48 L’ECHO SAMEDI 9 MAI 2015 A propos Philanthropie L’argent fait le bonheur des autres dation Epic, lancée en début d’année à New York par le français Alexandre Mars. Après avoir vendu ses compagnies spécialisées dans la téléphonie mobile à Publicis et Blackberry, ce serial entrepreneur de 40 ans se consacre à plein temps à sa passion de toujours: aider la jeunesse défavorisée, partout dans le monde. Il met ses qualités de businessman au service de sa fondation, dans lequel il a investi personnellement deux millions de dollars. «Beaucoup de gens ne donnent pas car ils ne savent pas à qui donner, ni comment donner, ni ce qu’on fait vraiment avec leur argent», souligne Alexandre Mars. Epic se charge de l’étape délicate du choix, en servant de passerelle entre les philanthropes et les ONG. «Nous agissons à la manière d’un investisseur en capital-risque, qui va voir 1.000 start-up pour en sélectionner 10 ou 20 au bout du compte. Nous ne gardons que les meilleures. Ce que nous voulons, c’est la confiance des gens auprès desquels nous allons lever de l’argent», poursuit ce «business angel» d’un nouveau genre. Trois critères de sélection ont été retenus: impact, qualité du management et état des finances. Epic va ensuite exploiter le potentiel du «big data», des données accessibles grâce aux nouvelles technologies, pour analyser l’impact des dons. «En utilisant Et si gagner de l’argent et le donner reposaient sur le même principe? C’est l’idée derrière l’altruisme efficace, qui applique les techniques de l’entreprise à la philanthropie. ELODIE PERRODIL, À NEW YORK J ason Trigg est un génie de l’informatique, diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il aurait pu faire une carrière dans la Silicon Valley ou dans un grand laboratoire universitaire. A 25 ans, il a choisi Wall Street, où il développe des programmes pour une société de courtage. Pourquoi ce choix? Pour l’argent bien sûr. Mais au lieu d’utiliser son salaire à six chiffres pour vivre la grande vie, le programmeur verse 50% de ses revenus à des causes charitables, une proportion bien plus élevée que les 10% généralement octroyés aux Etats-Unis. Son ONG de choix est «Against Malaria Foundation», une association britannique considérée comme une des plus performantes dans la lutte contre la pandémie. Avec 2.500 dollars, Against Malaria Foundation sauve une vie. Pour Jason Triggs, le calcul est simple: plus il gagne d’argent, plus y a les moyens d’investir dans une bonne cause. Jason Trigg fait partie d’une jeune génération de philanthropes qui n’attendent pas la fin de leur carrière pour changer le monde. Si Bill Gates avait atteint l’âge mûr quand il a décidé de consacrer une grosse partie de sa fortune aux moins chanceux, Mark Zuckerberg (Facebook), Pierre Omidyar (eBay) et Jeff Bezos (Amazon), s’y mettent bien plus tôt. La richesse rajeunit, et avec elle les règles de la générosité. Ces philanthropes 2.0 refusent de donner aveuglément à des organismes de charité peu compétents et peu transparents. Ils veulent débarrasser l’industrie de la charité, un mastodonte de 200 milliards de dollars aux Etats-Unis, du gaspillage et des abus, pour la rendre plus responsable. Jusqu’il y a peu, le critère majeur pour évaluer l’efficacité d’une association caritative était d’examiner la proportion de son budget consacré aux frais administratifs. Plus ils étaient élevés, moins l’organisme était pris au sérieux. Au delà de cet indicateur, il existait peu de données concernant l’usage effectif des donations. «La manière la plus e⇠icace d’améliorer le monde» Souvent issus de la finance et de la IT, les nouveaux philanthropes repensent leur manière de donner, en y appliquant les règles de l’entrepreneuriat. Ils réfléchissent en termes d’efficacité, d’impact et de retour sur investissement, contrairement à des dons impulsifs qui seraient basés sur l’émotion. On parle désormais d’altruisme efficace. Même s’il n’en revendique pas la paternité, le philosophe et professeur d’éthique de Princeton Peter Singer a été l’un des promoteurs de l’altruisme efficace, auquel il consacre son dernier ouvrage, «The Most Good You Can Do», sorti le 7 avril aux EtatsUnis. Qu’est-ce que l’altruisme efficace? «Une Les nouveaux philanthropes appliquent les règles de l’entrepreneuriat. Ils réfléchissent en termes d’efficacité, d’impact et de retour sur investissement, contrairement aux dons impulsifs basés sur l’émotion. philosophie et un mouvement social basé sur la raison et sur les preuves pour trouver la manière la plus efficace d’améliorer le monde», lit-on dans son introduction. Selon Peter Singer, deux tiers des dons sont actuellement motivés par l’émotion. L’altruisme efficace place la raison au cœur de la générosité. «Je ne veux pas donner la fausse impression que l’émotion ne joue aucun rôle, car souvent, les gens sont intéressés par les causes qui leur sont proches. Ils vont donner à la lutte contre le cancer si quelqu’un dans leur famille est touché ou est mort de cette maladie. Ce qui est important, c’est qu’ils utilisent leur raisonnement pour donner leur argent au mieux. Par exemple, ils peuvent se demander ce qui est le plus efficace: un don à la recherche contre le cancer, qui est déjà fortement soutenue, ou bien à la recherche contre des maladies tropicales rares, moins bien financée, et où cet argent peut donc avoir plus d’effet?» La plateforme GiveWell (givewell.org), qui établit un palmarès des meilleures ONG en fonction de critères objectifs, vérifiables et mesurables, est souvent citée comme la vitrine de l’altruisme efficace. Ce n’est sans doute pas un hasard si cet organisme a été créé en 2007 par deux analystes de Bridgewater, un Hedge fund du Connecticut. Les deux employés de Bridgewater, Holden Karnofsky et Elie Hassenfeld, cherchaient un moyen de distribuer une partie de leurs revenus à des organismes de charité. Or ils n’étaient pas convaincus par les études et la documentation mis à leur disposition. Ils ont développé un modèle, en collaboration avec le MIT, qui consiste à appliquer certains des principes de l’investissement (effet de levier, retour sur investissement) au domaine de la charité. Après réflexion, ils ont décidé de quitter leurs responsabilités et leurs bonus de Bridgewater pour se consacrer à temps plein à GiveWell, et ce pour un salaire de 65.000 dollars par an. des GPS, des webcams, des capteurs, on peut rendre visuel un don et comprendre immédiatement son impact. Aujourd’hui, on n’a même plus besoin d’ordinateurs pour cela, les téléphones mobiles sont partout et les tablettes suffisent». Cerise sur le gâteau: tous les services d’Epic sont entièrement gratuits et accessibles à tous, en «open source», «comme ça tout le monde est win-win», précise encore Alexandre Mars. L’impératif moral Pour certains critiques, l’approche de l’altruisme efficace est froide et calculatrice. Mais pour le professeur Singer, faire une recherche préalable au don est un impératif moral, pour être sûr que les dons produisent les meilleurs résultats. «Dans l’économie courante, seules les compagnies les mieux gérées survivent. Ce n’est pas vrai dans le secteur de la charité, car la plupart des donateurs ne sont pas des altruistes efficaces. Certains organismes sont moins responsables que d’autres. L’altruisme efficace essaie de changer la donne. Le public accepte très bien ce concept quand il s’agit de biens de consommation. Si vous voulez acheter une voiture ou une machine à laver, personne ne va s’étonner si vous consultez des sites internet comparatifs pour les consommateurs.» Et de conclure: «Pourquoi ne pas faire la même chose avec les organismes de charité?» La di⇠iculté de mesurer D’autres associations, comme Giving What We Can et The Life You Can Save se basent sur une méthodologie similaire. La difficulté réside dans la capacité de mesurer l’efficacité d’une ONG sur le terrain. Parmi les critères principaux de l’altruisme efficace, on trouve l’impact, soit la capacité de toucher une importante population, le coût et la rentabilité du projet, ainsi que la transparence financière de l’organisation. «Les ONG les plus faciles à évaluer sont celles qui travaillent dans un seul domaine, comme la lutte contre la malaria, contre les parasites intestinaux ou dans la distribution directe de fonds à des familles pauvres», poursuit Peter Singer. «Nous pouvons en mesurer les effets: combien de vies ont été sauvées, combien d’enfants sont restés à l’école grâce à ces efforts, quels progrès ont fait ces familles en matière de santé et de nutrition? Ces aspects sont quantifiables et nous avons les outils pour les mesurer.» Un autre exemple des ponts entre la finance et la philanthropie est celui de la fon- [email protected] - 726349-001 «The Most Good You Can Do: How E)ective Altruism Is Changing Ideas About Living Ethically», Peter Singer, Yale University Press (7 avril 2015), 232 pages. De haut en bas: Mark Zuckerberg (Facebook), Jeff Bezos (Amazon) et Pierre Omidyar (eBay). © REUTERS - BLOOMBERG
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