LE CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES COMME LIMITE À LA LIBERTÉ D'EXPRESSION Pierre Trudel et France Abran (1995) 4 Media and Communications L.R., 219-258. 1. LE SPECTRE DES FRÉQUENCES RADIOÉLECTRIQUES...............................................3 2. LE CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES ..............................................................8 3. 2.1 La rareté des fréquences ..............................................................................10 2.2 La protection de la souveraineté nationale....................................................19 LES CONSÉQUENCES DU CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES ........................22 3.1 Le caractère public des fréquences comme fondement de la réglementation de la radio et de la télévision ................................................26 3.2 Usages des fréquences publiques et action étatique.....................................32 LE CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES COMME LIMITE À LA LIBERTÉ D'EXPRESSION* Par Pierre Trudel** et France Abran*** Dans les pays occidentaux, la liberté des médias de radio et de télévision est envisagée de façon différente de celle qui est reconnue aux autres médias de communication, particulièrement des médias écrits1. Les textes internationaux proclamant la liberté d'expression reconnaissent la possibilité d'un traitement différent pour les médias électroniques et le droit des États à assujettir l'accès à l'usage des fréquences de radiodiffusion à un régime d'autorisation préalable, ce qui est impensable à l'égard de la presse écrite. Ainsi, l'article 10 de la Convention européenne des droits énonce que l'affirmation de la liberté d'expression n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion à * Cette étude s'inscrit dans le cadre d'un projet de recherche entrepris au Centre de recherche en droit public sur les droits fondamentaux de l'information. Le projet a reçu l'appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, du Fonds Marcel Faribault de l'Université de Montréal et de la Fondation du Barreau du Québec. Les auteurs tiennent à remercier Me Marie-Philippe Bouchard de la Société Radio-Canada pour ses commentaires d'une version antérieure de ce texte. ** Professeur au Centre de recherche en droit public, Faculté de droit, Université de Montréal, membre du Barreau du Québec. *** Avocate, agente de recherche au Centre de recherche en droit public, Université de Montréal. 1 François JONGEN, «La liberté d'expression dans l'audiovisuel: liberté limitée, organisée et surveillée» (1993) Rev. trim.dr.h. 95-117; Maguelonne DEJEANT-PONS, «La jurisprudence en matière de liberté d'expression audiovisuelle dans le cadre de la Convention européenne des droits de l'homme», dans Charles DEBBASCH et Claude GUEYDAN, La régulation de la liberté de la communication audiovisuelle, Paris, Économica, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1991, 285328; Albert NAMUROIS, «Aspects du droit de la radio et de la télévision dans le monde, en rapport avec la liberté d'expression», (mai 1980) 27 Études de radio-télévision 1-42; Marc FALLON, «La radio et la télévision face au juge européen», (1987) 47 Annales de droit de Louvain, 153; Sydney W. HEAD, World Broadcasting Systems - A comparative Analysis, Belmont, Wadsworth, 1985, p. 377 et suiv.; Donald R. BROWNE, Comparing Broadcast Systems, Ames, Iowa State University Press, 1989. un régime d'autorisation2. Toutefois, comme le souligne Roger Pinto, le régime alors établi doit respecter la liberté d'expression3. Il incombe en effet à l'État qui établit un régime d'autorisation préalable de garantir que les droits reconnus à l'article 10 de la Convention continueront d'être protégés4. Au Canada, la liberté d'expression et la liberté de la presse et des autres moyens de communication sont énoncées à l'article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés5. L'activité expressive est la raison d'être des médias de radio et de télévision. Il est donc certain que leur activité relève, en principe, du champ protégé de la liberté d'expression. Il est toutefois nécessaire d'analyser les raisons qui justifient de traiter ces médias de manière différente des médias écrits. Les règles de droit encadrant le déroulement des échanges d'information doivent reposer sur des justifications. L'intervention de l'État ne va pas de soi en matière d'information. Les représentations de la réalité que se font les acteurs et les décideurs et les impératifs dictés par les inquiétudes se développant à diverses époques au sein de ce qu'il est convenu d'appeler «l'opinion publique» jouent assurément un rôle majeur dans l'émergence et la cristallisation de rationalités perçues comme autant de motifs légitimes pour intervenir à l'égard d'une question. On explique souvent par la crainte que les médias électroniques inspiraient aux dirigeants et aux élites lors de leur avènement au début du siècle, la mise en place de régimes de contrôle de leurs activités fort différents de ceux qui existaient pour contrôler les médias sur support papier. C'est ainsi que le caractère public des fréquences constitue l'une des principales rationalités constituant l'assise des régimes réglementaires des activités de radio et de télévision dans la plupart des pays. 2 Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, (1955) 213 R.T.N.U. 221, reproduite dans André MOREL, Code des droits et libertés, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1989, p. 323. 3 Roger PINTO, La liberté d'information et d'opinion en droit international, coll. «Études juridiques comparatives internationales», Paris, Economica, 1984, p. 211. 4 M. FALLON, loc. cit., note 1. 5 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U., c. 11)]. On a généralement considéré que les activités de radiodiffusion supposent, à la différence des médias écrits, l'usage d'une ressource jugée rare, soit les fréquences radioélectriques, qui sont réputées constituer une propriété publique. En outre, le caractère intrusif des médias de radiodiffusion et la plus grande capacité de persuasion qu'on leur prête ont aussi été invoqués afin de justifier le traitement particulier de ces médias au plan de la liberté d'expression6. Au Canada, l'article 3 (1)b) de la Loi sur la radiodiffusion 7 proclame que les fréquences radioélectriques utilisées pour la radiodiffusion ont un caractère public; il déclare que: le système canadien de radiodiffusion, composé d'éléments publics, privés et communautaires, utilise des fréquences qui sont du domaine public et offre, par sa programmation essentiellement en français et en anglais, un service public essentiel pour le maintien et la valorisation de l'identité nationale et de la souveraineté culturelle. Le principe du caractère public des fréquences fait partie de ceux qui sont les plus souvent invoqués afin de justifier le statut particulier de la radiodiffusion eu égard aux garanties constitutionnelles de la liberté d'expression. Il importe d'en faire un examen plus approfondi. Cet article veut élucider deux questions: pourquoi les fréquences vouées à la radiodiffusion sont-elles déclarées faire partie du domaine public et quelles sont les conséquences de cette détermination au plan de la liberté constitutionnelle de la presse et des autres moyens de communication? Avant tout, il est nécessaire de préciser ce que représente le spectre des fréquences radioélectriques comme ressource servant aux activités expressives. 1. LE SPECTRE DES FRÉQUENCES RADIOÉLECTRIQUES La plupart des émissions de radio et de télévision ont lieu grâce à l'utilisation du spectre des fréquences radioélectriques. Il en est de même d'un grand nombre d'autres 6 Pierre TRUDEL et France ABRAN, Droit de la radio et de la télévision, Montréal, Éditions Thémis, 1991, p. 153 et suiv.; Anne C. EVANS,«An Examination of the Theories justifying Content Regulation of the Electronic Media», (1979) 30 Syracuse L. R. 871, 883-884. 7 L.C. 1991, c. 11 modifiée par L.C. 1993, c. 38, art. 81 et 82. activités. C'est en effet au moyen d'ondes radios, porteuses des signaux des images et des sons, que se transmettent les émissions. Les ondes résultent de l'accélération de charges électriques engendrant une perturbation du champ électromagnétique. Une telle perturbation et le rayonnement qui en résulte se présentent sous forme d'ondes électromagnétiques. L'émission d'un rayonnement électromagnétique engendre une vibration du champ électrique et du champ magnétique de l'atmosphère terrestre. Ces vibrations rendent possible la propagation de l'onde porteuse. En modulant la fréquence, l'amplitude ou l'impulsion de l'onde porteuse, on peut lui faire transporter des messages susceptibles d'être décodés par un équipement de réception approprié. La qualité de la transmission et la portée des ondes dépendent en outre d'un ensemble de phénomènes physiques comme l'interférence, la réflexion, la réfraction8. Ces phénomènes composent un milieu dans lequel se propagent les ondes; ce milieu constitue le spectre des fréquences radioélectriques. Comme c'est un milieu commun à une pluralité d'utilisateurs, il est nécessaire de prévoir des modes de répartition des possibilités qu'il offre. Le spectre radioélectrique est la partie du spectre électromagnétique s'étendant des ondes radioélectriques les plus longues qui soient connues jusqu'aux rayons cosmiques les plus courts. Les ondes se caractérisent en effet par leur fréquence et leur longueur. On mesure la fréquence en cycles ou périodes par seconde, un cycle par seconde constituant une unité de mesure appelée hertz. Ainsi, le kilohertz (KHz) vaut 1!000 cycles par seconde, le mégahertz (MHz) vaut 1!000 kilohertz par seconde, le gigahertz (GHz) vaut 1!000 mégahertz par seconde et le tétrahertz (THz) vaut 1!000 gigahertz par seconde. Théoriquement, le spectre radioélectrique a une étendue de 3 THz mais il n'est pas, à ce jour, possible d'exploiter la totalité des fréquences disponibles. L'essor technologique, poussé par la demande accrue de services de télécommunications, a permis de rendre économiquement utilisables des bandes de fréquences encore inaccessibles à des époques relativement récentes. La portion planifiée du spectre se situe entre 9 KHz et 275 GHz. À la faveur des progrès technologiques, l'utilisation des fréquences jadis inutilisables devient de plus en plus envisageable. Le partage du spectre entre les utilisations et les utilisateurs a lieu suivant un processus en trois étapes. L'attribution et l'allotissement sont des processus par lesquels on planifie les usages du spectre, et l'assignation, celui où on partage ultimement le spectre. 8 Maria-Ligia ISFAN, Le spectre de fréquences des ondes radioélectriques et son utilisation au Québec, Québec, Ministère des Communications Québec, 1983, p. 5. Dans le cadre du processus d'attribution9, le spectre a été subdivisé en huit bandes de fréquences ayant chacune leurs caractéristiques propres. Il s'agit des fréquences très basses (VLF), basses (LF), moyennes (MF), hautes (HF), très hautes (VHF), ultra hautes (UHF), super hautes (SHF) et extrêmement hautes (EHF). Chacune de ces bandes est à son tour subdivisée en sous-bandes par type de services et chaque sous-bande en voies. La même bande peut être attribuée à plusieurs services lorsque ces types de services ne présentent pas de danger d'interférence. Dans ces situations, on spécifie des règles de priorité et des mécanismes de protection contre les interférences. L'allotissement10 désigne l'affectation de voies à des zones de service en tenant compte de la portée des ondes respectives. L'assignation11 est une étape d'exploitation, c'est le stade ultime du partage du spectre. On y détermine qu'une voie bien spécifique est assignée à une station émettrice, et une licence d'exploitation est émise. Une voie peut être utilisée par un seul utilisateur!– l'on parlera alors de répartition horizontale des fréquences!– ou cette voie peut être partagée entre plusieurs utilisateurs!– il y a alors répartition verticale des fréquences. Considéré en tant que ressource physique utilisable, le spectre radioélectrique comporte des caractéristiques singulières. Ce sont ces caractéristiques qui ont, traditionnellement, justifié le type de réglementation publique s'y appliquant. Le spectre, contrairement à d'autres ressources, n'a de valeur que s'il est utilisé par plus d'un usager à la fois. Si seul un émetteur fait usage du spectre, sans qu'il y ait un récepteur, l'émission est sans 9 «Attribution (d'une bande de fréquences)» signifie!: «Inscription dans le Tableau d'attribution des bandes de fréquences, d'une bande de fréquences déterminées, aux fins de son utilisation par un ou plusieurs services de radiocommunication de Terre ou spatiale, ou par le service de radioastronomie , dans des conditions spécifiées. Ce terme s'applique également à la bande de fréquences considérée.» aux termes du Règlement des radiocommunications, Genève, Secrétariat général de l'UIT, 1982, art. 1.2.1. 10 «Allotissement (d'une fréquence ou d'un canal radioélectrique)» signifie!: «Inscription d'un canal donné dans un plan adopté par une conférence compétente, aux fins de son utilisation par une ou plusieurs administrations pour un service de radiocommunication de Terre ou spatiale, dans un ou plusieurs pays ou zones géographiques déterminés et selon des conditions spécifiées.» Règlement des radiocommunications, Id., art. 1.2.2. 11 «Assignation (d'une fréquence ou d'un canal radioélectrique)» signifie!: «Autorisation donnée par une administration pour l'utilisation par une station radioélectrique d'une fréquence ou d'un canal radioélectrique déterminé selon les conditions spécifiées», Règlement des radiocommunications, Id., art. 1.2.3. valeur car elle n'est pas reçue. On en déduit souvent la nécessité de prendre en considération l'émetteur et le récepteur lorsqu'on s'intéresse à l'utilisation du spectre. En tant que ressource, le spectre est renouvelable et non consomptible. Cependant, le seul fait de son utilisation est susceptible d'engendrer des interférences. La détermination précise des usages du spectre est difficile, car en raison des interférences, il est impossible de s'assurer qu'un utilisateur puisse jouir de façon exclusive d'une portion du spectre. Les caractéristiques physiques du spectre contribuent également à en faire un phénomène unique. Ainsi, en termes d'espace, deux utilisateurs peuvent transmettre sur la même fréquence, à condition d'être suffisamment éloignés l'un de l'autre. Ils occupent alors des portions différentes du spectre, non plus en termes de fréquence, mais en termes d'espace. Le spectre peut donc faire l'objet d'un deuxième type de partage, fondé sur l'espace. Le spectre est disponible en tout temps. Toute fréquence inutilisée pendant un certain temps est perdue. On peut donc envisager l'utilisation partagée selon le temps d'utilisation. La réglementation publique du spectre est souvent présentée comme un corollaire de ses particularités intrinsèques. Elle repose sur le partage du spectre en bandes regroupant des fréquences possédant des caractéristiques semblables et sur la détermination des services ou des usages autorisés sur des bandes ou parties de bandes. La réglementation comporte aussi des normes destinées à prévenir les interférences, c'est-à-dire l'émission simultanée sur une même fréquence, rendant ainsi la communication impossible. Ces normes sont souvent exprimées sous la forme de standards techniques. Dans la plupart des pays occidentaux, le spectre a un statut de propriété publique. Il en résulte que son utilisation ne peut être faite que suivant une autorisation de l'État. La distribution des autorisations d'utiliser des parties du spectre, à titre exclusif ou non, constitue la manifestation la plus tangible de la réglementation relative au spectre. Par un régime de permis, les autorités publiques accordent des permissions de faire usage du spectre des fréquences radioélectriques. Cette autorisation peut être assortie d'exigences variables suivant les usages auxquels la fréquence sera utilisée12. Très fréquemment, ces autorisations sont révocables. Au Canada, la Loi sur la radiocommunication13 régit l'aspect technique du système et confère au ministère des Communications tous les pouvoirs nécessaires à la planification, la construction et l'exploitation de l'équipement de la radiodiffusion, et à l'exploitation d'un réseau situé en tout ou en partie au Canada. Les entreprises de radiodiffusion doivent se procurer un certificat d’approbation technique à l’égard des appareils radio qu’elles utilisent14. La Loi sur la radiodiffusion énonce les principes généraux sous-tendant la politique canadienne de la radiodiffusion15, attribue à un organisme de réglementation, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes [CRTC]16, le rôle et les pouvoirs nécessaires afin de surveiller et de réglementer les entreprises de radiodiffusion17 de façon à 12 M.-L. ISFAN, op. cit., note 8. Sur cette question, voir aussi!: D.M. LEIVE, «Regulating the Use of the Radio Spectrum», (1970) 5 Stanford J. of Int. Studies 21; Harvey J. LEVIN, The Invisible Resource!: Use and Regulation of the Radio Spectrum, Baltimore, John Hopkins Press, 1971; CANADA, MINISTÈRE DES COMMUNICATIONS, The Spectrum-Le spectre, s.d., s.l., 23 p; Paul BEKE, «The Efficient Use of Radio Frequency Spectrum and the Public Good», (1991) 2 M.C.L.R. 1. 13 [anciennement appelée Loi sur la radio], L.R.C. 1985, c. R-2, modifiée par c. 27 (1er supp.), art. 203; c.!4 (3e supp.), art. 1; c. 22 (4e supp.), art. 79; L.C. 1989, c. 17, art. 1 à 7; L.C. 1991, c. 11, art. 81 à 85; L.C. 1992, c. 47, art. 84, ann. art. 14, L.C. 1993, c. 38, art. 91 et 92 et L.C. 1993, c. 40, art. 23 à 26. 14 Le CRTC émet une licence de radiodiffusion à une entreprise que si la requérante a obtenu un certificat de radiodiffusion auprès du ministère des Communications. Cette exigence vise à éviter le brouillage nuisible entre les stations et permet d'assurer la sécurité des installations de chacune des stations. 15 Loi sur la radiodiffusion, précitée, note 7, art 3. 16 Cet organisme, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes a vu son statut considérablement modifié en 1975 lorsqu'il a acquis compétence à l'égard des entreprises de télécommunications relevant de la compétence fédérale. Voir Loi sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, S.C. 1974-75-76, c. 49. Sur la structure et le fonctionnement du Conseil voir: Marie-Philippe BOUCHARD, Michèle GAMACHE et Mireille BEAUDET, La réglementation des entreprises de radiodiffusion par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, Rapport préparé pour le Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, Montréal, Centre de recherche en droit public, mars 1986, pp. 11 à 81. 17 Loi sur la radiodiffusion, précitée, note 7, art 5. mettre en oeuvre cette politique de radiodiffusion. Enfin, la loi énonce le statut du service public national de radiodiffusion, dont la responsabilité revient à la Société Radio-Canada18. Dans sa mission de mettre en oeuvre la politique canadienne de radiodiffusion, le CRTC se voit accorder par la loi les pouvoirs de faire des règlements19 et d'énoncer les conditions auxquelles sera soumise toute titulaire de licence d'exploitation d'entreprise de radio ou de télévision20. Le CRTC possède également des pouvoirs d'enquête, notamment sur des plaintes relativement à toute question relevant de ses pouvoirs et celui d'émettre des ordonnances21. 2. LE CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES Le Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion mentionne dans son rapport que «dans tous les pays du monde[...], les fréquences radioélectriques utilisées pour la radiodiffusion sont réputées faire partie du domaine public»22. D'ailleurs, on ne connaît pas de pays ayant choisi de développer un modèle d'allocation des fréquences radioélectriques reposant sur l'attribution de droits de propriété privée. Bien plus, Sydney Head rappelle que les autorités gouvernementales ont le monopole des ondes dans la majorité des pays23. Les droits d'utiliser les fréquences sont donc, dans la plupart des pays occidentaux24, déterminés grâce à un mécanisme d'autorisation de l'État. Les raisons pour lesquelles les fréquences sont considérées faire partie du domaine public peuvent varier. Classiquement, on invoque la «rareté» des fréquences pour justifier les 18 Id., art. 35 et suiv. 19 Id., art. 10. 20 Id., art. 9. 21 Id., art. 12. 22 Rapport du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, Ottawa, Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1986, p. 160. 23 Sydney W. HEAD, World Broadcasting Systems : A Comparative Analysis, Belmont, Walsworth Publishing, 1985, p. 59. 24 Id., p. 57 et suiv. mécanismes publics de répartition. Il y a aussi d'autres motifs, plus clairement politiques, qui justifient de conférer un caractère public à cette ressource. C'est ainsi qu'on a vu les analystes invoquer l'impact spécial de la radiodiffusion ou le caractère intrusif de ces médias qui entrent dans les salons de la nation et sont directement accessibles, même à ceux qui ne savent pas lire25. Aux États-Unis, il est admis que les médias de radiodiffusion, en raison de leurs caractéristiques propres, peuvent être considérés différemment des autres médias à l'égard des garanties constitutionnelles de la liberté d'expression26. C'est principalement autour de la rareté des fréquences de radiodiffusion que se sont élaborés les raisonnements judiciaires concluant que la réglementation de la radiodiffusion était en accord avec les garanties du Premier Amendement. Au Canada, cet argument est parfois invoqué, bien que les tribunaux n'aient jamais eu l'occasion de l'analyser. Il ressort cependant de l'histoire de la réglementation 25 Voir: Federal Communications Commission c. Pacifica Foundation, 438 U.S. 726 (1978); P. William PARISH, «Communications Law – Broadcasting Indecent But Not Obscene Language – When the FCC finds that a pig has entered the parlor during times of the day when children are in the audience, the exercise of its regulatory power does not depend on proof that the pig is obscene. FCC v. Pacifica Foundation, 438 U.S. 726 (1978)», (1979) 57 University of Detroit Journal of Urban Law 95, 121; voir aussi!: James C. HSIUNG, «Indecent Broadcast!: An Assessement of Pacifica's Impact», (1987) Communications and the Law 41. 26 Pour mieux cerner la nature et la portée de certains droits désormais garantis dans les textes constitutionnels, le recours aux analyses et aux précédents américains peut s'avérer fort utile. Il est clair que ces précédents n'ont aucunement valeur liante en droit canadien; les législations américaines sont souvent passablement différentes de celles qui prévalent au Canada. Aussi, ces précédents ne sont jamais utilisés afin de prescrire ce qui est ou ce qui devrait être. Ils servent surtout comme indices de la manière dont se définissent les droits fondamentaux ayant valeur supra-légale. Dans R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, la Cour suprême indique la mesure dans laquelle il est de bon aloi d'avoir recours aux précédents américains. Le juge en chef Dickson (telle était alors sa fonction) note qu'!: aux États-Unis, un ensemble de droits fondamentaux bénéficie d'une protection constitutionnelle depuis plus de deux cents ans. Il en résulte donc une immense expérience pratique et théorique dont les tribunaux canadiens ne devraient pas faire abstraction. Par ailleurs, nous devons examiner le droit constitutionnel américain d'un oeil critique [...]. Le juge L'Heureux-Dubé, dans la décision Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, écrit qu'«il peut être utile de se pencher sur l'expérience américaine, non pas en vue d'appliquer aveuglément leurs décisions, mais plutôt pour tirer profit d'un processus dont elles sont le fruit.» C'est donc afin de dégager les principe applicables à la détermination du caractère public des fréquences utilisées pour la radio et la télévision que nous ferons appel aux analyses proposées par les décisions judiciaires et la doctrine américaines. Ces précédents ne sont pas utilisés comme s'ils correspondaient à l'état du droit en contexte canadien. Ils aident plutôt à cerner les tenants et aboutissants de certains droits et certaines notions en droit canadien. 0 de la radiodiffusion canadienne que celle-ci n'a pas puisé ses justifications que dans la rareté des fréquences; la nécessité d'assurer la protection de la souveraineté nationale a été identifiée comme le motif principal de l'intervention de l'État en ces matières. 2.1 La rareté des fréquences L'arrêt National Broadcasting Co. c. United States27 a été la première affaire d'importance où la Cour suprême des États-Unis devait se prononcer sur les rapports entre le Premier Amendement et la radiodiffusion. La Cour a décidé qu'il n'existait pas un droit constitutionnel d'obtenir une autorisation d'utiliser les fréquences radioélectriques ni de se préserver un monopole sur celles-ci. Par conséquent, le fait qu'une législation dénie le droit d'obtenir une licence de radiodiffusion n'est pas considéré, en soi, comme une négation de la liberté d'expression. En l'espèce, la cour a maintenu une décision de la Federal Communications Commission (FCC) qui, appliquant le standard de l'intérêt public énoncé dans le Communications Act, s'était fondée sur les types de programmes qui seraient diffusés par une entreprise sollicitant une licence de radiodiffusion. Le rôle de l'organisme de réglementation ne se limite pas seulement à celui d'«agent de la circulation», écrit la Cour suprême. Le mécanisme d'autorisation et de contrôle des contenus mis sur pied par la loi fédérale américaine est jugé compatible avec la Constitution. Le juge Frankfurter de la Cour suprême écrit au sujet de la loi américaine!: The Act itself establishes that the Commission's powers are not limited to the engineering and technical aspects of regulation of radio communication. Yet we are asked to regard the Commission as a kind of traffic officer, policing the wave lenghs to prevent stations from interfering with each other. But the Act does not restrict the Commission merely to supervision of the traffic. It puts upon the Commission the burden of determining the composition of that traffic. The facilities of radio are not large enough to accomodate all who wish to use them. Methods must be devised for choosing among the many who apply. And since Congress itself could not do this, it commited the task to the Commission.28 Cette analyse repose fondamentalement sur l'idée de rareté. Les contrôles étatiques sur l'usage des fréquences sont jugés compatibles avec la garantie constitutionnelle de la 27 319 U.S. 190 (1943). 28 Id., 215. 1 liberté d'expression en raison de la rareté des fréquences. C'est au nom de cette rareté que la doctrine et la jurisprudence américaines justifient l'application de standards différents pour la presse électronique et pour la presse écrite. Murray J. Rossini écrit à cet égard que!: The spectrum scarcity doctrine constitutionally justifies extensive governmental regulation of the broadcast media. The doctrine first adopted by the Supreme court in 1933 and recently perpetuated in 1984 assumes that an absence of regulation would result in a crowded chaos of signals within the limited electromagnetic spectrum. The doctrine further assumes that regulation of the electromagnetic spectrum ensures that the few recipients of broadcast licenses will use this scarce national resource in the public interest.29 Aux États-Unis, sans cette justification fondée sur la rareté des fréquences, beaucoup de mesures réglementaires s'appliquant à la radiodiffusion seraient jugées incompatibles avec le Premier Amendement. Le principe suivant lequel chaque média doit être examiné en tenant compte de ses caractères propres, aux fins de déterminer la protection que lui reconnaît le Premier Amendement, est exprimé avec constance dans la jurisprudence de la Cour suprême américaine30. Il n'est donc pas surprenant que la radiodiffusion ait été envisagée de façon différente de la presse écrite par les instances judiciaires américaines31. Si, en raison du caractère public des fréquences, la liberté d'expression reconnue aux radiodiffuseurs est sensiblement plus limitée que celle que l'on reconnaît traditionnellement aux médias imprimés, le principe de base demeure: les détenteurs de licence de radiodiffusion jouissent en principe d'une liberté éditoriale, même si elle est plus limitée que celle qui est reconnue aux médias imprimés. 29 Murray J. ROSSINI, «The Spectrum Scarcity Doctrine!: A Constitutional Anachronism», (1985) 39 Southwestern L. J. 827. 30 United States c. Paramount, 334 U.S. 131 (1948); Southeastern Promotions Ltd. c. Conrad, 420 U.S. 546 (1975); Metromedia Inc. c. City of San Diego, 453 U.S. 490 (1981); Kovacs c. Cooper, 336 U.S. 77 (1949); City of Los Angeles c. Preferred Communications Inc., 476 U.S. 488 (1986). 31 Joseph Burstyn c. Wilson, 343 U.S. 495 (1952), 503. 2 Aussi importante que soit la liberté d'expression du radiodiffuseur, elle ne va pas jusqu'à lui permettre de supprimer complètement celle des autres32. De plus, les cours ont reconnu au Congrès le droit d'établir un régime de licences de radiodiffusion et, éventuellement, d'en autoriser le retrait33. Tous ces principes étaient déjà bien établis lorsque la Cour suprême a rendu sa décision fondamentale en matière de réglementation de la radiodiffusion dans Red Lion Broadcasting c. Federal Communications Commission34. Dans cette affaire, l'entreprise Red Lion contestait la validité des règles établies par la FCC, connues sous le vocable de «doctrine de l'équité» (fairness doctrine), qui accordent un certain droit de réponse aux candidats à des fonctions électives. Ces règles exigeaient de plus que les radiodiffuseurs s'assurent de présenter des émissions où les questions d'intérêt public seraient adéquatement discutées en laissant aux tenants de points de vue divers la possibilité de s'exprimer. Pour évaluer la constitutionnalité de ces règles, la Cour a dû se pencher une fois de plus sur les raisons qui justifient le traitement différent des médias de radiodiffusion à l'égard du Premier Amendement puisqu'à l'égard des médias écrits, de telles règles auraient été beaucoup moins susceptibles d'être jugées compatibles avec la liberté d'expression. S'exprimant pour la majorité de la Cour, le juge White fait valoir que l'utilisation du spectre des fréquences serait virtuellement impossible sans intervention gouvernementale. Comme il y a plus d'utilisateurs potentiels que de fréquences disponibles, il n'est pas possible, selon le juge, de reconnaître une liberté d'expression en matière de radiodiffusion qui serait comparable à celle reconnue aux médias écrits. Le coeur de son argument tient en ceci!: Because of the scarcity of radio frequencies, the Government is permitted to put restraints on licensees in favor of others whose views should be expressed on this unique medium. But the people as a whole retain their interest in free speech and their collective right to have the medium function consistently with the ends and purposes of the First Amendment. It is the right of the viewers and listeners, not the right of the broadcasters, which is paramount. [...] It is the purpose of the First Amendment to preserve an uninhibited marketplace of ideas in which truth countenance monopolization of that market whether it be by the Government itself or a private licensee. [...] It is the right of the public to receive 32 Associated Press c. United States, 326 U.S. 1 (1945). 33 Federal Radio Commission c. Nelson Bros., Bond & Mortgage Co., 289 U.S. 266 (1933). 34 395 U.S. 367 (1969). 3 suitable access to social, political, esthetic, moral and other ideas and experiences which is crucial here.35 L'arrêt Red Lion met l'accent sur les droits du public, à la lumière desquels on délimite ceux des radiodiffuseurs. Ces derniers sont des fiduciaires du public et doivent utiliser les fréquences qui leur sont confiées dans un sens compatible avec l'intérêt public. Cette analyse de la Cour a donné naissance à la théorie suivant laquelle les radiodiffuseurs sont en quelque sorte des «fiduciaires» du public et doivent ajuster leur comportement en conséquence. Il ne s'agit pas d'affirmer que les radiodiffuseurs sont dépourvus de la liberté d'expression. Le raisonnement de l'arrêt Red Lion est plutôt axé vers la reconnaissance de limites à la liberté d'expression des détenteurs du droit d'utiliser les ondes. Ceux-ci ne peuvent agir sans tenir compte de ce que la Cour désigne comme étant «les droits du public» et des autres personnes qui n'ont pas la possibilité de faire usage des fréquences radioélectriques36. La Cour suprême a aussi fait valoir l'argument suivant lequel les règles attaquées dans l'arrêt Red Lion, soit la doctrine de l'équité développée par la FCC pendant quatre décennies, visaient à accroître les possibilités d'expression plutôt que de les réduire. Cet argument a été vivement contesté37. La Cour suprême des États-Unis a réaffirmé les principes de l'arrêt Red Lion en 1973 dans sa décision Columbia Broadcasting System Inc. c. Democratic National Committee38, en 1981 dans Columbia Broadcasting System c. Federal Communications Commission39 et, 35 Id., 390. Voir aussi!: Grace WESCOTT, «Broadcast Regulation and the Canadian Charter of Rights», dans LAW SOCIETY OF UPPER CANADA, Communications Law Conference, Programs Materials, April 18th & 19th, 1986, Toronto, Law Society of Upper Canada, 1986, p. D12. 36 Paul SLANSKY, «Program Regulation and the Freedom of Expression!: Red Lion's Alive and Well in Canada?», (1985) 9 Canada!– United States L. J. 81, 88. 37 Voir parmi les nombreux textes pourfendant la doctrine de l'équité: Thomas G. KRATTENMAKER et L.A. POWE Jr., «The Fairness Doctrine Today!: A Constitutional Curiosity and an Impossible Dream», (1985) Duke L.J. 151. 38 412 U.S. 94 (1973). 39 453 U.S. 367 (1981). 4 en 1984 dans l'arrêt Federal Communications Commission c. League of Women Voters of California40. En 1987, la FCC décidait de ne plus surveiller les activités des radiodiffuseurs au titre de la doctrine de l'équité41; l'organisme optait pour une approche reposant sur les mécanismes du marché pour assurer la diversité et le traitement équitable des questions d'intérêt public42. Aux États-Unis, l'on a vu apparaître au cours des vingt dernières années un mouvement de contestation de cette rationalité de la rareté des fréquences43. Fondamentalement, les critiques font valoir que les fréquences ne sont pas plus rares que d'autres biens ou encore que cette rareté est toute relative quand elle n'est pas tout simplement le fruit du régime réglementaire appliqué à la gestion du spectre des fréquences44. Lorsqu'on invoque que le spectre est une ressource rare, de quelle rareté veut-on faire état? Il y a au premier chef celle résultant du fait qu'il est impossible pour plusieurs émetteurs de diffuser en même temps sur la même fréquence, dans une région déterminée, sans causer d'interférences intolérables. On ne peut en effet capter des informations au moyen d'un appareil récepteur si plus d'un émetteur utilisent la même fréquence. Ce phénomène, appelé rareté technologique statique45, est invoqué pour justifier les régimes administratifs d'attribution des fréquences que nous connaissons. L'on a fait valoir que les inconvénients engendrés par cette forme de rareté de la ressource du spectre ne lui sont pas propres. L'argument vaut également, au plan théorique, pour le papier. S'il est certain que, dans une période donnée, deux radiodiffuseurs ne peuvent diffuser sur la même fréquence, cela est aussi vrai pour le papier. Si deux personnes écrivent sur la même page de papier, les deux messages pourront être embrouillés. 40 468 U.S. 364 (1984). 41 Syracuse Peace Council c. Television Station WTVH, 2 FCC Rcd 5043 (1987), 5057 et 5058. 42 Inquiry into Section 73.1910 of the Commission's Rules and Regulations Concerning Alternatives to the General Fairness Doctrine Obligations of Broadcast Licensees, 2 FCC Rcd 5272 (1987). 43 Mark S. FOWLER et Daniel L. BRENNER, «A Marketplace Approach to Broadcast Regulation», (1982) 60 Texas L.R. 207; M. J. ROSSINI, loc. cit., note 29; A. C. EVANS, loc. cit., note 6. 44 C'est-à-dire ce régime même qui trouve sa justification dans l'argument de la rareté des fréquences. 45 Matthew L. SPITZER, «Controlling the Content of Print and Broadcast», (1985) Southern California L. R. 1349, 1359. 5 Une autre forme de rareté caractérise le spectre. Il s'agit d'une rareté technologique au sens dynamique. Alors que le spectre est un phénomène physique limité, il est au contraire toujours possible de produire plus de papier. Pourtant, dans une période de temps donnée, la quantité de papier et la quantité de spectre disponibles sont constantes. On peut, sur une plus longue période, augmenter la quantité de papier disponible sur le marché. En tant que phénomène physique, le spectre ne peut, comme tel, être augmenté. Cependant, il est possible d'accroître les efforts de recherche et de développement afin de permettre un usage plus efficace du spectre46. Ces phénomènes ne sont pas des indications de la rareté plus grande du spectre que du papier, ils indiquent plutôt que tant pour le spectre que pour le papier, il est nécessaire de mettre au point un mécanisme garantissant la possibilité d'exclusion de tous ceux qui n'ont pas le droit de faire usage de l'objet47. Pour le papier, c'est le droit de propriété qui joue ce rôle. Pour le spectre, selon les tenants du retrait de l'intervention gouvernementale dans la détermination des usages du spectre, le droit de propriété pourrait constituer ce mécanisme d'exclusion48. Une troisième forme de rareté touchant le spectre est celle qui résulte d'une demande excédentaire. Il y a en effet plus de gens qui convoitent des licences de radiodiffusion que de fréquences disponibles. Pour des auteurs comme Spitzer49 et Coase50, cela ne prouve rien. S'il y a une demande plus grande que l'offre pour les fréquences, c'est qu'on concède celles-ci gratuitement, ou à tout le moins à un coût inférieur à leur valeur économique, par le truchement des mécanismes d'attribution de licences. Lorsqu'une ressource est fournie gratuitement ou à un coût inférieur à sa valeur, il arrive souvent que la demande dépasse l'offre. 46 Par analogie, on peut envisager l'augmentation de la quantité de papier disponible comme le résultat des efforts de recherche et de développement afin de tirer de meilleurs rendements des forêts. En ce sens, il n'est pas exagéré de dire que toutes les ressources sont, dans une période de temps donnée, limitées. Ce qui permet de dépasser les limites, c'est une exploitation plus habile ou plus intensive. 47 De tels mécanismes favoriseraient, par exemple, les investissements afin de faire un usage plus efficace du spectre, notamment de la part de ceux qui détiendraient des droits sur une fréquence. 48 Voir le texte classique sur cette question : Jora R. MINASIAN, «Property Rights in Radiation: An Alternative Approach to Radio Frequency Allocation», (1975) 18 Journal of Law and Economics 221. Voir aussi!: Douglas W. WEBBINK, «Radio Licenses and Frequency Spectrum Use Property Rights», (1987) Communications and the Law 3. 49 M.L. SPITZER, loc. cit., note 45. 50 R.H. COASE, «The Federal Communications Commission», (1959) Journal of Law and Economics 1, 12 et 13. 6 Une quatrième forme de rareté qu'on peut reconnaître à l'égard du spectre est celle découlant de l'étroitesse de la porte d'entrée dans le marché. On fait valoir qu'il est relativement coûteux de lancer une station de télévision ou de radio tandis que les installations d'impression sont plus accessibles51. Cet argument est beaucoup moins convaincant, surtout si l'on compare des entreprises de même taille. Il est en effet très onéreux de lancer un quotidien ou un magazine destiné au grand public, tandis qu'on peut lancer une petite station de radio pour quelques milliers de dollars. Enfin, tout en admettant que le papier et le spectre sont des ressources rares, on maintient que le spectre est plus rare que le papier. Pourtant, cette rareté relative dépend en réalité de l'usage qu'on veut faire de l'un et de l'autre. Ainsi, le papier a bien peu d'utilité pour diffuser un concert de musique improvisé en direct! Pour établir la rareté relative d'une ressource par rapport à l'autre, il faudrait compter le nombre d'unités de spectre disponibles et le nombre de pièces de papier. Cette démarche nécessiterait des méthodes qu'il reste à mettre au point. Cette revue des grands arguments sur la rareté des fréquences permet de constater que les critiques de cette doctrine croient en majorité que ces problèmes de rareté, ou bien sont imaginaires, ou résultent en grande partie du régime administratif d'attribution des fréquences par l'État. Ils concluent que le marché concurrentiel pourrait assurer la répartition efficiente de cette ressource comme il le fait pour les autres ressources destinées, en tout ou en partie, à la communication d'informations, tel le papier. Au Canada, un groupe d'étude formé par le Groupe de travail chargé de l'examen des programmes a proposé en 1986 de créer un «marché» des licences de radiodiffusion52. En raison du fait que cette suggestion n'était à toutes fins utiles appuyée sur aucune étude connue menée en contexte canadien, elle n'a eu qu'un impact limité. Il est difficile d'imaginer la 51 On peut faire valoir qu'il ne s'agit pas vraiment d'une rareté afférente au spectre en tant que telle. 52 Rapport du Groupe d'étude au Groupe de travail chargé de l'examen des programmes!– Gestion publique, Programmes de réglementation, Ottawa, Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1986, p. 196. 7 création d'un «marché des licences»53. Il est plus vraisemblable d'imaginer la répartition du spectre des fréquences radioélectriques au moyen du marché. Le fait que la rareté des fréquences soit le fondement de leur caractère public et, partant, des limitations à la liberté d'expression pour les exploitants de stations de radio et de télévision n'est pas indifférent. Une telle rationalité a en effet une signification normative. Matthew L. Spitzer écrit que!: [...] assuming that a normative difference between the media exists, what specific regulatory treatment does this difference justify? For example, if only electromagnetic spectrum is scarce and scarcity is bad, then some administrative management of spectrum rights might be wise. However, if scarcity is the only relevant difference between print and broadcast, the prohibition of indecent but nonobscene broadcasts should be abolished.54 Reconnaître la validité constitutionnelle de la réglementation étatique des activités de radio et de télévision dans l'intérêt public laisse entière la question de la détermination de l'intérêt public. On peut en effet faire valoir que la rareté des fréquences peut justifier l'existence de mécanismes destinés à assurer l'utilisation sans interférences du spectre; elle ne justifie pas en soi la réglementation portant sur les contenus qui peuvent être diffusés. Pourtant, c'est par le truchement de la notion d'intérêt public et en raison du caractère de propriété publique reconnu au spectre que l'on justifie cette intervention dans les contenus. Dans FCC c. WNCN Listener's Guild55, la Cour suprême des États-Unis reconnaît que la détermination de ce qui constitue l'intérêt public sur un aspect particulier est du ressort de l'organisme de réglementation désigné par les élus, la FCC. C'est à cette dernière qu'il incombe de faire les déterminations nécessaires et les tribunaux ne devraient intervenir, selon la Cour, que d'une façon limitée. Dans cette affaire, la Cour juge que les décisions de la 53 La proposition du Groupe se lit ainsi!: «Un "marché de licences" devrait être créé de façon à tenir compte de l'incidence, sur la concurrence, de la licence délivrée à tout nouveau radiodiffuseur, à mieux répondre aux goûts et aux désirs des consommateurs et à inciter ainsi les entreprises déjà titulaires d'une licence à accroître la valeur économique de leurs licences, laquelle est transférable». 54 M. L. SPITZER, loc. cit., note 45, 1354. La prohibition des messages indécents pourrait toutefois reposer sur d'autres rationalités. 55 450 U.S. 582 (1981). 8 Commission, suivant lesquelles la diversité des genres musicaux des stations de radio56 serait mieux atteinte en laissant jouer les mécanismes de la libre concurrence, n'étaient pas déraisonnables et ne pouvaient en conséquence être invalidées. Ainsi donc, lorsqu'on admet que la rareté des fréquences justifie des contrôles étatiques sur les usages qu'on peut faire de celles-ci, il faut admettre le corollaire suivant lequel le Parlement ou les instances qu'il choisit d'habiliter ont la possibilité de déterminer les usages du spectre qui seront les plus conformes à l'intérêt public. Dans Federal Communications Commission c. League of Women Voters of California57, la Cour suprême des États-Unis a maintenu son approche traditionnelle fondée sur la rareté des fréquences; elle invalide l'article 399 du Public Broadcasting Act, 196758 qui empêche les radiodiffuseurs recevant des subventions de la Corporation for Public Broadcasting de faire des éditoriaux. La décision majoritaire, approuvée par cinq juges, conclut qu'une telle interdiction générale est une violation des droits reconnus aux radiodiffuseurs publics par le Premier Amendement. Cette décision maintient la théorie de la rareté des fréquences comme fondement de la différence, au plan du Premier Amendement, du traitement de la radiodiffusion et des médias écrits. Dans une note infrapaginale, la Cour indique qu'elle n'est pas convaincue qu'il y ait lieu de revenir sur la justification traditionnelle du statut différent de la radiodiffusion fondée sur la rareté des fréquences. Elle explique que!: The prevailing rationale for broadcast regulation based on spectrum scarcity has come under increasing criticism in recent years. Critics, including the incumbent Chairman of the FCC, charge that with the advent of cable and satellite television technology, communities now have access to such a wide variety of stations that the scarcity doctrine is obsolete. [...] We are not prepared, however, to reconsider our long-standing approach without some signal from Congress or the FCC that technological 56 Voir sur ces questions: CENTRE DE RECHERCHE EN DROIT PUBLIC, Étude sur la réglementation des formules musicales à la radio MF francophone, Rapport d'étape, Université de Montréal, Faculté de Droit, 1987, 34 p. plus annexes. 57 Précité, note 40. 58 47 U.S.C.A. § 390-399. 9 developments have advanced so far that some revision of the system of broadcast regulation may be required.59 La FCC a eu l'occasion depuis quelques années de faire connaître ses positions sur les fondements de la réglementation de la radiodiffusion. Agissant en tant qu'instance chargée de déterminer ce qui est dans l'intérêt public, l'organisme a déjà pris sur lui de mettre en sourdine les rationalités fondées sur la rareté des fréquences60. Cette approche, reposant en bonne partie sur les croyances des membres de la Commission nommés par l'administration Reagan, pourrait évoluer dans un sens ou l'autre au fil des cheminements et des évolutions politiques. 2.2 La protection de la souveraineté nationale La rareté des fréquences constitue, au Canada comme aux États-Unis, l'un des motifs pour justifier le caractère public des fréquences radioélectriques. Toutefois, ce facteur n'est pas le seul qui explique que les fréquences radioélectriques soient, au Canada, maintenues dans le domaine public et assujetties à des contrôles. Les premières législations canadiennes sur la radiodiffusion visaient d'abord à empêcher les interférences61. C'est le constat que ces mesures n'avaient pu empêcher les usages inappropriés des ondes, compte tenu des objectifs partagés par les Canadiens, qui a engendré le besoin de réglementer aussi bien les contenus intellectuels véhiculés sur les ondes que la propriété des entreprises. Gaétan Tremblay fait remarquer que si la rareté des fréquences a constitué un motif justifiant l'État d'intervenir en matière de radiodiffusion, ce motif n'a jamais été le seul62. C'est à cet égard que la situation canadienne montre une différence significative avec celle qui prévaut aux États-Unis. 59 Federal Communications Commission c. League of Women Voters of California, précité, note 40, 376. 60 Inquiry into Section 73.1910 of the Commission's Rules and Regulations Concerning Alternatives to the General Fairness Doctrine Obligations of Broadcast Licensees, précité, note 42. 61 Ces législations ne comportaient pas de règles relatives aux contenus intellectuels des émissions. Elles se bornaient à déterminer les conditions d'attribution des fréquences. Voir Roger BIRD, Documents of Canadian Broadcasting, Ottawa, Carleton University Press, 1988, pp. 5-26. 62 Gaétan TREMBLAY, Le service public: principe fondamental de la radiodiffusion canadienne, Rapport présenté au Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, Montréal, s. é., septembre 1986, p. 80 0 Au Canada, le Rapport du Comité sur la radiodiffusion reconnaissait l'importance du caractère limité des fréquences radioélectriques comme fondement du traitement différent de la radio et de la télévision par rapport aux autres médias. Le Comité écrivait en effet que: Ce qui distingue la radio et la télévision des autres moyens de communication de masse, c'est la nécessité d'exercer sur elles un certain contrôle de l'État. Étant donné le nombre limité des fréquences de radio et des canaux de télévision disponibles, tous les pays du monde ont jugé nécessaire d'exercer un certain contrôle sur la radiodiffusion. Les journaux, les périodiques, les films et les arts d'interprétation n'ont pas besoin de concessions de l'État. Il peut être sage ou souhaitable, mais pas essentiel que l'État favorise n'importe lequel des autres moyens de communication. Cependant, aucun poste de radio ou de télévision ne peut naître, si l'on ne lui concède un des biens publics rares que sont les fréquences de radio et les canaux de télévision. L'intervention de l'État dans le domaine de la radiodiffusion devient ainsi inévitable. La seule question qui se pose est de savoir jusqu'à quel point il doit exercer son contrôle et sa direction sur les moyens qu'il a fait naître.63 En 1951, le Rapport de la Commission royale d'enquête sur l'avancement des arts, lettres et sciences concluait aussi au caractère particulier des entreprises de radiodiffusion; on peut y lire que: La radiodiffusion est de la nature d'un monopole. Quiconque en a le désir et les moyens peut écrire un livre, publier un journal ou exploiter un cinéma, mais il ne lui est pas loisible d'établir un poste de radio. Les bandes de fréquence sont limitées en nombre, et les règles ordinaires de la concurrence dans toute bande de fréquence sont impossibles. Dans le monde entier, ces bandes sont reconnues comme étant du domaine public et nul poste de radiodiffusion ne peut fonctionner sans l'autorisation de l'État.64 Le développement du droit canadien de la radiodiffusion ne permet toutefois pas d'affirmer que ce soit uniquement en raison de leur rareté que les fréquences ont été maintenues dans le domaine public. Ce n'est pas tant le chaos engendré par les interférences résultant de l'utilisation non contrôlée des ondes par un trop grand nombre d'entreprises qui précipita la mise sur pied de la Commission Aird le 6 décembre 1928, mais plutôt une 63 Rapport du Comité sur la radiodiffusion, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, p. 7 64 Rapport de la Commission royale d'enquête sur l'avancement des arts, lettres et sciences, Ottawa, Imprimeur du Roi, 1951, p. 323. 1 controverse déclenchée autour de la diffusion de certains contenus65. À cette époque, la radiodiffusion était le fait d'entreprises privées s'alimentant en bonne partie d'émissions américaines. De son côté, la compagnie des chemins de fer nationaux avait pris sur elle de lancer un réseau de radio pour le bénéfice de ses passagers66. Le mandat de la Commission Aird était de déterminer de quelle façon la radiodiffusion pourrait le mieux servir les intérêts des Canadiens. Il y a donc d'autres raisons que la rareté qui expliquent ou justifient qu'au Canada, les fréquences soient du domaine public. Certains auteurs ont fait état de la doctrine «de la culture et de l'unité canadienne»67, reprenant les constats réguliers qu'ont fait toutes les commissions d'enquête et groupes de travail ayant eu à se pencher sur la radiodiffusion: c'est la protection de la souveraineté nationale, bien plus que la rareté des fréquences qui justifie, au Canada, les contrôles étatiques sur les activités de radiodiffusion et du même coup, le fait que les fréquences soient maintenues dans le domaine public68. En plus de la rareté des fréquences, des motifs comme la sauvegarde de l'identité nationale, l'impact particulier des médias de radiodiffusion ainsi que leur présence intrusive sont mis de l'avant pour justifier les limites à la liberté d'expression découlant du régime de propriété publique des fréquences radioélectriques69. Si l'on peut conclure que la rareté des fréquences, la défense de l'identité nationale ou la protection des auditeurs justifie de maintenir les fréquences radioélectriques dans le domaine public, le contrôle de la raisonnabilité des mesures étatiques visant de tels objectifs doit se faire en tenant compte de la nécessité de respecter les droits et libertés énoncés dans la 65 David ELLIS, La radiodiffusion canadienne - Objectifs et réalités 1928-1968, Ottawa, Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1979, p. 2 et suiv. 66 Id. 67 Voir Marie Alison FINKELSTEIN, Selected Social Issues in Programming: The Legal, Constitutional and Policy Implication of the Equality Provisions in Bill C-20, Research Paper prepared for the Federal Task Force on Broadcasting Policy, s. l., s. é., 1985, p. 71; Brenda M. Mc PHAIL, «Canadian Content Regulations and the Canadian Charter of Rights and Freedoms», (1986) 12 Canadian Journal of Communication 41. 68 Rapport du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion, précité, note 22, p. 160-162. 69 Voir sur ces questions : A. C. EVANS, loc. cit., note 6; P. W. PARISH, «Case note FCC v. Pacifica Foundation», loc. cit, note 25, 121 et J. C. HSIUNG, loc. cit., note 25 2 Charte canadienne des droits et libertés70. Dans les situations où la liberté d'expression est sévèrement limitée, il importe encore davantage que les motifs sur lesquels se fondent les limites soient sérieux. L'analyse du caractère raisonnable et justifiable de telles mesures est mené suivant les tests mis au point par la Cour suprême du Canada71. En posant l'hypothèse que c'est une limite raisonnable et justifiable à la liberté d'expression, il reste à examiner une autre facette de la question soulevée par le caractère public des fréquences. Une telle détermination emporte-t-elle que les radiodiffuseurs sont investis d'une mission à caractère étatique? Cette question trouve réponse dans l'examen des principales conséquences du caractère public des fréquences. 3. LES CONSÉQUENCES DU CARACTÈRE PUBLIC DES FRÉQUENCES Affirmer le caractère public des fréquences, comme le fait l'article 3 (1)b) de la Loi sur la radiodiffusion, c'est proclamer que l'on ne peut acquérir un droit de propriété privée sur celles-ci. Les autorisations d'usage accordées par les autorités étatiques doivent être considérées comme des permissions précaires, susceptibles d'être un jour révoquées72. Le fait que la propriété des fréquences soit du domaine public permet à l'État d'en réglementer les conditions d'usage, voire même d'en interdire l'usage à ceux qui n'ont pas reçu d'autorisation. Ces mesures doivent toutefois, à l'instar des autres règles de droit, être compatibles avec les garanties constitutionnelles, c'est-à-dire constituer des limites raisonnables et justifiables au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés73. Il faut analyser les mesures prises afin de réglementer les activités de radiodiffusion au Canada dans cette perspective. 70 Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985]1 R.C.S.177. 71 Procureur général du Québec c. Irwin Toy, [1989] 1 R.C.S. 927; P. TRUDEL et F. ABRAN, op.cit., note 6, chapitre 3. 72 Voir sur les diverses approches doctrinales pour qualifier l'espace hertzien: Bertrand COUSIN, Bertrand DELCROS et Thierry JOUANDET, Le droit de la communication, presse écrite et audiovisuelle, Tome 2, Paris, Éditions du Moniteur, p. 306. 73 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 , précitée, note 5. 3 Le statut des activités de radiodiffusion à l'égard de la liberté d'expression n'a pas, à ce jour, fait l'objet d'une décision déterminante de la part des tribunaux canadiens. Dans sa décision Société Radio-Canada c. La Reine74, la Cour suprême a pris acte de la volonté du Parlement de mettre sur pied un système de radiodiffusion fonctionnant selon le principe de la liberté d'expression. Au Canada, il n'y a jusqu'à présent que dans la décision New Brunswick Broadcasting c. CRTC75 où l'on se soit expressément penché sur la compatibilité de la réglementation de la radiodiffusion avec la liberté d'expression. Le juge Thurlow y conclut que le refus de renouveler une licence de radiodiffusion, en raison des exigences résultant d'instructions émises par le gouverneur en conseil sous l'autorité de l'article 27 de la Loi sur la radiodiffusion de 196876 (devenu lors de la refonte de 1985 l'article 18 de la loi77) ne contrevient pas à la liberté d'expression car les fréquences de radiodiffusion sont du domaine public et la liberté d'expression ne confère pas le droit de faire usage de la propriété d'autrui. La même approche est proposée, au sujet du droit d'utiliser le domaine public municipal, dans l'affaire Canadian Newspapers c. Ville de Montréal78. Le raisonnement de l'affaire New Brunswick Broadcasting c. CRTC comporte un certain nombre de failles. Elle laisse en effet entière la question de savoir si les décisions sur l'utilisation de la propriété publique doivent avoir lieu en conformité avec la Charte canadienne des droits et libertés. Au contraire, le juge Walsh exclut du domaine même de la liberté d'expression l'usage du domaine public. Dorothy Zolf relève que ce jugement «assumes, without any discussion of the purpose of s. 2(b) of the Charter, that the Charter does not reach into public buildings or public facilities of any kind. It assumes further that when Parliament declares property to be public which previously was not the Charter can 74 [1983] 1 R.C.S. 339. 75 [1984] 2 C.F. 410 (C.A.F.) 76 S.R.C. 1970, c. B-11. 77 L.R.C. (1985), c. B-9. 78 [1988] R.J.Q. 482 (C.S.). 4 thereby be impeded»79. postulats. Cette auteure doute, avec raison, de la validité de ce genre de On peut se demander en effet quelle serait la portée des garanties constitutionnelles en général et de la liberté d'expression en particulier, si elles ne délimitaient pas les conditions auxquelles l'État peut validement permettre l'usage des biens publics. Une telle décision, de la part des autorités étatiques, devrait être assujettie à l'obligation de s'assurer que les libertés fondamentales ne sont pas ignorées. À la limite, toute décision étatique suppose une utilisation de la propriété d'autrui, notamment de la propriété de l'État. Poser que la liberté d'expression n'emporte pas le droit d'utiliser la propriété étatique revient à soustraire l'ensemble des mécanismes par lesquels l'État détermine les conditions par lesquelles il sera possible de faire usage des fréquences et de la nécessité de passer le test de compatibilité avec les garanties constitutionnelles. C'est pourquoi un tel raisonnement ne peut tenir. D'ailleurs, dans Canadian Newspaper Co. c. Directeur des services de la Voie publique et de la Circulation de la Ville de Québec80, la Cour supérieure du Québec n'a eu aucune difficulté à reconnaître que les garanties constitutionnelles visent les conditions imposées aux citoyens pour faire usage des rues par les administrations publiques en ayant la garde. Dans Comité pour la République du Canada c. La Reine81, la Cour d'appel fédérale affirme à la majorité que le droit de propriété du gouvernement sur un bien public ne saurait être invoqué à lui seul pour justifier une atteinte à une liberté fondamentale. Le juge Hugessen élabore son raisonnement de la façon suivante!: Le gouvernement n'est pas dans la même position qu'un propriétaire privé [...] car il possède ses biens non pas pour son propre bénéfice mais pour celui du citoyen. Il est évident que le gouvernement a le droit, et même l'obligation, de destiner certains biens à certaines fins et de gérer "sa" propriété pour le bien public. L'exercice de ce droit et l'accomplissement de cette obligation peuvent, selon les circonstances, légitimer l'imposition de certaines restrictions aux libertés fondamentales.82 79 Dorothy ZOLF, «The Regulation of Broadcasting in Canada and the United States : Straws in the Wind», (1988) 13 Canadian Journal of Communication 30, 33. 80 [1986] 33 M.P.L.R. 28. 81 [1987] 2 C.F. 68, renversant la décision de première instance rapportée à [1985] 2 C.F. 3. 82 Id., p. 77. 5 La Cour suprême a confirmé cette façon de voir dans sa décision Comité pour la République du Canada c. Canada83, reconnaissant unanimement que le seul fait pour le gouvernement de posséder un bien n'a aucunement pour effet de soustraire celui-ci à l'exercice de la liberté d'expression par les citoyens. Dans ses notes, le juge L'Heureux-Dubé relève que cette décision constitue la première occasion pour la Cour de se prononcer sur la portée de l'article 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés en ce qui a trait aux restrictions que le gouvernement peut imposer à l'expression dans sa propriété. Sans prendre pour acquis que les fréquences faisant partie du domaine public sont une propriété gouvernementale, ce qui n'est pas évident, l'ensemble des juges de la Cour suprême s'accordent pour reconnaître que l'État ne peut se comporter comme un simple propriétaire privé lorsqu'il s'agit d'y autoriser des activités constituant l'exercice de la liberté d'expression. Les juges font part de leurs divergences quant à la méthode qu'il y aurait lieu de suivre afin de déterminer si une mesure entravant la liberté d'expression dans un lieu public est compatible avec l'article 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés. La décision ne portait pas sur l'usage des fréquences radioélectriques mais plutôt sur l'usage des lieux publics, mais les principes qui y sont définis peuvent sûrement éclairer l'interprète désireux de déterminer le statut des fréquences au plan des garanties constitutionnelles de la liberté d'expression. L'arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada permet de conclure que le caractère public des fréquences emporte pour l'État une faculté d'en réglementer les conditions d'usage, voire même d'en interdire l'usage à ceux qui n'ont pas d'autorisation; il est aussi certain que de telles mesures doivent elles-même constituer des limites raisonnables et justifiables à l'une ou l'autre des libertés garanties par la Constitution. Dans l'arrêt R. c. Oakes84, le juge Dickson explique que l'objectif que doivent servir les mesures apportant des restrictions à une liberté garantie par la Constitution doit être suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit. Les objectifs «peu importants» ou contraires aux principes d'une société libre et démocratique ne sauraient bénéficier d'une protection selon l'article 1. Il faut que l'objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique pour être qualifié de suffisamment important. Comment, à l'égard de mesures venant en conflit avec la liberté 83 Précitée, note 26. 84 [1986]1 R.C.S. 103. 6 d'expression se livrer à une telle démarche sans avoir, ne serait-ce que de façon inconsciente, une idée des valeurs que protège85 la liberté constitutionnalisée? Cela soulève la question des raisonnements qui devraient conduire à déterminer les standards de raisonnabilité applicables aux règles de droit qui régissent les activités de radiodiffusion en contexte canadien. La question à résoudre est donc celle de la raisonnabilité et du caractère justifiable, eu égard à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, de mesures telles l'inclusion dans les biens publics des fréquences radioélectriques utilisées pour la radio et la télévision. L'inclusion des fréquences parmi les biens publics soulève toutefois d'autres questions: de quelle façon le caractère public des fréquences constitue-t-il un fondement suffisant rendant compte de l'ensemble de la réglementation canadienne de la radio et de la télévision? La concession de fréquences publiques à des radiodiffuseurs implique-t-elle qu'ils accomplissent par là une fonction étatique? 3.1 Le caractère public des fréquences comme réglementation de la radio et de la télévision fondement de la Le caractère public des fréquences peut certes expliquer le statut et la réglementation des entreprises d'émission de radiodiffusion. Celles-ci font, en effet, usage des fréquences afin de rendre disponible leur programmation au public en général. C'est même la condition essentielle de leur activité. Il en va de même, en principe, des autres entreprises de radiodiffusion comme les réseaux et les entreprises de réception de radiodiffusion. Mais pourtant, à première vue, de telles entreprises ne font pas usage des fréquences de la même façon que les entreprises d'émission de radiodiffusion. C'est peut être ce qui explique que la Loi sur la radiodiffusion de 1991 énonce quelque peu différemment le principe au paragraphe 3(1)b): «le système canadien de radiodiffusion composé d'éléments publics, privés et communautaires, utilise des fréquences qui sont du domaine public». Avec cette formulation, ce n'est pas tant les entreprises qui font usage de fréquences, mais plutôt le système dans son 85 La garantie constitutionnelle de la liberté d'expression peut se comprendre de diverses façons. Voir C. Edwin BAKER, «Limitations on Basic Human Rights- A View from the United States», dans Armand DE MESTRAL, Suzanne BIRKS, Michael BOTHE, Irwin COTLER, Dennis KLINCK et André MOREL, La limitation des droits de l'homme en droit constitutionnel comparé, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1986, p. 75. 7 ensemble. L'accent est subtilement déplacé. Il peut donc y avoir des entreprises qui n'utilisent pas, comme tel, les fréquences. Cela ne les empêche pas de faire partie du système. Ainsi, les réseaux, tels qu'envisagés dans la législation canadienne sur la radiodiffusion, ne font pas directement usage des fréquences. L'exploitation d'un réseau résulte d'une délégation de responsabilités de l'entreprise de radiodiffusion à l'exploitant de réseau86. Le réseau constitue donc une entité faisant usage des installations d'une entreprise d'émission ou de réception de radiodiffusion afin d'accomplir ses fonctions. Cet usage des fréquences radioélectriques résulte de la délégation. Voilà pourquoi les réseaux sont visés par la loi en tant qu'entreprises de radiodiffusion faisant partie d'un système qui, dans son ensemble, fait usage des fréquences radioélectriques. Il en est de même des entreprises de câblodistribution : au plan technique, une entreprise de câblodistribution est un agencement comprenant des installations destinées à recevoir des signaux et d'autres permettant la redistribution de ces signaux aux abonnés. Il s'agit de la tête de ligne, du système de distribution et des prises chez les abonnés. La tête de ligne comprend généralement une ou plusieurs antennes réceptrices et l'équipement de réception par les voies micro-ondes, satellites ou autrement. Le système de distribution est composé des câbles coaxiaux et des amplificateurs de ligne. Ces câbles sont installés dans les conduits ou les poteaux de distribution des services publics. De telles installations ont souvent leur assiette, en totalité ou en partie, sur les rues ou places publiques. Les amplificateurs sont un élément important des systèmes de câble. Plus ils ont une forte capacité, plus le système de câble peut connaître de l'expansion, que ce soit au plan du territoire desservi ou du nombre de canaux offerts. Enfin, les prises chez les abonnés constituent la troisième composante d'un système de câblodistribution. Fondamentalement, l'entreprise de câblodistribution capte des signaux de télévision et de radio et les redistribue aux abonnés par le truchement des installations constituant son système de câbles. Elle distribue aussi de la programmation, acheminée par satellite, d'entreprises tels les réseaux de télévision payante et de services spécialisés, sur laquelle elle n'exerce aucun contrôle. Elle rend disponibles certains services d'information, de télé-achats, d'annonces, etc. Elle peut aussi offrir des services «interactifs». Parfois, l'entreprise de 86 Loi sur la radiodiffusion, précitée, note 7, art. 2(1) (définition de «réseau»). 8 câblodistribution produit et distribue ses propres émissions à l'égard desquelles elle exerce un certain contrôle. Plusieurs auteurs ont tenté de définir le statut de la câblodistribution, notamment afin d'identifier son régime eu égard à la liberté d'expression, étant donné que la rationalité de rareté ou du caractère public des fréquences est ici moins manifeste. De telles entreprises doivent-elles être traitées en tous points comme des entreprises de radio et de télévision transmettant leurs programmes au seul moyen des ondes? Ne pourrait-on pas utiliser des standards différents selon le genre d'entreprises mises en cause pour juger de la compatibilité des règles régissant ces entreprises face aux garanties constitutionnelles de la liberté d'expression? Dans l'affaire Preffered Communications87, la Cour suprême des États-Unis a reconnu que des entreprises de nature différente justifient des standards différents eu égard au Premier Amendement. Les entreprises de câblodistribution n'avaient traditionnellement qu'un rôle passif de retransmission des signaux d'autrui. Les capacités des réseaux de câbles coaxiaux sont aujourd'hui telles qu'il a été possible aux entreprises de câble de développer plusieurs services qui leur sont exclusifs, en plus d'offrir aux abonnés des services de programmation qui ne seraient pas autrement disponibles ou ne le seraient qu'à des coûts beaucoup plus élevés. Ces multiples facettes des activités et des services offerts par les entreprises de câblodistribution leur ont valu un statut fondamentalement hybride. Tantôt, on les traite comme des radiodiffuseurs, avec les conséquences qui en découlent, alors que pour certains aspects de leurs activités, il est plus approprié de les considérer comme étant des entreprises de télécommunications. Cette question n'a pas qu'un intérêt théorique. Il n'est pas indifférent d'assimiler l'entreprise de câblodistribution à un journal, à une entreprise de radiodiffusion ou à un télécommunicateur. Dans le premier cas, on lui reconnaîtrait un important degré de liberté éditoriale, lui laissant pleine liberté de choisir les services et les émissions qu'elle juge approprié de transmettre à sa clientèle. Par contre, si l'on devait considérer l'entreprise comme un télécommunicateur, elle serait assujettie à des obligations plus strictes en matière de tarification, telle l'obligation de traiter ses abonnés sans discrimination. Au Canada, c'est la 87 City of Los Angeles c. Preferred Communications Inc., précitée, note 30. 9 voie mitoyenne qui semble privilégiée!: l'entreprise est assimilée à une entreprise de radiodiffusion et les problèmes particuliers qui ne trouvent pas réponse à partir des principes inhérents au statut de radiodiffuseur sont réglés à la pièce par l'organisme de réglementation. Aux États-Unis, plusieurs tentatives ont été mises de l'avant en vue de préciser le statut des entreprises de câblodistribution, afin notamment d'établir les standards selon lesquels devraient être analysées les législations régissant les activités de ces entreprises. On peut identifier deux grands courants de pensée. Un premier traite l'entreprise de câble en tant qu'éditeur électronique auquel il convient d'appliquer les standards et les principes applicables à la réglementation de la presse écrite. Selon cette approche, on va porter attention aux réglementations qui viendraient affecter la liberté éditoriale de l'entreprise. Un autre courant considère les entreprises de câble comme étant de la nature d'un monopole naturel. On fait alors valoir que les services de câblodistribution sont de ceux qui ne peuvent être dispensés avec efficacité par plus d'une entreprise. En outre, ces entreprises doivent nécessairement faire usage du domaine public pour y passer leurs installations. Dans l'affaire Quincy Cable T.V. Inc. c. Federal Communications Commission88, le tribunal est venu à la conclusion que les rationalités rattachées à la rareté des fréquences ne valaient plus pour justifier la réglementation des entreprises de câble. La cour fait valoir la grande capacité de canaux qui caractérise les entreprises de câble et, par voie de conséquence, l'impossibilité de considérer ce médium comme «physiquement» rare89. Aussi, elle refuse d'appliquer à l'entreprise de câblodistribution le traitement défini pour les radiodiffuseurs conventionnels par la Cour suprême dans l'arrêt Red Lion Broadcasting90. La Cour s'explique ainsi!: The First Amendment theory espoused in National Broadcasting Co. and reaffirmed in Red Lion Broadcasting Co. cannot be directly applied to cable television since an essential precondition of that theory -physical interference and scarcity requiring an umpiring role for government- is absent.91 88 768 F. 2d 1434 (1985); demande rejetée en appel : 106 S. Ct. 2889 (1986). 89 La Cour ajoute que la caractéristique du monopole naturel de ces entreprises tient aux «conditions économiques». 90 Red Lion Broadcasting c. Federal Communications Commission, précité, note 34. 91 Quincy Cable T.V. Inc. c. Federal Communications Commission, précité, note 88. 0 Cette analyse mène la Cour à invalider une réglementation prescrivant des règles de must carry en vertu desquelles le câblodistributeur ne peut déterminer librement les services qu'il fournit à ses abonnés. Le juge Posner propose une autre vision dans l'arrêt Omega Satellite Products Company c. City of Indianapolis92. Dans cette affaire, l'entreprise contestait une ordonnance des autorités municipales qui avaient découvert des câbles de l'entreprise dans un conduit souterrain se trouvant sous un passage public. Selon la municipalité, l'entreprise devait obtenir une concession municipale afin d'installer ses câbles dans les dépendances du domaine public municipal. L'entreprise entendait empêcher la municipalité, par voie d'injonction, de mettre son ordonnance d'enlèvement à exécution. En confirmant la décision de rejeter la demande de l'entreprise, le juge Posner explique que la technologie suivant laquelle les services de câblodistribution sont rendus disponibles au public, implique nécessairement que ce service soit envisagé comme un «monopole naturel», ce qui pourrait alors justifier les mesures prises par la municipalité. Il explique ainsi la nature de monopole naturel de l'entreprise: The cost of the cable grid appears to be the biggest cost of a cable television system and to be largely invariant to the number of subscribers the system has. We said earlier that once the grid is in place -once every major street has a cable running above or below it that can be hooked up to the individual residences along the street- [...] the cost of each grid will be spread over a smaller number of subscribers, and the average cost per subscriber, and hence price will be higher. If the foregoing accurately describes conditions in Indianapolis [...] it describes what economists call "a natural monopoly", wherein the benefits, and indeed the very possibility, of competition are limited. You can start with a competitive free-for-all -different cable television systems frantically building out their grids and signing up subscribers in an effort to bring down their average costs faster than their rivals- but eventually there will be only a single company, because until a company serves the whole market it will have an incentive to keep expanding in order to lower its average costs. In the interim there may be wasteful duplication of facilities. This duplication may lead not only to higher prices to cable television subscribers, at least in the short run, but also to higher costs to other users of the public ways, who must compete with the cable television companies for access to them. An alternative procedure is to pick the most efficient competitor at the outset, give him a monopoly, and extract from him 92 694 F. 2d 119 (1982). 1 in exchange a commitment to provide reasonable service at reasonable rates.93 Reconnaissant que le phénomène de la rareté des fréquences ne pouvait justifier, à l'égard des entreprises de câble, un traitement différent de celui réservé à la presse écrite, le juge Posner énonce cependant des motifs au nom desquels il est raisonnable pour l'État d'intervenir sans qu'il s'agisse pour autant d'une violation de la liberté d'expression. D'abord, les entreprises de câble interfèrent avec les autres utilisateurs d'installations d'utilités publiques, tels les poteaux et les conduites souterraines. Ensuite, la nature de monopole naturel de l'entreprise constitue aussi une justification aux mesures destinées à contrôler l'entrée dans ce marché. Enfin, l'influence pénétrante des médias de radiodiffusion, encore aujourd'hui au coeur des services offerts par les câblodistributeurs, ainsi que la nécessité de protéger les enfants expliquent l'identification de telles entreprises à un statut se rapprochant des entreprises de radio et de télévision. Au Canada, où les entreprises de câble sont généralement considérées comme des monopoles naturels et empruntent les voies publiques pour acheminer leurs signaux, il y a des motifs permettant de fonder une réglementation de ces entreprises qui reposerait sur des obligations semblables à celles qui s'imposent aux radiodiffuseurs, d'une part, et aux entreprises de télécommunications, d'autre part. Il importe cependant de constater que les rationalités se fondant uniquement sur le caractère public des fréquences seront parfois insuffisantes, en particulier s'il s'agit de trouver des justifications au contrôle des contenus diffusés. D'autres motifs sont invoqués afin de justifier les limites à la liberté des entreprises94. 3.2 Usages des fréquences publiques et action étatique Le caractère public de la ressource utilisée a-t-il pour effet d'investir les personnes autorisées d'une activité gouvernementale à laquelle la Charte canadienne des droits et libertés s'applique? Si tel est le cas, on doit analyser les gestes des radiodiffuseurs en s'assurant de leur conformité avec la Charte canadienne des droits et libertés. 93 Id., 126. 94 G. TREMBLAY, op. cit., note 62. 2 Katherine Swinton écrit que!: Les tribunaux devraient élaborer un critère de "fonction gouvernementale" pour décider quelles activités, quels organismes subordonnés et quels particuliers devraient être soumis à la Charte. Pour l'élaboration d'un tel critère, on peut se guider dans une certaine mesure sur la doctrine américaine de l'action gouvernementale, sur les lois relatives à la qualité de mandataire de la Couronne et sur la jurisprudence95. On ne voit pas très bien en quoi la notion de mandataire de la Couronne pourrait contribuer à dégager le statut des entreprises de radio et de télévision eu égard à la Charte constitutionnelle96. Toutefois, la doctrine américaine de l'action gouvernementale peut fournir d'intéressantes avenues aidant à préciser le statut des radiodiffuseurs. Selon cette doctrine, les actes émanant d'entités privées peuvent être traités comme des actes posés par les autorités étatiques et, par conséquent, leur compatibilité avec les principes constitutionnels est ainsi assujettie au contrôle judiciaire97. La doctrine américaine du state action fut développée dans les années quarante et cinquante par la Cour suprême alors dirigée par le juge Vinson98. Dans les années soixante, la doctrine connut une expansion rapide sous la direction du juge en chef Warren99 à tel point 95 Katherine SWINTON, «Application de la Charte canadienne des droits et libertés», dans Gérald A. BEAUDOIN et Walter S. TARNOPOLSKY (dir.), Charte canadienne des droits et libertés, Montréal, Wilson & Lafleur, 1982, pp. 60 et 61. 96 Le seul fait de l'attribution d'une licence de radiodiffusion n'a pas en soi pour effet de conférer à une personne le statut de mandataire de la Couronne. Voir : Marc DUFOUR, «L'attitude restrictive des tribunaux en matière de reconnaissance de privilèges et d'immunités aux agents de la couronne», (1986) 46 R. du B. 381. 97 Voir : David S. ELKIND, «Note, State Action: Theories for Applying Constitutional Restrictions to Private Activity», (1974) Colum. L.R. 656; Jerome A. BARRON et C. Thomas DIENES, Constitutional Law : Principles and Policy, 2e éd., Charlottesville, Michie Co., 1982, pp. 10191067. 98 Terry c. Adams, 345 U.S. 461 (1953); Public Utilities Commission of District of Columbia c. Pollack, 343 U.S. 451 (1952); Shelley c. Kraemer, 334 U.S. 1 (1948); Marsh c. State of Alabama, 326 U.S. 501 (1946). 99 Amalgamated Food Employees Union Local 590 c. Logan Valley Plaza Inc., 391 U.S. 308 (1968); Reitman c. Mulkey, 387 U.S. 369 (1967); Evans c. Newton, 382 U.S. 296 (1966); Robinson c. State of Florida, 376 U.S. 153 (1964); Lombard c. State of Louisiana, 373 U.S. 267 (1963); Peterson c. City of Greenville, 373 U.S. 244 (1963); Burton c. Wilmington Parking Authority, 375 U.S. 715 (1961). 3 que certains commentateurs commencèrent à s'inquiéter de la portée apparemment infinie de cette doctrine. L'État, faisait-on valoir, est impliqué de multiples façons dans la plupart des activités privées, ne serait-ce qu'en en permettant l'exercice ou en les prohibant. Les années soixante-dix et quatre-vingt ont été marquées par l'apparition d'une tendance à limiter la portée de la doctrine du state action100. Cela s'est fait à la faveur du développement de théories visant à cerner les différents types d'actions étatiques. On identifie généralement deux grandes catégories d'actions étatiques. Il y a l'accomplissement privé d'une fonction gouvernementale (public function) et celle qui résulte de l'implication ou de la participation gouvernementale dans une activité donnée101. À l'égard des radiodiffuseurs, Lange écrit que les tribunaux américains ont envisagé les contestations contre les radiodiffuseurs fondées sur des prétentions constitutionnelles avec «a rather firm presumption against a finding of state action»102. Ainsi, en 1945, dans McIntire c. William Penn Broadcasting Company of Philadelphia103, la Cour d'appel du troisième circuit déclare simplement que le radiodiffuseur est une entité privée et, par conséquent, non assujetti aux prescriptions du Premier Amendement. On ne discute pas de la nature des fonctions accomplies par la station de radio, de l'implication gouvernementale résultant de l'attribution d'une licence ou encore de la participation de l'organisme de réglementation dans les gestes attaqués. Même assurance tranquille dans Massachusetts Universalist Convention c. Hildreth & Rogers Co.104. Dans une décision confirmée en tous points par la Cour d'appel de premier circuit en 1950, la Cour fédérale de district du 100 Rendell-Baker c. Kohn, 457 U.S. 830 (1982); Lugar c. Edmonston Oil Co., 457 U.S. 922 (1982); Blum c. Yaretsky, 457 U.S. 991 (1982); Flagg Brothers Inc. c. Brooks, 436 U.S. 149 (1978); Hudgens c. National Labor Relations Board, 424 U.S. 507 (1976); Jackson c. Metropolitan Edison Co., 419 U.S. 345 (1974); Lloyd Co. c. Tanner, 407 U.S. 551 (1972); Moose Lodge No. 107 c. Irvis, 407 U.S. 163 (1972); Evans c. Abney, 396 U.S. 435 (1970). 101 Cette dernière catégorie peut se manifester à travers une relation symbiotique entre le gouvernement et un particulier. Elle résulte aussi parfois d'une relation d'interdépendance ayant pour effet d'accorder la qualité d'action étatique aux actions privées. Enfin, elle découle parfois d'un lien étroit entre le gouvernement et la conduite attaquée. Voir : Ruth WALDEN, «The Applicability of State Action Doctrine to Private Broadcasters», (1985) 7 COMM/ENT L.J. 265. 102 David L. LANGE, «The Role of the Access Doctrine in the Regulation of the Mass Media : A Critical Review and Assessment», (1973) 52 N.C. L. Rev 1. 103 151 F. 2d 597 (1945), infirmé par 327 U.S. 779 (1946). 104 87 F. Supp. 822 (1949), confirmé par 183 F. 2d 497 (1950). 4 Massachusetts rejette, en une phrase, les prétentions de la demanderesse fondées sur le Premier Amendement!: «But this Amendment limits only the action of Congress or of agencies of the federal government and not private corporations such as defendant here»105. Dans les années subséquentes, on a assisté à un développement considérable de la doctrine de l'action gouvernementale. S'appuyant sur les nombreux précédents ayant étendu, dans une large mesure, la notion de state action, les plaideurs et les tribunaux américains ont imaginé diverses façons de rattacher l'activité des radiodiffuseurs à l'action étatique106. En 1971, dans Post c. Payton107, les requérants se plaignaient de la fermeture d'une station de radio universitaire et du congédiement du directeur à la suite de la diffusion de prétendues obscénités. On a tenté de rapprocher le mécanisme d'attribution de licences par les autorités gouvernementales à celui par lequel les autorités postales accordent des autorisations de distribuer le courrier aux entreprises privées. On alléguait que la livraison de courrier et la radiodiffusion étaient des méthodes fonctionnellement équivalentes de dissémination de l'information108. La Cour de district refusa toutefois d'y voir une action étatique étant donné que le Congrès n'avait pas manifesté l'intention de faire de la radiodiffusion une activité devant être accomplie par l'État. On en arrivait au même résultat dans Smothers c. Columbia Broadcasting System Inc.109 où les requérants se plaignaient de la décision d'un réseau ayant censuré leur émission. Tout en reconnaissant la proximité de la relation entre la CBS et l'organisme de réglementation, la Cour affirme que cela ne suffit pas à démontrer que l'entreprise effectue une 105 Id., 825. 106 R. WALDEN, loc. cit., note 101, 285. 107 323 F. Supp. 799 (1971). 108 Ce raisonnement s'appuyait sur la décision de la Cour suprême dans l'affaire Amalgamated Food Employees Union Local 590 c. Logan Valley Plaza Inc., (précitée, note 99), où la Cour avait assimilé un centre d'achat à une place publique ou à une rue publique. Le centre d'achat était, selon la Cour suprême, l'équivalent fonctionnel de la rue. 109 351 F. Supp 622 (1972). 5 fonction qui devrait normalement être accomplie par l'État110. On ne saurait évidemment s'étonner que les tribunaux américains n'aient pas vu, dans l'activité des radiodiffuseurs, de l'action étatique dans la mesure où celle-ci se définit comme résultant de l'accomplissement, par une partie privée, d'activités traditionnellement rattachées à la fonction gouvernementale. On sait que la radio et la télévision ont toujours été principalement une activité privée aux États-Unis111. On ne peut davantage considérer cette activité comme rattachée à la fonction du gouvernement puisque l'histoire législative américaine sur les communications, à partir de 1934, ne montre aucune indication d'une intention de considérer la radiodiffusion comme étant une activité ou une prérogative gouvernementale. La raison d'être du Communications Act de 1934 est notamment de «maintain the control of the United States over all the channels of interstate and foreign radio transmission, and to provide for the use of such channels, but not the ownership thereof, by persons for limited periods of time». Ruth Walden ajoute que!: [...] both the legislative history of broadcast legislation and its application and interpretation for more than fifty years indicate that the maintenance-of-control language was designed primarily to establish and justify federal power to regulate, not operate broadcast stations.112 On peut sans doute voir là une différence significative avec la situation canadienne où l'objectif avoué de la politique de radiodiffusion a été, au moins officiellement jusqu'en 1958, de faire de cette activité le monopole d'une corporation publique. Aux États-Unis, suite à l'arrêt Red Lion Broadcasting Co. c. Federal Communications Commission113 qui reconnaissait le caractère rare des fréquences radioélectriques, on a cru que cela pourrait donner ouverture à une qualification de l'activité des radiodiffuseurs comme action étatique. Cette opinion se fondait sur la reconnaissance d'une sorte de responsabilité 110 Une telle analyse a de quoi surprendre selon R. WALDEN, loc. cit., note 101, qui fait remarquer que dans Burton c. Wilmington Parking Authority (précité, note 99), la Cour suprême avait trouvé que l'exploitation d'un restaurant suivant une concession de l'État équivalait à de l'action étatique. 111 Voir Sydney W. HEAD et Christopher H. STERLING, Broadcasting in America!: A Survey of Television and Radio, 4e éd., Boston, Houghton Mifflin, 1982, p. 5. 112 R. WALDEN, loc. cit., note 101, p. 289. 113 Précité, note 34. 6 fiduciaire reconnue au radiodiffuseur, responsabilité fondée sur une certaine prééminence des droits du public sur ceux des diffuseurs. Toutefois, dans Columbia Broadcasting System Inc. c. Democratic National Committee114, la Cour suprême a eu l'occasion de discuter plus longuement du statut constitutionnel des radiodiffuseurs. Cet arrêt faisait suite au refus des radiodiffuseurs de diffuser les messages éditoriaux des organisations requérantes. La Federal Communications Commission rejeta les plaintes logées à la suite de ces refus. La Cour d'appel du district de Columbia, dans Business Executives' Move for Vietnam Peace c. Federal Communications Commission115 renversait la décision de l'organisme de réglementation, jugeant le refus général de diffuser toute annonce éditoriale comme contraire au Premier Amendement. La Cour allait même jusqu'à déclarer que l'action des radiodiffuseurs constituait de l'action étatique. En renversant la décision, la Cour suprême donnait raison à la FCC et reconnaissait que ni la loi ni la Constitution n'obligeaient les radiodiffuseurs à vendre du temps d'antenne pour la diffusion de points de vues controversés. Quatre juges rejetaient l'application de la doctrine du state action à l'activité des radiodiffuseurs. Dissident, le juge Brennan considérait que les radiodiffuseurs faisaient de l'action gouvernementale pour quatre raisons: la nature publique des fréquences, le statut spécial des radiodiffuseurs créé par l'État, l'imposante réglementation des contenus par l'État fédéral et l'acquiescement explicite de la FCC à la politique de l'entreprise de télévision, attaquée en l'espèce. Pour sa part, le juge Burger, rendant la décision majoritaire, fondait son analyse sur les notions d'indépendance et de discrétion journalistique. Ce qui différencie les radiodiffuseurs des autres entités jouissant de concessions importantes de l'État, c'est le fait qu'il leur est reconnue une importante marge de discrétion journalistique. Cette discrétion est incompatible avec une conception de ces entreprises les assimilant à l'action étatique. C'est manifestement cette notion de responsabilité éditoriale qui rend si difficile l'application de la doctrine du state action aux radiodiffuseurs. Ruth Walden écrit à ce propos que!: Unable to reconcile the journalistic role and rights of broadcasters with a theory that would subject journalistic decisions to 114 Précité, note 38. 115 450 F. 2d 642 (1971). 7 constitutional scrutiny and restraints, the judiciary has rejected applicability of the state action theory [...]. To accomplish this, Chief justice Burger and others have used what might be termed a negative approach to symbiosis analysis. In essence, that approach says that state action is not present because it should not be present.116 Tout comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne117, les tribunaux canadiens ont refusé de considérer que les radiodiffuseurs accomplissaient une activité gouvernementale. C'est d'abord à l'occasion de l'analyse des activités d'entités exerçant des fonctions de nature éditoriale comme les universités que la Cour suprême du Canada a été amenée à dégager des critères permettant de déterminer si elles exercent des fonctions gouvernementales. Ainsi dans Mc Kinney c. University of Guelph118, le juge La Forest conclut que les universités jouissent d'une marge d'autonomie importante face aux instances gouvernementales, ce qui empêche de conclure que ces entités exercent une fonction étatique. Après avoir passé en revue le statut des universités ontariennes, il conclut que: Légalement, le gouvernement n'a donc aucun pouvoir de régir les universités même s'il voulait le faire. Bien que les universités, comme d'autres organismes privés, soient assujetties à la réglementation gouvernementale et dépendent en grande partie des fonds publics, elles dirigent leurs propres affaires et répartissent ces sommes ainsi que celles qui proviennent des frais de scolarité, de fondations et d'autres sources119. Le rapprochement avec les radiodiffuseurs et singulièrement les radiodiffuseurs publics, porte à conclure que ces derniers jouissent d'une autonomie éditoriale comparable aux institutions universitaires. Les radiodiffuseurs, même ceux qui sont financés par l'État, ne 116 R. WALDEN, loc. cit., note 101, 300 et 301. 117 Dans British Broadcasting Corporation v. Johns, [1965] Ch. 32, la Cour d'appel de Grande Bretagne affirme que la radiodiffusion n'est pas «a province of government» et qu'en l'espèce, la British Broadcasting Corporation ne pouvait prétendre, en tant qu'organisme indépendant, aux immunités de la Couronne. 118 [1991] 13 C.H.R.R., D/ 171; voir aussi: Harrison c. University of British Columbia, [1991] 13 C.H.R.R., D/ 317; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1991] 13 C.H.R.R., D/ 337; Andrée LAJOIE et Michèle GAMACHE, Droit de l'enseignement supérieur, Montréal, Éditions Thémis, 1990, pp. 246 et suiv. 119 Mc Kinney c. University of Guelph, précité, note 118, par. 41. 8 répondent de leurs décisions éditoriales que devant le CRTC et devant les tribunaux de droit commun, non devant le gouvernement. Il est difficile de les considérer, à la lumière des critères dégagés dans l'arrêt Mc Kinney, comme des entités dépendantes de la volonté gouvernementale. L'autre motif avancé par le juge La Forest pour conclure que les institutions universitaires ne participent pas de l'action gouvernementale est encore plus pertinent à la situation des radiodiffuseurs au Canada. Le juge La Forest explique en effet que: L'autonomie en droit des universités est entièrement étayée par leur rôle traditionnel dans la société. Toute tentative du gouvernement d'influencer les décisions des universités, particulièrement celles qui concernent la nomination, la permanence et le renvoi de membres du personnel enseignant, ferait l'objet d'une opposition acharnée de la part des universités puisque cela pourrait conduire à des violations de la liberté académique120. Dans Société Radio-Canada c. La Reine, le juge Estey mentionne «la volonté du Parlement de créer un service national de radiodiffusion qui ne soit pas soumis à l'influence du milieu politique, y compris sans doute celle des pouvoirs exécutifs et législatifs, dans la mesure où cette influence peut empiéter sur le bon fonctionnement apolitique de ce service national de radiodiffusion»121. Le juge Campbell de la Hight Court d'Ontario tire une conclusion conséquente avec un tel statut d'indépendance dans Trieger c. Canadian Broadcasting Corp.122. Il écrit que: The Canadian Charter of Rights and Freedoms applies government action. It represents a curb on the power government, not a fetter on the rights of organizations individuals independent of government which do not exercise functions of government. to of or the It is not the function of government or indeed the courts to dictate to the news media what they should report. The broadcasters are exercising a function that is very central to the democratic process. But it is a function that they perform quite independently of government. 120 Id., par. 42. 121 Société Radio-Canada c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 339, 344. 122 (1988) 54 D.L.R. (4th) 143. 9 [...] By leaving broadcasters a wide individual discretion and responsibility to ensure the fair treatment of issues, candidates and parties during elections, the C.R.T.C. is emphasizing the editorial freedom of broadcasters rather than delegating to them any power of regulation123. Le raisonnement de l'affaire Trieger a été appliqué dans d'autres décisions concernant des demandes portées devant les tribunaux afin de contester une décision de programmation d'un radiodiffuseur124. L'article 2(3) de la Loi sur la radiodiffusion commande à l'interprète de lui donner un sens conforme à la liberté et à l'indépendance éditoriale de tous les radiodiffuseurs. Il se lit comme suit: L'interprétation et l'application de la présente loi doivent se faire de manière compatible avec la liberté d'expression et l'indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation, dont jouissent les entreprises de radiodiffusion. À l'égard de la Société Radio-Canada, le juge Campbell dans l'arrêt Trieger vient à la conclusion qu'elle est dans la même situation que les autres radiodiffuseurs en ce qui a trait à ses décisions éditoriales. Tenant compte de l'examen des activités de la Société Radio-Canada à la lumière des critères énoncés dans l'affaire Mc Kinney ainsi que de la décision Société Radio-Canada c. La Reine de 1983, il conclut que: [...] C.B.C, in discharging its parliamentary mandate as a broadcaster, is in exactly the same position as any private broadcaster. Whatever the application of the Charter may be to other aspects of the C.B.C., its independence from government in respect of its editorial decisions in its broadcast operations suggests to me that it should perhaps not, in respect of those editorial broadcasting decisions, be treated as if it were a governmental organization subject to government control and subject to the Charter through the instrumentality of s. 34 thereof.125. 123 Id., 147. 124 Voir: Natural Law Party of Canada c. Canadian Broadcasting Corporation, Cour Fédérale, Section de première instance, no. T- 2319-93, 29 septembre 1993. 125 Trieger c. Canadian Broadcasting Corp., précité, note 122, 148. Voir aussi Elliot c. Canadian Broadcasting Corp., Ont. Court of Justice, no. 93-CQ-39873 CP, 12 janvier 1994. 0 L'article 35(2) de la Loi sur la radiodiffusion de 1991 vient conforter encore plus cette approche car le principe est expressément réitéré à la partie III de la Loi qui énonce le statut de la Société. Dans National Party of Canada c. Canadian Broadcasting Corporation126, le juge Berger de la Cour du Banc de la Reine d'Alberta fait remarquer que même après l'arrêt Trieger, qui confirmait l'ampleur de la marge de liberté éditoriale de la Société Radio-Canada sous le régime de la loi sur la radiodiffusion de 1968, le Parlement a mentionné en deux endroits différents de la Loi sur la radiodiffusion de 1991 que celle-ci devait s'interpréter de manière compatible avec la liberté éditoriale de Radio-Canada127. Il écrit: Parliament in its wisdom enacted in 1991 specific provisions aimed at protecting the journalistic, creative and programming independence of the C.B.C. Parliament recognized that the broadcast media must be free from government interference- a touchstone of a democratic society128. La fourniture d'un service de radiodiffusion répondant aux standards énoncés dans la Loi sur la radiodiffusion129 peut difficilement être assimilée à une fonction gouvernementale. Il y a dans la Loi sur la radiodiffusion une obligation d'informer et de critiquer de façon équilibrée et diversifiée qui ne saurait être compatible avec la nature du gouvernement dans notre régime démocratique. Par nature, le gouvernement doit prendre des décisions et assumer la responsabilité de celles-ci aussi bien devant le Parlement que devant l'opinion publique. Certes, le gouvernement a le devoir d'informer la population sur les mesures qu'il prend. On ne saurait toutefois s'attendre à ce qu'il assume cette tâche d'information selon les standards d'objectivité journalistique ou qu'il s'emploie à critiquer de façon crédible les mesures qu'il a prises. À la différence des autres entités jouissant de concessions importantes de l'État, les radiodiffuseurs, qu'ils soient privés ou publics, se voient reconnaître une importante marge de 126 Alberta Court of Queen's Bench, no. 9303-18257, 23 septembre 1993. 127 En plus de l'article 35(2) de la Loi sur la radiodiffusion de 1991, l'article 52(1) précise que les dispositions financières prévues aux articles 53 à 70 n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté d'expression ou à l'indépendance en matière de journalisme, de création ou de programmation dont jouit la Société Radio-Canada dans la réalisation de sa mission et l'exercice de ses pouvoirs. 128 National Party of Canada c. Canadian Broadcasting Corp., précité, note 126, 10. 129 Loi sur la radiodiffusion, précitée, note 7, art. 3. 1 discrétion journalistique. Une telle discrétion est incompatible avec une conception de ces entreprises les assimilant à des émanations de l'État ou comme des entités exerçant une action étatique. *** Le caractère public des fréquences repose sur le postulat de leur rareté. Un tel postulat a été perçu comme une assise solide des régimes réglementaires de la radio et de la télévision. Cette conception traditionnelle a été passablement ébranlée au cours des trente dernières années. C'est sans doute pour cela que l'on voit poindre une tendance à fonder le caractère public des fréquences sur d'autres postulats que celui de leur rareté. Conjugué avec le principe de la liberté d'expression, le caractère public des fréquences ne va pas jusqu'à engendrer, pour les radiodiffuseurs, un statut qui reviendrait à leur imputer une implication dans une action gouvernementale. Cela n'empêche cependant pas le principe du caractère public des fréquences de constituer un important fondement à la réglementation de la radio et de la télévision en ce qu'elle continue de tenir lieu de justification centrale au régime particulier de la liberté d'expression dans les médias audiovisuels.
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