Le temps des barricades, Histoire de France [1830-1871] Cinquième partie _ Jean Valjean, Livre premier, La guerre entre quatre murs, XV Gavroche dehors Sous Louis-Philippe, la misère règne à Paris. Le 5 juin 1832, les Républicains se soulèvent. Les insurgés dressent des barricades. La bataille fait rage. Cosette est parvenue à adresser un message à Marius qui lui répond que son sort est désormais lié à celui de ses camarades. Jean Valjean, qui a pu prendre connaissance du message, prend le chemin du quartier des Halles pour sauver Marius. Courfeyrac tout à coup aperçut quelqu’un au bas de la barricade, dehors, dans la rue, sous les balles. Gavroche avait pris un panier à bouteilles, dans le cabaret, était sorti par la coupure1, et était paisiblement occupé à vider dans son panier les gibernes2 pleines de cartouches des gardes nationaux tués sur le talus de la redoute3. _ Qu’est-ce que tu fais là ? dit Courfeyrac. Gavroche leva le nez : 5 _ Citoyen, j’emplis mon panier. _ Tu ne vois donc pas la mitraille ? Gavroche répondit : _ Eh bien, il pleut. Après ? 10 Courfeyrac cria : _ Rentre ! _ Tout à l’heure, fit Gavroche. Et, d’un bond, il s’enfonça dans la rue. On se souvient que la compagnie Fannicot, en se retirant, avait laissé derrière elle une traînée de cadavres. Une vingtaine de morts gisaient çà et là dans toute la longueur de la rue sur le pavé. Une vingtaine de gibernes pour Gavroche. Une provision de cartouches pour la barricade. La fumée était dans la rue comme un brouillard. Quiconque a vu un nuage tombé dans une gorge de montagnes entre deux escarpements à pic, peut se figurer cette fumée resserrée et comme épaissie par deux sombres lignes de hautes maisons. Elle montait lentement et se renouvelait sans cesse ; de là un obscurcissement graduel4 qui blêmissait 20 même le plein jour. C’est à peine si, d’un bout à l’autre de la rue, pourtant fort courte, les combattants s’apercevaient. Cet obscurcissement, probablement voulu et calculé par les chefs qui devaient diriger l’assaut de la barricade, fut utile à Gavroche. Sous les plis de ce voile de fumée, et grâce à sa petitesse, il put s’avancer assez loin dans la rue sans être vu. Il dévalisa5 les sept ou huit premières gibernes sans grand danger. Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d’un mort à l’autre, et vidait sa giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix. De la barricade, dont il était encore assez près, on n’osait lui crier de revenir, de peur d’appeler6 l’attention sur lui. Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre7. _ Pour la soif8, dit-il en la mettant dans sa poche. A force d’aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la 30 fusillade devenait transparent. Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l’affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l’angle de la rue, se montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée. Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d’une borne, une balle frappa le cadavre. _ Fichtre9 ! fit Gavroche. Voilà qu’on me tue mes morts. 1 1 Coupure : brèche permettant de quitter la barricade. Gibernes : cartouchières. 3 Redoute : fortification reculée. 4 Graduel : progressif. 5 Dévalisa : vida 6 D’appeler : d’attirer. 7 Poire à poudre : gourde contenant la poudre destinée aux fusils et aux pistolets. 8 La locution une poire pour la soif signifie « garder quelque chose pour l’avenir ». Gavroche fait de l’humour car cette poudre ne sera pas de trop dans le combat inégal que les insurgés livrent aux gardes nationaux. 2 1 Le temps des barricades, Histoire de France [1830-1871] Une deuxième balle fit étinceler10 le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue. Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient et il chanta : 40 On est laid à Nanterre, C’est la faute à Voltaire, Et bête à Palaiseau, C’est la faute à Rousseau. Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manque encore. Gavroche chanta : Je ne suis pas notaire, C’est la faute à Voltaire Je suis petit oiseau C’est la faute à Rousseau. 50 Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer de lui un troisième couplet : Joie est mon caractère, C’est la faute à Voltaire Misère est mon trousseau, C’est la faute à Rousseau. Cela continua ainsi quelque temps. Le spectacle était épouvantable11 et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait12 la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant13. Il se couchait, puis se redressait, s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se 60 sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas un homme ; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste14 qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde15 du spectre s’approchait, le gamin lui donnait une pichenette16. Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricade poussa un cri : mais il y avait de l’Antée dans ce pygmée17 ; pour le gamin toucher le pavé, c’est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n’était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter : 70 Je suis tombé par terre, C’est la faute à Voltaire Le nez dans le ruisseau, C’est la faute à … Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court18. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de d’envoler. Victor HUGO, Les Misérables, tome V, Lacroix Verboeckhoven et Cie, Bruxelles, 1862. 9 Fichtre : expression de surprise Fit étinceler : fit des étincelles. 11 Le spectacle est « épouvantable » parce que Gavroche continue de chanter alors que les balles sifflent autour de lui et qu’il risque la mort à tout moment. 12 Taquinait : provoquait gentiment. 13 En l’ajustant : en le visant. 14 Leste : léger 15 Camarde : au nez écrasé. Le substantif « camarde » désigne la mort, souvent représentée par un squelette au nez aplati. 16 Une pichenette est une petite tape. 17 Anthée est un géant monstrueux de la mythologie grecque qui retrouvait sa force en touchant la terre. Le pygmée est un homme de très petite taille. 18 L’arrêta court : l’arrêta net. 10 2 Le temps des barricades, Histoire de France [1830-1871] Devoir à la maison (à compléter sur la photocopie) NOM : Prénom : Classe : 1. Lire à la maison, le chapitre XV du tome V des Misérables de Victor Hugo. 2. Compléter le cartel, à l’aide de la photocopie et de vos recherches personnelles (utiliser la sitographie). Titre de l’œuvre Nature de l’œuvre Nombre de tomes Chapitre étudié Titre du chapitre Sujet traité Nom de l’auteur Date de publication Editeur Localité de l’éditeur 3. L’œuvre dans son contexte. A quelle époque l’œuvre a-t-elle été rédigée ? _____________________________________________________________________________________ _____________________________________________________________________________________ Quel est le régime politique de la France, à l’époque de sa publication ? _____________________________________________________________________________________ _____________________________________________________________________________________ Pourquoi publie-t-on l’œuvre à Bruxelles ? _____________________________________________________________________________________ _____________________________________________________________________________________ Où vit Victor HUGO en 1862 ? Où vivait-il en 1832 ? _____________________________________________________________________________________ _____________________________________________________________________________________ 3 Le temps des barricades, Histoire de France [1830-1871] 4. La compréhension du texte Qui est le personnage principal du chapitre XV _____________________________________________________________________________________ _____________________________________________________________________________________ Qu’est-ce qu’une barricade ? _____________________________________________________________________________________ _____________________________________________________________________________________ Pourquoi dresse-t-on des barricades dans Paris en juin 1832 ? _____________________________________________________________________________________ _____________________________________________________________________________________ Compléter le tableau suivant : Insurgés barricadés Attaquants dans la rue Idées politiques Catégories sociales Nom des troupes Drapeau Sitographie : http://histoire.geo.pagesperso-orange.fr/ (Site officiel de M.MONTIER Alain) https://www.ent-place.fr/grp/0880151L/histoire-niveau-4eme/Pages/Accueil.aspx (Groupe de travail sur l’espace numérique de travail) http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Mis%C3%A9rables_TV_L1#Chapitre15 (Livre numérisé) http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Mis%C3%A9rables (informations sur l’œuvre étudiée) http://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Hugo (informations sur l’auteur) http://maisonsvictorhugo.paris.fr/fr/victor-hugo/biographie-de-victor-hugo (informations sur l’auteur) http://fr.wikipedia.org/wiki/Gavroche (informations sur le personnage principal) http://fr.wikipedia.org/wiki/Insurrection_r%C3%A9publicaine_%C3%A0_Paris_en_juin_1832 (informations sur 1832) http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=549&d=1&c=barricades&id_sel=941 (Documents historiques sur les barricades du XIXème siècle) 4 Le temps des barricades, Histoire de France [1830-1871] Devoir en classe (à compléter sur une copie double) NOM Prénom Classe Numéro du groupe (1 groupe par table) Document 1 Eugène DELACROIX, La Liberté guidant le peuple, 1830. 1. Dresser le portrait de Gavroche 2. Pourquoi est-il présent sur le tableau ? 3. Que symbolise-t-il ? Document 2 Victor HUGO, Les Misérables, tome V, chapitre XV, 1862. 4. Relever des antithèses et des oxymores (lignes 56 à 75) 5. Pourquoi Gavroche est-il un « misérable » ? Document 3 Rue Saint-Maur. Daguerréotypes de Thibault. 25 et 26 juin 1848 http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=549&d=1&c=barricades&id_sel=941 6. Qu’est-ce qu’un daguerréotype ? 7. Qu’observez-vous comme différence entre les deux prises ? 8. Pourquoi ce document est-il essentiel pour reconstituer une barricade dans un film ? Document 4 Extrait du film 2000 : Les Misérables, de Josée Dayan, avec : Gérard Depardieu (Jean Valjean), John Malkovich (Javert), Virginie Ledoyen (Cosette), Charlotte Gainsbourg (Fantine), Christian Clavier (Thénardier), Veronica Ferres (Mme Thénardier), Asia Argento (Éponine), Enrico Lo Verso (Marius), Steffen Wink (Enjolras), Jérôme Hardelay (Gavroche) 9. Ce film est-il fidèle au récit ? Justifier votre réponse. Document 5 Extrait du film 2012 : Les Misérables, de Tom Hooper, avec : Hugh Jackman (Jean Valjean), Russell Crowe (Javert), Helena Bonham Carter (Mme Thénardier), Anne Hathaway (Fantine), Amanda Seyfried (Cosette), Eddie Redmayne (Marius). 10. Comment le réalisateur illustre-t-il la phrase de Victor Hugo « Le spectacle était épouvantable19 et charmant » ? 19 Le spectacle est « épouvantable » parce que Gavroche continue de chanter alors que les balles sifflent autour de lui et qu’il risque la mort à tout moment. 5
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