Art, créations, cultures Arts, mythe et religions Art, espace, temps Arts, techniques, expressions Arts, états et pouvoirs Arts, rupture, continuité "LA CHANSON DE CRAONNE" Anonyme puis Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier Quand au bout d'huit jours le r'pos terminé On va reprendre les tranchées, Notre place est si utile Que sans nous on prend la pile Mais c'est bien fini, on en a assez Personne ne veut plus marcher Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot On dit adieu aux civ'lots Même sans tambours, même sans trompettes On s'en va là-haut en baissant la tête - Refrain : Adieu la vie, adieu l'amour, Adieu toutes les femmes C'est bien fini, c'est pour toujours De cette guerre infâme C'est à Craonne sur le plateau Qu'on doit laisser sa peau Car nous sommes tous condamnés Nous sommes les sacrifiés - Refrain C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards Tous ces gros qui font la foire Si pour eux la vie est rose Pour nous c'est pas la même chose Au lieu d'se cacher tous ces embusqués F'raient mieux d'monter aux tranchées Pour défendre leur bien, car nous n'avons rien Nous autres les pauv' purotins Tous les camarades sont enterrés là Pour défendr' les biens de ces messieurs là - Refrain : Ceux qu'ont l'pognon, ceux-là r'viendront Car c'est pour eux qu'on crève Mais c'est fini, car les trouffions Vont tous se mettre en grève Ce s'ra votre tour, messieurs les gros De monter sur le plateau Car si vous voulez faire la guerre Payez-la de votre peau Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance Pourtant on a l'espérance Que ce soir viendra la r'lève Que nous attendons sans trêve Soudain dans la nuit et dans le silence On voit quelqu'un qui s'avance C'est un officier de chasseurs à pied Qui vient pour nous remplacer Doucement dans l'ombre sous la pluie qui tombe Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes Contexte ( historique, social, artistique…) : En avril 1917, le Général Nivelle lance sa grande bataille sur le chemin des Dames, route reliant Soissons à Reims, positions tenues par les Allemands. L'objectif du Général Nivelle est de rompre le front, mettre fin à la guerre de tranchées et, enfin, remporter la guerre. Depuis 1914, les Allemands tiennent la ligne de crête sur le plateau du chemin des Dames et les Français occupent les pentes, en contrebas. En trois années, les Allemands ont eu l'occasion de fortifier leurs positions. Afin de faire diversion, les Britanniques attaquent le 9 avril sur Arras et gagnent une dizaine de kilomètres de terrain. Le 16 avril 1917, quand commence l'offensive, la météo est désastreuse: il neige, il pleut, la boue est épaisse et collante, le froid est présent, et la préparation d'artillerie, qui devait détruire les défenses allemandes a raté sa cible, les soldats français doivent grimper les pentes du plateau, dans la boue, face à des ennemis en pleine possession de leurs moyens. Courageux, les soldats français prennent les premières lignes allemandes mais se heurtent ensuite sur les secondes et troisièmes lignes. Après plusieurs jours, on sait que l'offensive du Général Nivelle sera un échec: certes, les Français gagnent du terrain et prennent quelques positions stratégiques mais les pertes sont lourdes (environ 200 000 hommes) et le front n'a pas été percé. Les soldats n'en peuvent plus de ces offensives sanglantes et inefficaces. "La chanson de Craonne" est révélatrice de cet état d'esprit. Craonne est en effet un village au pied du plateau de Californie, dont devaient s'emparer les soldats français. Ce village est devenu le symbole du combat inutile des "poilus" et de leur sacrifice. La chanson est devenue le symbole des mutineries de 1917, révoltes de soldats, désobéissant et refusant de combattre, pour protester contre les conditions de vie des soldats, l'absence de permissions et contre les stratégies stériles des généraux. Bien qu'écrasées par l'Etat-major (le Général Pétain fera condamner les leaders de ces mutineries et 554 soldats furent condamnés à mort - seuls 43 furent exécutés), les mutineries amenèrent un changement de stratégie, une amélioration de la vie des soldats et une reprise en main de l'armée par le nouveau Président du conseil (=1er ministre) Georges Clemenceau, qui exigera discipline des soldats mais qui leur témoignera respect et considération. Ceux-ci ne seront plus alors de la "chair à canons". Analyse de l’œuvre : Comme cela était souvent le cas dans les chants de soldats, "La chanson de Craonne" est une chanson créée sur l'air d'un succès de l'année 1911 intitulé "Bonsoir M'amour". "La chanson de Craonne" est en fait la dernière version d'un chant de soldats apparu dès 1915 lors de la bataille de Lorette (le chant s'appelait alors "La chanson de Lorette"), puis transformé lors de la bataille de Verdun en 1916 avec les paroles suivantes: "Adieu la vie, adieu l'amour,/ Adieu à toutes les femmes/ C'est bien fini, c'est pour toujours/ De cette guerre infâme/ C'est à Verdun, au fort de Vaux/ Qu'on a risqué sa peau [...]" C'est en 1917, lors de la bataille du chemin des Dames, près de la ville de Craonne, que la chanson va prendre son titre définitif. La chanson est, à l'origine, anonyme, les paroles qu'on lui connaît ici seront mises sur le papier après la guerre par Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier. Dans les tranchées, les paroles se transmettaient oralement. En 1917, la chanson fut censurée pour antimilitarisme (contre l'armée), défaitisme (désir de la défaite pour rentrer chez soi) et pour incitation à la mutinerie (à la grève, à la révolte des soldats). On raconte que l'Etat-major français aurait offert 1 million de francs et la promesse de démobilisation immédiate à celui qui dénoncerait le créateur, sans succès. I) Un chant révélateur de la lassitude de la guerre Les paroles de la chanson dénoncent la lassitude de la guerre, le "ras-le-bol" des soldats, leur usure dans cette 4ème année de guerre qui commence. Ainsi , la chanson commence par l'évocation de la fin d'une permission (1er couplet): " Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot/On dit adieu aux civ'lots/Même sans tambours, même sans trompettes/On s'en va là-haut en baissant la tête" Les soldats évoquent ironiquement que sans eux "on prend la pile" (on perd de façon catastrophique). "Même sans tambours, même sans trompettes/ n s'en va là-haut en baissant la tête" (fin du 1er couplet) Les soldats obéissent et vont combattre ("là-haut" fait référence au plateau) mais sans envie, contraints et forcés par le commandement et par la peur d'être punis par les officiers. Dans le deuxième couplet: Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance/Pourtant on a l'espérance/Que ce soir viendra la r'lève/Que nous attendons sans trêve La souffrance de la guerre est évoquée, on peut penser à la peur permanente de mourir, aux conditions de vie insupportables dans les tranchées (boue, poux, puces, tiques, rats, hygiène très faible...) mais reste l'espérance de pouvoir être relevé, c'est à dire de pouvoir se reposer, loin des 1ères lignes, loin des tranchées. Ainsi, très loin d'une envie patriotique de combattre, les soldats semblent usés et ne semblent plus avoir de combativité ou d'envie de défendre leur pays, ce qui a été perçu comme "antipatriotique" par l'Etat-major, voire comme un signe de trahison et de défaitisme. II) Un chant de désespoir Les paroles de la chanson sont révélatrices du désespoir des soldats, ceux-ci n'ont aucun espoir de survivre (le mot "espérance" n'est cité qu'une seule fois pour évoquer l'imminence de la relève que chaque soldat attend) et cela est très clair dans le refrain où le soldat dit Adieu à tous les plaisirs de la vie, persuadé qu'il va mourir. Adieu la vie, adieu l'amour,/Adieu toutes les femmes/ C'est bien fini, c'est pour toujours/ De cette guerre infâme/ C'est à Craonne sur le plateau / Qu'on doit laisser sa peau / Car nous sommes tous condamnés/ Nous sommes les sacrifiés L'évocation des mots "condamnés" et "sacrifiés" montre bien le désespoir des soldats, le sentiment qu'ils n'ont aucun pouvoir de changer leur destin, la fatalité qu'il ressente et qui les mène à la mort. Les soldats sont les sacrifiés de la patrie, condamnés par les hommes de pouvoirs, officiers et politiques, à mourir pour une cause qu'ils ne comprennent plus. "Doucement dans l'ombre sous la pluie qui tombe/Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes" (fin du 2ème couplet) "Les petits chasseurs", ce sont les chasseurs à pieds, un régiment d'infanterie de l'armée. Là encore, la mort semble inéluctable, sûre, pour ces soldats qui vont "chercher leur tombe" II) Un appel à la grève, au refus de combattre, à la désobéissance Le chant fut censuré (= interdit) par l'Etat-major également pour son côté subversif (capacité à troubler, à critiquer et renverser l'ordre), comme incitation aux mutineries, aux révoltes. Les paroles évoquent en effet à plusieurs reprises le refus de combattre, même si celui-ci est plus évoqué comme une menace: "Mais c'est bien fini, on en a assez/ Personne ne veut plus marcher" (1er couplet) "Mais c'est fini, car les trouffions/Vont tous se mettre en grève" (refrain modifié de fin de chanson) Les trouffions, ce sont les simples soldats. Ici, l'idée de grève est clairement annoncé, comme une menace, si les stratégies ne changeaient pas. III) Un chant révélateur de la rancoeur des soldats envers les civils et les dirigeants La chanson témoigne aussi de la rancoeur qu'éprouvent les soldats pour les civils qui vivent loin de la guerre et de ses dangers et qui semblent continuer à vivre normalement pendant que les soldats se font tuer. Les Poilus sont écoeurés de cela lors de leurs permissions, ils ont l'impression d'être les seuls victimes de la guerre. "C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards/ Tous ces gros qui font la foire / Si pour eux la vie est rose / Pour nous c'est pas la même chose" Les Grands boulevards, ce sont les grandes avenues parisiennes où l'on trouve cafés, cinémas, salles de spectacles... Les "gros" sont ainsi les civils, bien nourris et riches, qui continuent leur vie en s'amusant, semblant ignorer les soldats qui combattent à quelques dizaines de kilomètres de là pour eux. Sont aussi critiqués "Les embusqués", les hommes qui ont pu éviter la guerre par leurs relations, par "piston". Ceux-ci sont haïs, et perçus comme des traîtres par les soldats. La chanson devient alors révolutionnaire car les paroles s'attaquent aux bourgeois, hommes politiques, qui ont voulu la guerre et qui s'enrichissent de celle-ci (par la vente d'armes par exemple). Les soldats sont ainsi les "Pauvres purotins", ceux qui n'ont rien, face aux "gros", aux bourgeois, aux riches qui possèdent l'argent. Les soldats ont l'impression de combattre davantage pour défendre ces "gros" que pour défendre la France. La chanson demande alors à ces "gros" d'aller faire la guerre eux-mêmes, s'ils la veulent vraiment, et de laisser les pauvres soldats regagner leur famille. La chanson devient alors franchement révolutionnaire, antibourgeoisie et est annoncée ici la révolution russe qui, en 1917, a renversé l'empereur (le Tsar) , donné le pouvoir aux ouvriers (révolution communiste) et mis fin à la guerre pour la Russie. "Au lieu d'se cacher tous ces embusqués/F'raient mieux d'monter aux tranchées/Pour défendre leur bien, car nous n'avons rien/Nous autres les pauv' purotins/Tous les camarades sont enterrés là/ Pour défendr' les biens de ces messieurs là" "Ce s'ra votre tour, messieurs les gros/De monter sur le plateau/Car si vous voulez faire la guerre/Payez-la de votre peau" CONCLUSION: "La chanson de Craonne" est révélatrice de la lassitude des soldats. Celle-ci est aussi profondément pacifiste et révolutionnaire dans le contexte de l'année 1917. Cela explique qu'elle fut censurée pour "antimitarisme", "antipatriotisme" et "défaitisme". Elle est maintenant un symbole du sacrifice des soldats, de leur courage mais aussi de l'absurdité de la guerre. Aujourd'hui encore, cette chanson est un hymne anticapitaliste, de l'extrême gauche, opposés aux patrons et aux "riches"
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