Le caractère public des fréquences comme limite à la liberté d

LE CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES
COMME LIMITE À LA LIBERTÉ D'EXPRESSION
Pierre Trudel et France Abran
(1995) 4 Media and Communications L.R., 219-258.
1.
LE SPECTRE DES FRÉQUENCES RADIOÉLECTRIQUES...............................................3
2.
LE CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES ..............................................................8
3.
2.1
La rareté des fréquences ..............................................................................10
2.2
La protection de la souveraineté nationale....................................................19
LES CONSÉQUENCES DU CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES ........................22
3.1
Le caractère public des fréquences comme fondement de la
réglementation de la radio et de la télévision ................................................26
3.2
Usages des fréquences publiques et action étatique.....................................32
LE CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES
COMME LIMITE À LA LIBERTÉ D'EXPRESSION*
Par
Pierre Trudel** et France Abran***
Dans les pays occidentaux, la liberté des médias de radio et de télévision est envisagée
de façon différente de celle qui est reconnue aux autres médias de communication,
particulièrement des médias écrits1. Les textes internationaux proclamant la liberté
d'expression reconnaissent la possibilité d'un traitement différent pour les médias
électroniques et le droit des États à assujettir l'accès à l'usage des fréquences de radiodiffusion
à un régime d'autorisation préalable, ce qui est impensable à l'égard de la presse écrite.
Ainsi, l'article 10 de la Convention européenne des droits énonce que l'affirmation de
la liberté d'expression n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion à
*
Cette étude s'inscrit dans le cadre d'un projet de recherche entrepris au Centre de recherche en droit
public sur les droits fondamentaux de l'information. Le projet a reçu l'appui financier du Conseil de
recherches en sciences humaines du Canada, du Fonds Marcel Faribault de l'Université de Montréal et
de la Fondation du Barreau du Québec. Les auteurs tiennent à remercier Me Marie-Philippe Bouchard
de la Société Radio-Canada pour ses commentaires d'une version antérieure de ce texte.
**
Professeur au Centre de recherche en droit public, Faculté de droit, Université de Montréal, membre
du Barreau du Québec.
***
Avocate, agente de recherche au Centre de recherche en droit public, Université de Montréal.
1
François JONGEN, «La liberté d'expression dans l'audiovisuel: liberté limitée, organisée et
surveillée» (1993) Rev. trim.dr.h. 95-117; Maguelonne DEJEANT-PONS, «La jurisprudence en
matière de liberté d'expression audiovisuelle dans le cadre de la Convention européenne des droits de
l'homme», dans Charles DEBBASCH et Claude GUEYDAN, La régulation de la liberté de la
communication audiovisuelle, Paris, Économica, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1991, 285328; Albert NAMUROIS, «Aspects du droit de la radio et de la télévision dans le monde, en rapport
avec la liberté d'expression», (mai 1980) 27 Études de radio-télévision 1-42; Marc FALLON, «La
radio et la télévision face au juge européen», (1987) 47 Annales de droit de Louvain, 153; Sydney W.
HEAD, World Broadcasting Systems - A comparative Analysis, Belmont, Wadsworth, 1985, p. 377
et suiv.; Donald R. BROWNE, Comparing Broadcast Systems, Ames, Iowa State University Press,
1989.
un régime d'autorisation2. Toutefois, comme le souligne Roger Pinto, le régime alors établi
doit respecter la liberté d'expression3. Il incombe en effet à l'État qui établit un régime
d'autorisation préalable de garantir que les droits reconnus à l'article 10 de la Convention
continueront d'être protégés4.
Au Canada, la liberté d'expression et la liberté de la presse et des autres moyens de
communication sont énoncées à l'article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés5.
L'activité expressive est la raison d'être des médias de radio et de télévision. Il est donc certain
que leur activité relève, en principe, du champ protégé de la liberté d'expression. Il est
toutefois nécessaire d'analyser les raisons qui justifient de traiter ces médias de manière
différente des médias écrits.
Les règles de droit encadrant le déroulement des échanges d'information doivent
reposer sur des justifications. L'intervention de l'État ne va pas de soi en matière d'information.
Les représentations de la réalité que se font les acteurs et les décideurs et les impératifs dictés
par les inquiétudes se développant à diverses époques au sein de ce qu'il est convenu d'appeler
«l'opinion publique» jouent assurément un rôle majeur dans l'émergence et la cristallisation de
rationalités perçues comme autant de motifs légitimes pour intervenir à l'égard d'une question.
On explique souvent par la crainte que les médias électroniques inspiraient aux dirigeants et
aux élites lors de leur avènement au début du siècle, la mise en place de régimes de contrôle de
leurs activités fort différents de ceux qui existaient pour contrôler les médias sur support
papier. C'est ainsi que le caractère public des fréquences constitue l'une des principales
rationalités constituant l'assise des régimes réglementaires des activités de radio et de
télévision dans la plupart des pays.
2
Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, (1955) 213 R.T.N.U.
221, reproduite dans André MOREL, Code des droits et libertés, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis,
1989, p. 323.
3
Roger PINTO, La liberté d'information et d'opinion en droit international, coll. «Études juridiques
comparatives internationales», Paris, Economica, 1984, p. 211.
4
M. FALLON, loc. cit., note 1.
5
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U.,
c. 11)].
On a généralement considéré que les activités de radiodiffusion supposent, à la
différence des médias écrits, l'usage d'une ressource jugée rare, soit les fréquences
radioélectriques, qui sont réputées constituer une propriété publique. En outre, le caractère
intrusif des médias de radiodiffusion et la plus grande capacité de persuasion qu'on leur prête
ont aussi été invoqués afin de justifier le traitement particulier de ces médias au plan de la
liberté d'expression6.
Au Canada, l'article 3 (1)b) de la Loi sur la radiodiffusion 7 proclame que les
fréquences radioélectriques utilisées pour la radiodiffusion ont un caractère public; il déclare
que:
le système canadien de radiodiffusion, composé d'éléments publics,
privés et communautaires, utilise des fréquences qui sont du
domaine public et offre, par sa programmation essentiellement en
français et en anglais, un service public essentiel pour le maintien et
la valorisation de l'identité nationale et de la souveraineté culturelle.
Le principe du caractère public des fréquences fait partie de ceux qui sont les plus
souvent invoqués afin de justifier le statut particulier de la radiodiffusion eu égard aux
garanties constitutionnelles de la liberté d'expression. Il importe d'en faire un examen plus
approfondi.
Cet article veut élucider deux questions: pourquoi les fréquences vouées à la
radiodiffusion sont-elles déclarées faire partie du domaine public et quelles sont les
conséquences de cette détermination au plan de la liberté constitutionnelle de la presse et des
autres moyens de communication? Avant tout, il est nécessaire de préciser ce que représente
le spectre des fréquences radioélectriques comme ressource servant aux activités expressives.
1.
LE SPECTRE DES FRÉQUENCES RADIOÉLECTRIQUES
La plupart des émissions de radio et de télévision ont lieu grâce à l'utilisation du
spectre des fréquences radioélectriques. Il en est de même d'un grand nombre d'autres
6
Pierre TRUDEL et France ABRAN, Droit de la radio et de la télévision, Montréal, Éditions Thémis,
1991, p. 153 et suiv.; Anne C. EVANS,«An Examination of the Theories justifying Content
Regulation of the Electronic Media», (1979) 30 Syracuse L. R. 871, 883-884.
7
L.C. 1991, c. 11 modifiée par L.C. 1993, c. 38, art. 81 et 82.
activités. C'est en effet au moyen d'ondes radios, porteuses des signaux des images et des
sons, que se transmettent les émissions. Les ondes résultent de l'accélération de charges
électriques engendrant une perturbation du champ électromagnétique. Une telle perturbation
et le rayonnement qui en résulte se présentent sous forme d'ondes électromagnétiques.
L'émission d'un rayonnement électromagnétique engendre une vibration du champ électrique
et du champ magnétique de l'atmosphère terrestre. Ces vibrations rendent possible la
propagation de l'onde porteuse. En modulant la fréquence, l'amplitude ou l'impulsion de
l'onde porteuse, on peut lui faire transporter des messages susceptibles d'être décodés par un
équipement de réception approprié. La qualité de la transmission et la portée des ondes
dépendent en outre d'un ensemble de phénomènes physiques comme l'interférence, la
réflexion, la réfraction8. Ces phénomènes composent un milieu dans lequel se propagent les
ondes; ce milieu constitue le spectre des fréquences radioélectriques. Comme c'est un milieu
commun à une pluralité d'utilisateurs, il est nécessaire de prévoir des modes de répartition des
possibilités qu'il offre.
Le spectre radioélectrique est la partie du spectre électromagnétique s'étendant des
ondes radioélectriques les plus longues qui soient connues jusqu'aux rayons cosmiques les
plus courts. Les ondes se caractérisent en effet par leur fréquence et leur longueur. On
mesure la fréquence en cycles ou périodes par seconde, un cycle par seconde constituant une
unité de mesure appelée hertz. Ainsi, le kilohertz (KHz) vaut 1!000 cycles par seconde, le
mégahertz (MHz) vaut 1!000 kilohertz par seconde, le gigahertz (GHz) vaut 1!000 mégahertz
par seconde et le tétrahertz (THz) vaut 1!000 gigahertz par seconde. Théoriquement, le spectre
radioélectrique a une étendue de 3 THz mais il n'est pas, à ce jour, possible d'exploiter la
totalité des fréquences disponibles. L'essor technologique, poussé par la demande accrue de
services de télécommunications, a permis de rendre économiquement utilisables des bandes de
fréquences encore inaccessibles à des époques relativement récentes.
La portion planifiée du spectre se situe entre 9 KHz et 275 GHz. À la faveur des
progrès technologiques, l'utilisation des fréquences jadis inutilisables devient de plus en plus
envisageable. Le partage du spectre entre les utilisations et les utilisateurs a lieu suivant un
processus en trois étapes. L'attribution et l'allotissement sont des processus par lesquels on
planifie les usages du spectre, et l'assignation, celui où on partage ultimement le spectre.
8
Maria-Ligia ISFAN, Le spectre de fréquences des ondes radioélectriques et son utilisation au Québec,
Québec, Ministère des Communications Québec, 1983, p. 5.
Dans le cadre du processus d'attribution9, le spectre a été subdivisé en huit bandes de
fréquences ayant chacune leurs caractéristiques propres. Il s'agit des fréquences très basses
(VLF), basses (LF), moyennes (MF), hautes (HF), très hautes (VHF), ultra hautes (UHF),
super hautes (SHF) et extrêmement hautes (EHF). Chacune de ces bandes est à son tour
subdivisée en sous-bandes par type de services et chaque sous-bande en voies. La même
bande peut être attribuée à plusieurs services lorsque ces types de services ne présentent pas
de danger d'interférence. Dans ces situations, on spécifie des règles de priorité et des
mécanismes de protection contre les interférences.
L'allotissement10 désigne l'affectation de voies à des zones de service en tenant
compte de la portée des ondes respectives.
L'assignation11 est une étape d'exploitation, c'est le stade ultime du partage du spectre.
On y détermine qu'une voie bien spécifique est assignée à une station émettrice, et une licence
d'exploitation est émise. Une voie peut être utilisée par un seul utilisateur!– l'on parlera alors
de répartition horizontale des fréquences!– ou cette voie peut être partagée entre plusieurs
utilisateurs!– il y a alors répartition verticale des fréquences.
Considéré en tant que ressource physique utilisable, le spectre radioélectrique
comporte des caractéristiques singulières.
Ce sont ces caractéristiques qui ont,
traditionnellement, justifié le type de réglementation publique s'y appliquant. Le spectre,
contrairement à d'autres ressources, n'a de valeur que s'il est utilisé par plus d'un usager à la
fois. Si seul un émetteur fait usage du spectre, sans qu'il y ait un récepteur, l'émission est sans
9
«Attribution (d'une bande de fréquences)» signifie!: «Inscription dans le Tableau d'attribution des
bandes de fréquences, d'une bande de fréquences déterminées, aux fins de son utilisation par un ou
plusieurs services de radiocommunication de Terre ou spatiale, ou par le service de radioastronomie ,
dans des conditions spécifiées. Ce terme s'applique également à la bande de fréquences considérée.»
aux termes du Règlement des radiocommunications, Genève, Secrétariat général de l'UIT, 1982, art.
1.2.1.
10
«Allotissement (d'une fréquence ou d'un canal radioélectrique)» signifie!: «Inscription d'un canal
donné dans un plan adopté par une conférence compétente, aux fins de son utilisation par une ou
plusieurs administrations pour un service de radiocommunication de Terre ou spatiale, dans un ou
plusieurs pays ou zones géographiques déterminés et selon des conditions spécifiées.» Règlement des
radiocommunications, Id., art. 1.2.2.
11
«Assignation (d'une fréquence ou d'un canal radioélectrique)» signifie!: «Autorisation donnée par une
administration pour l'utilisation par une station radioélectrique d'une fréquence ou d'un canal
radioélectrique déterminé selon les conditions spécifiées», Règlement des radiocommunications, Id.,
art. 1.2.3.
valeur car elle n'est pas reçue. On en déduit souvent la nécessité de prendre en considération
l'émetteur et le récepteur lorsqu'on s'intéresse à l'utilisation du spectre.
En tant que ressource, le spectre est renouvelable et non consomptible. Cependant, le
seul fait de son utilisation est susceptible d'engendrer des interférences.
La détermination précise des usages du spectre est difficile, car en raison des
interférences, il est impossible de s'assurer qu'un utilisateur puisse jouir de façon exclusive
d'une portion du spectre.
Les caractéristiques physiques du spectre contribuent également à en faire un
phénomène unique. Ainsi, en termes d'espace, deux utilisateurs peuvent transmettre sur la
même fréquence, à condition d'être suffisamment éloignés l'un de l'autre. Ils occupent alors
des portions différentes du spectre, non plus en termes de fréquence, mais en termes d'espace.
Le spectre peut donc faire l'objet d'un deuxième type de partage, fondé sur l'espace.
Le spectre est disponible en tout temps. Toute fréquence inutilisée pendant un certain
temps est perdue. On peut donc envisager l'utilisation partagée selon le temps d'utilisation.
La réglementation publique du spectre est souvent présentée comme un corollaire de
ses particularités intrinsèques. Elle repose sur le partage du spectre en bandes regroupant des
fréquences possédant des caractéristiques semblables et sur la détermination des services ou
des usages autorisés sur des bandes ou parties de bandes. La réglementation comporte aussi
des normes destinées à prévenir les interférences, c'est-à-dire l'émission simultanée sur une
même fréquence, rendant ainsi la communication impossible. Ces normes sont souvent
exprimées sous la forme de standards techniques.
Dans la plupart des pays occidentaux, le spectre a un statut de propriété publique. Il
en résulte que son utilisation ne peut être faite que suivant une autorisation de l'État. La
distribution des autorisations d'utiliser des parties du spectre, à titre exclusif ou non, constitue
la manifestation la plus tangible de la réglementation relative au spectre. Par un régime de
permis, les autorités publiques accordent des permissions de faire usage du spectre des
fréquences radioélectriques. Cette autorisation peut être assortie d'exigences variables suivant
les usages auxquels la fréquence sera utilisée12. Très fréquemment, ces autorisations sont
révocables.
Au Canada, la Loi sur la radiocommunication13 régit l'aspect technique du système et
confère au ministère des Communications tous les pouvoirs nécessaires à la planification, la
construction et l'exploitation de l'équipement de la radiodiffusion, et à l'exploitation d'un
réseau situé en tout ou en partie au Canada. Les entreprises de radiodiffusion doivent se
procurer un certificat d’approbation technique à l’égard des appareils radio qu’elles
utilisent14.
La Loi sur la radiodiffusion énonce les principes généraux sous-tendant la politique
canadienne de la radiodiffusion15, attribue à un organisme de réglementation, le Conseil de la
radiodiffusion et des télécommunications canadiennes [CRTC]16, le rôle et les pouvoirs
nécessaires afin de surveiller et de réglementer les entreprises de radiodiffusion17 de façon à
12
M.-L. ISFAN, op. cit., note 8. Sur cette question, voir aussi!: D.M. LEIVE, «Regulating the Use
of the Radio Spectrum», (1970) 5 Stanford J. of Int. Studies 21; Harvey J. LEVIN, The Invisible
Resource!: Use and Regulation of the Radio Spectrum, Baltimore, John Hopkins Press, 1971;
CANADA, MINISTÈRE DES COMMUNICATIONS, The Spectrum-Le spectre, s.d., s.l., 23 p;
Paul BEKE, «The Efficient Use of Radio Frequency Spectrum and the Public Good», (1991) 2
M.C.L.R. 1.
13
[anciennement appelée Loi sur la radio], L.R.C. 1985, c. R-2, modifiée par c. 27 (1er supp.), art.
203; c.!4 (3e supp.), art. 1; c. 22 (4e supp.), art. 79; L.C. 1989, c. 17, art. 1 à 7; L.C. 1991, c. 11,
art. 81 à 85; L.C. 1992, c. 47, art. 84, ann. art. 14, L.C. 1993, c. 38, art. 91 et 92 et L.C. 1993, c.
40, art. 23 à 26.
14
Le CRTC émet une licence de radiodiffusion à une entreprise que si la requérante a obtenu un
certificat de radiodiffusion auprès du ministère des Communications. Cette exigence vise à éviter le
brouillage nuisible entre les stations et permet d'assurer la sécurité des installations de chacune des
stations.
15
Loi sur la radiodiffusion, précitée, note 7, art 3.
16
Cet organisme, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes a vu son statut
considérablement modifié en 1975 lorsqu'il a acquis compétence à l'égard des entreprises de
télécommunications relevant de la compétence fédérale. Voir Loi sur le Conseil de la radiodiffusion et
des télécommunications canadiennes, S.C. 1974-75-76, c. 49. Sur la structure et le fonctionnement
du Conseil voir: Marie-Philippe BOUCHARD, Michèle GAMACHE et Mireille BEAUDET, La
réglementation des entreprises de radiodiffusion par le Conseil de la radiodiffusion et des
télécommunications canadiennes, Rapport préparé pour le Groupe de travail sur la politique de la
radiodiffusion, Montréal, Centre de recherche en droit public, mars 1986, pp. 11 à 81.
17
Loi sur la radiodiffusion, précitée, note 7, art 5.
mettre en oeuvre cette politique de radiodiffusion. Enfin, la loi énonce le statut du service
public national de radiodiffusion, dont la responsabilité revient à la Société Radio-Canada18.
Dans sa mission de mettre en oeuvre la politique canadienne de radiodiffusion, le CRTC se
voit accorder par la loi les pouvoirs de faire des règlements19 et d'énoncer les conditions
auxquelles sera soumise toute titulaire de licence d'exploitation d'entreprise de radio ou de
télévision20. Le CRTC possède également des pouvoirs d'enquête, notamment sur des
plaintes relativement à toute question relevant de ses pouvoirs et celui d'émettre des
ordonnances21.
2.
LE CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES
Le Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion mentionne dans son rapport
que «dans tous les pays du monde[...], les fréquences radioélectriques utilisées pour la
radiodiffusion sont réputées faire partie du domaine public»22. D'ailleurs, on ne connaît pas
de pays ayant choisi de développer un modèle d'allocation des fréquences radioélectriques
reposant sur l'attribution de droits de propriété privée. Bien plus, Sydney Head rappelle que
les autorités gouvernementales ont le monopole des ondes dans la majorité des pays23. Les
droits d'utiliser les fréquences sont donc, dans la plupart des pays occidentaux24, déterminés
grâce à un mécanisme d'autorisation de l'État.
Les raisons pour lesquelles les fréquences sont considérées faire partie du domaine
public peuvent varier. Classiquement, on invoque la «rareté» des fréquences pour justifier les
18
Id., art. 35 et suiv.
19
Id., art. 10.
20
Id., art. 9.
21
Id., art. 12.
22
Rapport du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, Ottawa, Ministère des
Approvisionnements et Services Canada, 1986, p. 160.
23
Sydney W. HEAD, World Broadcasting Systems : A Comparative Analysis, Belmont, Walsworth
Publishing, 1985, p. 59.
24
Id., p. 57 et suiv.
mécanismes publics de répartition. Il y a aussi d'autres motifs, plus clairement politiques, qui
justifient de conférer un caractère public à cette ressource. C'est ainsi qu'on a vu les analystes
invoquer l'impact spécial de la radiodiffusion ou le caractère intrusif de ces médias qui entrent
dans les salons de la nation et sont directement accessibles, même à ceux qui ne savent pas
lire25.
Aux États-Unis, il est admis que les médias de radiodiffusion, en raison de leurs
caractéristiques propres, peuvent être considérés différemment des autres médias à l'égard des
garanties constitutionnelles de la liberté d'expression26. C'est principalement autour de la
rareté des fréquences de radiodiffusion que se sont élaborés les raisonnements judiciaires
concluant que la réglementation de la radiodiffusion était en accord avec les garanties du
Premier Amendement. Au Canada, cet argument est parfois invoqué, bien que les tribunaux
n'aient jamais eu l'occasion de l'analyser. Il ressort cependant de l'histoire de la réglementation
25
Voir: Federal Communications Commission c. Pacifica Foundation, 438 U.S. 726 (1978); P.
William PARISH, «Communications Law – Broadcasting Indecent But Not Obscene Language –
When the FCC finds that a pig has entered the parlor during times of the day when children are in the
audience, the exercise of its regulatory power does not depend on proof that the pig is obscene. FCC
v. Pacifica Foundation, 438 U.S. 726 (1978)», (1979) 57 University of Detroit Journal of Urban
Law 95, 121; voir aussi!: James C. HSIUNG, «Indecent Broadcast!: An Assessement of Pacifica's
Impact», (1987) Communications and the Law 41.
26
Pour mieux cerner la nature et la portée de certains droits désormais garantis dans les textes
constitutionnels, le recours aux analyses et aux précédents américains peut s'avérer fort utile. Il est
clair que ces précédents n'ont aucunement valeur liante en droit canadien; les législations américaines
sont souvent passablement différentes de celles qui prévalent au Canada. Aussi, ces précédents ne sont
jamais utilisés afin de prescrire ce qui est ou ce qui devrait être. Ils servent surtout comme indices de
la manière dont se définissent les droits fondamentaux ayant valeur supra-légale. Dans R. c.
Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, la Cour suprême indique la mesure dans laquelle il est de bon aloi
d'avoir recours aux précédents américains. Le juge en chef Dickson (telle était alors sa fonction) note
qu'!:
aux États-Unis, un ensemble de droits fondamentaux bénéficie d'une protection
constitutionnelle depuis plus de deux cents ans. Il en résulte donc une immense expérience
pratique et théorique dont les tribunaux canadiens ne devraient pas faire abstraction. Par
ailleurs, nous devons examiner le droit constitutionnel américain d'un oeil critique [...].
Le juge L'Heureux-Dubé, dans la décision Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1
R.C.S. 139, écrit qu'«il peut être utile de se pencher sur l'expérience américaine, non pas en vue
d'appliquer aveuglément leurs décisions, mais plutôt pour tirer profit d'un processus dont elles sont le
fruit.»
C'est donc afin de dégager les principe applicables à la détermination du caractère public des fréquences
utilisées pour la radio et la télévision que nous ferons appel aux analyses proposées par les décisions
judiciaires et la doctrine américaines. Ces précédents ne sont pas utilisés comme s'ils correspondaient
à l'état du droit en contexte canadien. Ils aident plutôt à cerner les tenants et aboutissants de certains
droits et certaines notions en droit canadien.
0
de la radiodiffusion canadienne que celle-ci n'a pas puisé ses justifications que dans la rareté
des fréquences; la nécessité d'assurer la protection de la souveraineté nationale a été identifiée
comme le motif principal de l'intervention de l'État en ces matières.
2.1
La rareté des fréquences
L'arrêt National Broadcasting Co. c. United States27 a été la première affaire
d'importance où la Cour suprême des États-Unis devait se prononcer sur les rapports entre le
Premier Amendement et la radiodiffusion. La Cour a décidé qu'il n'existait pas un droit
constitutionnel d'obtenir une autorisation d'utiliser les fréquences radioélectriques ni de se
préserver un monopole sur celles-ci. Par conséquent, le fait qu'une législation dénie le droit
d'obtenir une licence de radiodiffusion n'est pas considéré, en soi, comme une négation de la
liberté d'expression. En l'espèce, la cour a maintenu une décision de la Federal
Communications Commission (FCC) qui, appliquant le standard de l'intérêt public énoncé
dans le Communications Act, s'était fondée sur les types de programmes qui seraient diffusés
par une entreprise sollicitant une licence de radiodiffusion. Le rôle de l'organisme de
réglementation ne se limite pas seulement à celui d'«agent de la circulation», écrit la Cour
suprême. Le mécanisme d'autorisation et de contrôle des contenus mis sur pied par la loi
fédérale américaine est jugé compatible avec la Constitution. Le juge Frankfurter de la Cour
suprême écrit au sujet de la loi américaine!:
The Act itself establishes that the Commission's powers are not
limited to the engineering and technical aspects of regulation of
radio communication. Yet we are asked to regard the Commission
as a kind of traffic officer, policing the wave lenghs to prevent
stations from interfering with each other. But the Act does not
restrict the Commission merely to supervision of the traffic. It puts
upon the Commission the burden of determining the composition of
that traffic. The facilities of radio are not large enough to
accomodate all who wish to use them. Methods must be devised for
choosing among the many who apply. And since Congress itself
could not do this, it commited the task to the Commission.28
Cette analyse repose fondamentalement sur l'idée de rareté. Les contrôles étatiques
sur l'usage des fréquences sont jugés compatibles avec la garantie constitutionnelle de la
27
319 U.S. 190 (1943).
28
Id., 215.
1
liberté d'expression en raison de la rareté des fréquences. C'est au nom de cette rareté que la
doctrine et la jurisprudence américaines justifient l'application de standards différents pour la
presse électronique et pour la presse écrite. Murray J. Rossini écrit à cet égard que!:
The spectrum scarcity doctrine constitutionally justifies extensive
governmental regulation of the broadcast media. The doctrine first
adopted by the Supreme court in 1933 and recently perpetuated in
1984 assumes that an absence of regulation would result in a
crowded chaos of signals within the limited electromagnetic
spectrum. The doctrine further assumes that regulation of the
electromagnetic spectrum ensures that the few recipients of
broadcast licenses will use this scarce national resource in the
public interest.29
Aux États-Unis, sans cette justification fondée sur la rareté des fréquences, beaucoup
de mesures réglementaires s'appliquant à la radiodiffusion seraient jugées incompatibles avec
le Premier Amendement.
Le principe suivant lequel chaque média doit être examiné en tenant compte de ses
caractères propres, aux fins de déterminer la protection que lui reconnaît le Premier
Amendement, est exprimé avec constance dans la jurisprudence de la Cour suprême
américaine30. Il n'est donc pas surprenant que la radiodiffusion ait été envisagée de façon
différente de la presse écrite par les instances judiciaires américaines31.
Si, en raison du caractère public des fréquences, la liberté d'expression reconnue aux
radiodiffuseurs est sensiblement plus limitée que celle que l'on reconnaît traditionnellement
aux médias imprimés, le principe de base demeure: les détenteurs de licence de radiodiffusion
jouissent en principe d'une liberté éditoriale, même si elle est plus limitée que celle qui est
reconnue aux médias imprimés.
29
Murray J. ROSSINI, «The Spectrum Scarcity Doctrine!: A Constitutional Anachronism», (1985) 39
Southwestern L. J. 827.
30
United States c. Paramount, 334 U.S. 131 (1948); Southeastern Promotions Ltd. c. Conrad, 420
U.S. 546 (1975); Metromedia Inc. c. City of San Diego, 453 U.S. 490 (1981); Kovacs c. Cooper,
336 U.S. 77 (1949); City of Los Angeles c. Preferred Communications Inc., 476 U.S. 488 (1986).
31
Joseph Burstyn c. Wilson, 343 U.S. 495 (1952), 503.
2
Aussi importante que soit la liberté d'expression du radiodiffuseur, elle ne va pas
jusqu'à lui permettre de supprimer complètement celle des autres32. De plus, les cours ont
reconnu au Congrès le droit d'établir un régime de licences de radiodiffusion et,
éventuellement, d'en autoriser le retrait33. Tous ces principes étaient déjà bien établis lorsque
la Cour suprême a rendu sa décision fondamentale en matière de réglementation de la
radiodiffusion dans Red Lion Broadcasting c. Federal Communications Commission34.
Dans cette affaire, l'entreprise Red Lion contestait la validité des règles établies par la
FCC, connues sous le vocable de «doctrine de l'équité» (fairness doctrine), qui accordent un
certain droit de réponse aux candidats à des fonctions électives. Ces règles exigeaient de plus
que les radiodiffuseurs s'assurent de présenter des émissions où les questions d'intérêt public
seraient adéquatement discutées en laissant aux tenants de points de vue divers la possibilité
de s'exprimer. Pour évaluer la constitutionnalité de ces règles, la Cour a dû se pencher une
fois de plus sur les raisons qui justifient le traitement différent des médias de radiodiffusion à
l'égard du Premier Amendement puisqu'à l'égard des médias écrits, de telles règles auraient été
beaucoup moins susceptibles d'être jugées compatibles avec la liberté d'expression.
S'exprimant pour la majorité de la Cour, le juge White fait valoir que l'utilisation du spectre
des fréquences serait virtuellement impossible sans intervention gouvernementale. Comme il
y a plus d'utilisateurs potentiels que de fréquences disponibles, il n'est pas possible, selon le
juge, de reconnaître une liberté d'expression en matière de radiodiffusion qui serait
comparable à celle reconnue aux médias écrits. Le coeur de son argument tient en ceci!:
Because of the scarcity of radio frequencies, the Government is
permitted to put restraints on licensees in favor of others whose
views should be expressed on this unique medium. But the people
as a whole retain their interest in free speech and their collective
right to have the medium function consistently with the ends and
purposes of the First Amendment. It is the right of the viewers and
listeners, not the right of the broadcasters, which is paramount.
[...] It is the purpose of the First Amendment to preserve an
uninhibited marketplace of ideas in which truth countenance
monopolization of that market whether it be by the Government
itself or a private licensee. [...] It is the right of the public to receive
32
Associated Press c. United States, 326 U.S. 1 (1945).
33
Federal Radio Commission c. Nelson Bros., Bond & Mortgage Co., 289 U.S. 266 (1933).
34
395 U.S. 367 (1969).
3
suitable access to social, political, esthetic, moral and other ideas
and experiences which is crucial here.35
L'arrêt Red Lion met l'accent sur les droits du public, à la lumière desquels on délimite
ceux des radiodiffuseurs. Ces derniers sont des fiduciaires du public et doivent utiliser les
fréquences qui leur sont confiées dans un sens compatible avec l'intérêt public. Cette analyse
de la Cour a donné naissance à la théorie suivant laquelle les radiodiffuseurs sont en quelque
sorte des «fiduciaires» du public et doivent ajuster leur comportement en conséquence.
Il ne s'agit pas d'affirmer que les radiodiffuseurs sont dépourvus de la liberté
d'expression. Le raisonnement de l'arrêt Red Lion est plutôt axé vers la reconnaissance de
limites à la liberté d'expression des détenteurs du droit d'utiliser les ondes. Ceux-ci ne
peuvent agir sans tenir compte de ce que la Cour désigne comme étant «les droits du public»
et des autres personnes qui n'ont pas la possibilité de faire usage des fréquences
radioélectriques36.
La Cour suprême a aussi fait valoir l'argument suivant lequel les règles attaquées dans
l'arrêt Red Lion, soit la doctrine de l'équité développée par la FCC pendant quatre décennies,
visaient à accroître les possibilités d'expression plutôt que de les réduire. Cet argument a été
vivement contesté37.
La Cour suprême des États-Unis a réaffirmé les principes de l'arrêt Red Lion en 1973
dans sa décision Columbia Broadcasting System Inc. c. Democratic National Committee38,
en 1981 dans Columbia Broadcasting System c. Federal Communications Commission39 et,
35
Id., 390. Voir aussi!: Grace WESCOTT, «Broadcast Regulation and the Canadian Charter of
Rights», dans LAW SOCIETY OF UPPER CANADA, Communications Law Conference,
Programs Materials, April 18th & 19th, 1986, Toronto, Law Society of Upper Canada, 1986, p. D12.
36
Paul SLANSKY, «Program Regulation and the Freedom of Expression!: Red Lion's Alive and Well
in Canada?», (1985) 9 Canada!– United States L. J. 81, 88.
37
Voir parmi les nombreux textes pourfendant la doctrine de l'équité: Thomas G. KRATTENMAKER
et L.A. POWE Jr., «The Fairness Doctrine Today!: A Constitutional Curiosity and an Impossible
Dream», (1985) Duke L.J. 151.
38
412 U.S. 94 (1973).
39
453 U.S. 367 (1981).
4
en 1984 dans l'arrêt Federal Communications Commission c. League of Women Voters of
California40. En 1987, la FCC décidait de ne plus surveiller les activités des radiodiffuseurs
au titre de la doctrine de l'équité41; l'organisme optait pour une approche reposant sur les
mécanismes du marché pour assurer la diversité et le traitement équitable des questions
d'intérêt public42.
Aux États-Unis, l'on a vu apparaître au cours des vingt dernières années un
mouvement de contestation de cette rationalité de la rareté des fréquences43.
Fondamentalement, les critiques font valoir que les fréquences ne sont pas plus rares que
d'autres biens ou encore que cette rareté est toute relative quand elle n'est pas tout simplement
le fruit du régime réglementaire appliqué à la gestion du spectre des fréquences44.
Lorsqu'on invoque que le spectre est une ressource rare, de quelle rareté veut-on faire
état? Il y a au premier chef celle résultant du fait qu'il est impossible pour plusieurs émetteurs
de diffuser en même temps sur la même fréquence, dans une région déterminée, sans causer
d'interférences intolérables. On ne peut en effet capter des informations au moyen d'un
appareil récepteur si plus d'un émetteur utilisent la même fréquence. Ce phénomène, appelé
rareté technologique statique45, est invoqué pour justifier les régimes administratifs
d'attribution des fréquences que nous connaissons. L'on a fait valoir que les inconvénients
engendrés par cette forme de rareté de la ressource du spectre ne lui sont pas propres.
L'argument vaut également, au plan théorique, pour le papier. S'il est certain que, dans une
période donnée, deux radiodiffuseurs ne peuvent diffuser sur la même fréquence, cela est
aussi vrai pour le papier. Si deux personnes écrivent sur la même page de papier, les deux
messages pourront être embrouillés.
40
468 U.S. 364 (1984).
41
Syracuse Peace Council c. Television Station WTVH, 2 FCC Rcd 5043 (1987), 5057 et 5058.
42
Inquiry into Section 73.1910 of the Commission's Rules and Regulations Concerning Alternatives
to the General Fairness Doctrine Obligations of Broadcast Licensees, 2 FCC Rcd 5272 (1987).
43
Mark S. FOWLER et Daniel L. BRENNER, «A Marketplace Approach to Broadcast Regulation»,
(1982) 60 Texas L.R. 207; M. J. ROSSINI, loc. cit., note 29; A. C. EVANS, loc. cit., note 6.
44
C'est-à-dire ce régime même qui trouve sa justification dans l'argument de la rareté des fréquences.
45
Matthew L. SPITZER, «Controlling the Content of Print and Broadcast», (1985) Southern
California L. R. 1349, 1359.
5
Une autre forme de rareté caractérise le spectre. Il s'agit d'une rareté technologique au
sens dynamique. Alors que le spectre est un phénomène physique limité, il est au contraire
toujours possible de produire plus de papier. Pourtant, dans une période de temps donnée, la
quantité de papier et la quantité de spectre disponibles sont constantes. On peut, sur une plus
longue période, augmenter la quantité de papier disponible sur le marché. En tant que
phénomène physique, le spectre ne peut, comme tel, être augmenté. Cependant, il est possible
d'accroître les efforts de recherche et de développement afin de permettre un usage plus
efficace du spectre46. Ces phénomènes ne sont pas des indications de la rareté plus grande
du spectre que du papier, ils indiquent plutôt que tant pour le spectre que pour le papier, il est
nécessaire de mettre au point un mécanisme garantissant la possibilité d'exclusion de tous
ceux qui n'ont pas le droit de faire usage de l'objet47. Pour le papier, c'est le droit de propriété
qui joue ce rôle. Pour le spectre, selon les tenants du retrait de l'intervention gouvernementale
dans la détermination des usages du spectre, le droit de propriété pourrait constituer ce
mécanisme d'exclusion48.
Une troisième forme de rareté touchant le spectre est celle qui résulte d'une demande
excédentaire. Il y a en effet plus de gens qui convoitent des licences de radiodiffusion que de
fréquences disponibles. Pour des auteurs comme Spitzer49 et Coase50, cela ne prouve rien.
S'il y a une demande plus grande que l'offre pour les fréquences, c'est qu'on concède celles-ci
gratuitement, ou à tout le moins à un coût inférieur à leur valeur économique, par le truchement
des mécanismes d'attribution de licences. Lorsqu'une ressource est fournie gratuitement ou à
un coût inférieur à sa valeur, il arrive souvent que la demande dépasse l'offre.
46
Par analogie, on peut envisager l'augmentation de la quantité de papier disponible comme le résultat
des efforts de recherche et de développement afin de tirer de meilleurs rendements des forêts. En ce
sens, il n'est pas exagéré de dire que toutes les ressources sont, dans une période de temps donnée,
limitées. Ce qui permet de dépasser les limites, c'est une exploitation plus habile ou plus intensive.
47
De tels mécanismes favoriseraient, par exemple, les investissements afin de faire un usage plus
efficace du spectre, notamment de la part de ceux qui détiendraient des droits sur une fréquence.
48
Voir le texte classique sur cette question : Jora R. MINASIAN, «Property Rights in Radiation: An
Alternative Approach to Radio Frequency Allocation», (1975) 18 Journal of Law and Economics
221. Voir aussi!: Douglas W. WEBBINK, «Radio Licenses and Frequency Spectrum Use Property
Rights», (1987) Communications and the Law 3.
49
M.L. SPITZER, loc. cit., note 45.
50
R.H. COASE, «The Federal Communications Commission», (1959) Journal of Law and Economics
1, 12 et 13.
6
Une quatrième forme de rareté qu'on peut reconnaître à l'égard du spectre est celle
découlant de l'étroitesse de la porte d'entrée dans le marché. On fait valoir qu'il est
relativement coûteux de lancer une station de télévision ou de radio tandis que les installations
d'impression sont plus accessibles51. Cet argument est beaucoup moins convaincant, surtout
si l'on compare des entreprises de même taille. Il est en effet très onéreux de lancer un
quotidien ou un magazine destiné au grand public, tandis qu'on peut lancer une petite station
de radio pour quelques milliers de dollars.
Enfin, tout en admettant que le papier et le spectre sont des ressources rares, on
maintient que le spectre est plus rare que le papier. Pourtant, cette rareté relative dépend en
réalité de l'usage qu'on veut faire de l'un et de l'autre. Ainsi, le papier a bien peu d'utilité pour
diffuser un concert de musique improvisé en direct! Pour établir la rareté relative d'une
ressource par rapport à l'autre, il faudrait compter le nombre d'unités de spectre disponibles et
le nombre de pièces de papier. Cette démarche nécessiterait des méthodes qu'il reste à mettre
au point.
Cette revue des grands arguments sur la rareté des fréquences permet de constater que
les critiques de cette doctrine croient en majorité que ces problèmes de rareté, ou bien sont
imaginaires, ou résultent en grande partie du régime administratif d'attribution des fréquences
par l'État. Ils concluent que le marché concurrentiel pourrait assurer la répartition efficiente de
cette ressource comme il le fait pour les autres ressources destinées, en tout ou en partie, à la
communication d'informations, tel le papier.
Au Canada, un groupe d'étude formé par le Groupe de travail chargé de l'examen des
programmes a proposé en 1986 de créer un «marché» des licences de radiodiffusion52. En
raison du fait que cette suggestion n'était à toutes fins utiles appuyée sur aucune étude connue
menée en contexte canadien, elle n'a eu qu'un impact limité. Il est difficile d'imaginer la
51
On peut faire valoir qu'il ne s'agit pas vraiment d'une rareté afférente au spectre en tant que telle.
52
Rapport du Groupe d'étude au Groupe de travail chargé de l'examen des programmes!– Gestion
publique, Programmes de réglementation, Ottawa, Ministère des Approvisionnements et Services
Canada, 1986, p. 196.
7
création d'un «marché des licences»53. Il est plus vraisemblable d'imaginer la répartition du
spectre des fréquences radioélectriques au moyen du marché.
Le fait que la rareté des fréquences soit le fondement de leur caractère public et,
partant, des limitations à la liberté d'expression pour les exploitants de stations de radio et de
télévision n'est pas indifférent. Une telle rationalité a en effet une signification normative.
Matthew L. Spitzer écrit que!:
[...] assuming that a normative difference between the media exists,
what specific regulatory treatment does this difference justify? For
example, if only electromagnetic spectrum is scarce and scarcity is
bad, then some administrative management of spectrum rights
might be wise. However, if scarcity is the only relevant difference
between print and broadcast, the prohibition of indecent but
nonobscene broadcasts should be abolished.54
Reconnaître la validité constitutionnelle de la réglementation étatique des activités de
radio et de télévision dans l'intérêt public laisse entière la question de la détermination de
l'intérêt public. On peut en effet faire valoir que la rareté des fréquences peut justifier
l'existence de mécanismes destinés à assurer l'utilisation sans interférences du spectre; elle ne
justifie pas en soi la réglementation portant sur les contenus qui peuvent être diffusés.
Pourtant, c'est par le truchement de la notion d'intérêt public et en raison du caractère de
propriété publique reconnu au spectre que l'on justifie cette intervention dans les contenus.
Dans FCC c. WNCN Listener's Guild55, la Cour suprême des États-Unis reconnaît que la
détermination de ce qui constitue l'intérêt public sur un aspect particulier est du ressort de
l'organisme de réglementation désigné par les élus, la FCC. C'est à cette dernière qu'il
incombe de faire les déterminations nécessaires et les tribunaux ne devraient intervenir, selon
la Cour, que d'une façon limitée. Dans cette affaire, la Cour juge que les décisions de la
53
La proposition du Groupe se lit ainsi!: «Un "marché de licences" devrait être créé de façon à tenir
compte de l'incidence, sur la concurrence, de la licence délivrée à tout nouveau radiodiffuseur, à mieux
répondre aux goûts et aux désirs des consommateurs et à inciter ainsi les entreprises déjà titulaires
d'une licence à accroître la valeur économique de leurs licences, laquelle est transférable».
54
M. L. SPITZER, loc. cit., note 45, 1354. La prohibition des messages indécents pourrait toutefois
reposer sur d'autres rationalités.
55
450 U.S. 582 (1981).
8
Commission, suivant lesquelles la diversité des genres musicaux des stations de radio56 serait
mieux atteinte en laissant jouer les mécanismes de la libre concurrence, n'étaient pas
déraisonnables et ne pouvaient en conséquence être invalidées.
Ainsi donc, lorsqu'on admet que la rareté des fréquences justifie des contrôles
étatiques sur les usages qu'on peut faire de celles-ci, il faut admettre le corollaire suivant lequel
le Parlement ou les instances qu'il choisit d'habiliter ont la possibilité de déterminer les usages
du spectre qui seront les plus conformes à l'intérêt public.
Dans Federal Communications Commission c. League of Women Voters of
California57, la Cour suprême des États-Unis a maintenu son approche traditionnelle fondée
sur la rareté des fréquences; elle invalide l'article 399 du Public Broadcasting Act, 196758 qui
empêche les radiodiffuseurs recevant des subventions de la Corporation for Public
Broadcasting de faire des éditoriaux. La décision majoritaire, approuvée par cinq juges,
conclut qu'une telle interdiction générale est une violation des droits reconnus aux
radiodiffuseurs publics par le Premier Amendement.
Cette décision maintient la théorie de la rareté des fréquences comme fondement de la
différence, au plan du Premier Amendement, du traitement de la radiodiffusion et des médias
écrits. Dans une note infrapaginale, la Cour indique qu'elle n'est pas convaincue qu'il y ait lieu
de revenir sur la justification traditionnelle du statut différent de la radiodiffusion fondée sur la
rareté des fréquences. Elle explique que!:
The prevailing rationale for broadcast regulation based on
spectrum scarcity has come under increasing criticism in recent
years. Critics, including the incumbent Chairman of the FCC,
charge that with the advent of cable and satellite television
technology, communities now have access to such a wide variety of
stations that the scarcity doctrine is obsolete. [...] We are not
prepared, however, to reconsider our long-standing approach
without some signal from Congress or the FCC that technological
56
Voir sur ces questions: CENTRE DE RECHERCHE EN DROIT PUBLIC, Étude sur la
réglementation des formules musicales à la radio MF francophone, Rapport d'étape, Université de
Montréal, Faculté de Droit, 1987, 34 p. plus annexes.
57
Précité, note 40.
58
47 U.S.C.A. § 390-399.
9
developments have advanced so far that some revision of the system
of broadcast regulation may be required.59
La FCC a eu l'occasion depuis quelques années de faire connaître ses positions sur les
fondements de la réglementation de la radiodiffusion. Agissant en tant qu'instance chargée de
déterminer ce qui est dans l'intérêt public, l'organisme a déjà pris sur lui de mettre en sourdine
les rationalités fondées sur la rareté des fréquences60. Cette approche, reposant en bonne
partie sur les croyances des membres de la Commission nommés par l'administration Reagan,
pourrait évoluer dans un sens ou l'autre au fil des cheminements et des évolutions politiques.
2.2
La protection de la souveraineté nationale
La rareté des fréquences constitue, au Canada comme aux États-Unis, l'un des motifs
pour justifier le caractère public des fréquences radioélectriques. Toutefois, ce facteur n'est pas
le seul qui explique que les fréquences radioélectriques soient, au Canada, maintenues dans le
domaine public et assujetties à des contrôles.
Les premières législations canadiennes sur la radiodiffusion visaient d'abord à
empêcher les interférences61. C'est le constat que ces mesures n'avaient pu empêcher les
usages inappropriés des ondes, compte tenu des objectifs partagés par les Canadiens, qui a
engendré le besoin de réglementer aussi bien les contenus intellectuels véhiculés sur les ondes
que la propriété des entreprises. Gaétan Tremblay fait remarquer que si la rareté des
fréquences a constitué un motif justifiant l'État d'intervenir en matière de radiodiffusion, ce
motif n'a jamais été le seul62. C'est à cet égard que la situation canadienne montre une
différence significative avec celle qui prévaut aux États-Unis.
59
Federal Communications Commission c. League of Women Voters of California, précité, note 40,
376.
60
Inquiry into Section 73.1910 of the Commission's Rules and Regulations Concerning Alternatives
to the General Fairness Doctrine Obligations of Broadcast Licensees, précité, note 42.
61
Ces législations ne comportaient pas de règles relatives aux contenus intellectuels des émissions.
Elles se bornaient à déterminer les conditions d'attribution des fréquences. Voir Roger BIRD,
Documents of Canadian Broadcasting, Ottawa, Carleton University Press, 1988, pp. 5-26.
62
Gaétan TREMBLAY, Le service public: principe fondamental de la radiodiffusion canadienne,
Rapport présenté au Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, Montréal, s. é., septembre
1986, p. 80
0
Au Canada, le Rapport du Comité sur la radiodiffusion reconnaissait l'importance du
caractère limité des fréquences radioélectriques comme fondement du traitement différent de la
radio et de la télévision par rapport aux autres médias. Le Comité écrivait en effet que:
Ce qui distingue la radio et la télévision des autres moyens de
communication de masse, c'est la nécessité d'exercer sur elles un
certain contrôle de l'État. Étant donné le nombre limité des
fréquences de radio et des canaux de télévision disponibles, tous les
pays du monde ont jugé nécessaire d'exercer un certain contrôle
sur la radiodiffusion. Les journaux, les périodiques, les films et les
arts d'interprétation n'ont pas besoin de concessions de l'État. Il
peut être sage ou souhaitable, mais pas essentiel que l'État favorise
n'importe lequel des autres moyens de communication. Cependant,
aucun poste de radio ou de télévision ne peut naître, si l'on ne lui
concède un des biens publics rares que sont les fréquences de
radio et les canaux de télévision. L'intervention de l'État dans le
domaine de la radiodiffusion devient ainsi inévitable. La seule
question qui se pose est de savoir jusqu'à quel point il doit exercer
son contrôle et sa direction sur les moyens qu'il a fait naître.63
En 1951, le Rapport de la Commission royale d'enquête sur l'avancement des arts,
lettres et sciences concluait aussi au caractère particulier des entreprises de radiodiffusion; on
peut y lire que:
La radiodiffusion est de la nature d'un monopole. Quiconque en a
le désir et les moyens peut écrire un livre, publier un journal ou
exploiter un cinéma, mais il ne lui est pas loisible d'établir un poste
de radio. Les bandes de fréquence sont limitées en nombre, et les
règles ordinaires de la concurrence dans toute bande de fréquence
sont impossibles. Dans le monde entier, ces bandes sont reconnues
comme étant du domaine public et nul poste de radiodiffusion ne
peut fonctionner sans l'autorisation de l'État.64
Le développement du droit canadien de la radiodiffusion ne permet toutefois pas
d'affirmer que ce soit uniquement en raison de leur rareté que les fréquences ont été
maintenues dans le domaine public. Ce n'est pas tant le chaos engendré par les interférences
résultant de l'utilisation non contrôlée des ondes par un trop grand nombre d'entreprises qui
précipita la mise sur pied de la Commission Aird le 6 décembre 1928, mais plutôt une
63
Rapport du Comité sur la radiodiffusion, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, p. 7
64
Rapport de la Commission royale d'enquête sur l'avancement des arts, lettres et sciences, Ottawa,
Imprimeur du Roi, 1951, p. 323.
1
controverse déclenchée autour de la diffusion de certains contenus65. À cette époque, la
radiodiffusion était le fait d'entreprises privées s'alimentant en bonne partie d'émissions
américaines. De son côté, la compagnie des chemins de fer nationaux avait pris sur elle de
lancer un réseau de radio pour le bénéfice de ses passagers66. Le mandat de la Commission
Aird était de déterminer de quelle façon la radiodiffusion pourrait le mieux servir les intérêts
des Canadiens.
Il y a donc d'autres raisons que la rareté qui expliquent ou justifient qu'au Canada, les
fréquences soient du domaine public. Certains auteurs ont fait état de la doctrine «de la culture
et de l'unité canadienne»67, reprenant les constats réguliers qu'ont fait toutes les commissions
d'enquête et groupes de travail ayant eu à se pencher sur la radiodiffusion: c'est la protection
de la souveraineté nationale, bien plus que la rareté des fréquences qui justifie, au Canada, les
contrôles étatiques sur les activités de radiodiffusion et du même coup, le fait que les
fréquences soient maintenues dans le domaine public68.
En plus de la rareté des fréquences, des motifs comme la sauvegarde de l'identité
nationale, l'impact particulier des médias de radiodiffusion ainsi que leur présence intrusive
sont mis de l'avant pour justifier les limites à la liberté d'expression découlant du régime de
propriété publique des fréquences radioélectriques69.
Si l'on peut conclure que la rareté des fréquences, la défense de l'identité nationale ou
la protection des auditeurs justifie de maintenir les fréquences radioélectriques dans le
domaine public, le contrôle de la raisonnabilité des mesures étatiques visant de tels objectifs
doit se faire en tenant compte de la nécessité de respecter les droits et libertés énoncés dans la
65
David ELLIS, La radiodiffusion canadienne - Objectifs et réalités 1928-1968, Ottawa, Ministère des
Approvisionnements et Services Canada, 1979, p. 2 et suiv.
66
Id.
67
Voir Marie Alison FINKELSTEIN, Selected Social Issues in Programming: The Legal,
Constitutional and Policy Implication of the Equality Provisions in Bill C-20, Research Paper
prepared for the Federal Task Force on Broadcasting Policy, s. l., s. é., 1985, p. 71; Brenda M. Mc
PHAIL, «Canadian Content Regulations and the Canadian Charter of Rights and Freedoms», (1986)
12 Canadian Journal of Communication 41.
68
Rapport du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, précité, note 22, p. 160-162.
69
Voir sur ces questions : A. C. EVANS, loc. cit., note 6; P. W. PARISH, «Case note FCC v.
Pacifica Foundation», loc. cit, note 25, 121 et J. C. HSIUNG, loc. cit., note 25
2
Charte canadienne des droits et libertés70. Dans les situations où la liberté d'expression est
sévèrement limitée, il importe encore davantage que les motifs sur lesquels se fondent les
limites soient sérieux. L'analyse du caractère raisonnable et justifiable de telles mesures est
mené suivant les tests mis au point par la Cour suprême du Canada71.
En posant l'hypothèse que c'est une limite raisonnable et justifiable à la liberté
d'expression, il reste à examiner une autre facette de la question soulevée par le caractère
public des fréquences. Une telle détermination emporte-t-elle que les radiodiffuseurs sont
investis d'une mission à caractère étatique? Cette question trouve réponse dans l'examen des
principales conséquences du caractère public des fréquences.
3.
LES CONSÉQUENCES DU CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES
Affirmer le caractère public des fréquences, comme le fait l'article 3 (1)b) de la Loi sur
la radiodiffusion, c'est proclamer que l'on ne peut acquérir un droit de propriété privée sur
celles-ci. Les autorisations d'usage accordées par les autorités étatiques doivent être
considérées comme des permissions précaires, susceptibles d'être un jour révoquées72.
Le fait que la propriété des fréquences soit du domaine public permet à l'État d'en
réglementer les conditions d'usage, voire même d'en interdire l'usage à ceux qui n'ont pas reçu
d'autorisation. Ces mesures doivent toutefois, à l'instar des autres règles de droit, être
compatibles avec les garanties constitutionnelles, c'est-à-dire constituer des limites
raisonnables et justifiables au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et
libertés73. Il faut analyser les mesures prises afin de réglementer les activités de
radiodiffusion au Canada dans cette perspective.
70
Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985]1 R.C.S.177.
71
Procureur général du Québec c. Irwin Toy, [1989] 1 R.C.S. 927; P. TRUDEL et F. ABRAN,
op.cit., note 6, chapitre 3.
72
Voir sur les diverses approches doctrinales pour qualifier l'espace hertzien: Bertrand COUSIN,
Bertrand DELCROS et Thierry JOUANDET, Le droit de la communication, presse écrite et
audiovisuelle, Tome 2, Paris, Éditions du Moniteur, p. 306.
73
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 , précitée, note 5.
3
Le statut des activités de radiodiffusion à l'égard de la liberté d'expression n'a pas, à ce
jour, fait l'objet d'une décision déterminante de la part des tribunaux canadiens. Dans sa
décision Société Radio-Canada c. La Reine74, la Cour suprême a pris acte de la volonté du
Parlement de mettre sur pied un système de radiodiffusion fonctionnant selon le principe de la
liberté d'expression.
Au Canada, il n'y a jusqu'à présent que dans la décision New Brunswick Broadcasting
c. CRTC75 où l'on se soit expressément penché sur la compatibilité de la réglementation de la
radiodiffusion avec la liberté d'expression. Le juge Thurlow y conclut que le refus de
renouveler une licence de radiodiffusion, en raison des exigences résultant d'instructions
émises par le gouverneur en conseil sous l'autorité de l'article 27 de la Loi sur la
radiodiffusion de 196876 (devenu lors de la refonte de 1985 l'article 18 de la loi77) ne
contrevient pas à la liberté d'expression car les fréquences de radiodiffusion sont du domaine
public et la liberté d'expression ne confère pas le droit de faire usage de la propriété d'autrui.
La même approche est proposée, au sujet du droit d'utiliser le domaine public municipal, dans
l'affaire Canadian Newspapers c. Ville de Montréal78.
Le raisonnement de l'affaire New Brunswick Broadcasting c. CRTC comporte un
certain nombre de failles. Elle laisse en effet entière la question de savoir si les décisions sur
l'utilisation de la propriété publique doivent avoir lieu en conformité avec la Charte
canadienne des droits et libertés. Au contraire, le juge Walsh exclut du domaine même de la
liberté d'expression l'usage du domaine public. Dorothy Zolf relève que ce jugement
«assumes, without any discussion of the purpose of s. 2(b) of the Charter, that the Charter
does not reach into public buildings or public facilities of any kind. It assumes further that
when Parliament declares property to be public which previously was not the Charter can
74
[1983] 1 R.C.S. 339.
75
[1984] 2 C.F. 410 (C.A.F.)
76
S.R.C. 1970, c. B-11.
77
L.R.C. (1985), c. B-9.
78
[1988] R.J.Q. 482 (C.S.).
4
thereby be impeded»79.
postulats.
Cette auteure doute, avec raison, de la validité de ce genre de
On peut se demander en effet quelle serait la portée des garanties constitutionnelles en
général et de la liberté d'expression en particulier, si elles ne délimitaient pas les conditions
auxquelles l'État peut validement permettre l'usage des biens publics. Une telle décision, de la
part des autorités étatiques, devrait être assujettie à l'obligation de s'assurer que les libertés
fondamentales ne sont pas ignorées. À la limite, toute décision étatique suppose une utilisation
de la propriété d'autrui, notamment de la propriété de l'État. Poser que la liberté d'expression
n'emporte pas le droit d'utiliser la propriété étatique revient à soustraire l'ensemble des
mécanismes par lesquels l'État détermine les conditions par lesquelles il sera possible de faire
usage des fréquences et de la nécessité de passer le test de compatibilité avec les garanties
constitutionnelles. C'est pourquoi un tel raisonnement ne peut tenir.
D'ailleurs, dans Canadian Newspaper Co. c. Directeur des services de la Voie
publique et de la Circulation de la Ville de Québec80, la Cour supérieure du Québec n'a eu
aucune difficulté à reconnaître que les garanties constitutionnelles visent les conditions
imposées aux citoyens pour faire usage des rues par les administrations publiques en ayant la
garde. Dans Comité pour la République du Canada c. La Reine81, la Cour d'appel fédérale
affirme à la majorité que le droit de propriété du gouvernement sur un bien public ne saurait
être invoqué à lui seul pour justifier une atteinte à une liberté fondamentale. Le juge Hugessen
élabore son raisonnement de la façon suivante!:
Le gouvernement n'est pas dans la même position qu'un
propriétaire privé [...] car il possède ses biens non pas pour son
propre bénéfice mais pour celui du citoyen. Il est évident que le
gouvernement a le droit, et même l'obligation, de destiner certains
biens à certaines fins et de gérer "sa" propriété pour le bien public.
L'exercice de ce droit et l'accomplissement de cette obligation
peuvent, selon les circonstances, légitimer l'imposition de certaines
restrictions aux libertés fondamentales.82
79
Dorothy ZOLF, «The Regulation of Broadcasting in Canada and the United States : Straws in the
Wind», (1988) 13 Canadian Journal of Communication 30, 33.
80
[1986] 33 M.P.L.R. 28.
81
[1987] 2 C.F. 68, renversant la décision de première instance rapportée à [1985] 2 C.F. 3.
82
Id., p. 77.
5
La Cour suprême a confirmé cette façon de voir dans sa décision Comité pour la
République du Canada c. Canada83, reconnaissant unanimement que le seul fait pour le
gouvernement de posséder un bien n'a aucunement pour effet de soustraire celui-ci à l'exercice
de la liberté d'expression par les citoyens. Dans ses notes, le juge L'Heureux-Dubé relève que
cette décision constitue la première occasion pour la Cour de se prononcer sur la portée de
l'article 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés en ce qui a trait aux restrictions que
le gouvernement peut imposer à l'expression dans sa propriété. Sans prendre pour acquis que
les fréquences faisant partie du domaine public sont une propriété gouvernementale, ce qui
n'est pas évident, l'ensemble des juges de la Cour suprême s'accordent pour reconnaître que
l'État ne peut se comporter comme un simple propriétaire privé lorsqu'il s'agit d'y autoriser des
activités constituant l'exercice de la liberté d'expression. Les juges font part de leurs
divergences quant à la méthode qu'il y aurait lieu de suivre afin de déterminer si une mesure
entravant la liberté d'expression dans un lieu public est compatible avec l'article 2(b) de la
Charte canadienne des droits et libertés. La décision ne portait pas sur l'usage des
fréquences radioélectriques mais plutôt sur l'usage des lieux publics, mais les principes qui y
sont définis peuvent sûrement éclairer l'interprète désireux de déterminer le statut des
fréquences au plan des garanties constitutionnelles de la liberté d'expression.
L'arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada permet de conclure que le
caractère public des fréquences emporte pour l'État une faculté d'en réglementer les conditions
d'usage, voire même d'en interdire l'usage à ceux qui n'ont pas d'autorisation; il est aussi
certain que de telles mesures doivent elles-même constituer des limites raisonnables et
justifiables à l'une ou l'autre des libertés garanties par la Constitution.
Dans l'arrêt R. c. Oakes84, le juge Dickson explique que l'objectif que doivent servir
les mesures apportant des restrictions à une liberté garantie par la Constitution doit être
suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit. Les objectifs «peu
importants» ou contraires aux principes d'une société libre et démocratique ne sauraient
bénéficier d'une protection selon l'article 1. Il faut que l'objectif se rapporte à des
préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique pour être qualifié de
suffisamment important. Comment, à l'égard de mesures venant en conflit avec la liberté
83
Précitée, note 26.
84
[1986]1 R.C.S. 103.
6
d'expression se livrer à une telle démarche sans avoir, ne serait-ce que de façon inconsciente,
une idée des valeurs que protège85 la liberté constitutionnalisée?
Cela soulève la question des raisonnements qui devraient conduire à déterminer les
standards de raisonnabilité applicables aux règles de droit qui régissent les activités de
radiodiffusion en contexte canadien. La question à résoudre est donc celle de la raisonnabilité
et du caractère justifiable, eu égard à l'article premier de la Charte canadienne des droits et
libertés, de mesures telles l'inclusion dans les biens publics des fréquences radioélectriques
utilisées pour la radio et la télévision.
L'inclusion des fréquences parmi les biens publics soulève toutefois d'autres
questions: de quelle façon le caractère public des fréquences constitue-t-il un fondement
suffisant rendant compte de l'ensemble de la réglementation canadienne de la radio et de la
télévision? La concession de fréquences publiques à des radiodiffuseurs implique-t-elle qu'ils
accomplissent par là une fonction étatique?
3.1
Le caractère public des fréquences comme
réglementation de la radio et de la télévision
fondement
de
la
Le caractère public des fréquences peut certes expliquer le statut et la réglementation
des entreprises d'émission de radiodiffusion. Celles-ci font, en effet, usage des fréquences
afin de rendre disponible leur programmation au public en général. C'est même la condition
essentielle de leur activité. Il en va de même, en principe, des autres entreprises de
radiodiffusion comme les réseaux et les entreprises de réception de radiodiffusion. Mais
pourtant, à première vue, de telles entreprises ne font pas usage des fréquences de la même
façon que les entreprises d'émission de radiodiffusion. C'est peut être ce qui explique que la
Loi sur la radiodiffusion de 1991 énonce quelque peu différemment le principe au paragraphe
3(1)b): «le système canadien de radiodiffusion composé d'éléments publics, privés et
communautaires, utilise des fréquences qui sont du domaine public». Avec cette formulation,
ce n'est pas tant les entreprises qui font usage de fréquences, mais plutôt le système dans son
85
La garantie constitutionnelle de la liberté d'expression peut se comprendre de diverses façons. Voir C.
Edwin BAKER, «Limitations on Basic Human Rights- A View from the United States», dans
Armand DE MESTRAL, Suzanne BIRKS, Michael BOTHE, Irwin COTLER, Dennis KLINCK et
André MOREL, La limitation des droits de l'homme en droit constitutionnel comparé, Cowansville,
Éditions Yvon Blais, 1986, p. 75.
7
ensemble. L'accent est subtilement déplacé. Il peut donc y avoir des entreprises qui n'utilisent
pas, comme tel, les fréquences. Cela ne les empêche pas de faire partie du système.
Ainsi, les réseaux, tels qu'envisagés dans la législation canadienne sur la
radiodiffusion, ne font pas directement usage des fréquences. L'exploitation d'un réseau
résulte d'une délégation de responsabilités de l'entreprise de radiodiffusion à l'exploitant de
réseau86. Le réseau constitue donc une entité faisant usage des installations d'une entreprise
d'émission ou de réception de radiodiffusion afin d'accomplir ses fonctions. Cet usage des
fréquences radioélectriques résulte de la délégation. Voilà pourquoi les réseaux sont visés par
la loi en tant qu'entreprises de radiodiffusion faisant partie d'un système qui, dans son
ensemble, fait usage des fréquences radioélectriques.
Il en est de même des entreprises de câblodistribution : au plan technique, une
entreprise de câblodistribution est un agencement comprenant des installations destinées à
recevoir des signaux et d'autres permettant la redistribution de ces signaux aux abonnés. Il
s'agit de la tête de ligne, du système de distribution et des prises chez les abonnés.
La tête de ligne comprend généralement une ou plusieurs antennes réceptrices et
l'équipement de réception par les voies micro-ondes, satellites ou autrement. Le système de
distribution est composé des câbles coaxiaux et des amplificateurs de ligne. Ces câbles sont
installés dans les conduits ou les poteaux de distribution des services publics. De telles
installations ont souvent leur assiette, en totalité ou en partie, sur les rues ou places publiques.
Les amplificateurs sont un élément important des systèmes de câble. Plus ils ont une forte
capacité, plus le système de câble peut connaître de l'expansion, que ce soit au plan du
territoire desservi ou du nombre de canaux offerts. Enfin, les prises chez les abonnés
constituent la troisième composante d'un système de câblodistribution.
Fondamentalement, l'entreprise de câblodistribution capte des signaux de télévision et
de radio et les redistribue aux abonnés par le truchement des installations constituant son
système de câbles. Elle distribue aussi de la programmation, acheminée par satellite,
d'entreprises tels les réseaux de télévision payante et de services spécialisés, sur laquelle elle
n'exerce aucun contrôle. Elle rend disponibles certains services d'information, de télé-achats,
d'annonces, etc. Elle peut aussi offrir des services «interactifs». Parfois, l'entreprise de
86
Loi sur la radiodiffusion, précitée, note 7, art. 2(1) (définition de «réseau»).
8
câblodistribution produit et distribue ses propres émissions à l'égard desquelles elle exerce un
certain contrôle.
Plusieurs auteurs ont tenté de définir le statut de la câblodistribution, notamment afin
d'identifier son régime eu égard à la liberté d'expression, étant donné que la rationalité de
rareté ou du caractère public des fréquences est ici moins manifeste. De telles entreprises
doivent-elles être traitées en tous points comme des entreprises de radio et de télévision
transmettant leurs programmes au seul moyen des ondes? Ne pourrait-on pas utiliser des
standards différents selon le genre d'entreprises mises en cause pour juger de la compatibilité
des règles régissant ces entreprises face aux garanties constitutionnelles de la liberté
d'expression? Dans l'affaire Preffered Communications87, la Cour suprême des États-Unis a
reconnu que des entreprises de nature différente justifient des standards différents eu égard au
Premier Amendement.
Les entreprises de câblodistribution n'avaient traditionnellement qu'un rôle passif de
retransmission des signaux d'autrui. Les capacités des réseaux de câbles coaxiaux sont
aujourd'hui telles qu'il a été possible aux entreprises de câble de développer plusieurs services
qui leur sont exclusifs, en plus d'offrir aux abonnés des services de programmation qui ne
seraient pas autrement disponibles ou ne le seraient qu'à des coûts beaucoup plus élevés.
Ces multiples facettes des activités et des services offerts par les entreprises de
câblodistribution leur ont valu un statut fondamentalement hybride. Tantôt, on les traite
comme des radiodiffuseurs, avec les conséquences qui en découlent, alors que pour certains
aspects de leurs activités, il est plus approprié de les considérer comme étant des entreprises
de télécommunications.
Cette question n'a pas qu'un intérêt théorique. Il n'est pas indifférent d'assimiler
l'entreprise de câblodistribution à un journal, à une entreprise de radiodiffusion ou à un
télécommunicateur. Dans le premier cas, on lui reconnaîtrait un important degré de liberté
éditoriale, lui laissant pleine liberté de choisir les services et les émissions qu'elle juge
approprié de transmettre à sa clientèle. Par contre, si l'on devait considérer l'entreprise comme
un télécommunicateur, elle serait assujettie à des obligations plus strictes en matière de
tarification, telle l'obligation de traiter ses abonnés sans discrimination. Au Canada, c'est la
87
City of Los Angeles c. Preferred Communications Inc., précitée, note 30.
9
voie mitoyenne qui semble privilégiée!: l'entreprise est assimilée à une entreprise de
radiodiffusion et les problèmes particuliers qui ne trouvent pas réponse à partir des principes
inhérents au statut de radiodiffuseur sont réglés à la pièce par l'organisme de réglementation.
Aux États-Unis, plusieurs tentatives ont été mises de l'avant en vue de préciser le statut
des entreprises de câblodistribution, afin notamment d'établir les standards selon lesquels
devraient être analysées les législations régissant les activités de ces entreprises. On peut
identifier deux grands courants de pensée. Un premier traite l'entreprise de câble en tant
qu'éditeur électronique auquel il convient d'appliquer les standards et les principes applicables
à la réglementation de la presse écrite. Selon cette approche, on va porter attention aux
réglementations qui viendraient affecter la liberté éditoriale de l'entreprise. Un autre courant
considère les entreprises de câble comme étant de la nature d'un monopole naturel. On fait
alors valoir que les services de câblodistribution sont de ceux qui ne peuvent être dispensés
avec efficacité par plus d'une entreprise. En outre, ces entreprises doivent nécessairement faire
usage du domaine public pour y passer leurs installations.
Dans l'affaire Quincy Cable T.V. Inc. c. Federal Communications Commission88, le
tribunal est venu à la conclusion que les rationalités rattachées à la rareté des fréquences ne
valaient plus pour justifier la réglementation des entreprises de câble. La cour fait valoir la
grande capacité de canaux qui caractérise les entreprises de câble et, par voie de conséquence,
l'impossibilité de considérer ce médium comme «physiquement» rare89. Aussi, elle refuse
d'appliquer à l'entreprise de câblodistribution le traitement défini pour les radiodiffuseurs
conventionnels par la Cour suprême dans l'arrêt Red Lion Broadcasting90. La Cour
s'explique ainsi!:
The First Amendment theory espoused in National Broadcasting
Co. and reaffirmed in Red Lion Broadcasting Co. cannot be directly
applied to cable television since an essential precondition of that
theory -physical interference and scarcity requiring an umpiring
role for government- is absent.91
88
768 F. 2d 1434 (1985); demande rejetée en appel : 106 S. Ct. 2889 (1986).
89
La Cour ajoute que la caractéristique du monopole naturel de ces entreprises tient aux «conditions
économiques».
90
Red Lion Broadcasting c. Federal Communications Commission, précité, note 34.
91
Quincy Cable T.V. Inc. c. Federal Communications Commission, précité, note 88.
0
Cette analyse mène la Cour à invalider une réglementation prescrivant des règles de
must carry en vertu desquelles le câblodistributeur ne peut déterminer librement les services
qu'il fournit à ses abonnés.
Le juge Posner propose une autre vision dans l'arrêt Omega Satellite Products
Company c. City of Indianapolis92. Dans cette affaire, l'entreprise contestait une ordonnance
des autorités municipales qui avaient découvert des câbles de l'entreprise dans un conduit
souterrain se trouvant sous un passage public. Selon la municipalité, l'entreprise devait obtenir
une concession municipale afin d'installer ses câbles dans les dépendances du domaine public
municipal. L'entreprise entendait empêcher la municipalité, par voie d'injonction, de mettre son
ordonnance d'enlèvement à exécution.
En confirmant la décision de rejeter la demande de l'entreprise, le juge Posner explique
que la technologie suivant laquelle les services de câblodistribution sont rendus disponibles au
public, implique nécessairement que ce service soit envisagé comme un «monopole naturel»,
ce qui pourrait alors justifier les mesures prises par la municipalité. Il explique ainsi la nature
de monopole naturel de l'entreprise:
The cost of the cable grid appears to be the biggest cost of a cable
television system and to be largely invariant to the number of
subscribers the system has. We said earlier that once the grid is in
place -once every major street has a cable running above or below
it that can be hooked up to the individual residences along the
street- [...] the cost of each grid will be spread over a smaller
number of subscribers, and the average cost per subscriber, and
hence price will be higher. If the foregoing accurately describes
conditions in Indianapolis [...] it describes what economists call "a
natural monopoly", wherein the benefits, and indeed the very
possibility, of competition are limited. You can start with a
competitive free-for-all -different cable television systems frantically
building out their grids and signing up subscribers in an effort to
bring down their average costs faster than their rivals- but eventually there will be only a single company, because until a company
serves the whole market it will have an incentive to keep expanding
in order to lower its average costs. In the interim there may be
wasteful duplication of facilities. This duplication may lead not only
to higher prices to cable television subscribers, at least in the short
run, but also to higher costs to other users of the public ways, who
must compete with the cable television companies for access to
them. An alternative procedure is to pick the most efficient
competitor at the outset, give him a monopoly, and extract from him
92
694 F. 2d 119 (1982).
1
in exchange a commitment to provide reasonable service at
reasonable rates.93
Reconnaissant que le phénomène de la rareté des fréquences ne pouvait justifier, à
l'égard des entreprises de câble, un traitement différent de celui réservé à la presse écrite, le
juge Posner énonce cependant des motifs au nom desquels il est raisonnable pour l'État
d'intervenir sans qu'il s'agisse pour autant d'une violation de la liberté d'expression. D'abord,
les entreprises de câble interfèrent avec les autres utilisateurs d'installations d'utilités
publiques, tels les poteaux et les conduites souterraines. Ensuite, la nature de monopole
naturel de l'entreprise constitue aussi une justification aux mesures destinées à contrôler
l'entrée dans ce marché. Enfin, l'influence pénétrante des médias de radiodiffusion, encore
aujourd'hui au coeur des services offerts par les câblodistributeurs, ainsi que la nécessité de
protéger les enfants expliquent l'identification de telles entreprises à un statut se rapprochant
des entreprises de radio et de télévision.
Au Canada, où les entreprises de câble sont généralement considérées comme des
monopoles naturels et empruntent les voies publiques pour acheminer leurs signaux, il y a des
motifs permettant de fonder une réglementation de ces entreprises qui reposerait sur des
obligations semblables à celles qui s'imposent aux radiodiffuseurs, d'une part, et aux
entreprises de télécommunications, d'autre part.
Il importe cependant de constater que les rationalités se fondant uniquement sur le
caractère public des fréquences seront parfois insuffisantes, en particulier s'il s'agit de trouver
des justifications au contrôle des contenus diffusés. D'autres motifs sont invoqués afin de
justifier les limites à la liberté des entreprises94.
3.2
Usages des fréquences publiques et action étatique
Le caractère public de la ressource utilisée a-t-il pour effet d'investir les personnes
autorisées d'une activité gouvernementale à laquelle la Charte canadienne des droits et
libertés s'applique? Si tel est le cas, on doit analyser les gestes des radiodiffuseurs en
s'assurant de leur conformité avec la Charte canadienne des droits et libertés.
93
Id., 126.
94
G. TREMBLAY, op. cit., note 62.
2
Katherine Swinton écrit que!:
Les tribunaux devraient élaborer un critère de "fonction
gouvernementale" pour décider quelles activités, quels organismes
subordonnés et quels particuliers devraient être soumis à la
Charte. Pour l'élaboration d'un tel critère, on peut se guider dans
une certaine mesure sur la doctrine américaine de l'action
gouvernementale, sur les lois relatives à la qualité de mandataire
de la Couronne et sur la jurisprudence95.
On ne voit pas très bien en quoi la notion de mandataire de la Couronne pourrait
contribuer à dégager le statut des entreprises de radio et de télévision eu égard à la Charte
constitutionnelle96. Toutefois, la doctrine américaine de l'action gouvernementale peut fournir
d'intéressantes avenues aidant à préciser le statut des radiodiffuseurs. Selon cette doctrine, les
actes émanant d'entités privées peuvent être traités comme des actes posés par les autorités
étatiques et, par conséquent, leur compatibilité avec les principes constitutionnels est ainsi
assujettie au contrôle judiciaire97.
La doctrine américaine du state action fut développée dans les années quarante et
cinquante par la Cour suprême alors dirigée par le juge Vinson98. Dans les années soixante,
la doctrine connut une expansion rapide sous la direction du juge en chef Warren99 à tel point
95
Katherine SWINTON, «Application de la Charte canadienne des droits et libertés», dans Gérald A.
BEAUDOIN et Walter S. TARNOPOLSKY (dir.), Charte canadienne des droits et libertés, Montréal,
Wilson & Lafleur, 1982, pp. 60 et 61.
96
Le seul fait de l'attribution d'une licence de radiodiffusion n'a pas en soi pour effet de conférer à une
personne le statut de mandataire de la Couronne. Voir : Marc DUFOUR, «L'attitude restrictive des
tribunaux en matière de reconnaissance de privilèges et d'immunités aux agents de la couronne»,
(1986) 46 R. du B. 381.
97
Voir : David S. ELKIND, «Note, State Action: Theories for Applying Constitutional Restrictions to
Private Activity», (1974) Colum. L.R. 656; Jerome A. BARRON et C. Thomas DIENES,
Constitutional Law : Principles and Policy, 2e éd., Charlottesville, Michie Co., 1982, pp. 10191067.
98
Terry c. Adams, 345 U.S. 461 (1953); Public Utilities Commission of District of Columbia c.
Pollack, 343 U.S. 451 (1952); Shelley c. Kraemer, 334 U.S. 1 (1948); Marsh c. State of Alabama,
326 U.S. 501 (1946).
99
Amalgamated Food Employees Union Local 590 c. Logan Valley Plaza Inc., 391 U.S. 308 (1968);
Reitman c. Mulkey, 387 U.S. 369 (1967); Evans c. Newton, 382 U.S. 296 (1966); Robinson c.
State of Florida, 376 U.S. 153 (1964); Lombard c. State of Louisiana, 373 U.S. 267 (1963);
Peterson c. City of Greenville, 373 U.S. 244 (1963); Burton c. Wilmington Parking Authority, 375
U.S. 715 (1961).
3
que certains commentateurs commencèrent à s'inquiéter de la portée apparemment infinie de
cette doctrine. L'État, faisait-on valoir, est impliqué de multiples façons dans la plupart des
activités privées, ne serait-ce qu'en en permettant l'exercice ou en les prohibant. Les années
soixante-dix et quatre-vingt ont été marquées par l'apparition d'une tendance à limiter la portée
de la doctrine du state action100. Cela s'est fait à la faveur du développement de théories
visant à cerner les différents types d'actions étatiques.
On identifie généralement deux grandes catégories d'actions étatiques. Il y a
l'accomplissement privé d'une fonction gouvernementale (public function) et celle qui résulte
de l'implication ou de la participation gouvernementale dans une activité donnée101.
À l'égard des radiodiffuseurs, Lange écrit que les tribunaux américains ont envisagé
les contestations contre les radiodiffuseurs fondées sur des prétentions constitutionnelles avec
«a rather firm presumption against a finding of state action»102. Ainsi, en 1945, dans
McIntire c. William Penn Broadcasting Company of Philadelphia103, la Cour d'appel du
troisième circuit déclare simplement que le radiodiffuseur est une entité privée et, par
conséquent, non assujetti aux prescriptions du Premier Amendement. On ne discute pas de la
nature des fonctions accomplies par la station de radio, de l'implication gouvernementale
résultant de l'attribution d'une licence ou encore de la participation de l'organisme de
réglementation dans les gestes attaqués. Même assurance tranquille dans Massachusetts
Universalist Convention c. Hildreth & Rogers Co.104. Dans une décision confirmée en tous
points par la Cour d'appel de premier circuit en 1950, la Cour fédérale de district du
100
Rendell-Baker c. Kohn, 457 U.S. 830 (1982); Lugar c. Edmonston Oil Co., 457 U.S. 922 (1982);
Blum c. Yaretsky, 457 U.S. 991 (1982); Flagg Brothers Inc. c. Brooks, 436 U.S. 149 (1978);
Hudgens c. National Labor Relations Board, 424 U.S. 507 (1976); Jackson c. Metropolitan Edison
Co., 419 U.S. 345 (1974); Lloyd Co. c. Tanner, 407 U.S. 551 (1972); Moose Lodge No. 107 c.
Irvis, 407 U.S. 163 (1972); Evans c. Abney, 396 U.S. 435 (1970).
101
Cette dernière catégorie peut se manifester à travers une relation symbiotique entre le gouvernement et
un particulier. Elle résulte aussi parfois d'une relation d'interdépendance ayant pour effet d'accorder la
qualité d'action étatique aux actions privées. Enfin, elle découle parfois d'un lien étroit entre le
gouvernement et la conduite attaquée. Voir : Ruth WALDEN, «The Applicability of State Action
Doctrine to Private Broadcasters», (1985) 7 COMM/ENT L.J. 265.
102
David L. LANGE, «The Role of the Access Doctrine in the Regulation of the Mass Media : A
Critical Review and Assessment», (1973) 52 N.C. L. Rev 1.
103
151 F. 2d 597 (1945), infirmé par 327 U.S. 779 (1946).
104
87 F. Supp. 822 (1949), confirmé par 183 F. 2d 497 (1950).
4
Massachusetts rejette, en une phrase, les prétentions de la demanderesse fondées sur le
Premier Amendement!: «But this Amendment limits only the action of Congress or of
agencies of the federal government and not private corporations such as defendant here»105.
Dans les années subséquentes, on a assisté à un développement considérable de la
doctrine de l'action gouvernementale. S'appuyant sur les nombreux précédents ayant étendu,
dans une large mesure, la notion de state action, les plaideurs et les tribunaux américains ont
imaginé diverses façons de rattacher l'activité des radiodiffuseurs à l'action étatique106.
En 1971, dans Post c. Payton107, les requérants se plaignaient de la fermeture d'une
station de radio universitaire et du congédiement du directeur à la suite de la diffusion de
prétendues obscénités. On a tenté de rapprocher le mécanisme d'attribution de licences par les
autorités gouvernementales à celui par lequel les autorités postales accordent des autorisations
de distribuer le courrier aux entreprises privées. On alléguait que la livraison de courrier et la
radiodiffusion étaient des méthodes fonctionnellement équivalentes de dissémination de
l'information108. La Cour de district refusa toutefois d'y voir une action étatique étant donné
que le Congrès n'avait pas manifesté l'intention de faire de la radiodiffusion une activité devant
être accomplie par l'État.
On en arrivait au même résultat dans Smothers c. Columbia Broadcasting System
Inc.109 où les requérants se plaignaient de la décision d'un réseau ayant censuré leur
émission. Tout en reconnaissant la proximité de la relation entre la CBS et l'organisme de
réglementation, la Cour affirme que cela ne suffit pas à démontrer que l'entreprise effectue une
105
Id., 825.
106
R. WALDEN, loc. cit., note 101, 285.
107
323 F. Supp. 799 (1971).
108
Ce raisonnement s'appuyait sur la décision de la Cour suprême dans l'affaire Amalgamated Food
Employees Union Local 590 c. Logan Valley Plaza Inc., (précitée, note 99), où la Cour avait
assimilé un centre d'achat à une place publique ou à une rue publique. Le centre d'achat était, selon la
Cour suprême, l'équivalent fonctionnel de la rue.
109
351 F. Supp 622 (1972).
5
fonction qui devrait normalement être accomplie par l'État110. On ne saurait évidemment
s'étonner que les tribunaux américains n'aient pas vu, dans l'activité des radiodiffuseurs, de
l'action étatique dans la mesure où celle-ci se définit comme résultant de l'accomplissement,
par une partie privée, d'activités traditionnellement rattachées à la fonction gouvernementale.
On sait que la radio et la télévision ont toujours été principalement une activité privée aux
États-Unis111. On ne peut davantage considérer cette activité comme rattachée à la fonction
du gouvernement puisque l'histoire législative américaine sur les communications, à partir de
1934, ne montre aucune indication d'une intention de considérer la radiodiffusion comme étant
une activité ou une prérogative gouvernementale. La raison d'être du Communications Act de
1934 est notamment de «maintain the control of the United States over all the channels of
interstate and foreign radio transmission, and to provide for the use of such channels, but
not the ownership thereof, by persons for limited periods of time». Ruth Walden ajoute que!:
[...] both the legislative history of broadcast legislation and its
application and interpretation for more than fifty years indicate that
the maintenance-of-control language was designed primarily to
establish and justify federal power to regulate, not operate
broadcast stations.112
On peut sans doute voir là une différence significative avec la situation canadienne où
l'objectif avoué de la politique de radiodiffusion a été, au moins officiellement jusqu'en 1958,
de faire de cette activité le monopole d'une corporation publique.
Aux États-Unis, suite à l'arrêt Red Lion Broadcasting Co. c. Federal Communications
Commission113 qui reconnaissait le caractère rare des fréquences radioélectriques, on a cru
que cela pourrait donner ouverture à une qualification de l'activité des radiodiffuseurs comme
action étatique. Cette opinion se fondait sur la reconnaissance d'une sorte de responsabilité
110
Une telle analyse a de quoi surprendre selon R. WALDEN, loc. cit., note 101, qui fait remarquer que
dans Burton c. Wilmington Parking Authority (précité, note 99), la Cour suprême avait trouvé que
l'exploitation d'un restaurant suivant une concession de l'État équivalait à de l'action étatique.
111
Voir Sydney W. HEAD et Christopher H. STERLING, Broadcasting in America!: A Survey of
Television and Radio, 4e éd., Boston, Houghton Mifflin, 1982, p. 5.
112
R. WALDEN, loc. cit., note 101, p. 289.
113
Précité, note 34.
6
fiduciaire reconnue au radiodiffuseur, responsabilité fondée sur une certaine prééminence des
droits du public sur ceux des diffuseurs.
Toutefois, dans Columbia Broadcasting System Inc. c. Democratic National
Committee114, la Cour suprême a eu l'occasion de discuter plus longuement du statut
constitutionnel des radiodiffuseurs. Cet arrêt faisait suite au refus des radiodiffuseurs de
diffuser les messages éditoriaux des organisations requérantes. La Federal Communications
Commission rejeta les plaintes logées à la suite de ces refus. La Cour d'appel du district de
Columbia, dans Business Executives' Move for Vietnam Peace c. Federal Communications
Commission115 renversait la décision de l'organisme de réglementation, jugeant le refus
général de diffuser toute annonce éditoriale comme contraire au Premier Amendement. La
Cour allait même jusqu'à déclarer que l'action des radiodiffuseurs constituait de l'action
étatique. En renversant la décision, la Cour suprême donnait raison à la FCC et reconnaissait
que ni la loi ni la Constitution n'obligeaient les radiodiffuseurs à vendre du temps d'antenne
pour la diffusion de points de vues controversés. Quatre juges rejetaient l'application de la
doctrine du state action à l'activité des radiodiffuseurs. Dissident, le juge Brennan considérait
que les radiodiffuseurs faisaient de l'action gouvernementale pour quatre raisons: la nature
publique des fréquences, le statut spécial des radiodiffuseurs créé par l'État, l'imposante
réglementation des contenus par l'État fédéral et l'acquiescement explicite de la FCC à la
politique de l'entreprise de télévision, attaquée en l'espèce.
Pour sa part, le juge Burger, rendant la décision majoritaire, fondait son analyse sur les
notions d'indépendance et de discrétion journalistique. Ce qui différencie les radiodiffuseurs
des autres entités jouissant de concessions importantes de l'État, c'est le fait qu'il leur est
reconnue une importante marge de discrétion journalistique. Cette discrétion est incompatible
avec une conception de ces entreprises les assimilant à l'action étatique.
C'est manifestement cette notion de responsabilité éditoriale qui rend si difficile
l'application de la doctrine du state action aux radiodiffuseurs. Ruth Walden écrit à ce propos
que!:
Unable to reconcile the journalistic role and rights of broadcasters
with a theory that would subject journalistic decisions to
114
Précité, note 38.
115
450 F. 2d 642 (1971).
7
constitutional scrutiny and restraints, the judiciary has rejected
applicability of the state action theory [...]. To accomplish this,
Chief justice Burger and others have used what might be termed a
negative approach to symbiosis analysis. In essence, that approach
says that state action is not present because it should not be
present.116
Tout comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne117, les tribunaux canadiens ont
refusé de considérer que les radiodiffuseurs accomplissaient une activité gouvernementale.
C'est d'abord à l'occasion de l'analyse des activités d'entités exerçant des fonctions de nature
éditoriale comme les universités que la Cour suprême du Canada a été amenée à dégager des
critères permettant de déterminer si elles exercent des fonctions gouvernementales.
Ainsi dans Mc Kinney c. University of Guelph118, le juge La Forest conclut que les
universités jouissent d'une marge d'autonomie importante face aux instances
gouvernementales, ce qui empêche de conclure que ces entités exercent une fonction étatique.
Après avoir passé en revue le statut des universités ontariennes, il conclut que:
Légalement, le gouvernement n'a donc aucun pouvoir de régir les
universités même s'il voulait le faire. Bien que les universités,
comme d'autres organismes privés, soient assujetties à la
réglementation gouvernementale et dépendent en grande partie des
fonds publics, elles dirigent leurs propres affaires et répartissent
ces sommes ainsi que celles qui proviennent des frais de scolarité,
de fondations et d'autres sources119.
Le rapprochement avec les radiodiffuseurs et singulièrement les radiodiffuseurs
publics, porte à conclure que ces derniers jouissent d'une autonomie éditoriale comparable aux
institutions universitaires. Les radiodiffuseurs, même ceux qui sont financés par l'État, ne
116
R. WALDEN, loc. cit., note 101, 300 et 301.
117
Dans British Broadcasting Corporation v. Johns, [1965] Ch. 32, la Cour d'appel de Grande Bretagne
affirme que la radiodiffusion n'est pas «a province of government» et qu'en l'espèce, la British
Broadcasting Corporation ne pouvait prétendre, en tant qu'organisme indépendant, aux immunités de
la Couronne.
118
[1991] 13 C.H.R.R., D/ 171; voir aussi: Harrison c. University of British Columbia, [1991] 13
C.H.R.R., D/ 317; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1991] 13 C.H.R.R., D/ 337; Andrée
LAJOIE et Michèle GAMACHE, Droit de l'enseignement supérieur, Montréal, Éditions Thémis,
1990, pp. 246 et suiv.
119
Mc Kinney c. University of Guelph, précité, note 118, par. 41.
8
répondent de leurs décisions éditoriales que devant le CRTC et devant les tribunaux de droit
commun, non devant le gouvernement. Il est difficile de les considérer, à la lumière des critères
dégagés dans l'arrêt Mc Kinney, comme des entités dépendantes de la volonté
gouvernementale. L'autre motif avancé par le juge La Forest pour conclure que les institutions
universitaires ne participent pas de l'action gouvernementale est encore plus pertinent à la
situation des radiodiffuseurs au Canada. Le juge La Forest explique en effet que:
L'autonomie en droit des universités est entièrement étayée par leur
rôle traditionnel dans la société. Toute tentative du gouvernement
d'influencer les décisions des universités, particulièrement celles qui
concernent la nomination, la permanence et le renvoi de membres
du personnel enseignant, ferait l'objet d'une opposition acharnée de
la part des universités puisque cela pourrait conduire à des
violations de la liberté académique120.
Dans Société Radio-Canada c. La Reine, le juge Estey mentionne «la volonté du
Parlement de créer un service national de radiodiffusion qui ne soit pas soumis à l'influence
du milieu politique, y compris sans doute celle des pouvoirs exécutifs et législatifs, dans la
mesure où cette influence peut empiéter sur le bon fonctionnement apolitique de ce service
national de radiodiffusion»121.
Le juge Campbell de la Hight Court d'Ontario tire une conclusion conséquente avec un
tel statut d'indépendance dans Trieger c. Canadian Broadcasting Corp.122. Il écrit que:
The Canadian Charter of Rights and Freedoms applies
government action. It represents a curb on the power
government, not a fetter on the rights of organizations
individuals independent of government which do not exercise
functions of government.
to
of
or
the
It is not the function of government or indeed the courts to dictate
to the news media what they should report. The broadcasters are
exercising a function that is very central to the democratic process.
But it is a function that they perform quite independently of
government.
120
Id., par. 42.
121
Société Radio-Canada c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 339, 344.
122
(1988) 54 D.L.R. (4th) 143.
9
[...] By leaving broadcasters a wide individual discretion and
responsibility to ensure the fair treatment of issues, candidates and
parties during elections, the C.R.T.C. is emphasizing the editorial
freedom of broadcasters rather than delegating to them any power
of regulation123.
Le raisonnement de l'affaire Trieger a été appliqué dans d'autres décisions concernant
des demandes portées devant les tribunaux afin de contester une décision de programmation
d'un radiodiffuseur124. L'article 2(3) de la Loi sur la radiodiffusion commande à l'interprète
de lui donner un sens conforme à la liberté et à l'indépendance éditoriale de tous les
radiodiffuseurs. Il se lit comme suit:
L'interprétation et l'application de la présente loi doivent se faire de
manière compatible avec la liberté d'expression et l'indépendance
en matière de journalisme, de création et de programmation, dont
jouissent les entreprises de radiodiffusion.
À l'égard de la Société Radio-Canada, le juge Campbell dans l'arrêt Trieger vient à la
conclusion qu'elle est dans la même situation que les autres radiodiffuseurs en ce qui a trait à
ses décisions éditoriales. Tenant compte de l'examen des activités de la Société Radio-Canada
à la lumière des critères énoncés dans l'affaire Mc Kinney ainsi que de la décision Société
Radio-Canada c. La Reine de 1983, il conclut que:
[...] C.B.C, in discharging its parliamentary mandate as a
broadcaster, is in exactly the same position as any private
broadcaster. Whatever the application of the Charter may be to
other aspects of the C.B.C., its independence from government in
respect of its editorial decisions in its broadcast operations
suggests to me that it should perhaps not, in respect of those
editorial broadcasting decisions, be treated as if it were a
governmental organization subject to government control and
subject to the Charter through the instrumentality of s. 34
thereof.125.
123
Id., 147.
124
Voir: Natural Law Party of Canada c. Canadian Broadcasting Corporation, Cour Fédérale, Section de
première instance, no. T- 2319-93, 29 septembre 1993.
125
Trieger c. Canadian Broadcasting Corp., précité, note 122, 148. Voir aussi Elliot c. Canadian
Broadcasting Corp., Ont. Court of Justice, no. 93-CQ-39873 CP, 12 janvier 1994.
0
L'article 35(2) de la Loi sur la radiodiffusion de 1991 vient conforter encore plus cette
approche car le principe est expressément réitéré à la partie III de la Loi qui énonce le statut de
la Société. Dans National Party of Canada c. Canadian Broadcasting Corporation126, le
juge Berger de la Cour du Banc de la Reine d'Alberta fait remarquer que même après l'arrêt
Trieger, qui confirmait l'ampleur de la marge de liberté éditoriale de la Société Radio-Canada
sous le régime de la loi sur la radiodiffusion de 1968, le Parlement a mentionné en deux
endroits différents de la Loi sur la radiodiffusion de 1991 que celle-ci devait s'interpréter de
manière compatible avec la liberté éditoriale de Radio-Canada127. Il écrit:
Parliament in its wisdom enacted in 1991 specific provisions aimed
at protecting the journalistic, creative and programming
independence of the C.B.C. Parliament recognized that the
broadcast media must be free from government interference- a
touchstone of a democratic society128.
La fourniture d'un service de radiodiffusion répondant aux standards énoncés dans la
Loi sur la radiodiffusion129 peut difficilement être assimilée à une fonction gouvernementale.
Il y a dans la Loi sur la radiodiffusion une obligation d'informer et de critiquer de façon
équilibrée et diversifiée qui ne saurait être compatible avec la nature du gouvernement dans
notre régime démocratique. Par nature, le gouvernement doit prendre des décisions et
assumer la responsabilité de celles-ci aussi bien devant le Parlement que devant l'opinion
publique. Certes, le gouvernement a le devoir d'informer la population sur les mesures qu'il
prend. On ne saurait toutefois s'attendre à ce qu'il assume cette tâche d'information selon les
standards d'objectivité journalistique ou qu'il s'emploie à critiquer de façon crédible les
mesures qu'il a prises.
À la différence des autres entités jouissant de concessions importantes de l'État, les
radiodiffuseurs, qu'ils soient privés ou publics, se voient reconnaître une importante marge de
126
Alberta Court of Queen's Bench, no. 9303-18257, 23 septembre 1993.
127
En plus de l'article 35(2) de la Loi sur la radiodiffusion de 1991, l'article 52(1) précise que les
dispositions financières prévues aux articles 53 à 70 n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté
d'expression ou à l'indépendance en matière de journalisme, de création ou de programmation dont
jouit la Société Radio-Canada dans la réalisation de sa mission et l'exercice de ses pouvoirs.
128
National Party of Canada c. Canadian Broadcasting Corp., précité, note 126, 10.
129
Loi sur la radiodiffusion, précitée, note 7, art. 3.
1
discrétion journalistique. Une telle discrétion est incompatible avec une conception de ces
entreprises les assimilant à des émanations de l'État ou comme des entités exerçant une action
étatique.
***
Le caractère public des fréquences repose sur le postulat de leur rareté. Un tel postulat
a été perçu comme une assise solide des régimes réglementaires de la radio et de la télévision.
Cette conception traditionnelle a été passablement ébranlée au cours des trente dernières
années. C'est sans doute pour cela que l'on voit poindre une tendance à fonder le caractère
public des fréquences sur d'autres postulats que celui de leur rareté.
Conjugué avec le principe de la liberté d'expression, le caractère public des fréquences
ne va pas jusqu'à engendrer, pour les radiodiffuseurs, un statut qui reviendrait à leur imputer
une implication dans une action gouvernementale. Cela n'empêche cependant pas le principe
du caractère public des fréquences de constituer un important fondement à la réglementation
de la radio et de la télévision en ce qu'elle continue de tenir lieu de justification centrale au
régime particulier de la liberté d'expression dans les médias audiovisuels.