggravé, lorsque l'état antérieur est avéré et stabilisé. Cette aggravation peut être temporaire ou permanente. Les aggravations d'un état antérieur peuvent être subdivisées en deux formes distinctes : - Les lésions synergiques : l'exemple classique en est la perte de l'œil valide dans le chef d'une victime déjà borgne. Le dommage causé ne se limite pas à la perte d'un (36) B. Dubuisson e.a., op. cit., p. 354 ; J.-C. Thiry et D. Coco, op. cit., p. 44. (37) Cass., 7 novembre 1966, Pas., 1967, p. 319 ; Cass., 8 juin 1951, Pas., 1951, p. 691. (38) P. Lucas, op. cit., p. 75 ; J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », op. cit., p. 37. (39) P. Staquet, op. cit. ; J.-L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 289. J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », op. cit., p. 44. (40) J.-L. Fagnart, « La causalité et la réceptivité de la victime », www.droitbelge.be, no 7 ; J.-L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 289. (41) P. Staquet, op. cit., no 14850/2. organe (un œil), mais d'une fonction (la vue) (42). Pour qu'il y ait aggravation, il faut qu'il y ait « une synergie entre l'état antérieur et l'invalidité nouvelle. Cette synergie existera lorsque l'accident atteint la fonction qui était déjà perturbée par l'état antérieur avéré » (43). La synergie peut le cas échéant être indirecte, ou qualifiée d'inhabituelle par le professeur Lucas. Celui-ci prend comme exemple le sourd-muet, utilisant le langage des signes, et subissant l'amputation d'une main ; l'aveugle perdant la main qui palpe, ou frappé de surdité ; le paraplégique amputé de la main qui meut la chaise roulante (44)... — Les lésions non synergiques, lorsque « les affections de la victime ne sont que la conséquence de son état antérieur évoluant pour son propre compte. Aucune incapacité ne peut plus être attribuée à l'accident lorsqu'il est constaté que ce dernier, et les lésions qu'il a provoquées, ont cessé d'exercer toute influence sur l'état antérieur, et que seule la pathologie préexistante continue à se développer pour son propre compte » (45). En d'autres termes, si la nouvelle lésion porte sur une ou plusieurs fonctions parallèles à la fonction qui était perturbée par l'état antérieur, « il y a une simple juxtaposition des lésions. La validité nouvelle est ainsi totalement indépendante de l'état antérieur avéré » (46). Il n'y a, en d'autres termes, pas lieu de faire supporter au responsable un dommage qui serait de toute façon réalisé, même en l'absence de l'accident (47). — Être accéléré. (42) J.-L. Fagnart, « La causalité et la réceptivité de la victime », www.droitbelge.be, no 12 et réf. citées ; le professeur Fagnart cite également l'exemple du sourd-muet qui perd une main, et qui perd ainsi la fonction du langage par la langue des signes, ou l'exemple du paraplégique qui perd également une main, qui constituait une fonction de locomotion par le biais de la possibilité d'actionner un fauteuil roulant. (43) J.-L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 291. (44) P. Lucas, L'état antérieur à l'accident de travail, op. cit., p. 98. (45) J.-L. Fagnart, « La causalité et la réceptivité de la victime », op. cit., no 13 ; J.-L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 293. (46) J.-L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 291. (47) Cass., 14 juin 1995, Pas., 1995, I, p. 630 ; R.G.A.R., 1999, no 13053 ; Cass., 6 janvier 1993, Pas., 1993, I, p. 11. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151503 RGAR_02_2015.fm Page 6 Monday, February 23, 2015 10:40 AM Est visé l'effet de l'accident sur un état antérieur avéré et évolutif (48). Dans cette hypothèse, le responsable ne doit plus indemniser que l'anticipation de ce préjudice (49), ou la part résultant de cette accélération (50). L'auteur devra cependant supporter la charge de la preuve de ce que l'état de la victime aurait évolué vers un état aussi grave, même à un autre rythme (51). Le débat actuel porte, essentiellement, mais pas uniquement sur l'hypothèse d'une aggravation d'un état antérieur. La jurisprudence, notamment celle de la Cour de cassation, a eu l'occasion, à différentes reprises, de se pencher sur la problématique de l'état antérieur. Force est de constater que l'analyse qu'elle en a faite est évolutive. A. — Arrêt du 21 juin 1984 (52) (53) En 1984, la Cour a été saisie des questions résultant de l'indemnisation des proches d'une personne affectée par une grave maladie cardiaque, qui était décédée à la suite d'une faute imputable à un tiers. Pour apprécier l'étendue de la responsabilité de ce tiers, la Cour a opéré un raisonnement en deux étapes. Dans un premier temps, elle examine la question sous l'angle de la causalité. En application de la théorie de l'équivalence des conditions, la Cour de cassation reconnaît qu'en l'absence de la faute du tiers, la victime ne serait pas décédée, de telle sorte que cette faute doit être considérée comme étant en lien causal avec le décès. (48) J.-L. Fagnart, « La causalité et la réceptivité de la victime », op. cit., no 15. (49) Voy. notamment Corr. Tournai, 30 novembre 1992, Bull. ass., 1993, p. 286 et notes M. Lambert ; Cass., 8 juin 1951, Pas., 1951, I, p. 691. (50) J.-L. Fagnart, La causalité, Malines, Kluwer, 2009, p. 285. (51) J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 76, citant notamment Bruxelles, 23 novembre 2010 ; R.G.A.R., 2011, no 14714 ; Corr. Tournai, 30 novembre 1992, Bull. ass., 1993, p. 286 et notes M. Lambert. (52) Cass., 21 juin 1984, Pas., I, p. 1283. (53) Pour un relevé exhaustif de la jurisprudence de la juridiction de fond et de la Cour de cassation sur la prise en charge de l'état antérieur et des prédispositions pathologiques, nous renvoyons à la contribution de J.-C. Thiry et D. Coco, « L'état antérieur : changement ou continuité ? », Cons. Man., 2014, pp. 45 et s. Dans un second temps, la Cour examine la problématique du dommage indemnisable. Rappelant par la même occasion que le droit commun de la responsabilité impose une réparation in concreto du dommage, la Cour reconnaît que si cette maladie cardiaque n'est pas de nature à rompre le lien causal entre la faute du tiers et la survenance du litige, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'un état antérieur à prendre en considération lors de l'appréciation du dommage. À l'issue de ce raisonnement, la Cour de cassation aboutit ainsi à la conclusion que, certes, la faute commise par le tiers est en lien causal avec le dommage — soit le décès de la victime, mais que ce tiers ne doit être tenue à indemniser la victime qu'à concurrence « des conséquences que l'accident aurait probablement eues sans l'intervention de l'état maladif ». B. — Arrêt du 6 janvier 1993 La Cour de cassation modifie son raisonnement par un arrêt rendu le 6 janvier 1993 (54). Il s'agissait pour la Cour de statuer sur la responsabilité d'un tiers ayant causé un préjudice à une personne qui s'était déjà vu reconnaître auparavant une incapacité de 4 %. À la suite du second accident, la victime se voit admettre une incapacité permanente totale de travail. Le jugement soumis à l'appréciation de la Cour dit pour droit que le tiers responsable du second accident doit indemniser l'intégralité de cette incapacité totale. Un pourvoi est diligenté contre cette décision par le responsable. Il est motivé de la façon suivante : « En vertu de l'article 1382 du Code civil, l'auteur d'une faute doit réparation de tout le dommage causé par celle-ci, mais uniquement de ce dommage de sorte que, lorsque le dommage est formé par la superposition de préjudices distincts qui ne sont pas tous engendrés par l'accident, l'auteur de la faute n'est pas tenu de réparer le mal déjà acquis avant l'accident mais uniquement celui dû à cet accident ». (54) Cass., 6 janvier 1993, Pas., 1993, p. 11 ; J.C. Thiry et D. Coco, op. cit., pp. 52 et s. Voy. également S. Vereecken et L. Van Valckenborgh, op. cit., nos 34 et s. RGAR_02_2015.fm Page 7 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - La Cour de cassation rejette cependant ce moyen en déclarant que : « Lorsqu'un acte illicite est la cause d'un dommage, l'auteur doit en supporter toutes les conséquences, y compris celles liées à l'action invalidante de l'état antérieur, sauf s'il s'agit de conséquences qui seraient de t o u t e m a n i è r e s u r ve n u e s , m ê m e e n l'absence de cette faute. (...) » Dans les considérants reproduits dans le moyen, le jugement constate la relation de cause à effet entre la faute du demandeur et l'incapacité de travail de la victime et déduit souverainement en fait des éléments qu'il énonce que ce sont les séquelles de l'accident qui ont empêché celui-ci d'exercer sa profession de manœuvre et qu'il convient, dès lors, de considérer que la victime a été incapable à 100 % depuis la date de l'accident jusqu'à la date de la consolidation ». La Cour de cassation reproduit ainsi son raisonnement en deux temps : causalité et dommage indemnisable. — Au stade de l'examen du lien causal, la Cour rappelle que, malgré l'existence d'un état antérieur avéré, la personne qui a commis une faute en lien causal avec le dommage doit l'indemniser. En d'autres termes, l'état antérieur d'une personne ne constitue pas une cause étrangère libératoire. La seule exception consiste à établir, dans le chef du responsable, que le dommage serait survenu de la même façon, dans le même contexte, en l'absence de toute faute dans son chef. — Lorsqu'il s'agit d'analyser le dommage indemnisable, il y a lieu de prendre en considération toutes les conséquences de la faute commise par le tiers. En effet, l'arrêt précise que le tiers responsable est tenu d'indemniser toutes les conséquences de l'accident dont il est responsable, en ce compris celles liées à l'action invalidante de l'état antérieur de la victime (nous soulignons). Peut-on considérer qu'il ressort de cet arrêt les leçons suivantes : 1. le tiers responsable ne peut être exonéré de la réparation intégrale et in concreto, en faisant fi de l'état antérieur ; 2. en vertu du même principe, il ne peut être tenu que du dommage causé par le fait fautif qui lui est imputé ; 3. ne pas tenir compte de l'état antérieur reviendrait à sous-évaluer l'indemnisation de la victime, mais globaliser l'état antérieur avec les conséquences de celui-ci, pour indemniser le tout, reviendrait à surévaluer cette indemnisation. Ainsi, s'il est reconnu par le juge que l'état antérieur n'avait pas d'incidence sur la capacité de travail de la victime, mais que ce sont les séquelles du second accident, aggravées le cas échéant par cet état antérieur, qui ont abouti à ce que la victime ne puisse plus travailler, il est logique de reconnaître un taux d'incapacité de 100 % à la victime à la suite de son second accident. En d'autres termes, le fait pour le juge de tenir compte d'un état antérieur avéré au stade de l'évaluation du dommage ne l'empêche pas de reconnaître in fine un dommage à réparer à concurrence d'une incapacité de 100 %, sans pour autant indemniser cet état antérieur. Nous relèverons cependant, avec J.-C. Thiry et D. Coco, que la Cour de cassation était liée par l'appréciation en fait qui avait été donnée, dans cette affaire, par la juridiction d'appel. Celle-ci avait considéré que « ce sont les séquelles de l'accident qui ont empêché la victime d'exercer sa profession de manœuvre ». Ces auteurs poursuivent : « la Cour de cassation n'aurait pas pu déclarer que l'état antérieur devait réduire l'indemnisation d'une incapacité de travail totale, alors que celle-ci avait été considérée souverainement, en fait, par le juge du fond comme ayant été générée par l'accident en cause » (55). Prenons un exemple : un borgne devient aveugle à la suite d'un accident (56), en partant du présupposé, pour l'exemple, que la perte d'un œil entraîne la reconnaissance d'une incapacité de 25 %, tandis que la perte de la vue entraîne la reconnaissance d'une incapacité de 80 %. Trois possibilités sont envisageables (57) : 1. indemniser 25 % supplémentaires, ce qui aboutit à une incapacité totale de 50 % ; (55) J.-C. Thiry et D. Coco, op. cit., p. 53. (56) P. Verheugen, « L'état antérieur dans l'évaluation du dommage corporel », in Société d'étude du dommage corporel - Colloques 1991-1992, p. 45. (57) Que les premiers 25 % d'incapacité résultant de la perte du premier œil soient indemnisés ou non. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151504 RGAR_02_2015.fm Page 8 Monday, February 23, 2015 10:40 AM 2. indemniser 55 % supplémentaires, soit la différence entre les 80 %, et les 25 % imputables à la perte du premier œil ; 3. indemniser 80 %, outre les 25 % imputables à la perte du premier œil, ce qui revient à admettre une incapacité totale de 105 %. Sur la base du raisonnement de la Cour de cassation, le responsable ne peut se limiter à assumer la réparation de ces 25 %, mais doit également supporter « l'action invalidante de l'état antérieur de la victime », soit le fait que l'incapacité résultant de la perte du deuxième œil n'est pas de 25 %, mais de 55 %. Ainsi, une telle victime « ne sera indemnisé ni comme un homme normal devenant borgne ni comme un homme normal devenant aveugle, mais bien comme un borgne devenant aveugle » (58). En d'autres termes, le responsable ne peut exciper d'un état antérieur, pour prétendre n'indemniser que les conséquences « normales » qui seraient subies, en raison de cette lésion, par une victime ne présentant pas d'état antérieur ; il doit assumer l'impact, souvent aggravant, de cet état antérieur sur les conséquences subies à la suite de l'accident dont il assume la responsabilité, mais sans devoir indemniser cet état antérieur lui-même. Au stade de l'évaluation in concreto du dommage, le juge est donc parfaitement libre de décider si oui ou non il y a lieu de réduire le montant du dommage et dans quelles mesures, compte tenu de l'existence de cet état antérieur, sans cependant réduire à néant l'impact de cet état antérieur, sauf à aboutir à la conclusion que cet état antérieur n'a aucune incidence sur les conséquences du second accident. En conclusion provisoire, si l'état antérieur de la victime peut être établi au stade de l'évaluation du dommage, il n'en demeure pas moins que l'appréciation du dommage se faisant in concreto, le juge peut estimer que le dommage ne doit souffrir aucune réduction à concurrence de cet état antérieur s'il considère que le préjudice final ne trouve sa source que dans les séquelles issues de la faute du tiers responsable. (58) P. Verheugen, « L'état antérieur dans l'évaluation du dommage corporel », in Société d'étude du dommage corporel - Colloques 1991-1992, p. 45. C. — Arrêt du 2 février 2011 C'est manifestement dans la même lignée que s'inscr it l' arrê t rendu par la cour suprême le 2 février 2011. Les faits qui ont amené à cet arrêt peuvent être résumés de la façon suivante : une enseignante atteinte de troubles psychologiques avérés est victime d'un accident de la route dont la responsabilité est imputable à un tiers. À la suite de cet accident, l'état psychologique de l'enseignante ne lui permet plus de professer, de telle sorte qu'elle perd son emploi (59). La juridiction d'appel considère que la perte de l'emploi est l'une des conséquences de l'accident et que la victime doit être indemnisée sur la base d'un taux d'incapacité permanente de 100 %. Le tiers responsable de l'accident conteste cette décision et rappelle qu'il est tenu à une réparation intégrale du dommage, mais non à une réparation totale de celui-ci, de telle sorte qu'il ne pourrait être tenu pour des problèmes de santé préexistants de la victime. — Au stade de la causalité, la Cour de cassation rappelle que « la circonstance que les prédispositions pathologiques (60) ont contribué à causer le dommage n'exclut pas l'obligation d'en réparer l'intégralité, sauf s'il s'agit de conséquences qui seraient survenues de toute manière, même en l'absence de la faute » (61). La Cour reproduit ainsi le même raisonnement, appliquant la théorie de l'équivalence des conditions au stade de l'appréciation de la causalité. (62) — Un changement intervient par contre au stade de l'appréciation du dommage indemnisable. En effet, la Cour de cassation décide qu'« il n'appartient pas aux juges du fond de se fonder sur un état pathologique antérieur de (59) Pour un résumé substantiel de la procédure, tant devant le tribunal de police que devant le tribunal correctionnel puis devant la Cour de cassation, ainsi que de l'expertise, voy. I. Lutte, « État antérieur de la victime - Essai de synthèse », Cons. Man., 2014, pp. 27 et s. (60) Une fois encore, il s'agissait en l'occurrence d'un état antérieur invalidant avéré et non de prédispositions pathologiques. (61) Cass., 2 février 2011, Pas., 2011, p. 395. (62) J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 79. RGAR_02_2015.fm Page 9 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - la victime pour réduire, en proportion de cet état, l'indemnisation du dommage qu'elle a subi par la suite d'une faute sans laquelle le préjudice ne se serait pas produit tel qu'il s'est réalisé ». IV. — ANALYSE DE CET ARRÊT PAR LA DOCTRINE Cet arrêt a été abondamment commenté. Selon Pascal Staquet, cet arrêt du 2 février 2011 a pour conséquence que « l'état antérieur n'a plus aucun rôle à jouer dans l'appréciation du préjudice résultant de l'accident. » Il s'agira donc dorénavant d'évaluer l'incapacité — personnelle, ménagère et économique — en considérant la victime dans sa globalité, en ce compris son état antérieur qui ne pourra plus être déduit » (63). Les conclusions de Pascal Staquet sont sévères : « l'état antérieur, quel qu'il soit, n'a plus aucun rôle à jouer dans l'appréciation du préjudice résultant de l'accident. Il s'agira donc dorénavant d'évaluer l'incapacité en considérant la victime dans son entièreté, en ce compris son état antérieur, qui ne pourra plus être déduit, sauf à démontrer que le préjudice serait produit tel qu'il serait réalisé sur la faute. (...). Des questions de terminologie visant à distinguer les prédispositions de l'état antérieur et l'influence de ceux-ci sur les conséquences d'un traumatisme, deviennent inutiles et obsolètes, puisqu'il s'agira dorénavant d'évaluer la victime dans sa situation globale, en intégrant son “passif”. La personne lésée ne se verra donc plus morcelée mais évaluée de manière holistique ». Jean-Luc Fagnart précise quant à lui que « l'état antérieur n'a en principe plus aucun rôle à jouer dans l'appréciation du taux d'invalidité résultant de l'accident. On peut oublier toutes les distinctions subtiles que l'on faisait entre la décompensation, le déclenchement, l'aggravation... » (64). Il poursuit : « l'arrêt du 2 février 2011 est de nature à simplifier considérablement les mi ss io n s d ' ex p e r t i se e t la tâ c h e d e s experts. (63) P. Staquet, op. cit., no 14, 1850/4. (64) J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 79. Il devient inutile de s'interroger longuement sur les prédispositions de la victime et sur son état antérieur. Une seule question se pose qui est de savoir si le dommage constaté se serait produit tel qu'il s'est réalisé ». Ces auteurs dégagent ainsi de l'arrêt trois principes : 1. il faut présumer que la victime, avant l'accident, se trouvait dans un parfait état de « non-invalidité » ; 2. même si la preuve certaine d'un état antérieur invalidant est apportée, il s'agit d'un élément dénué de pertinence qui ne peut réduire l'indemnisation ; 3. il est dérogé aux deux principes énoncés ci-dessus uniquement s'il est démontré qu'en l'absence de l'accident, la victime, à une date déterminée, aurait été atteinte d'une invalidité identique à celle que l'on peut constater. V. — L'ÉTAT ANTÉRIEUR ET LES PRÉDISPOSITIONS PATHOLOGIQUES DANS L'INDEMNISATION DES ACCIDENTS DE TRAVAIL (65) Afin de pouvoir cerner la portée de l'arrêt du 3 février 2011, une comparaison avec l'indemnisation des accidents de travail, s'avère éclairante. Dans le régime de la réparation des accidents du travail, la règle dite de l'indifférence de l'état antérieur s'applique tant au niveau de l'imputabilité qu'au niveau de la réparation (causalité et dommage). En effet, l'accident du travail peut être retenu, au sens des articles 7 et 9 de la loi du 10 avril 1971 lorsqu'il est la combinaison d'un élément extérieur, et d'une cause interne. Ainsi, un infarctus peut être la résultante d'une situation de stress au travail — si toutefois un événement soudain peut être épinglé — et d'une cause purement interne. Cette application de l'équivalence des conditions amènera donc le juge du fond à considérer qu'à défaut pour l'assureur-loi de démontrer une cause exclusivement interne à l'organisme de la victime, l'accident du travail sera établi. (65) Voy. notamment Y. Hannequart, « État antérieur et accidents de travail », R.G.A.R., no 9487 ; Y. Hannequart, « État antérieur et prédispositions morbides », R.G.A.R., no 11230 ; M. Bolland, « État antérieur et accident de travail », R.G.A.R., no 12113. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151505 RGAR_02_2015.fm Page 10 Monday, February 23, 2015 10:40 AM Au niveau de la réparation des conséquences de l'accident, la Cour de cassation enseigne que : « aussi longtemps que le traumatisme consécutif à l'accident active chez la victime un état pathologique préexistant, le caractère forfaitaire du système légal des réparations impose d'apprécier dans son ensemble la capacité de travail de cette victime sans tenir compte de son état morbide antérieur, l'accident étant au moins la cause partielle de l'incapacité » (66). Dans son arrêt du 21 juin 1999 (67), la Cour confirme de manière par ticulièrement claire : « L'indemnité due pour incapacité permanente de travail en suite d'un accident du travail a pour objet de dédommager le travailleur dans la mesure où le sinistre a porté atteinte à sa capacité de travail, c'està-dire à sa valeur économique sur le marché du travail ; celle-ci est également présumée trouver sa traduction dans le salaire de base de la victime pendant l'année précédant l'accident qui donne ouverture au droit à la réparation ; il est, dès lors, indifférent que la capacité de travail de la victime ait antérieurement subi quelque altération ; c'est par une application de la loi que le juge, pour le calcul des indemnités dues au défendeur, n'a pas déduit du taux de l'incapacité de travail causé par le second accident celui de l'incapacité de travail constaté après le premier accident ». Il résulte de ces arrêts que, au niveau de la réparation, si l'événement soudain altère de façon temporaire l'état séquellaire préexistant de la victime, seule cette aggravation temporaire est prise en considération. Par contre, si l'événement soudain nouveau se greffe sur un état antérieur, c'est bien l'état global définitif de la victime qui doit être pris en compte. « Ce ne serait que dans l'hypothèse où les conséquences de l'accident de travail n'activent plus l'état antérieur que le médecin-conseil pourra conclure à un retour à l'état antérieur et consolider le cas sans incapacité permanente » (68). (66) Cass., 20 juillet 1916, Pas., 1917, I, p. 209 ; Cass., 23 décembre 1965, Pas., 1966, I, p. 563 ; Cass., 8 septembre 1971, Pas., 1972, I, p. 21 ; Cass., 1er avril 1985, Pas., 1985, I, p. 963 ; Cass., 15 janvier 1996, Pas., 1996, I, p. 1970. (67) Cass., 21 juin 1999, R.G. no S.98.0050.F, no 380. (68) L. Van Gossum, N. Simar et M. Strongylos, Les accidents du travail, 8e éd., Bruxelles, Larcier, 2013, p. 130. Il s'agit de l'application de la règle du « tout ou rien », comme expliqué par le professeur Lucas : « S'il y a retour à l'état antérieur, il s'agit de la disparition de tout atteinte physico-psychique et a fortiori de toute incapacité de travail liée à l'accident. C'est l'hypothèse de rien. » Si le blessé ne retourne pas à son état antérieur et si celui-ci est définitivement gravé, l'assureur-loi devra prendre en charge la situation globale nouvelle, faute de pouvoir démontrer que, spontanément et en l'absence de l'accident, le cas aurait évolué au même moment vers le tableau clinique. C'est l'hypothèse du tout » (69). Cette prise en charge en intégralité de l'état antérieur, et non uniquement de son action invalidante, trouve sa justification dans le principe d'indemnisation forfaitaire de la réparation des accidents de travail, telle qu'elle est organisée par la loi du 10 avril 1971 et spécialement dans l'existence d'une présomption irréfragable au ter me de laquelle la rémunération de base traduit la valeur économique de la victime sur le marché du travail. Il n'est en d'autres termes pas question, en l'espèce, d'une réparation in concreto, contrairement au droit commun. C'est dans le cadre du règlement des accidents successifs que cette règle reçoit sa pleine acception. Ainsi, l'hypothèse qui avait amené la Cour de cassation à se prononcer dans son arrêt du 21 juin 1999 portait sur l'existence de trois accidents successifs ayant donné lieu, à chaque fois, à une indemnisation subséquente. Un premier accident avait eu lieu en 1977 et la victime avait été consolidée avec 50 % d'incapacité. En 1982, alors qu'il reprend le travail, il subit un deuxième accident portant sur le même foyer lésionnaire que le premier accident (usage des membres inférieurs). Il est consolidé avec 60 % d'incapacité. En 1983, alors qu'il continuait à prester chez le même employeur, il subit un troisième accident du travail affectant les mêmes fonctions et est indemnisé à concurrence de 70 %. La Cour, dans son arrêt précité, retient : « La capacité de travail d'un travailleur, (69) P. Lucas, « L'état antérieur en accident de travail », op. cit., p. 103. RGAR_02_2015.fm Page 11 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - c'est-à-dire sa valeur économique, est légalement présumée trouver sa traduction dans la rémunération de base de la victime pendant l'année précédant l'accident qui donne ouverture au droit de réparation ». C'est donc bien à concurrence d'un taux de 180 % d'incapacité de travail que la victime sera indemnisée. La situation pourrait cependant se compliquer si, au lieu d'avoir des accidents de travail successifs, il y avait un accident de la vie privée, suivi d'un accident de travail (70). La Cour prône ainsi le principe de l'indemnisation globale du dommage (71). Cette solution a été critiquée par certains (72), admise par d'autres (73). Elle est suivie par une partie de la jurisprudence (74). (70) » La problématique de l'évaluation de l'incapacité permanente se pose de façon particulière s'il apparaît que l'état antérieur est consécutif à un autre accident qui a, pour sa part, déjà fait l'objet d'une indemnisation antérieure ». V. Katz, « La notion d'incapacité de travail en loi », For. ass., 2013, no 137, pp. 170 et s., faisant référence à L. Van Gossum et Y. Ghijsels, « Problèmes juridiques et pratiques en rapport avec l'évaluation des incapacités en accident de travail », JTT, 2004, p. 441 (71) V. Katz, op. cit., p. 172 ; L. Van Gossum, « Évaluation de l'incapacité de travail en loi : évolutions récentes de la jurisprudence allant dans le sens du refus de cumuler deux indemnités pour un même dommage », JTT, 1995, p. 115 et L. Van Gossum et Y. Ghijsels, op. cit., p. 441. (72) V. Katz, « La notion d'incapacité de travail en loi », For. ass., 2013, no 137 ; cfr également N. Simar, « État antérieur et forfait », note sous Cass., 21 juin 1999, J.L.M.B., 2000, pp. 1024 et s. Voy. également L. Van Gossum et Y. Ghijsels, « Problèmes juridiques pratiques en rapport avec les évaluations des incapacités en accident de travail », JTT, 2004, p. 441, et spécifiquement p. 446 ; P. Lucas, « L'état antérieur en accident de travail », op. cit., pp. 106 et s. (73) O. Michiels, Synthèse de jurisprudence des accidents de travail, Malines, Kluwer, 1999, p. 44 ; D. Mayerus, « La détermination du pourcentage d'incapacité de travail en cas d'accidents de travail successifs », www.droitbelge.be. (74) C.T. Bruxelles, 28 février 2011, R.G.A.R., 2013, no 15005 : « dès lors qu'un nouvel accident aggrave l'état déficient de la victime, il y a lieu de procéder à l'évaluation des conséquences dans leur ensemble, le taux d'incapacité permanente de travail fixé lors du premier accident de travail ne pourra être déduit du taux d'incapacité permanente fixé après le nouvel accident de travail ». Ce principe d'indemnisation globale intégrant l'état antérieur a cependant été contesté par d'autres juridictions de fond : « dans l'hypothèse d'accidents successifs affectant la même fonction corporelle du blessé, il convient de désapprouver une position quelquefois défendue selon laquelle si l'état issu du premier accident est aggravé par l'accident ultérieur, il sied d'imputer à celuici la totalité de l'incapacité de travail dorénavant pré- Face à ces positions divergentes, la Cour d'arbitrage a été saisie du caractère éventuellement discriminatoire de ce cumul indemnitaire. Elle a, dans son arrêt du 26 juin 2002 (75), considéré que : « Il ressort de l'économie de la loi ainsi que des travaux préparatoires que le législateur a, en parfaite connaissance de cause, délibérément institué un régime de réparation forfaitaire et conçu celui-ci en fonction de la généralité des cas ; il ne prétendait nullement épouser les particularités de chacun d'eux, la valeur économique de la victime étant, selon l'expression de la Cour de cassation, légalement présumée et trouver sa traduction dans le salaire de base. La rigidité résultant nécessairement du caractère forfaitaire qui vient d'être mentionné peut se justifier par au moins deux considérations (76). » La première est que, dès lors que le législateur entend légiférer par catégorie plutôt que de tenir compte des particularités propres de chaque cas individuel, il faut admettre, sauf erreur manifeste, que, nécessairement, ces catégories n'appréhendent la diversité des situations qu'avec un certain degré d'approximation. » La seconde considération est que le caractère forfaitaire s'explique notamment par une réglementation s'écar tant du régime de responsabilité du droit commun, basée non comme celui-ci sur la notion de faute, mais sur celle du risque professionnel et sur une répartition de ce risque entre les employeurs et les victimes par l'intermédiaire d'une assurance obligatoire du préjudice du travailleur ». Il est sans doute intéressant d'épingler à ce stade, le fait que la Cour d'arbitrage ne retient aucun caractère discriminatoire quant à la réparation différenciée entre le régime d'indemnisation en loi et le droit commun au motif notamment que le caracsentée par la victime. Une pareille thèse qui procède à une confusion avec la règle de l'indifférence de l'état antérieur est inadéquate parce qu'elle conduit fréquemment à réparer deux fois le même préjudice, cumul non voulu par le législateur et contraire à l'équité ». (75) Bull. ass., 2002, p. 830. (76) Cette justification, visant à réduire la valeur économique de la victime par le salaire de base, est critiquée notamment par M. Bolland, « État antérieur et accident de travail », R.G.A.R., 1993, no 12113 ; voy. également C.T. Liège, 1996, Bull. ass., 1997, p. 257 et observations de L. Van Gossum. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151506 RGAR_02_2015.fm Page 12 Monday, February 23, 2015 10:40 AM tère forfaitaire « s'explique notamment par une réglementation s'écartant du régime de responsabilité du droit commun ». Postérieurement à cet arrêt, la cour du travail de Liège a cependant précisé que : « la Cour de cassation a jugé à plusieurs reprises que, dès lors que le traumatisme consécutif à un accident aggrave chez la victime un état pathologique préexistant, le caractère forfaitaire du système légal des réparations impose d'apprécier dans son ensemble l'incapacité de travail de celle-ci, sans tenir compte de son état antérieur, et ce, dès lors que l'accident était la cause au moins partielle de l'incapacité (...) ne saurait être tirée de cette jurisprudence la conclusion qu'en toute circonstance, il y aurait lieu, lors de l'évaluation du taux d'incapacité consécutif à l'accident de travail, d'additionner mathématiquement les taux d'incapacité attribués sur la base des différentes affectations dont est atteinte la victime d'un accident de travail. » Il serait tout autant exclu que soit déduit du taux d'incapacité constaté après l'accident de travail dont se prévaut une victime le taux d'incapacité reconnu à la suite d'une affection, en l'occurrence l'amblyopie de l'œil gauche qui a précédé cet accident (...) L'enseignement constant de la Cour de cassation portant sur la prise en considération d'un état antérieur, qu'il soit pathologique ou consécutif à un précédent accident ne peut être suivi que s'il est acquis que l'accident qui donne lieu à la dernière évaluation de l'incapacité aggrave un état d'incapacité préexistant et que les différentes lésions encourues présentent un lien qui justifie une appréciation globale de leur incidence sur l'incapacité de la victime » (77) VI. — QUELQUES OBSERVATIONS ET QUESTIONS SUBSISTANTES principe, ne dispose que d'un pouvoir de contrôle des motifs exprimés. En l'espèce, le pour voi soutenait que « même en l'absence de l'accident, le dommage aurait pu se produire tel qu'il s'est réalisé ». Cette argumentation ne pouvait prospérer, puisque les décisions qui admettent une telle thèse sont irrémédiablement cassées. « En se fondant uniquement sur ce que le dommage eut pu se produire sans la faute, même en s'abstenant de prendre en considération le dommage in concreto tel qu'il s'est produit, à telle date et dans telles circonstances déterminées, le juge du fond viole l'article 1382 du Code civil » (78). La Cour de cassation, dans son arrêt de février 2011, confirme que « le demandeur n'a pas soutenu que l'état antérieur de la victime aurait provoqué sa mise à la pension, même en l'absence d'accident ». La cour valide ainsi le raisonnement du juge de fond, selon lequel celui-ci a pu considérer, souverainement, que l'accident avait provoqué la perte d'emploi. Il est permis de s'interroger sur la raison pour laquelle le demandeur en cassation n'avait pas soutenu devant les juridictions de fond que l'état antérieur de la victime aurait provoqué sa mise à la pension, même en l'absence de l'accident. Le raisonnement aurait-il été identique si la juridiction d'appel avait considéré que la perte de l'emploi était liée à l'action conjointe de l'état antérieur et de l'accident ? En d'autres termes, la Cour de cassation aurait-elle validé le raisonnement si la juridiction d'appel avait abouti à la conclusion que sans l'accident, la victime n'aurait pas perdu son emploi, mais que, pareillement, sans l'état antérieur, et donc uniquement en raison de l'accident, la victime n'aurait, pareillement, pas perdu son emploi ? La Cour de cassation reste tenue par les moyens qui sont soulevés devant elle et, en Il est également permis de se poser la question de savoir si la décision de la Cour, et la motivation qui la soutient, auraient été identiques si le pourvoi avait porté sur la légalité de l'indemnisation d'un état antérieur, et non seulement de l'action invalidante de cet état antérieur. (77) C.T. Liège, 19 avril 2012, Recueil de jurisprudence : responsabilité - assurances accident de travail, vol. II, Jurisprudence 2012, Limal, Anthemis, 2014, p. 214. (78) 11 juin 1956, 1re espèce, Pas., 1956, I, p. 1094 et J.T., 1956, p. 613 cité par l'auteur ; « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 85. A. — Limites de l'arrêt de la Cour de cassation du 2 février 2011 1. — Limites inhérentes aux moyens soulevés dans le pourvoi RGAR_02_2015.fm Page 13 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - De même, il apparaît que deux arguments ont été soulevés, apparemment pour la première fois devant la cour suprême (cfr point 5 de l'arrêt). Il s'agit de la question de savoir si, même sans l'accident, le dommage aurait pu se produire tel qu'il s'est réalisé, d'une part, et, d'autre part, le fait que le préjudice ne consiste pas dans la mise à la retraite anticipée, mais bien dans la perte d'une chance de ne pas être pensionné prématurément (79). C'est précisément sur ce dernier moyen que la Cour conclut : « Il n'appartient pas au juge du fond de se fonder sur un état pathologique antérieur de la victime pour réduire, en proportion de cet état, l'indemnisation du dommage qu'elle a subi par la suite d'une faute sans laquelle le préjudice ne se serait pas produit tel qu'il s'est réalisé ». C'est donc en réponse à l'argumentation qui consistait à limiter le préjudice de la victime à la perte d'une chance de ne pas être pensionnée prématurément que la Cour considère que le juge du fond ne peut se fonder sur un état antérieur pour réduire l'indemnisation du dommage. Le moyen ne permettait peut être pas une autre analyse. 2. — Limites inhérentes à l'appréciation souveraine des faits par la juridiction d'appel « La juridiction d'appel juge en droit et en fait. La Cour de cassation ne juge qu'en droit » (80). Il s'agit de l'application de l'ar ticle 147 de la Constitution. Ainsi, « chacun s'accorde à dire que ce qui est jugé en fait est jugé souverainement et ne peut donc être contrôlé et a fortiori censuré par la Cour de cassation » (81). La Cour de cassation est ainsi liée, dans son analyse, par l'appréciation souveraine des faits qui a été réalisée par la juridiction d'appel. Celle-ci avait considéré que « ce sont les séquelles de l'accident qui ont empêché celles-ci (la victime) d'exercer sa profession de manœuvre ». Plus précisément, le tribunal a considéré que « l'expert a reconnu à la partie civile une incapacité permanente de 15 %, mais a également (79) J.-C. Thiry et D. Coco, op. cit., p. 54. (80) A. De Bruyn, « La Cour de cassation et le fait ou... quand et comment la Cour de cassation contrôle-t-elle une appréciation en fait du juge du fond ? », in Liber amicorum M. Mahieu, Bruxelles, Larcier, 2008, p. , 43. (81) A. De Bruyn, op. cit., p. 43. précisé que les raisons invoquées à l'appui de la mise à la pension de Mme X sont en relation directe avec l'accident dont elle a été la victime. Il apparaît donc bien des circonstances de la cause que la partie civile a perdu son emploi en raison des séquelles qu'elle a subies suite à l'accident » (82). Compte tenu de cette appréciation en fait, ce n'est dès lors qu'en toute logique que la juridiction d'appel a considéré que l'état antérieur ne pouvait réduire l'indemnisation de l'incapacité de travail totale qui était survenue en raison de l'accident, et ce indépendamment de l'état antérieur (83). En d'autres termes, « l'existence chez la victime d'un état antérieur n'empêche pas que les réparations sont dues sans aucune déduction dès que l'accident a été la cause efficiente de l'incapacité et de son ampleur, même s'il n'en a pas été la cause unique » (84). On ne peut donc que constater qu'il ne ressort pas de la motivation de l'arrêt quel était l'état de santé de la victime avant l'accident. On peut admettre que la prédisposition pathologique n'est pas de nature à altérer l'obligation de réparation intégrale du dommage. Il s'agit là d'une application de la théorie de l'équivalence des conditions. Par contre, on peut légitimement douter que, dans les hypothèses où il est constaté un état antérieur, l'obligation de réparer tout et rien que le dommage ne génère pas une autre analyse que celle strictement liée à la théorie de l'équivalence des conditions. La victime a le droit d'être remise dans l'état qui était le sien avant l'accident. Cet état ne peut être ignoré lorsqu'il s'agit de fixer la juste et intégrale réparation du dommage. C'est d'ailleurs là une exigence de la réparation in concreto telle qu'elle se traduit dans l'interprétation qui est traditionnellement donnée à l'article 1382 du Code civil. Comment concilier alors équivalence des conditions et réparation in concreto ? Comme le relèvent J.-C. Thiry et D. Coco, « en quoi les prédispositions pathologiques (82) Corr. Verviers, 11e ch., 23 septembre 2010, inédit, cité in I. Lutte, « L'état antérieur et l'arrêt de la Cour de cassation du 2 février 2011 », op. cit., p. 29. (83) J.-C. Thiry et D. Coco, op. cit., p. 54. (84) P. Lucas, « L'état antérieur d'un accident de travail », op. cit., p. 99, citant J.-M. Bolle, Les accidents du travail, éd. Vaillant Carmanne, 1990, p. 224. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151507 RGAR_02_2015.fm Page 14 Monday, February 23, 2015 10:40 AM à évolution certaine pourraient-elles être déduites de l'indemnisation, et non l'état antérieur déjà avéré ? Cela paraît pour le moins paradoxal » (85). Sauf à admettre une modification de la base indemnitaire, une telle divergence ne semble pas possible pour l'indemnisation d'une incapacité personnelle. 3. — Particularités liées à l'indemnisation en question, soit une incapacité économique Or, c'est précisément dans le cadre de l'indemnisation d'une incapacité économique que les décisions ayant abouti à l'arrêt du 2 février 2011 ont été prononcées (89). L'incapacité de travail peut être définie comme étant « l'inaptitude à exercer des activités lucratives que la victime, compte tenu de ses qualifications, pourrait déployer dans le milieu économique et social qui est le sien » (86). Cette incapacité de travail, ou incapacité économique est, comme les deux autres principaux de préjudice, calculé en pourcentage. Ce pourcentage « correspond au taux retenu pour l'invalidité permanente tel que préconisé par les outils barémiques » (87). Contrairement au préjudice personnel, et dans une moindre mesure au préjudice ménager, le taux retenu n'est cependant pas toujours représentatif du préjudice subi. Si une victime qui se voit reconnaitre 15 % d'incapacité économique parvient à poursuivre son activité sans perte de rémunération, elle sera généralement indemnisée par une indemnité de nature à compenser les efforts accrus consentis ainsi que sa perte de valeur sur le marché général du travail. Si une autre victime, qui s'est également vu reconnaître 15 % d'incapacité économique, ne peut poursuivre son activité en raison de cette incapacité, elle pourra postuler l'indemnisation de l'intégralité de son en référence à sa perte de rémunération. Dit autrement, comme le précise Isabelle Lutte, « le dommage qu'il y a lieu d'évaluer et consécutivement d'indemniser, est la répercussion de l'atteinte lésionnelle sur l'aptitude de la victime à fonctionner et à interagir dans l'environnement qui est le sien » (88). (85) J.-C. Thiry et D. Coco, op. cit., p. 55. (86) J.-L. Fagnart et R. Bogaert, La réparation du dommage corporel en droit commun, Bruxelles, Larcier 1994, p. 149 ; I. Lutte, « L'état antérieur et l'arrêt de la Cour de cassation du 2 février 2011 », op. cit., p. 34. (87) I. Lutte, « L'état antérieur et l'arrêt de la Cour de cassation du 2 février 2011 », op. cit., p. 35. (88) I. Lutte, « L'état antérieur de la victime : vrais questions ou faux débat ? », in Droit médical et dommage corporel : état des lieux et perspectives, Limal, Anthemis 2014, p. 195. Sur le plan des principes, il semble donc difficilement contestable que la juridiction d'appel ait pu considérer, sans qu'il ne soit nécessaire de contraindre le responsable à prendre en charge l'état antérieur, que l'incapacité économique, même partielle, reconnue à la victime l'empêche de poursuivre son activité économique. On ignore cependant le sor t qui a été réservé par la juridiction d'appel à l'indemnisation de l'incapacité personnelle permanente ; le pourvoi ne l'envisage pas. On imagine cependant mal que la victime qui s'est vu reconnaître 15 % d'incapacité personnelle puisse postuler autre chose que l'indemnisation de ces 15 %. Comme le relevaient, avant l'arrêt du 2 février 2011, J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon (90), « Lorsque, avant le traumatisme, la victime avait un état antérieur avéré, en principe seule l'aggravation ou seule l'anticipation sont indemnisables, sous les réserves suivantes : » L'état antérieur peut transformer en incapacité grave une lésion qui ne serait que minimalement indemnisée si elle avait frappé un homme en état de pleine capacité physique ou psychique avant l'accident. Tel est le cas du borgne qui devient aveugle. (...) À l'inverse, l'état antérieur peut transformer en incapacité modique une lésion qui serait largement indemnisée si elle avait frappé un sujet en état de pleine incapacité physique ou psychique. » Tel est le cas du raccourcissement accidentel du moignon d'une jambe déjà partiellement amputée ». (89) Compte tenu des constats effectués par l'expert, et que précisément, le taux d'incapacité économique doit être déterminé en en fonction de la valeur de la victime sur le marché du travail, on peut tout de même être étonné du taux retenu in fine par l'expert, et spécifiquement que celui-ci soit identique pour les trois ordres d'incapacité ; I. Lutte, « L'état antérieur et l'arrêt de la Cour de cassation du 2 février 2011 », op. cit., p. 35. (90) J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », op. cit., p. 79. RGAR_02_2015.fm Page 15 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - C'est le raisonnement qui a été suivi par la juridiction d'appel en l'espèce : l'état antérieur, non évalué par les experts, n'empêchait pas la victime de travailler. Par contre, le traumatisme a eu pour conséquence de rendre la victime incapable de travailler. L'état antérieur a ainsi eu pour conséquence de transformer en incapacité importante (totale) une lésion qui aurait été indemnisée minimalement pour une victime non réceptive. Cela revient en d'autres termes bien à indemniser l'action invalidante de l'état antérieur, tel que cela ressort, notamment, de l'arrêt de la Cour de cassation du 6 janvier 1993. Nous partageons ainsi l'exemple donné par Isabelle Lutte (91). Cette dernière prend l'exemple d'un piéton victime d'un accident de la route et devenant paraplégique, puis victime d'un second accident, entraînant une fracture du poignet. Le responsable de ce second accident devra prendre en charge l'indemnisation résultant de la perte d'autonomie, pour un paraplégique, de l'usage de son poignet, sans qu'il ait à indemniser la paraplégie en elle-même. « Il s'agit du dommage situationnel subi par le jeune paraplégique. Un tel dommage est en relation de cause à effet avec l'assaut du chien du voisin, sans lequel aucune fracture du membre supérieur ne serait survenue » (92). Les autres exemples cités par ce même auteur confirment cette analyse. Tel est le cas d'un « jeune homme qui provoque une fracture de la jambe d'une dame malentendante » (93). Il sera tenu d'indemniser la dame malentendante de la réduction de sa capacité, qu'elle soit personnelle, ménagère, et économique, même si cette perte de capacité, correspondant à la nouvelle situation de la victime, n'a pu être si importante qu'en raison de l'action délétère conjuguée entre l'état antérieur (le fait d'être malentendante), et les séquelles de l'accident litigieux (94). Il s'agit donc en d'autres termes de mettre à charge du responsable du second accident, l'effet aggravant de (91) I. Lutte, « État antérieur de la victime, vrais questions ou faux débats ? », op. cit., p. 208. (92) I. Lutte, op. cit., p. 209. (93) I. Lutte, op. cit., p. 205. (94) I. Lutte, op. cit., p. 207. l'état antérieur, mais non l'état antérieur luimême. 4. — Conséquence : l'arrêt ne se voit-il pas alloué un champ d'application et une importance que la Cour n'entendait pas lui donner ? On ne peut donc que regretter que la motivation de l'arrêt ne fasse pas ressortir de manière plus explicite quel était l'état de santé de la victime de l'accident en constatant aussi que le demandeur en cassation omet des moyens qui auraient peut-être pu justifier une autre appréciation de la cour suprême. C'est au regard de ces lacunes que l'arrêt doit être lu. De même, le pourvoi faisait limitativement référence à l'indemnisation d'une incapacité économique, laquelle présente plusieurs singularités. L'arrêt doit également être lu en gardant en tête cette limite ; l'extension aux autres types de préjudice nous semble loin d'être certaine. Force est d'ailleurs de constater, avec Jean Claude Thiry et Daniela Coco, que cet arrêt n'a pas été repris par la Cour elle-même, dans son rapport d'activité 2011, ce qui semble démontrer qu'il n'a pas été identifié comme étant un arrêt marquant de cette année (95). Si cet arrêt devait se voir interprété comme cela a été précisé ci-dessus, un tel bouleversement des principes qui régissent l'indemnisation n'aurait pas manqué d'être repris dans ce rapport. Nul doute cependant que la Cour sera appelée à préciser sa position sous peu. B. — Conséquences de l'arrêt de la Cour constitutionnelle du 26 juin 2002 concernant l'indemnisation des accidents de travail (96) La question posée à la Cour d'arbitrage, devenue Cour constitutionnelle, par la cour du travail de Mons, était la suivante : « Les articles 24, 34, 36 et 39 de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents de travail, interprétés en ce sens que dans le cadre de l'indemnisation qu'il prescrit, l'incapacité permanente résultant d'un accident de travail qui aggrave une lésion fonctionnelle (95) J.-C. Thiry et D. Coco, op. cit., p. 57. (96) Bull. ass., 2002, p. 830. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151508 RGAR_02_2015.fm Page 16 Monday, February 23, 2015 10:40 AM provoquée par un ou plusieurs accidents de travail antérieurs doit, en raison d'une présomption irréfragable en vertu de laquelle la rémunération de base du travailleur reflète nécessairement l'atteinte portée à sa valeur économique par lesdits accidents antérieurs, est toujours appréciée dans son ensemble, sans tenir compte de l'incapacité préexistante, et cela même lorsqu'il est prouvé que la rémunération de la victime devant servir de base à l'indemnisation des conséquences du dernier accident, n'a pas été affectée par le ou les accidents antérieurs, violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution dans la mesure notamment où la victime atteinte d'une lésion fonctionnelle par l'effet de l'accident de travail unique ne bénéficiera pas du même traitement que la victime atteinte de la même lésion fonctionnelle par le fait d'accidents de travail successifs ? » (97). La réponse qui est apportée à cette question, et la comparaison qu'elle induit avec le régime d'indemnisation forfaitaire de la loi sur les accidents de travail telle que décrite ci-dessus apporte un éclairage particulièrement intéressant sur l'indemnisation de l'état antérieur, par la comparaison qu'il y a lieu de faire entre le régime des accidents de travail et le droit commun. Il apparaît ainsi, en synthèse, que l'état antérieur est indemnisé par l'assureur-loi, dans le cadre de l'indemnisation d'un accident de travail, en raison, selon la Cour constitutionnelle, des différents éléments suivants : — Le régime d'indemnisation en loi est un régime d'indemnisation forfaitaire, le forfait étant calculé en fonction du salaire de base de l'année précédant l'accident. Ainsi, « le salaire de base est censé représenter la capacité de travail de la victime en ce compris les effets de perte de capacité antérieure, même si la rémunération est maintenue à son même niveau, voire à un niveau supérieur » (98). Il n'est donc pas question d'indemnisation du préjudice réellement subi, ni d'indemnisation in concreto, contrairement au droit commun. (97) C.A., 26 juin 2002, no 104/2002. (98) N. Simar, « État antérieur et forfaits », note sous Cass., 21 juin 1999, J.L.M.B., 2000, p. 1024 ; P. Lucas, op. cit., p. 75. Le salaire de base est donc censé « intégrer » la perte de capacité antérieure, même si cette idée est combattue par plusieurs auteurs, et n'est présente, en pratique, que très rarement (99). En droit commun, c'est au contraire le préjudice réellement subi, établi par la victime, qui doit être indemnisé. — Le régime d'indemnisation en loi est conçu en prenant en considération la généralité des cas ou des victimes (100). Il ne tient donc pas compte des particularités, et spécifiquement, des prédispositions pathologiques, et des états antérieurs de telle ou telle victime. Il ne s'agit donc pas, comme le retient la Cour constitutionnelle, d'indemniser en prenant en considération la diversité des situations, contrairement au droit commun. Il s'agit de la confirmation du fait qu'il n'est pas question d'indemnisation in concreto, au contraire du droit commun. Celui-ci prend en considération les particularités de la victime (ce qui justifie d'ailleurs, selon la Cour de cassation, de procéder, par priorité, à la capitalisation du dommage permanent, plutôt qu'à une réparation forfaitaire), la diversité des situations, et donc parmi cette diversité de situations, la présence ou non de prédispositions pathologiques ou d'état antérieur. — L'indemnisation des accidents de travail, reposant sur l'assureur-loi et, de manière indirecte, sur l'employeur, qui a l'obligation de souscrire une telle assurance-loi, est fondée non pas sur la notion de faute, ou même sur la notion d'indemnisation, mais sur celle de la gestion d'un risque professionnel. Il est ainsi question, selon la Cour constitutionnelle, d'assurer, dans une cer taine mesure, une répartition de ce risque entre les employeurs et les victimes, par l'intermédiaire d'une assurance obligatoire. Cette idée de gérer un risque est étrangère au droit commun ; il s'agit au contraire d'indemnisation, qu'elle soit la conséquence (99) On ne constate en pratique que très rarement, voire jamais, une diminution du salaire de base pour une victime d'un accident de travail qui continue à travailler, même après s'être vu reconnaître un taux d'incapacité relativement élevé. (100) L. Van Gossum, N. Simar et M. Strongylos, Les accidents du travail, 8e éd., Bruxelles, Larcier, 2013, pp. 130-131. RGAR_02_2015.fm Page 17 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - d'une responsabilité objective ou à base de faute. Il faut donc bien convenir que le régime de la loi du 10 avril 1971, au regard de son caractère d'ordre public et du principe d'indemnisation forfaitaire découlant de la présomption irréfragable que l'on entend tirer de la rémunération de base, est un régime dérogatoire au droit commun. Les principes et solutions retenus en accident de travail, et qui sont relatifs à la cohérence de ce système d'indemnisation ne sont donc pas exportables dans le cadre d'une réparation intégrale et in concreto. Il est donc permis de s'interroger sur la question de savoir si la Cour constitutionnelle adopterait le même raisonnement si lui était soumise la même question que celle qu'elle a dû trancher le 26 juin 2002, dans le cadre de la loi de 1971 sur les accidents de travail. C. — Conséquences dans le cadre de l'indemnisation du dommage Comme le relevait Yvon Hannequart, le droit d'indemnisation est régi par trois règles principales : 1. La réparation de tout le dommage, mais rien que le dommage provoqué par le fait fautif. 2. La remise de la victime pristin état est l'état où il se serait trouvé sans le fait fautif. Selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, la réparation intégrale du dommage consiste à replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si la faute n'avait pas été commise (101). « En conséquence, le dommage consiste en la perte d'un avantage mesuré par la comparaison de la situation de la victime avant et après la faute, pour autant que le bilan de cette comparaison soit négatif » (102). 3. L'indemnisation doit avoir lieu in concreto, c'est-à-dire en tenant compte des particularités de la cause et de chaque victime, et non de façon abstraite et générale. (103) (101) Cass., 13 avril 1995, Pas., 1995, I, p. 423. (102) P. Van Ommeslaghe, op. cit., p. 689.Voy. également S. Vereecken et L. Van Valckenborgh, op. cit., nos 20 et s. (103) Y. Hannequart, « État antérieur et prédispositions morbides », R.G.A.R., 1987, no 11230 ; voy. également J.-C. Thiry et D. Coco, op. cit., p. 44. Il convient également d'ajouter à ce stade que la charge de la preuve du dommage indemnisable repose sur la victime ; c'est à elle d'établir que le dommage dont elle réclame indemnisation est bien un dommage indemnisable en lien causal avec le fait générateur de responsabilité dont elle se prévaut. Si elle échoue à apporter cette preuve, ce dommage ne sera pas indemnisé. Il faut également que le dommage à indemniser soit certain, et donc non hypothétique. Plusieurs exemples permettent d'établir que l'interprétation des auteurs précités de l'arrêt du 2 février 2011 de la Cour de cassation sur la prise en charge de l'état antérieur peut aboutir, dans certains cas, à une surindemnisation du dommage qui va audelà du préjudice réellement subi, et donc à une surestimation. S'il est incontestable que l'indemnisation d'un préjudice résultant de l'aggravation d'un état antérieur ne correspond pas à l'indemnisation du même dommage causé à une personne qui ne présente pas cet état antérieur, indemniser l'état de la victime, englobant l'état antérieur après l'accident, a pour conséquence de ne pas replacer la victime dans l'état qui était le sien avant l'accident. L'exemple du borgne qui perd, à la suite d'un accident, son œil valide, ou de l'unijambiste qui perd sa seconde jambe, est illustratif. Si l'on part de l'hypothèse que la perte d'un œil équivaut à la reconnaissance d'un taux moyen d'incapacité de 25 %, la perte du second œil ne peut se limiter à 50 % correspondant soit 2 x 25 %. En effet, dans une telle hypothèse, « le dommage causé n'est plus estimé en termes de perte d'un organe, mais bien en termes de perte d'une fonction, qu'il s'agisse de la vision ou de la marche, ou encore de l'appréhension » (104). Il convient d'indemniser en d'autres termes la perte de fonction (105). En d'autres termes, si la victime, désormais aveugle, se voit reconnaître une incapacité aux alentours des 80 %, le responsables ne (104) P. Staquet, op. cit., no 14850. (105) J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 75. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151509 RGAR_02_2015.fm Page 18 Monday, February 23, 2015 10:40 AM pourra raisonnablement soutenir qu'il ne doit indemniser que 25 %. Par contre, interpréter la jurisprudence de la Cour de cassation, et contraindre ainsi le responsable à indemniser une incapacité de 80 %, revient à lui faire supporter plus que le dommage qui résulte de l'accident qu'il doit supporter, soit 55 % (80 % - 25 % dans l'exemple cité). En outre, cela aboutirait également, dans l'hypothèse où la victime aurait d'ores et déjà été indemnisée préalablement de 25 % résultant de la perte de son premier œil, à bénéficier non pas de 80 % d'indemnisation, mais de 105 %... Il n'est donc plus question de remise en pristin état, ni d'indemnisation in concreto, dès lors que la victime se verrait attribuer une indemnisation à concurrence de 105 %, alors qu'il lui serait reconnu un taux de 85 % d'incapacité. Si l'on prend un autre exemple, on comprend évidemment que « faire tomber une vielle dame qui a une ostéoporose généralisée et lui casse le col du fémur, oblige celui qui est responsable de cet accident à réparer la fracture du fémur sans tenir compte de la fragilité osseuse antérieure » (106). Il ne peut par contre être demandé au responsable qu'il indemnise non seulement la fracture du fémur, mais également le traitement de l'ostéoporose. C'est pourtant ce à quoi aboutirait la prise en charge intégrale, et sans nuances, de l'état antérieur. Une telle indemnisation ne rencontre pas les principes qui gouvernent l'indemnisation du dommage en droit commun tels que rappelés ci-dessus. (107) Il y a donc, selon nous, une opposition frontale entre ces principes, et singulièrement la remise en pristin é t a t d e la vic ti me, et la p r é so mp t io n (irréfragable ?) de « non-invalidité » qui devrait découler de l'arrêt du 2 février 2011 de la Cour de cassation. La mise à charge du responsable de l'état antérieur, sans nuance, induit à ne pas remettre la victime dans son pristin état, (106) P. Lucas, « L'état antérieur à l'accident de travail », op. cit., p. 96, citant L. Roche, État antérieur dans les réparations du dommage corporel en droit commun, coll. de médecine légale et de toxicologie médicale, Paris, 1980, p. 12. (107) Pour une comparaison de la vétusté dans le cadre d'un dommage matériel, voy. J.-C. Thiry et D. Coco, op. cit., pp. 56 et s. mais bien dans un état qui pourrait être qualifié de « parfait », sans préjudice d'ailleurs d'une définition à établir de cet état parfait. Comment par ailleurs admettre qu'une telle victime borgne devenue aveugle soit indemnisée à concurrence de 105 %, alors que si la même victime, « normalement voyante » et qui deviendrait aveugle ne serait, quant à elle, indemnisée « qu'à » concurrence de 80 % ? Comment justifier cette différence de traitement entre les ces deux victimes dans la prise en charge de l'indemnisation de l'incapacité permanente, alors que par son arrêt du 21 mars 1995, la Cour constitutionnelle a consacré le principe d'égalité entre les victimes (108). C'est ce qu'a également rappelé le professeur Lucas (109) : « on peut admettre que les atteintes séquellaires identiques engendrent des répercussions identiques dans la vie quotidienne, et justifient donc une évaluation identique préalable à une réparation identique : nous sommes ici dans une logique barémique ». Le professeur Fagnart, citant le Guide barème européen, abonde dans le même sens : « les séquelles engendrent un préjudice à caractère personnel intéressant l'homme dans le cadre de l'activité grossièrement identique à celle de tout autre homme. Les séquelles identiques entraînent donc des répercussions quasi identiques dans la vie quotidienne : il est logique de penser que cela justifie une évaluation identique. Ces séquelles peuvent donc répondre à une logique barémique » (110). Comme le relèvent S. Vereecken et L. Van Valckenborgh, le dommage indemnisable et lien causal ne sont pas des concepts interchangeables. (108) C.A., 21 mars 1995, no 025/95 ; J.T., 1995, p. 400 et note L. Arnoue, J.M.L.B., 1995, p. 496 ; J.T., 1995, p. 261 ; R.G.A.R., 1995, no 12529 ; R.W., 1994-1995, p. 1324 et notes P. Traest. Voy. également J.-L. Fagnart, « Définitions des préjudices non économiques », in Préjudices extrapatrimoniaux : vers une évaluation plus précise et une plus juste indemnisation, actes du colloque organisé par la conférence libre du Jeune barreau le 16 septembre 2004, éd. du Jeune barreau de Liège 2004, p. 37. (109) P. Lucas, « Le barème européen des atteintes à l'intégrité physico-psychique (AIPP), philosophie et utilité », Cons. Man., 2004, p. 137. (110) Guide barème européen, « Préambule », Louvain-la-Neuve, Anthemis 2006, p. 13, cité in J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 80. RGAR_02_2015.fm Page 19 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - La question du dommage indemnisable doit être appréciée indépendamment de la détermination du lien causal (111). Il nous semblerait plus conforme à ce principe d'égalité de l'indemnisation, mais également au principe de la réparation in concreto, ainsi que la remise en pristin état que le tiers responsable soit appelé à assumer l'action invalidante, généralement aggravante, de cet état antérieur, mais pas cet état antérieur en lui-même. Le responsable de l'accident (ou l'impliqué) ne peut échapper à l'obligation de réparer le dommage qu'il cause. Il doit donc assumer l'action invalidante, généralement aggravante de l'état antérieur, sans toutefois devoir prendre en charge cet état antérieur en lui-même. Raisonner autrement pourrait conduire à une violation du principe de la remise en pristin état, ainsi que du principe de la réparation in concreto. D. — Hypothèse où l'état antérieur de la victime résulte d'un fait fautif qui peut lui être imputé La jurisprudence, bien établie, de la Cour de cassation, admet que lorsqu'un dommage est causé concurremment par la faute du responsable, et par la faute de la victime, il y a lieu à un partage des responsabilités : « le tiers fautif ne devra pas indemniser l'intégralité du dommage, mais seulement une partie de celui-ci, proportionnelle à sa part de responsabilité dans l'accident. L'autre partie sera supportée par la victime elle-même, sur son propre patrimoine » (112). « En décider autrement reviendrait en effet à dénier la relation causale entre la faute contributive de la victime et ce même dommage » (113) (114). (111) S. Vereecken et L. Van Vanckenborgh, op. cit., no 38. (112) B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, La responsabilité civil - Chronique de jurisprudence 1996-2007, vol. I, Le fait générateur et le lien causal, coll. Les dossiers du J.T., no 74, Bruxelles, Larcier, 2009, p. 350. (113) Cass., 5 septembre 2003, Pas., 2003, p. 1360 ; R.G.D.C., 2005, p. 168 ; Cass., 6 novembre 2002, Pas., 2003, avec conclusions de l'avocat général Spreutels ; J.L.M.B., 2003, p. 808 ; J.T., 2003, p. 579 ; Bull. ass., 2003, p. 815 ; Cass., 25 janvier 2002, Pas., 2002, p. 240, citée in B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, op. cit., p. 358. (114) A fortiori, en va-t-il également ainsi en cas de faute intentionnelle de la victime présentant un état Ces hypothèses, où l'état antérieur est la conséquence d'un comportement fautif reproché à la victime elle-même, ne sont pas purement théoriques, et peuvent être rencontrées dans des cas bien différents : accident de circulation dont la victime est le conducteur fautif ou non ceinturé, accident de vie privée dans le chef d'une victime imprudente, ou même dans un cas extrême, une tentative de suicide... Suivant l'arrêt de la Cour de cassation du 2 février 2011, le responsable du second accident devrait supporter l'état passif global de la victime lors de la survenance de celui-ci, en ce compris l'état antérieur qui résulte du comportement de la victime. La jurisprudence de la Cour de cassation peut alors entraîner des conséquences contradictoires, selon que l'on applique l'enseignement découlant de l'arrêt de février 2011 ou les arrêts, dont l'arrêt du 23 mai 2007 (115), par lequel la Cour de cassation a rappelé que lorsque le dommage a été causé par des fautes concurrentes dont celles de la victime, l'auteur du dommage peut être condamné envers celle-ci à la réparation intégrale du dommage. S'il devait être admis que le responsable du second accident a l'obligation d'assumer l'état antérieur en sa globalité, cela pourrait générer une différence de traitement difficilement justifiable : le responsable d'un dommage causé partiellement par la faute de la victime, pourrait opposer à cette dernière cette faute pour n'être tenu qu'à une indemnisation partielle, tandis que la responsable d'un accident causant un dommage partiellement lié à un état antérieur résultant d'un comportement fautif imputable à la victime, ne pourrait se prévaloir de cette faute pour aboutir au même résultat. Si cette voie devait être suivie, nul doute que cette différence de traitement soit soumise à la Cour constitutionnelle, afin de vérifier si elle est bien injustifiée. Le responsable pourrait-il plaider qu'il n'a pas à supporter l'état antérieur résultant antérieur. Il est en effet admis qu'une telle faute intentionnelle, rompt le lien causal entre la faute ultérieure du responsable, et le dommage ; voy. B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, op. cit., p. 361. (115) Pas., 2007, I, p. 977, cité in B. Dubuisson, B. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, op. cit., p. 351. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 1515010 RGAR_02_2015.fm Page 20 Monday, February 23, 2015 10:40 AM d'un comportement fautif imputable à la victime ? Isabelle Lutte le confirme lorsqu'elle envisage le principe de la contribution à la dette : « les personnes responsables, toutes coobligées, pourront le cas échéant se répartir entre elles la charge de l'indemnisation de la victime. Il s'agit de la contribution à la dette entre les différents coobligés. Observons que la contribution à la dette pourra impliquer la victime si elle a ellemême adopté un comportement fautif ayant participé à la création de son dommage » (116). Cet auteur poursuit cependant en indiquant que « si parmi les conditions nécessaires à la survenance du dommage, l'une d'entre elles ou certaines d'entre elles résultent d'un comportement ou d'un fait générateur d'une responsabilité objective, les autres conditions étant neutres, et dès lors n'étant la source d'aucun lien de droit, la victime est en droit de réclamer la réparation intégrale de son dommage auprès du responsable. La réceptivité de la victime, qu'elle résulte d'un état antérieur, ou d'une prédisposition pathologique, est un exemple de condition neutre » (117). Le professeur Fagnart ne dit pas autre chose : « lorsque le dommage a des causes multiples, parmi lesquelles on trouve non seulement l'accident mais aussi la réceptivité de la victime, on doit admettre que la victime n'a pas commis de faute en étant telle qu'elle est : la réceptivité qui a pour conséquence le dommage qu'elle subit prend une ampleur anormale ne peut en principe entraîner une réduction de l'indemnité » (118). Cet éminent auteur justifie d'ailleurs l'obligation d'indemnisation de l'état antérieur et des prédispositions pathologiques par le responsable, notamment par le fait que « la victime ne commet pas de faute en étant telle qu'elle est ; la réceptivité ne peut donc e n p r i n c i p e e n t ra î n e r u n e r é d u c t i o n d'indemnité » (119). (116) I. Lutte, « État antérieur de la victime : essai de synthèse », op. cit., p. 41. (117) I. Lutte, op. cit., p. 41. (118) J.-L. Fagnart, La causalité, op. cit., p. 85 ; J.L. Fagnart, op. cit., « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », p. 84. (119) J.-L. Fagnart, La causaltié, op. cit., p. 285. On peut donc légitimement penser que dans l'hypothèse où cette réceptivité de la victime est due à un comportement fautif de sa part, et n'est donc plus une « condition neutre », le raisonnement inverse s'impose. Cette solution a déjà été retenue, dans l'hypothèse de prédispositions pathologiques, en 1976, par J. Thanh Nha Nguyen, q u i m e t t a i t e n exe r g u e l a p o s si b i l it é « d'exonérer partiellement le responsable de l'accident si la victime est responsable de ces prédispositions par ses excès antérieurs à assimilés à une faute » (120). Dans cette hypothèse, « la faute de la victime consiste, en ayant créé l'état de pathologie prédisposant, à risquer d'aggraver anormalement les suites dommageables. La logique commanderait donc que les tribunaux prennent en considération la faute antérieure de la victime responsable de la création de son état pathologique et par suite, de l'aggravation des conséquences d'un accident causé par un tiers, pour procéder à un partage de responsabilités entre la victime et le tiers responsable » (121). La possibilité pour le responsable d'invoquer un état antérieur résultant d'un comportement fautif imputable à la victime risque d'entraîner de nombreuses difficultés pratiques, en créant un procès dans le procès, dans le but non seulement d'établir l'état antérieur, mais également l'origine de celui-ci, et ce parfois de nombreuses années plus tard. L'avantage résultant d'une simplification des expertises judiciaires et des procédures qui en sont la suite sera donc loin d'être rencontré (122). Il ne pourra en effet être reproché au responsable de tenter d'établir l'état antérieur et son origine éventuellement fautive. Comme le relève le professeur Lucas, cela déboucherait « sur des anamnèses à caractère inquisitorial et sur des jugements de valeur ouvrant la porte à l'arbitraire » (123). Un tel débat risquerait aussi d'entraîner d'autres débats particulièrement sensibles, (120) J. Thanh Nha Nguyen, « L'influence des prédispositions de la victime sur l'obligation de réparation du défendeur à l'action en responsabilité », R.T.D.C., 1976, p. 1. ; cité in P. Lucas, op. cit., p. 71. (121) J. Thanh Nha Nguyen, op. cit., p. 3. (122) P. Staquet op. cit. ; J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 85. (123) P. Lucas, op. cit., p. 72. RGAR_02_2015.fm Page 21 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - à propos du caractère « fautif » d'états antérieurs tels que résultant de l'usage de produits illicites, d'une addiction, spécifiquement à l'alcool, à la cigarette, de l'obésité... Ce n'est évidemment pas souhaitable, mais forcément inévitable, sauf à faire en sorte que le responsable n'ait pas à supporter l'état antérieur, quelle que soit son origine. E. — Comparaison avec le système d'indemnisation en France Le fondement de la matière est identique au droit belge : les articles 1382 et suivants du Code civil. Les notions d'état antérieur et de prédispositions pathologiques ont des définitions proches. Il semble ainsi admis que l'état antérieur constitue un antécédent médical, ou en d'autres termes une situation préalablement dommageable à l'état fonctionnel du patient, tandis que la notion de prédisposition s'entend comme étant « un terrain à risque » (124). L'état antérieur est également défini comme étant « toute affectation pathologique ou prédispositions connues ou non, congénitales ou acquises dont est atteint un individu au moment où survient l'accident » (125). Si l'équivalence des conditions est applicable en droit français, il est pourtant admis qu'il y a lieu de déterminer l'incidence de l'état antérieur au stade de l'indemnisation du dommage. La Cour de cassation française considère en effet qu'en droit commun, « les juges n'ont à tenir compte que de ce qui est la conséquence directe de l'accident à l'exclusion de ce qui est imputable à un état pathologique antérieur » (126). La seule exception résulte du fait qu'il n'y a lieu de déduire de l'indemnisation que l'état antérieur, qui s'est déjà révélé, et qui est source de préjudice pour la victime. En d'autres termes, l'état antérieur qualifié de latent doit être indemnisé par le responsable. « En effet, dès lors que l'affection qui en est issue n'a été révélée ou provoquée que (124) Voy. notamment M. Bernard, « Imputabilité et état antérieur », www.medecinelegale.wordpress.com. (125) D. Daupelix, L'état antérieur. (126) Cass. fr., 29 janvier 1965, Bull. civil, 1965, IV, no 86, p. 65 ; Cass., 12 juin 1969, Bull. civil, 1969, II, no 204, p. 147 ; cité in M. Le Roy, J.-D. Le Roy et F. Bibal, L'évaluation du préjudice corporel, expertises, principes, indemnités, 19e éd. p. 30. par le fait dommageable, la jurisprudence constante estime que le droit à la réparation de la victime est intégral. Ni un état antérieur précaire mais surmonté, ni une prédisposition latente ou la décompensation d'un état pathologique préexistant ne doit être pris en compte pour réduire le droit à l'indemnisation de la victime » (127) (128). Ce raisonnement est même admis lorsqu'il apparaît que le délai dans lequel la pathologie préexistante allait être décompensée, n'est pas établi avec certitude (129). En d'autres termes, il est admis que lorsque l'état antérieur se limite à des prédispositions sans manifestation externe, celles-ci n'ont aucune incidence sur le droit à la réparation. Par contre, s'il est question d'un état pathologique consolidé, ou d'une incap acité fonct ionne lle avan t l' acciden t, « l'expert évalue le taux d'incapacité imputable à l'accident en tenant compte de la capacité initiale (nécessairement réduite), et la capacité actuelle (plus réduite encore). » Il ne s'agit pas alors d'une simple soustraction afin que soit prise en compte la modification de la nature du handicap. Il est alors possible de recourir aux formules telles que la formule de Gabrielli » (130). Le responsable ayant indemnisé une victime peut donc se prévaloir de l'existence d'un état antérieur ou d'une prédisposition, afin de « minorer le taux de déficit fonctionnel qui sera retenu comme strictement imputable aux faits dommageables » (131). Ainsi, lorsque la victime présente un état antérieur, « l'expert doit déterminer la part de l'incapacité définitive imputable aux faits dommageables, tout en tenant compte du handicap antérieur préexistant » (132). (127) Cass., 10 avril 1973, Bull. criminel, 1973, no 185, p. 446 ; Cass., 8 juillet 2010, Gaz. Pal., 1921 décembre 2010, p. 37 ; M. Le Roy, J.-D. Le Roy et F. Bibal, op. cit., p. 25. (128) Cass. civ., 28 février 1996 ; Cass. trib., 14 février 1996 ; Cass. crim., 30 janvier 2007, Bull. criminel, 2007, no 23 : l'imputabilité aux dommages corporels doit être appréciée sans qu'il soit tenu compte des prédispositions de la victime dès lors que celle-ci n'avait pas eu de conséquences préjudiciables au moment où s'est produit l'accident. (129) M. Le Roy, J.-D. Le Roy et F. Bibal, op. cit., p. 25. (130) G. Mor, L'état antérieur de la victime : appréciation et divergences ; voy. infra. (131) M. Le Roy, J.-D. Le Roy et F. Bibal, op. cit., no 30. (132) M. Le Roy, J.-D. Le Roy et F. Bibal, op. cit., p. 22. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 1515011 RGAR_02_2015.fm Page 22 Monday, February 23, 2015 10:40 AM Il convient alors de déterminer l'atteinte fonctionnelle nouvelle qui se surajoute à l'état antérieur existant, laquelle doit être appréciée in concreto, en tenant compte de l'état antérieur. La description de l'état de la victime avant et après le fait dommageable est donc capitale. Les auteurs précités identifient précisément l'hypothèse d'une victime qui subit une atteinte au bras gauche, alors qu'elle présentait des séquelles anciennes au bras droit ; dans une telle hypothèse, elle subit une atteinte fonctionnelle globale plus importante. En comparant ce système avec le droit belge, cela revient en d'autres termes à imputer au deuxième fait générateur la prise en charge de l'état invalidant de l'état antérieur, mais pas l'indemnisation de cet état antérieur en lui-même. Il peut cependant être admis que « le fait dommageable n'a pas eu simplement pour effet d'aggraver une incapacité antérieure mais à transformer radicalement la nature de la validité, ce qui donne droit pour la victime à la réparation de la totalité de cette invalidité » (133). La Cour de cassation française a admis que l'on pouvait évaluer à 100 % l'incapacité (économique) résultant pour la victime de la perte de son œil valide, dès lors que l'infirmité préexistante ne l'empêchait pas d'exercer sa profession d'une façon régulière et que l'accident qui a entraîné la perte de l'œil valide était la cause directe de sa totale et définitive inaptitude à tout travail (134). Pour calculer cette atteinte fonctionnelle nouvelle, qui se surajoute à l'état antérieur, le droit français utilise différentes formules. Le recours à ces formules de calculs, s'il est admis en droit du travail, ne s'impose cependant pas en droit commun. Il a ainsi été jugé à de nombreuses reprises que « les modes de calculs ne doivent pas être en principe utilisés en droit commun (135). (133) M. Le Roy, J.-D. Le Roy et F. Bibal citent à cet égard l'exemple auquel nous avons recours à plusieurs reprises : le borgne qui devient aveugle du fait de l'accident. (134) Cass., 19 juillet 1966, J.C.T., 1996, II, no 14902 et notes Meurisse ; Cass., 6 mai 1987, Bull. civil, 1987, II, no 10, p. 63 ; Cass.II, 13 juillet 2006, Jurisdata no 2006-034695 ; M. Le Roy, J.D. Le Roy et F. Bibal, op. cit., p. 22. (135) R. Meurisse, « L'évaluation de l'incapacité successive et simultanée », J.C.T., 1960, I, p. 1549 ; M. Le Roy, J.-D. Le Roy et F. Bibal, op. cit., p. 23. Le préjudice doit donc en droit commun être estimé in concreto. Il faut cependant constater que le recours à ces formules est fréquent, même en droit commun. Nous en résumerons deux : 1. Formule de Balthazar : la première lésion entraîne une incapacité de 40 %. La capacité restante est donc de 60 %. Une lésion B entraîne une incapacité de 20 %. Cette lésion B entraîne une incapacité de 20 %, qui s'affecte aux 60 % restants, soit une incapacité liée à ce deuxième fait générateur de 12 % (136) (137). 2. Formule de Gabrielli. Cette formule est en principe utilisée pour les accidents de travail. Les spécialistes de l'évaluation du dommage corporel ont mis au point, de façon empirique, cette méthode qui leur a paru de nature à permettre de mesurer de façon plus exacte les conséquences du fait dommageable et qui a d'ailleurs été, comme la règle de Balthazar, en quelque sorte homologuée par le barème annexé au décret du 24 mai 1939 sur les accidents du travail. Cette méthode est représentée par l'équation suivante : I2 (taux d'incapacité résultant du fait dommageable) = (C1 [capacité avant l'accident] - C2 [capacité résiduelle]). Supposons, par exemple, un blessé déjà atteint d'une invalidité de 25 % (C1 = 75). Un accident ultérieur porte cette invalidité par application du barème à 65 % (C2 = 35). L'application de la formule de Gabrielli conduit au résultat suivant : I2 = (75 - 35) : 75 = 0,53. Le taux d'incapacité imputable au second accident est fixé à 53 % (au lieu de 40 % si on avait procédé par simple soustraction) (138). Selon nous, ce type de formule ne viole pas les principes retenus par la jurisprudence de la Cour de cassation. En effet, par le (136) V. Fleury, « Remarques sur les formules de Balthazar et de Gabrielli », J.C.T., 1968, I, p. 2177. (137) L'application des différents exemples de cette formule de Gabrielli, voy. P. Lucas, op. cit., pp. 93 et s. (138) G. Viney et P. Jourdain, « Traité de droit civil : les effets de la responsabilité », 3e éd., pp. 307-308. J.-L. Fagnart, P. Lucas et E. Rixhon, « Prédispositions et état antérieur », op. cit., p. 48. RGAR_02_2015.fm Page 23 Monday, February 23, 2015 10:40 AM État antérieur — F.10 - biais d'une telle formule, l'effet invalidant de l'état antérieur est bien indemnisé, mais pas l'état antérieur en lui-même (139). En synthèse, force est de constater qu'en droit français, si l'action invalidante de l'état antérieur est indemnisée par le responsable, l'état antérieur n'est quant à lui pas assumé par le responsable. concepts et leurs contours, ce qui permet d'approcher une évaluation médicale adaptée à la réalité de la victime expertisée. Elles ne sauraient être que provisoires. Les juristes, sur la base de cette expertise conforme à la mission telle qu'elle était proposée par le tableau indicatif, disposent d'un instrument de nature à déterminer la juste indemnisation du dommage. Ils ne perdront pas de vue les fondamentaux de celle-ci – soit tout mais rien que le dommage causé par l'accident et une réparation in concreto. Il est en effet patent que les questions relatives aux prédispositions pathologiques et à l'état antérieur alimentent de manière récurrente l'évaluation et l'indemnisation du dommage. L'expertise médicale conservera donc tout son intérêt et son intensité dans un débat que les juristes mèneront au regard de ces deux principes. VII. — CONCLUSIONS Serait-ce le signe d'un « malaise » ? Les médecins ont certes, grâce aux travaux percutants du professeur Lucas, affiné ces Et si finalement cet arrêt du 3 février 2011 n'était qu'une « tempête dans un verre d'eau » ? (139) Pour avis contraire, voy. J.-L. Fagnart, « L'état antérieur revisité par la Cour de cassation », op. cit., p. 75. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 1515012
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