La proximité des corps et l`humaine condition

Séquence 4, séance 6
La proximité des corps et l’humaine condition
v Introduction
o Biographie de l’auteur
Bernard-Marie Koltès (1948-89) est auteur dramatique français. Le théâtre de Koltès, fondé sur des problèmes réels, exprime la
tragédie de l’être solitaire et de la mort. Comme les auteurs absurdes, il se sent exilé ; auteur d’un théâtre de révolte, Koltès est
homosexuel dans un monde hétérosexuel. Cependant Koltès se fonde sur des racines classiques : Marivaux, Shakespeare, et se
rapproche de la tragédie antique par de nombreux aspects. En Afrique, il voit la culture africaine écrasée par les Européens. Ce sujet
devient la pièce Combat de nègre et de chiens.
o Origine de l’œuvre :
La tragédie Combat de nègre et de chiens (écrite en 1979 mais créée en1983 par Patrice Chéreau) porte les thèmes récurrents se
son œuvre, mais le contexte africain a été inspiré par une visite faite à des amis en Afrique de l’ouest (Nigéria) en 1978.
Lettre de Koltès à Hubert Gignoux, Ahoada, le 11 février 1978
(In Bernard Marie Koltès, Lettres, éditions de Minuit, 2009)
Dans cette lettre, Koltès raconte à Hubert Gignoux son arrivée au Nigéria. Il était parti dans ce pays pour y
retrouver un couple de ses amis qui travaillaient pour une société européenne à Ahoada, c’est-à-dire très
loin de Lagos, la capitale où il est arrivé. Koltès s’est alors rendu à Ahoada, en voyageant pendant cinq
jours à travers le Nigéria, de chantiers en chantiers, dans les camionnettes de la société dans laquelle
travaillaient les amis qu’il allait rejoindre. Le soir, dans chaque nouveau chantier, il était accueilli par les
blancs employés dans ces chantiers.
« Il y avait l’abominable complicité blanche. Bien sûr, je m’étais réfugié, à mon arrivée, dans les bras de
cette société, qui de chantiers en chantiers me permit de rejoindre Ahoada. Mais quelle humiliation, quelle
condamnation à la fraternité de race, quelle fatalité!
Un soir, au club.
Les hommes quittent, chaque lundi, la cité, pour gagner leur lieu de travail, souvent situé à une centaine de
kilomètres. Ils vivent ainsi en célibataires jusqu’au samedi soir, où ils rejoignent leurs épouses soumises et
la cuisine familiale. Le club est leur lieu de loisir, chaque soir, après le travail- sorte de petit bar éclairé au
néon, où l’on parle bouffe, cul, Nègres et rêves européens, servis par quelques stewards noirs qui ne sont pas
à une humiliation près. Cette réunion d’hommes, qui, toute la journée travaillent ensemble, que rien ne peut
unir sauf le goût de l’argent est d’un sinistre que tu peux imaginer. Ce soir-là, j’étais la chose nouvelle et
inhabituelle qui délia les langues et fit durer le bavardage jusque tard dans la nuit. On m’abreuva
d’informations : […] discours racistes du niveau d’handicapés mentaux, totale méconnaissance en politique,
certitudes sommaires, convictions aussi violentes et définitives qu’infantiles. […]
Le même jour, un Africain était mort sur le chantier, écrasé par le caterpillar. On m’en mit plein la vue pour
me montrer à quel point le fait était banal, presque quotidien, risible, sain et prouvait à quel degré cette
petite société, réunie autour d’un verre, parlant si gaiement entre Blancs, était faite d’hommes, durs,
expérimentés, souverains, des vrais, quoi.
Alors, j’ai bu beaucoup de whisky, en l’honneur du consul et son désespoir1.
Dès mon arrivée sur un nouveau chantier, je me faisais offrir un grand verre de whisky que je buvais d’un
trait et me replongeais dans ma lecture2, jusqu’au club du soir ».
Notes: 1 et 2: Pendant ce voyage, Koltès est plongé dans la lecture du roman de Malcolm Lowry, Au dessous du volcan, dont
l’action se situe au Mexique et qui met en scène comme personnage principal un ancien consul anglais alcoolique.
o Résumé de la pièce :
Dans un pays d’Afrique de l’Ouest, un chantier de travaux publics, d’une entreprise étrangère. Alboury, un “Noir mystérieusement
introduit dans la cité” où vivent les Blancs, est venu réclamer le corps de son “frère”, prétendument mort dans un accident de travail,
en fait tué d’un coup de revolver par l’ingénieur Cal. Son intrusion coïncide avec l’arrivée de Léone, tout juste débarquée de l’hôtel de
Pigalle où elle travaillait pour épouser Horn, le chef de chantier. Cal, intrigué qu’elle ait pu accepter de suivre un homme “à qui il
manque l’essentiel”, tourne autour de Léone tandis que Horn tente de négocier avec Alboury : il veut à tout prix éviter que la vérité
soit connue. Mais celui-ci refuse de quitter les lieux avant d’avoir obtenu ce qu’il demande, ce qui l’amène à rencontrer Léone à
plusieurs reprises. La jeune femme lui déclare son amour devant Horn, et lui conseille d’accepter la contrepartie financière qu’on lui
offre. Alboury crache au visage de Léone et s’obstine. C’est l’impasse : Horn et Cal tentent alors d’organiser le meurtre d’Alboury, mais
c’est finalement Cal qui sera exécuté par les sentinelles noires qui montent la garde autour de la cité. Léone rentre à Paris après s’être
scarifié le visage avec un tesson de bouteille, à l’image du visage d’Alboury.
v Projet de lecture :
En quoi ce texte révèle-t-il un conflit tragique ?
Cette question doit être expliquée/problématisée car elle contient la notion littéraire de « conflit tragique » :
L'action de la tragédie présente en effet toujours un conflit, et celui-ci met généralement aux prises les sentiments « spontanés » du
héros (la passion amoureuse, généralement) et un quelconque élément qui empêche ces sentiments de se concrétiser : raison d’état, lois
(Antigone), honneur (Le Cid), morale (Phèdre).
- Ce conflit voit parfois s'affronter deux ordres de valeur, symbolisés par deux personnages. Cf. Antigone : l’ordre divin
qu’Antigone privilégie s’oppose à l’ordre civil de Créon et des lois de Thèbes. Dans la tragédie antique, Œdipe Roi de
Sophocle, c’est un personnage qui s’oppose à la malédiction des dieux.
- Mais ce conflit est souvent, dans la tragédie classique, interne au personnage, il peut se présenter alors sous la forme du
dilemme tragique : le personnage hésite entre deux solutions : cf les stances de Rodrigue où son amour pour Chimène et son
devoir de vengeance l’écartèlent. Dans la tragédie de Racine Bérénice, l’empereur Titus est partagé entre son amour pour la
reine de Palestine Bérénice et son devoir d’empereur qui l’empêche de s’unir à une reine étrangère. L’héroïne de la tragédie de
Sénèque Médée est partagée entre sa passion vengeresse (elle veut se venger de Jason qui l’a abandonnée en tuant leurs
enfants) et son amour maternel.
Dans le cas de Combat de nègre et de chiens, le conflit se fait entre les deux personnages, Alboury et Horn, qui représentent deux
communautés qui ne peuvent vivre ensemble ni même se comprendre. Le conflit porte d’abord, dans cet extrait, sur la restitution du
corps du « frère » d’Alboury, que Horn ne peut rendre (parce qu’il se sait pas où il est (il a été jeté dans un égout) et qu’il sent que les
causes de la mort ne sont pas nettes). Ce conflit devient tragique, pour Koltès, parce qu’il est insoluble (personne ne veut céder) et qu’il
est symbolique de la condition humaine (on est tous des Alboury : on réclame quelque chose qu’on nous refuse, on vit dans un monde
fait de violence et de rapports de force, on a tous un « nuage » au dessus-de la tête qui nous empêche d’être heureux).
v Plan proposé :
I.
Une scène de conflit dominant/dominé ?
1. Sous l’apparence de la politesse : la tension
La relation entre les deux hommes est courtoise et polie en apparence (on relèvera le vouvoiement réciproque, l’utilisation de «
monsieur » l. 52). Mais elle est en réalité tendue. Le registre est polémique : les deux personnages on des intérêts contraires : Alboury
veut qu’on lui rende son « frère » et Horn élude car il ne sait pas où est le corps et se doute que la situation est compliquée.
- Horn est agressif, utilise des impératifs (« expliquez-moi ») et des phrases interrogatives montrant son mépris. Certaines sont
trop familières, ponctuées d’interjections ; « que vous importe son corps ? » (l. 6), » Ce n’est pas l’amour, hein qui rend si
têtu ? » (l. 9-10), « Pourquoi alors êtes-vous si têtu pour une si petite chose ? » (l. 15). Ces phrases sont des reproches
implicites pour éviter de répondre à la demande d’Albouy. Horn cherche à gagner du temps en demandant le nom de l’homme
(signe qu’il ne s’en est pas soucié avant, l. 4). Horn, raciste, critique enfin le mode de vie ou les réactions des Africains, par
des généralités insultantes. Aux lignes 12-13, on relève le terme d’« insensibilité ». Et sa comparaison avec les Asiatiques (l.
14) dénigre les uns sans valoriser les autres. Horn est méprisant, condescendant : il se place au-dessus d’Alboury et veut
imposer une relation de dominé/dominant. La mise en scène de Talheimer le montre comme un homme désinvolte, fuyant, qui
claque des doigts, qui ne regarde pas son interlocuteur.
- Face à ces attaques, Alboury reste calme et distant, majestueux, il ne se laisse pas faire : il répond d’abord très brièvement à
la question de Horn, par des phrases courtes, factuelles (l. 1, 5, 11). Il fait preuve d’une grande détermination (« Moi,
j’attends qu’on me rende mon frère ; c’est pour cela que je suis là » l. 1 une phrase très rythmée, avec des échos sonores),
que la mise en scène de Michael Talheimer accentue (ton ferme, posture majestueuse). Dès la ligne 17, il répond aux attaques
de Horn en restant dans le domaine des généralités. On relève, par exemple, « les petites gens veulent », l. 17 : il se considère
comme un représentant d’un groupe, comme un porte-parole. Il ne reprend pas l’argumentation raciste et développe plutôt une
réflexion sur l’opposition entre riches et pauvres. Son discours comporte cependant une menace implicite : « ils se feraient
tuer pour elle » (l. 19). Alboury, objectivement en position de faiblesse (c’est lui qui est en demande, il fait partie des
hommes exploités et non des blancs), pourtant, il se comporte avec beaucoup de majesté : son nom est en effet celui du roi
de Douiloff (Ouolof) au XIXe siècle, qui s'opposa à la pénétration blanche. C’est un personnage de tragédie « classique »,
noble, assez proche d’Antigone (il s’oppose au chef, il réclame un corps).
2. Deux groupes qui ne se comprennent pas
- Deux groupes sont ici représentés :
o Alboury se présente comme le représentant d’une communauté humaine : « Souvent les petites gens… » l. 17 : il se
place plutôt sur un plan social que sur un plan ethnique (comme Horn qui oppose Africains et Européens). Il veut
récupérer le corps de son « frère » l. 1 qui doit être compris de manière métaphorique : c’est un autre homme du
village, un membre de sa communauté qu’il doit ramener. De plus, le fait que le « frère » ait un nom connu et un
nom secret suggère le mystère des Africains par rapport aux Européens : une partie de leur identité sera toujours
« cachée » l. 5. La mise en scène de Talheimer fait parler plusieurs « Alboury » avant qu’un comédien ne
s’approche : on ressent bien l’idée de communauté.
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-
Horn fait aussi une opposition de communautés dans ses propos racistes : « les Européens » (l. 13), « les
Asiatiques », les « Africains » sont évoqués, hiérarchisés selon des critères d’insensibilité, de violence… Horn se
présente comme un connaisseur, alors qu’il parle par généralités et préjugés : « C’est la première fois que je vois
cela ; pourtant je croyais bien connaître les Africains, cette absence de valeur qu’ils donnent à la vie et à la mort
(…) Je le savais, je le savais » l. 6-12. La sensibilité des Européens, leur considération pour l’amour (sentiment élevé)
en font des « civilisés », alors que les Africains sont présentés avec tous les préjugés racistes traditionnels : la
violence, le mépris de la vie et de la mort, le manque d’élévation (« J’ai souvent remarqué cette sensibilité. Notez
qu’elle choque beaucoup d’Européens » l. 12-1)… Les Asiatiques sont aussi dénigrés dans la hiérarchie qu’il établit.
Les Européens semblent être placés tout en haut de la pyramide des civilisations, pourtant, Horn propose un
« dédommagement » (financier ?) à Alboury l. 15-16 pour compenser la perte de son « frère » : cette proposition
semble bien insensible !
L’incompréhension est aussi marquée par les différents modes de la communication :
o Horn s’exprime par préjugés racistes, comme nous l’avons dit, il prononce des jugements péremptoires à travers ses
questions rhétoriques (« mais enfin, ce n’est pas de l’amour, hein, qui rend si têtu ? C’est une affaire d’Européen,
l’amour ? » l. 8-10) ; il est aussi désinvolte dans ses propos (« hein ? » l. 10 et 15). Dans la mise en scène de
Talheimer, il claque des doigts, titube presque (à l’image des Européens alcooliques croisés par Koltès).
La tirade d’Alboury fonctionne, elle, de manière imagée : c’est bien un apologue, une fable universelle sur l’ordre du
monde (comme un conte des origines) illustrant la nécessité d’enterrer le mort au milieu des siens, de ne pas le
laisser n’importe où sur le chantier. Cet apologue développe un récit très structuré, comportant une chronologie :
l’arrivée du nuage « il y a très longtemps » (l. 22), des personnages principaux, le narrateur et son ami, les
péripéties : l’accroissement de la famille, l’extension du nuage et l’élargissement de la famille aux morts eux-mêmes.
Ce récit comporte des dialogues (l. 22-29). Il est écrit avec un vocabulaire simple et de nombreuses répétitions
(« monté, monté » l. 43), procédés d’insistance : « chaleur », « chauffer », « réchauffer », « chaud », « le petit
nuage ». Et la morale est à la fin, introduite par le lien de conséquence « c’est pourquoi ». L’apologue prend la forme
d’une fable africaine, imagée et poétique, à l’opposé du prosaïsme de Horn. Notons que la mise en scène de
Talheimer, dans laquelle Alboury fait des gestes, insiste sur l’image du nuage, et témoigne peut-être de la volonté
d’Alboury de se faire comprendre par celui qui ne parle pas sa langue (on fait souvent des gestes pour expliquer
quelque chose à un étranger). Sa gestuelle accentue le caractère poétique des propos qui deviennent presque une
danse.
La conclusion de Horn, dans la dernière réplique de l’extrait témoigne de cette incompréhension (l. 52-54) : les deux communautés ne
peuvent se comprendre ni même cohabiter. Notons que le titre de la pièce suggère des relations conflictuelles entre individus
(« Combat ») qui appartiennent à des communautés disparates (« Nègre » : terme ethnologique et raciste et « chiens » : terme de
zoologie qui témoignent des relations impossibles entre espèces).
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II.
La portée de l’extrait : le tragique de la vie humaine
1. Le nuage et le destin
Il s’agit de la métaphore du nuage qui cache le soleil et prive certains hommes de chaleur. L’absence de chaleur suggère les conditions
difficiles dans lesquelles vivent les « petites gens ». Le nuage peut-être compris de différentes manières : certains y ont vu une
métaphore des Européens blancs, d’autres une image de la pauvreté, de l’exploitation. Plus généralement, on peut y voir la une certaine
fatalité qui empêche l’accès au bonheur : « Je dis ensuite à mon frère : quand donc disparaîtra ce nuage, que le soleil puisse nous
réchauffer nous aussi ? Il m’a dit : il ne disparaîtra pas, c’est un tout petit nuage qui nous suivra partout, toujours entre le soleil et
nous » l. 26-29. Le soleil est connoté positivement, il est signe de chaleur et de joie « au milieu des gens riant tout nus dans la
chaleur » l. 30. A cela s’oppose « le froid sous le nuage » (l. 42) que subissent Alboury et sa communauté. Notons que la
communauté « sous le nuage » et celle qui se trouve « dans la chaleur » ne sont pas clairement déterminées : Alboury ne s’exprime pas
comme Africain, comme Noir, mais comme un homme malheureux, misérable, ce qui permet de généraliser son propos.
La tonalité de cet apologue des lignes 22 à 51 est pathétique et tragique : non seulement la situation d’Alboury suscite la pitié, mais
elle est impossible à résoudre puisque le nuage le suivra partout. Ce qui est tragique, c’est l’impossibilité pour les plus démunis de
sortir de leur univers et de profiter de la chaleur de la vie : le petit nuage leur cachera toujours le soleil (l. 28-29), et il s’étend même
d’année en année (l. 43-45). Au-delà des conditions sociale, il semble que la situation d’Alboury soit symbolique de toute vie humaine :
tout homme peut se retrouver dans un homme qui croit voué au malheur. Ce qui est tragique aussi, c’est l’incompréhension réciproque
soulignée par Horn à la fin de l’extrait.
2. Solitude et solidarité
L’apologue fonctionne aussi sur l’opposition entre solitude et solidarité entre membres d’une communauté, qui forment une « famille »
et un « corps » :
- Au départ, Alboury et son « frère » se réchauffent contre le « froid » : l’apologue donne des détails très concret de lutte
contre le froid (l. 33-36) : ils se réchauffent, ils se grattent, ils se rongent mutuellement les ongles et chacun suce le pouce
de l’autre : le vocabulaire prosaïque du corps est imagé : les deux « frères » sont un seul corps : ils « font corps » face à
l’adversité, le manque de bonheur, les tracas (« l’inquiétude » l. 35) ; ils se rassurent dans un geste enfantin (sucer le pouce).
Notons que la communauté n’a pas été établie d’avance (par une ethnie ou une couleur de peau) : c’est grâce à leur situation
semblable qu’ils se sont retrouvés (ils gèlent tous les deux l. 25-26). Ils se sont ensuite « habitués l’un à l’autre » l. 33 : la
communauté est donc une sorte de choix.
- La communauté ensuite s’élargit aux femmes puis à la famille dont les membres, de plus en plus nombreux, se serrent tous
les uns contre les autres pour se réchauffer sous ce nuage qui fait de plus en plus d’ombre en s’élevant et éloigne toujours
davantage les terres ensoleillées (L. 43 et 46-47). La solidarité est nécessaire entre eux et les maintient en vie : « nous
gelions et nous nous réchauffions ensemble » (l. 31). Les frissons de froids se transmettent de membre en membre comme si
la communauté ne faisait plus qu’un seul corps (l. 39).
- Chacun est ainsi devenu indispensable à l’autre (l. 35-36). Et même morts, ils restent indispensables les uns aux autres (l.
41-42, 45-46).
- La conclusion de la démonstration se trouve dans la dernière phrase, expliquant pourquoi il veut récupérer le corps : la perte
de ce frère est vue comme un arrachement, une amputation (l. 50-51).
L’apologue d’Alboury doit être compris de manière très universelle, même si Koltès se défend de donner un message universel dans ses
pièces : la situation d’Alboury privé de bonheur, en proie à un destin malheureux qui le poursuit, est symbolique de tout homme qui ne
peut combattre qu’en faisant corps avec ses « frères » (l’inverse des relations entre Horn et Alboury, fondées sur la défiance, la
violence). (N.B. : l’idée de communauté vue comme un « corps » n’est pas sans rappeler la vision de l’Eglise comme corps dans l’épître
aux Corinthiens de saint Paul, mais elle est ici reprise de manière très humaine, sans référence religieuse).
- Ceux qui rient au soleil, qui sont-ils ? On peut les considérer comme les Blancs prospères, les « néocolonialistes », mais si on
veut échapper à une interprétation trop sociale, on peut y voir tout simplement l’évocation d’un « âge d’or » mythique. Dans
ce cas Alboury serait nostalgique d’un rêve ou d’un mythe qui assurerait le bonheur à tous… alors que dans la réalité la
condition humaine est misérable pour tous (en effet, dans la suite de la pièce, la situation des Blancs n’est pas si enviable…)
3. Une tragédie nouvelle ? (complément)
- Combat de Nègre et de Chiens est tout d’abord une tragédie par sa forme : dès le début de la pièce, avant même le premier
dialogue, on apprend que l’action se déroule dans un lieu clos, l’une des trois unités que devaient respecter les tragédies
classiques. De plus, par la suite, on peut observer que les deux autres unités sont respectées : l’unité de temps, car la scène se
déroule en une seule nuit, comme l’attestent les didascalies « au crépuscule », au début de la pièce, et « le jour se lève », dans
la vingtième scène, et l’unité d’action, car aucune action subsidiaire ne se déroule en parallèle avec l’action principale ;
- Koltès joue avec l’unité de temps en plaçant l’intrigue la nuit et non le jour : les hommes sont dans l’obscurité (c’est aussi
symbolique), dans une certaine solitude (c’est l’occasion d’un tête à tête entre Horn et Alboury : les tragédies antiques
comportaient aussi peu de protagonistes) ;
- Le lieu est symbolique : ce n’est pas un palais (lieu de pouvoir, cadre de la plupart des tragédies classiques) mais un chantier.
C’est un lieu de travail où peuvent se lire les rapports entre dominés et dominants. L’Afrique ajoute un contexte colonial où
les relations de domination s’accompagnent de préjugés raciaux. Koltès présente ce chantier comme un lieu clos, surveillé par
des hommes armés, des miradors, des lumières fortes et agressives. Il montre que les relations humaines sont imprégnées de
violence, en particulier dans un contexte économique de grandes disparités sociales (l. 17-20). Un chantier en Afrique
concentre toutes ces situations tragiques (incompréhension, menace…)
- Les personnages eux-mêmes sont également tragiques : ils représentent la noblesse (le nom d’Alboury vient d’unroi de
Douiloff (Ouolof) au XIXe siècle, qui s'opposa à la pénétration blanche, la référence est donc aristocratique ; Horn est un
Blanc chef de chantier : il est le représentant d’une aristocratie moderne et économique). De plus, ils incarnent les passions
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humaines (du latin patior : souffrir) poussées à leur extrême. Alboury est déterminé et rien ne peut le convaincre de s’arrêter.
On peut d’ailleurs remarquer une certaine ressemblance entre Alboury et Antigone, qui veulent tous deux honorer un corps, et
ne renonceraient pour rien au monde.. Horn, lui, est un homme aveuglé par son racisme, ses préjugés.
Toujours dans le rapprochement de la pièce de Koltès avec Antigone, nous remarquons qu’Alboury avec sa fable, s’oppose à
la loi violente du chantier. Il rappelle l’ordre du monde fatal, la nécessité de la solidarité contre la violence des rapports
humains du chantier. Il rappelle à Horn la condition humaine comme un devin dans les tragédies antiques (d’où son ton
noble).
Il peut également être intéressant de comparer les gardes de Combat de Nègre et de Chiens et les dieux des tragédies
antiques et classiques. En effet, comme ces derniers, les gardes sont craints de tous, blancs comme noirs, ils sont présents
sans vraiment l’être, agissent sans qu’on les voie, ne sont perçus que par d’autres signes, des bruits par exemple (des
claquements de langue qui ont frappé Koltès lors de son séjour au Nigéria). Ils font peser une menace sur tous car ils ont le
pouvoir de décider de la mort de n’importe qui dans l’enceinte du camp. De même que les personnages de tragédie meurent
habituellement à cause d’une malédiction provenant d’un dieu, Cal est tué par les gardes.
Enfin, la pièce a les visées d’une tragédie. En effet, les souffrances des personnages sont censées provoquer la pitié chez le
lecteur, mais surtout, le but de la tragédie est la catharsis, la purgation des passions du spectateur par la représentation de
celles-ci au théâtre. Le lecteur (ou le spectateur dans le cas d’une représentation) s’incarne dans le personnage, vit avec lui ses
passions, et s’en purge par là même. Alboury est à l’image de tout homme et le chantier est à l’image du monde : lieu de
violence et d’incompréhension.
v Conclusion :
La pièce de Koltès est une tragédie moderne : le conflit entre les hommes, l’incompréhension, le destin, sont des motifs tragiques qui
sont réactualisés dans un contexte contemporains proche du lecteur/spectateur. Il ne s’agit pas seulement de parler de l’Afrique et du
néocolonialisme, mais de considérer la condition humaine universelle dans cette situation africaine.
La mise en scène de Michael Talheimer accentue encore les similitudes entre la pièce et les tragédies antiques en remplaçant Alboury
par un chœur. S’il a fait ce choix, c’est parce que Bernard-Marie Koltès a beaucoup fait pour rapprocher sa pièce des tragédies, tout en
gardant des aspects modernes auxquels le lecteur puisse d’identifier : « Je m’éloigne de plus en plus de tout réalisme. Je me rends
compte que j’éprouve comme indispensables des formes qui renvoient à la tragédie classique ».
HISTOIRE DES ARTS
La mise en scène de P. Chéreau propose une scénographie réaliste : la scène se joue sous les piliers en béton d’un pont ou d’une route
en construction. On voit, en arrière-plan, un buisson d’arbres et le sol est sableux et caillouteux. La masse énorme du pont baigné dans
une lumière blafarde, écrase les deux silhouettes, image de cette fatalité tragique qui pèse sur eux. Horn n’a plus de corps à rendre et
Alboury n’acceptera aucun compromis. Dans ce décor de chantier, Horn a le costume du directeur avec veston et pantalon dépareillés,
chemise blanche. Au contraire, Alboury est en jean et tee-shirt de couleurs vives mais sales. La différence sociale est donc visible et
chacun porte le costume de son rôle. Ils se tiennent debout à dis- tance comme pour un duel, où chacun jaugerait l’autre : la distance
de méfiance et d’observation dite symboliquement la distance de l’incompréhension. La silhouette de chacun est tendue vers l’autre,
prête au combat.
Au contraire, dans la mise en scène de J. Nichet, le décor est symbolique (des panneaux noirs et des feuilles éparpillées par terre, aucun
élément d’un chantier, image d’un non-lieu), les deux personnages sont très près l’un de l’autre mais se tournent le dos. Horn porte une
tenue plus adaptée à un chantier en Afrique, chemise et pantalon coloniaux blancs, bottes et long imperméable. Il tient une bouteille à
la main : il incarne le cliché du Blanc alcoolique sous les tropiques. Au contraire, Alboury porte un costume noir et des souliers habillés.
C’est un costume de deuil. Ce costume n’est pas le signe de sa classe sociale, mais celui de son rôle dans l’intrigue : il vient pour rendre
des hommages funéraires à son frère. Et c’est Horn qui semble négligé, aventurier désabusé qui finit son temps en Afrique. Son regard
porté au lointain, droit devant lui, la bouteille crispée contre lui, suggèrent une forme de lassitude face au problème. Alboury est assis
par terre, position peu en accord avec une discussion mais qui indique qu’il ne bougera pas tant qu’il n’aura pas eu gain de cause. La
même difficulté à communiquer se lit dans les deux mises en scène.