Goupil et Pia

Beltram Carlo
Goupil et Pia
(Les Contes de La Touche)
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Préface tirée à la courte paille
Je suis originaire de Langast, une commune des Côtes d’Armor qui
abrite en ses flancs un petit village qui s’appelle La Touche Goupil. Le
destin voulut un dix janvier de l’année mille neuf cent soixante six que mes
racines terriennes s’y développassent. Bâtie au début du vingtième siècle, la
maison familiale à étage, moderne pour l’époque, faisait la fierté de mes
parents. Du toit ardoisé de la maison de campagne, malgré le bocage et ses
chênes séculaires, nous apercevions (aujourd’hui encore !) le bois, le grand
étang et la cascade, sources de mes nombreuses inspirations, que bordaient
les champs de mes aïeux. Depuis, le remembrement a fait son œuvre et les
champs appartiennent maintenant à de jeunes paysans venus d’ailleurs.
Une porte en bois de chêne donnait un certain charme à l’étable bâtie en
pierres de granite, une porte encadrée de pierres de taille où dans un
semblant de richesse, le soleil se mêlait au cristallin pour amuser les
mouches ou pour tromper les pies. Au dessus de la porte, sur le linteau,
disparu aujourd’hui, étaient sculptés un renard et un coq. Cette pierre
résumait à elle seule l’histoire de ce village, du bois, de l’étang et de la
cascade. Malheureusement, le mystère couvert de brumes effilochées que le
temps jamais ne retisse, est un mauvais historien. Un être dut se séparer du
linteau, un jour de folie, je n’ai jamais su pourquoi ? Ayant baigné et
travaillé dans le milieu agricole, avicole et sylvicole, j’ai passé mon enfance
et une partie de ma vie de jeune adulte dans ce village qui m’a vu grandir,
espérer, désespérer et espérer de nouveau. J’aimais le soleil quand il brûlait
ma peau lors des fenaisons, quelle absurdité ! En attendant la rosée, j’ai
adoré la lune qui me permettait les nuits sans sommeil de compter les
étoiles à ses côtés. J’ai aimé pleurer sous la pluie pour défaire ma tristesse.
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Cherchant un foyer rassurant, j’ai bleui parfois mon âme sous la neige,
mais la chaleur fraternelle réchauffait mes mains au feu des soirées contées.
J’ai aimé le vent quand il rafraîchissait mon visage, j’ai parcouru la brume
qui flottait dans mes yeux. Selon les saisons, j’ai aimé les éléments, parfois
je les ai détestés. Très vite sensibilisées à la réalité d’une nature nourricière
et généreuse, mes espérances ont creusé des sillons. Très tôt initié à des
valeurs telles que celles du travail, de la rigueur, de l’entraide et du respect
d’autrui, mon cœur battait pour l’avenir. Aussi rugueux soit-il, le monde
paysan m’a forgé le physique, l’âme et l’esprit, mais aussi l’imaginaire. J’ai
appris très tôt à communiquer avec les êtres et les choses, j’ai appris à me
contenter de peu, j’ai appris à rire et à souffrir avec la terre cultivable ou
celle aride qui m’a souvent écorché, et que je baignais de mes larmes. La
nature m’a apporté de grandes joies, mais aussi un quotidien douloureux
quand il fallait affronter la mauvaise herbe fouinant autour du blé en herbe,
et qui revendiquait elle aussi ses droits à un sillon d’avenir. La lutte de la
mauvaise herbe et du blé en herbe, telle était la condition du paysan, et telle
est le miracle de la nature ! J’ai appris à respecter l’environnement végétal,
je me suis reposé sur le monde minéral. J’ai grandi au rythme des saisons,
des plantes, des arbres, des animaux. Je me suis épanoui avec les fleurs, je
me suis enduit de miel solaire, ce bienfait des abeilles d’ouessant. J’ai
cheminé dans le monde souterrain avec les vers de terre, j’ai compris le bon
sens dans le labyrinthe de la vie. Au point du jour, j’ai chanté avec les coqs.
Aux dernières lueurs vespérales, je me suis mis à nu et j’ai fait rougir le
crépuscule. J’ai suivi le cours de la rivière en observant les berges. J’ai pris
les saisons comme elles venaient, j’ai goûté à tous leurs fruits, aux légumes
de la bonne humeur ; je me suis agenouillé devant elles, je les ai honorées
de mon verbe, de ma folle tempête, je les ai parfois bousculées ! J’ai voulu à
travers ces textes, ces courts récits, ces histoires, ces contes poétiques,
comment dois-je les appeler ? J’ai voulu relier quelques veines de ma
jeunesse paysanne que je porte toujours en moi, à ses pages sanguines. J’ai
voulu rendre hommage à mes proches, aux hommes et aux femmes que j’ai
croisés sur le chemin de la nature. Avec des débris végétaux mélangés à
l’humus des choses sensibles qui enrichissent ma terre au fond de ma
mémoire, j’ai voulu inviter à une renaissance des quatre saisons, en mêlant
certains souvenirs, certaines anectodes, certaines vérités à mon imaginaire.
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L’imaginaire ici, est proche de la réalité. La réalité est proche de
l’imaginaire. La beauté de l’ajonc en fleur, et la douleur venimeuse que
distillent ses épines, je les revendique !
Dans cette souche de chêne, Goupil s’est familiarisé avec l’école du
renard. Dans ce champ d’espoir, Pia égrenant un épi de froment nous
apprend que la nature, c’est la mauvaise herbe et le blé en herbe.
Sur ces branches de pommiers en fleur où des abeilles bourdonnent des
contes poétiques, où des chenilles lignent les vertes feuilles, fourmillent
mes vérités !
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En germe (préambule)
Goupil s’ennuyait à mourir dans la salle de classe, près du poêle
ronflant qui empestait le charbon d’arrière-saison. L’atmosphère qui
régnait dans son cœur était chargée de nuages, semblable aux cieux gris qui
tourmentaient les carreaux des fenêtres. Son âme buissonnière s’écorchait
sur son pupitre d’écolier, il rêvait à la vie, au soleil sans âge, et aux rayons
sans naufrage bouleversant les rivières.
Un jour de vent d’ailleurs, d’un bond à faire sursauter les étoiles, il
déserta sans demander son reste. C’était le printemps. Goupil n’eut qu’une
envie, ce fut de filer au bois pour que l’insouciance l’initiât à la fraîcheur de
la cascade. Buvant son bonheur à la clarté de la source, il apprit le chant de
l’eau, et composa un hymne qui allait bientôt ruisseler sur toutes les lèvres.
« L’eau est l’écho de l’eau, le chant de la rivière à besoin de l’air léger pour
attendrir les oreilles ! », déclara-t-il fièrement. Le vent bruissa dans les
cimes, en bon copain, lui aussi apporta sa chanson, mais Goupil voulut
attendre l’automne pour compléter l’herbier feuillu du partage et ses
refrains aériens.
A la lisière du bois il songea à l’hiver. Il mesura toute l’étendue de sa
condition, et imagina quelques fougères pour s’abriter des soleils blancs,
quelques genêts en fleurs pour balayer son furtif vague à l’âme. Il considéra
une biche qui lui faisait les yeux doux : « Oh, sacrebleu, l’éveil des
sentiments n’a que faire des saisons ! », s’exclama-t-il. La belle se frotta
contre le tronc d’un chêne dénué de verdure, mais ceint de mousse. En
cherchant la Grande Ourse, Il comprit aussi que dans la neige boréale
palpitait un cœur qui devisait avec la rosée du printemps à venir : « O belle
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hermine, ta splendeur blanchit sous la lune quelle que soit l’orientation du
quartier ! », lança une pie qui voltigeait par là.
En contemplant un brin de gel qui fondait sur un pétale de primevère,
Goupil se demanda à quoi pouvait rêver la perce-neige secrète qui ne
dévoile sa fleur qu’après un long voyage intérieur.
Dans une clairière, il croisa sur son chemin aérien une abeille qui
butinait au cœur de la bruyère, et qui lorgnait déjà le bel acacia : « Mon
dieu, je songe déjà au miel qui tapissera le voile troublant des voluptés ! »
Goupil se raconta l’histoire de l’abeille éperdue amoureuse d’un beau clair
de lune ; par timidité, un faux-bourdon se couvrit d’un voile de couchant.
Pendant que le soleil dessinait déjà des ombres mystérieuses sous les
feuillages des grands frênes, un ruisseau s’extasia tout près de là. Goupil
chercha le sud. Il apprit à écouter et à reconnaître les différents chants des
oiseaux. La lune en son plein semblait encore lointaine, mais annonçait
dans le cœur des anciens de fabuleux étés. Assis sous un sorbier des
oiseleurs, Goupil rêvait aux baies et aux drupes, aux fruits rouges des élans
indicibles, aux parfums des framboises des groseilles et des mûres, mais j’en
passe ô myrtilles ô fraises des bois, nommez ici vos saveurs ! « Ces
merveilles d’ivresse dégoulinent dans les regards, dégourdissent les jambes,
prolongent les battements d’ailes, rendent la jeunesse aux sourires des
premiers soleils, nourrissent de vers luisants les veines des rivières qui
irriguent les nénuphars s’épanouissant sur les berges, fraternisent avec les
branches des badisiers, écument les cieux aux aurores frémissantes ! », une
pie s’enflamma sous une mûre qu’une épine de ronce sauvage avait
déchirée.
Courir dans le bois, lever les rêves comme on lève un lièvre, et les lier
aux rondins verts des radeaux ! Compter les pommes de pin, chercher le
nord entre les écailles, soustraire les branches aux assauts des fourmis !
Tranquille, Goupil s’initia aux vents contraires, plongea sa tête dans la
rivière à la manière d’un saule pleureur qui trempait sa cime pour se
ressourcer. Il creusa des terriers, et médita sur ses racines ancestrales. Une
feuille chancela et tomba à ses pieds : « La vie prend différents chemins
pour atteindre son but ! », ironisa-t-il. « Il me faut un peu m’isoler pour me
trouver moi-même. Fichtre, allons éduquer un brin l’automne et ses
couleurs ! »
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Avec ses aiguilles à interpréter le temps, Midi renouvela l’objet de son
désir. Les soleils tissèrent des voiles de transparence sur le dos des rivières,
s’amourachèrent de genêts en herbe, et firent rosir d’envie les bruyères
timorées.
Un, deux, trois, hop là ! À cloche-pied, Goupil apprenait à planter des
plumes d’oiseaux dans la peau blanche des sensations qui ouvraient son
cœur battant, avide d’horizons didactiques et de grands espaces. L’air
renouvelant à jamais son souffle, il comprit que la notion de temps était
invariable, car l’eau, la terre, le feu, l’air, tous ces problèmes élémentaires
qui ne se résolvent que dans la plénitude, ne vieillissaient jamais.
L’école de la vie (un éternel sillon où mûrit ce qui germe, où germe ce
qui mûrit), Goupil la décrouvrait, enthousiaste, au rythme de la nature,
avec l’accent vivace du partage perché sur la cime du mot désir,
accompagné de la tendresse d’une pie dont les ailes prolongeaient sous les
branches des saules, le cours d’une rivière buissonnière et authentique…
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Goupil poursuivit son chemin, chanta à tue-tête la chanson de la fille à
l’épaisse chevelure rousse, sa promise rêvée aux joues incarnates, sa
Dulcinée de l’ombre qui coulait pendant la sieste un doux vertige à son
insouciance : « Que ne l’ai-je aimé plus tôt, mon dieu, j’aurais pu nidifier
dans son cœur, et tapisser le timbre de ses soupirs avec le vert battement
des envolées lyriques ; d’un cœur à l’autre j’aurais pu épeler à chaque
battement le doux rappel d’un refrain ! », s’exclama-t-il, défiant
nerveusement un carrousel de moineaux qui tournoyaient dans sa tête.
Mais, c’est ainsi, la fleur ne dévoile son parfum qu’au vent léger qui se
présente au bon moment. Goupil colportait déjà des tourments moroses, et
dans sa corbeille de fleurs vivaces verdissait le calice des polliniques émois.
En amont de la rivière, une palette de nénuphars accumulait les soupirs
du vent. Goupil décida de nommer ce confluent de pensées épanouies :
inspiration !
Ici, les eaux profondes étaient souvent troublées par des pluies d’orage,
le chagrin se mêlait tantôt à la boue, tantôt aux vapeurs des brumes
épaisses ; l’amertume renouvelait péniblement ses larmes au regard du
pommier sauvage qui peinait à fleurir sur la berge. Pauvre arbre qui ne sut
contempler sa croissance dans l’eau courante de la rivière, pauvre arbre
dont les branches durent supporter le cérémonial capricieux des corneilles !
Néanmoins, le pommier interpella Goupil : « j’aimerais offrir aux soirs fêtés
l’écume de mon jus de pomme, et défaire à chaque bourgeon visité par le
vent les plis de soie légère des belles saisons. Lorsqu’on se mire dans l’eau
trouble, on n’aperçoit plus la roche, on dérape et on dérive aveuglément.
Non, pour rien au monde, je ne voudrais subir le destin qu’un reflet
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déformé me jette aux branches ! Je veux le chercher ô sillon de brume dans
l’ivresse naissante de l’aube qui verse son breuvage sur ma livrée pérenne. »
Le vent remua quelques poussières visibles sous la lumière du jour,
s’essuya dans les feuilles du pommier, et puis s’en fut. Le long de la berge,
les couleurs des feuilles nuancées de frais inspirèrent l’horizon. Une pie
frôla les branches humides d’un hêtre dont les gouttes mouillèrent le front
de Goupil qui s’épongea avec la fronde d’une fougère et qui, sans lever le
nez au ciel, passa son chemin. Au carrefour des Jachères, sur un tas de
fumier humide et chaud où poussaient des marguerites en goguette, des
mouches voraces, d’un vert argenté à faire pâlir la plus éprise des
émeraudes, obstinaient l’esprit de rancune qui les meurtrissait dans l’âme :
un coup d’aile par ci, un pétale de coquelicot dévoré en plein soleil, des
piqûres démangeant la tranquillité des bêtes par là ! Un esprit de rancune
attisé par d’atroces mouvements irréguliers. Lorsque midi pesant
déséquilibra l’atmosphère, on eût dit un vrai champ de bataille tellement les
mouches culbutaient l’air et mordaient les cieux nuageux ! Le ciel était
comme une chape de plomb, un amas de nuages d’un gris sombre à faire
transpirer le diable. Goupil transpirait dru quand il songea à la pluie. Il
devisa auprès de la rivière en misant sur la prochaine averse.
Plus loin, tapissée de jeunes pousses vert tendre alertes fraîchement
sorties de terre, et de blés en herbe, la vallée d’Argoat damait le pion à
l’horizon gris, une rivière bordée d’iris et de pissenlits la traversait avec ses
nuées de parfums et d’insectes. Un bel endroit qui, d’après le prêtre du
village, apportait la santé à toute âme qui invoquait la clarté. Une santé
qu’il disait précieuse et cristalline puisque le soleil s’y baignait par tous les
temps, et que la lune bergère y prenait ses quartiers. Goupil contempla les
boutons d’or qui poussaient à l’œil nu, et se mit en joie à l’idée de dormir à
la belle étoile.
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La fraîcheur du petit matin réveilla Goupil. Il réchauffa ses épaules avec
ses doigts gourds qu’il logea ensuite sous ses aisselles. Pour chasser les rêves
encore épais de brumes, un brin de clarté se fraya un sentier à travers les
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paupières lourdes du garçon, pendant que le feuillage qui l’ombrageait fila
un rayon de soleil cherchant une issue pour effeuiller la taie qui recouvrait
ses yeux. Souvent à son réveil, quand le temps était lourd, Goupil ruminait
force querelles. Il se souvint de ces guêpes acariâtres qui s’échappèrent de
leur nid, une après-midi du mois d’août, un été d’épouvantable sécheresse.
Dans son sillage, la charrue d’acier avait laissé des empreintes meurtrières.
Ces demoiselles furent blessées dans la chair de leur chair. Les maudites
essaimèrent dans un terreau de souvenirs mauvais, l’arrivée d’une forte
averse ne les détourna pas de leur dessein. Goupil se rappela que la peau de
son père fût leur mémoire présente : « Il ne faut pas remuer le passé ! », lui
dit Victor, un paysan qui chargeait en vrac son foin dans une charrette
ancienne. « Il est plus judicieux d’harmoniser le présent, pour entrevoir
l’avenir ! » Allons bon ! Victor avait la réputation du troisième degré et la
bolée facile.
Tout près de là, des étourneaux excités par le vide s’amusèrent du
silence. Une belle pie dans le creux d’un vieux chêne observait depuis un
bon moment le jeune garçon, elle mimait ses faits et gestes avec la même
spontanéité. Dans la confusion, Goupil entendit comme un écho, se
retourna, puis aperçut un homme, un étranger sans doute. Cet homme
sortit un mouchoir de sa poche, et s’épongea le front. Il portait une
casquette irlandaise qui semblait épouser une tignasse rouquine. Tout
rougeot, le verbe haut, il pestait, grognait, et nom d’un chien, oh ! Le
dégoûtant, il crachait ! Il semblait se tuer à la tâche.
Indécis comme un rai brûlant à travers un nuage ténébreux, il cracha
dans ses mains, et saisit sa faux. Il l’envoya valdinguer deux mètres plus
loin, hésita encore, puis prit sa faucille qu’il affuta avec rigueur.
Accompagné d’une fourchette d’acacia, tout en coupant les orties
étouffantes qui mangeaient l’espace, il châtia la nature qu’il malmenait
souvent de ses mauvaises pensées. Il pensa à tout le mal qu’on lui avait fait,
il s’acharna sur la ronce, redoubla d’éffort, et les sangs des mûres tachèrent
ses mains. Une idée fixe l’obsédait, le tourment qui miroitait sur son visage
troublait les eaux de la rivière. Effrayées, les fourmis en perdirent le sens du
devoir, et se dispersèrent pour encore mieux se perdre. Goupil l’observa,
sans mot dire. « Comment faire briller la chenille qui peine à la glissade sur
la livrée du temps et qui, toute endeuillée, dévoile au grand jour les
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mouchetures de l’âme ? », philosopha la pie qui se tortillait dans tous les
sens et qui dénichait péniblement de son plumage une aile de papillon.
Goupil observa l’homme singulier et inconsciemment, composa dans sa
tête un refrain sur la haine qui creuse des ornières sur le chemin de la vie.
« Laissons cela ! », pensa Goupil. « Quelle chaleur ! » Le soleil tapait
comme un damné. Se cachant parfois derrière les amas de nuages, il
éblouissait inlassablement les pensées vertes du garçon, qu’il moissonnait
de ses rayons confidents. Goupil perdait parfois le contrôle de ses émotions
quand son âme s’écorchait à la réalité, de la même façon que l’irascible
ajonc rougissait sa peau. Comme les fétus de paille qu’un coup de vent
impose à la chair des yeux, une herbe folle poussa dans sa tête et lui mina
l’esprit. Il rumina on ne sut quelle idée saugrenue ? Après qu’un vent eut
ramifié et éclairci le trèfle de ses pensées, il se dédoubla. Il se souvint de
Joachim qui n’avait d’yeux que pour Marie, de l’oiselle tant désirée qui
échappa à l’oiseleur aveuglé par une baie trop mûre. Son amour passa à
travers les mailles du filet. Joachim fut pris à son propre piège, celui de
l’orgueil ? Sans doute. Sous son abri, Goupil ferma les yeux, à travers une
feuille de châtaignier, une lumière éparse enfanta des poussières qui
remontèrent jusqu’au ciel. Ah ! L’ombre et la lumière. La pie qui suivait
Goupil depuis un bon moment, se posa sur une souche où les sillons de
l’écorce laissaient le champ libre aux fourmis rousses, et affirma aux
hannetons qui végétaient : « La nuit rivalise avec l’aube, il en est ainsi, et
chacune à sa façon influence notre vision des choses, mais l’incarnat
appartient aussi bien au crépuscule qu’à l’aurore ! »
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Une averse violente et subite fouetta la végétation. Avec émotion, une
éclaircie se fraya un sentier parmi les vapeurs de brume orageuses, puis
gagna l’autre rive, la verdure se para de ses plus beaux atours et dévoila sa
beauté au fil du jour.
« Déjà midi ! », se dit Goupil en fixant sa montre de gousset. Une
montre en argent sur le dos de laquelle était gravée une feuille de chêne à la
mémoire de son grand-père. Il pensa qu’il lui restait bien des herbes
mauvaises à arracher pour éclaircir ses pensées hybrides. « Ah ! Si la vie
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était simple, foutaise ! Je m’ennuyerais. Allons, traversons le gué,
rafraîchissons nos pieds, et qu’aille la fortune ! » D’une colline peuplée de
hêtres, l’écho d’une voix troublante lui parvint aux oreilles : « Ah ! Si la vie
était facile, on pourrait dire à tous nos soucis de prendre le large, mais la
mémoire est une bonne nageuse, elle a horreur de se perdre. Si la vie était
facile, on pourrait faire pousser des nénuphars dans un dersert envahi par
le chagrin, mais le désert a aussi son miroir, le soleil y bourdonne d’ennui.
Si la vie était facile, on pourrait fixer un grain de beauté sur une pierre en
granite, mais le cœur n’y est pas puisque le granite a aussi sa mémoire. Si la
vie était facile, on pourrait broder des sentiments à la peau des chicanes
humaines, mais le paletot de l’existence qui protège notre être a aussi sa
mémoire, le tissu du regard. Si la vie était facile, on pourrait dire que la
solitude n’existe pas puisque la naissance est une équation qui inspire le
chiffre deux. Si la vie était facile, les parfums prendraient le dessus, et pardessus tout, ils épousseteraient toutes les pollutions de l’existence qui
empestent la nature… » Surpris par une onde de vertige, Goupil raisonna
ses oreilles avec un refrain d’écolier.
Déjà midi. L’eau avait chauffé depuis ce matin. Couchée sur le dos d’un
talus, une bouteille flambait sous le soleil. C’était une bouteille étoilée qui
avait hérité, l’automne dernier, du sang de la treille. La soif du paysan fit
qu’un jour de novembre elle reçut, pour rompre sa solitude, les humeurs
vivaces de la pomme. C’était une bouteille consignée, le verre de la
renommée quoi ! Le soleil poursuivit sa course. Goupil songea à cet
étranger à la casquette irlandaise. Le soleil asséchait une mare quand un épi
de blé dévoila ses grains verts sous la brise. Goupil laissa libre cours à son
imagination et par empathie pour ce pauvre hère à la casquette irlandaise,
se figura tenant dans sa main droite une faucille d’or. Une faucille aiguisée
à la pierre ponce, munie d’un tranchant dont le brillant était reflété par
l’eau de la source. On eut dit le reflet cristallin de l’émotion à la recherche
d’une roche dans le lit d’un ruisseau ! Goupil coupa la fougère, versifia sur
les prochains nids d’hiver, et considérant au loin une clairière qui abritait
un parterre de bruyère, entre deux averses, jalousa la lumière.
« Ah ! Maudite haine ! » Plus il songeait, plus il ruminait, plus il
s’acharnait sur l’ajonc. Plus sa haine obstinait sa rancune, plus le fiel de
l’insomnie jaillissait de ses tripes. Et ne parlons pas de ces poussières
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enquiquineuses que les graminées fouettées avec fureur répandaient
honteusement !
Et puis encore et toujours, ce fardeau qui prenait cœur pour
enclume… Maudit songe ! La pie qui s’était amourachée de Goupil et qui
avait décidé de ne plus le lâcher d’une aile, trôna sur le faîte d’un talus, et de
la colère du jeune garçon, n’en perdit aucune miette ! Elle ressassa
piteusement que la haine était à l’unisson des pensées désœuvrées.
Comme une feuille humide que le soleil sèche et qui s’émiette au vent,
l’âme de Goupil toucha au néant : « Qu’ai-je à faire de la fougère suffocant
entre deux ronces ? » Pour se débarrasser de ces vilaines pensées, le pardon
suspendit à la blancheur d’une ortie son songe délirant.
*
*
*
« Quelle merveille lorsque ses lèvres bavardes humidifiaient à mon cou
les floraisons du mois de mai ! » Goupil musait en soupirant. La vue d’un
papillon jaune doré posé sur un trèfle en fleur, ramena l’image de Pauline à
son esprit. Elle avait des yeux pénétrants, d’azur gris, une mèche folichonne
gambadait sur son front argentin. Quand elle dansait sur la berge, son front
fardé de miel s’enrubannait de soleil. Sous les feuilles vertes des saules, les
ombres qu’elle entraîna en son giron une après-midi de grande chaleur,
cessèrent de boire au sein de l’oisiveté. Le cœur de Goupil battit si fort qu’il
se mêla aux sentiments d’un ciel d’orage. Des matinées d’idées lui
traversèrent l’esprit, notamment cette fleur en bouton-d’or cousue au point
du jour à la boutonnière du cœur.
Dans le village, tout le monde connaissait Pauline, la petite brunette.
Quand on lui adressait la parole, elle devenait plus rouge que ses tomates.
Elle avait cette façon solaire d’arranger ses cheveux, et puis cette pâquerette
qui prit gîte un soir de pluie parmi ses tresses ! Tout brillait en elle.
Derrière les cerisiers qu’elle reluquait, les moineaux se régalaient à la vue de
cette fille aux formes généreuses. Quand elle étendait ses draps sur le fil à
linge, dans le jardin de la Venelle, les ombres devenaient transparentes à ses
côtés. Elle s’inventait des chansonnettes : « Le coton l’hiver, et mes pieds au
tison ! Le lin en plein été, et mes pieds dans la rivière ! » Timorée ma foi,
mais guillerette à ses heures.
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Des illusions séjournèrent dans la tête de Goupil, composées sur le
rythme de la marche allègre, pendant qu’un bourdon parcourait une fleur
de chardon. Avec le plus gros de ses nuages, le ciel en mouvement refaisait
le monde ou plutôt le réinventait. En bas de la vallée, Goupil gonfla sa
poitrine pour éduquer son souffle, le silence caressa d’une brise mesurée les
promesses des récoltes enorgueillies sous les barbes d’épis. Goupil se sentit
las à l’ombre des vieux chênes, et dans sa plus tendre espérance voulut que
se décollassent de leur cupule les glands mûris par l’expérience, ces glands
qui savent la verdeur des primeurs, et qui abritent les jeux de l’enfance. Le
ciel était d’un bleu troublant lorsqu’il saisit de la main, inopinément, une
plume de faisan, vagabonde, d’une beauté inouïe. Il l’a fixa à son chapeau,
et puis d’un éclat de rire il lança grossièrement : « Après tout, la chasse n’est
pas encore ouverte, je ne risque rien ! » Ses illusions lui donnèrent des ailes.
A ce moment là, un voisin dénommé Eugène qui s’en revenait d’une
sauterie, et que le déséquilibre invitait à muser, un vieux bonhomme
d’allure courtaude, aux épaules inégales, le nez épaté, le teint d’ivrogne et le
vent dans les voiles, les pommettes saillantes et violacées, considéra Goupil
sans le reconnaître, et se moqua de son allure giboyeuse, puis le prit à
partie :
– Alors fainéant, on révasse, l’école buissonnière, ça a du bon, hein !
Des plumes pour mieux t’évader, tu rêves morveux ! Et il se prend pour un
faisan, et le beau volatile discourt en silence, et patati, et patata… Tu vas te
faire plumer blanc bec !
Et Goupil de répondre : – Arrête de geindre, arrête de respirer, face de
bouc, tu vas m’étourdir ! L’odeur de la fiente que tu m’inspires est
suspendue à ton haleine, passe ton chemin pampre défraîchi, gland de
chêne pour pourceaux, vieille buse, misérable abruti, fiche le camp avant
que je ne te vole dans les plumes !
Interloqué, Eugène n’insista pas, mais choqué par autant de hardiesse,
s’en fut bougonnant à tout va. Il culbuta dans un fossé colonisé par une
armée d’orties vindicatives, se fit frictionner un peu les sangs, se releva
encore plus idiot, et s’en fut encore en frissonnant sous le ciel brûlant.
Seules ses sueurs mêlées à des larmes de colère abreuvèrent ses lèvres
sèches. Eh oui ! Ces glands qui savent la verdeur des primeurs… Eh ben !…
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La pie n’était jamais très éloignée. Que voulait-elle ? Sur son plumage
chatoyant, les éclaircies aimaient à se renvoyer la lumière. Plongé dans ses
pensées, Goupil ne la remarqua pas. Il poursuivit sa route. Sous ses pas, la
route était jonchée de songes mais aucun fruit ne chutait des arbres, ce
n’était pas la saison. Quand le fruit est mûr, un rite initiatique se produit au
sein de la pulpe, le suc éclabousse en le rêve inachevé.
« La route est longue encore, et les pierres sont cruelles ? », supposa la
pie qui rasait la tête des arbustes échevelés du printemps. Marchant d’un
bon pas pourtant, Goupil ne rattrapait jamais l’horizon. Durant son
périple, tantôt se moquant de ses soucis en haussant les épaules, tantôt
courant à travers champs en saisissant de plein fouet l’azur fauve, Goupil
faisait des offrandes argentines aux sourires des jeunes filles qu’il croisait,
qui fôlatraient dans les meules de foin. Accompagnées de senteurs de
lavande, sous l’emprise du soleil levant elles parfumaient les environs,
tandis que leur déhanchement farouche invitait à la danse. Elles trempaient
leurs pieds dans la rivière, la fraîcheur les poussait à s’agiter et à pleurer de
joie. L’une d’entre-elles tenait dans la main un brin d’herbe sèche, ce qui fit
rêver Goupil qui voulut se changer en nuage orageux afin d’essaimer
quelques gouttes de pluie.
Comme tout bon semeur qui aime à récolter le fruit de sa graine,
Goupil lança des baisers de sa main fertile et amoureuse, et se pressant près
de lui, les jeunes filles en ôtant leur foulard dévoilèrent leur blé en herbe.
Par milliers des agrions dégringolèrent des cieux, et dans les regards
coulèrent des émotions d’azur. « Que ton rire de fête, jeune fille, soit l’éclat
du diamant serti de lueurs de joie ! », s’eclama en guise de salut Goupil qui
se prenait déjà pour un poète. La pie qui observait la scène, perchée sur une
branche de peuplier, pencha la tête comme la feuille se penche quand la
branche est au vent, et donna le plus subtil des baisers à une chenille qui lui
chatouillait les pattes. « Le suc ajouré d’un agrume qui éclabousse, qui
attendrit même les plus intrépides insectes, et qui se loge dans le coin de
l’œil. Ah ! La vie est joie pleine… », pérora Goupil qui épluchait un citron
vert sur une bille de bois. Il poursuivit sa route fantastique. Bien sûr, la
solitude ramenait à ses pensées des souvenirs plus ou moins heureux, mais
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c’est en considérant un verger que Goupil trouva la fraîcheur le partage et
le repos sous un pommier chargé de fruits d’envergure. Il s’endormit au
pied de l’arbre. Pendant la sieste, il songea à Eugène qui était amateur de
bon cidre et qui aimait à dire : « ce bon vieux nectar, celui-là qu’on met en
bouteille au mitan de l’automne et qui pétille comme du champagne quand
il honore le cristal du verre. Il vous rafraîchit et vous piquote le gosier, bon
dieu, c’est le sourire qui prend racine dans la gorge. En septembre, on
ramasse les pommes, le verger offre de belles variétés de couleur. Les
pommes sont couchées sur une litière de paille d’orge… »
*
*
*
Goupil était heureux d’avoir déserté l’école, de ne plus sentir l’encre
aux effluves chimiques qui le faisaient éternuer, et qui tachait ses doigts et
le bois de son pupitre d’écolier. Il se souvint d’un lundi matin où dans la
cour de récréation, pendant qu’il dégustait une pomme cuite au four que le
temps frileux avait refroidie, il fut moqué par ses camarades de classe. Sa
pomme qui avait pris les couleurs de l’automne se nappa des regards
d’autrui qui cristallisaient leurs envies illégitimes.
Goupil ressassait sa leçon de poésie. Soudain, il remua les lèvres,
marmonna un drôle de charabia, on eut dit des invites louches lancées au
nez du vent ! Peut-être eut-il mieux fallu qu’il s’en tînt au silence intérieur,
mais le téméraire ! Il décida de baptiser près de la rivière chaque beauté de
la nature en mémorisant les lettres de l’alphabet, et en trempant sa plume
de faisan dans la mousse qui couvrait la roche. Il accentua la prononciation
de ces vocables qui se chantaient fort bien sous les feuilles des saules, et qui
savaient définir les origines des chatons bénis par les astres du ciel. Au gré
des sens, le temps nuançait son regard, sa vision des choses, puis il prit à
témoin le plus fidèle des échos, celui du vent, et paria sur le devenir du
gland du chêne initié à la cupule de la vie. Chaque nom prononcé débuta
par une lettre différente. Goupil s’initiait à son propre langage, celui de la
nature. C’était un jeu, que dis-je, plus qu’un jeu ! Par intervalles, la
fraicheur des paroles d’eau et la chaleur des rayons du soleil déclinaient
leurs raisons de vivre et d’espérer sur le miroir lisse des feuilles. Goupil s’y
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mirait, s’amusait en musant, cueillait dans sa tête, ici et là, des clowneries
enfantines suspendues aux branches des cerisiers pour verdir le regard d’un
public imaginaire. Et c’est ainsi que naquirent des fleurs nouvelles qui
apprivoisèrent les insectes les plus effrontés, des herbes d’un vert étincelant
sous une pluie communicante, des champs chaleureux qui absorbèrent les
brumes de l’anxiété. C’est ainsi que l’infamie qui surgit des pensées
nauséabondes se parfuma au contact de l’air, c’est ainsi que le plaisir
éphémère du fruit s’enquit de la caducité des branches, c’est ainsi que
l’indigence du ver s’indigna pendant la récolte des pommes.
Goupil semblait ne pouvoir pas s’arrêter en si bon chemin : « Et toi, je
te nomme mimosa, tu pâliras sous l’arbre de judée ! Et toi, je te nomme
citron de chine sous le sorbier des oiseleurs ! Et toi, je te nomme trèfle de
mai sous le prunellier d’ivresse ! Et toi, je te nomme pousse du couchant,
gousse de soie, et chaton de rêve fertile et fécondant ! Que le néflier soit en
fleur et que l’espoir soit à maturité ! Que le cytise aille au diable, et que les
liqueurs de sureau me reviennent ! »
En regardant le couchant prendre ses aises, Goupil ressassa sa leçon de
poésie. De ses paupières bavardes, il écarta les broussailles indécises pour
qu’un rêve pût se frayer une sente. « Dissiper le cauchemar, c’est se
confesser au pied de la lune ! », lança-t-il à la face d’un hibou.
Alentour s’étendaient des brumes ternes où sombrait le jour, mais le
cœur de Goupil était d’or. La vraie richesse ne s’économise pas, elle est le
juste milieu. Goupil le comprit en observant la pluie abreuver la terre. Juste
ce qu’il faut, mais toujours une larme de plus. La vie porte en son sein une
infinité de paradoxes, la vie est complexe dans sa complexité. Une prairie
inondée n’expose pas la valeur de son trèfle fleuri, mais le soleil rétablit la
juste mesure. L’homme navigue depuis longtemps à contre-courant, il a
beaucoup récolté, et si peu semé.
Démangé par quelques soucis, Goupil se frotta les yeux avec de la
fougère : « Cela ouvre des perspectives d’avenir, ça conserve, ça reverdit
paraît-il ! Mais c’est une légende. » L’éducation a besoin de légendes pour
entretenir les racines des nénuphars dans le lit de la rivière, le lierre a
besoin de l’écorce pour grimper aux arbres, mais il a aussi besoin de la
roche pour se mesurer au chêne qui se sent grandir auprès de la mousse
s’instruisant au pied de chaque arbre. Goupil s’amusait de toutes ces
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